
Actualités, Festivals, Open City International Documentary Film Festival
L’Inde en lutte à Open City
FESTIVAL. Fondé en 2010 à Londres, Open City rassemble chaque année une sélection pointue et non compétitive de films récents et anciens, au croisement du documentaire, du film expérimental et de l’art vidéo.
Pour cette 13e édition d’Open City, la directrice artistique María Palacios Cruz proposait deux sections thématiques gigognes : « The Invisible Self », élaborée par Shai Heredia, pouvant être perçue comme une prolongation de « No Master Territories », conçue avec Erika Balsom et Hila Peleg et reprenant une partie des films passionnants montrés dans leur exposition du même nom, présentée l’an dernier à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin (voir Cahiers nº 800). Comme cette programmation, qui revisitait le cinéma mondial sous l’angle féminin et évacuait pour ce faire le format surexposé du long métrage de fiction, les quatre films de cinéastes indiennes rassemblés par Shai Heredia inscrivaient les expériences singulières de leurs protagonistes dans un contexte à la fois idéologique et socioéconomique. Something Like a War de Deepa Dhanraj (1991) souligne la convergence de l’oppression des femmes et celle des castes/classes défavorisées en mettant en lumière une politique inhumaine de contrôle des naissances. Les vasectomies forcées ayant rencontré une résistance, ce sont désormais les femmes qui sont visées par les pouvoirs publics afin d’obtenir une baisse drastique de la natalité. La cinéaste confronte les observations de terrain et les contre-vérités qui y sont formulées à des entretiens avec quelques-unes des millions de femmes victimes de cette politique. Comble de l’horreur : les ligatures des trompes qu’un gynécologue se vante de réaliser à la chaîne en 45 secondes sans anesthésie sur des femmes soumises à des mesures d’incitation trompeuses et aux injonctions contradictoires d’un système reposant sur leur capacité à produire des garçons en bonne santé. En forme de contrepoint, la cinéaste met en place un espace de parole où quelques femmes d’horizons différents échangent sur le plaisir et la sexualité, façon de ne pas laisser le monopole des représentations à leurs ennemis. Dans le tranchant Eyes of Stone (1990), Nilita Vachani fait l’économie de tout commentaire devant les crises de Shanta, que la jeune femme estime dues à sa possession par un esprit. Fragile le reste du temps, elle se rend tous les week-ends dans un temple du Rajasthan où la déesse invoquée dans ses transes doit l’aider à se libérer. La réalisatrice expliquera après la projection avoir rencontré plusieurs femmes ainsi possédées et avoir compris que filmer n’importe laquelle d’entre elles reviendrait à évoquer le sort que la société indienne réserve aux femmes, tant chacune s’avérait victime de maltraitances familiales. L’histoire de Shanta, enceinte pour la première fois à 12 ans, endeuillée par la mort prématurée d’un fils, méprisée par son mari, est à la fois hallucinante et tristement banale. Poussée dans ses retranchements psychiques, elle semble trouver dans la transe un mode d’expression que l’ordre social lui interdit. Dans India Cabaret (1985), Mira Nair donne la parole aux danseuses d’un club érotique de Mumbai qui ont fui des situations familiales intenables pour trouver ici un moyen de subsistance. Rekha et Rosy expriment éloquemment en quoi leurs corps sont utilisés comme outils de procréation et de plaisir tout en étant dénigrés par ceux-là même qui en font usage. La cinéaste explore d’autres paradoxes encore, en filmant la famille d’un des clients du club. Les paroles de son épouse permettent de confirmer l’hypothèse de Rekha : tandis qu’elle rêve d’un mariage qui lui offrirait une place respectable dans la société, la mère au foyer rêve d’indépendance, seul privilège des danseuses. Frappe la continuité entre les expériences décrites dans les différents films, et un arrière-plan patriarcal dramatiquement semblable ; peut-être Shanta décidera-t-elle un jour d’abandonner sa famille pour devenir danseuse de cabaret.
Olivia Cooper-Hadjian
Article à retrouver dans le n° : 802
Page : 56

Actualités
Ramener au centre
Shellac : 20 ans / 20 films
Un label, en musique comme en cinéma, cela prend sens rétrospectivement, dans le temps de l’après-coup et de la collection : pour peu qu’elles soient rangées par maison d’édition, les piles de disques sur l’étagère se mettent à raconter une histoire, un goût, une cohérence qui déborde ce que les œuvres ont d’unique. Le coffret édité à l’occasion des 20 ans de la maison de production, de distribution et d’édition DVD Shellac invite, de même, à faire marche arrière et à juger sur pièces le parcours de ce « label » de cinéma indépendant, si l’on veut bien entendre tout ce que le mot, par-delà l’étiquetage commercial, peut suggérer d’engagement, de vision esthétique, de familiarité avec des auteurs maison. Or, l’une des origines du mot « label », c’est le lambeau, la bordure, la frange. Un fil rouge, donc, entre des films parfois très éloignés les uns des autres (d’Emmanuel Mouret à Lav Diaz, la route est sinueuse), mais qu’il a en tout cas fallu, à un moment clé, « ramener au centre ». Et par centre, précise Thomas Ordonneau, créateur et directeur de Shellac, comprendre « la salle de cinéma ».
Construire en commun
Ainsi l’histoire de Shellac est avant tout celle de l’accès à la visibilité et, régulièrement, à la reconnaissance, d’un ensemble d’oeuvres parties de la marge, voire de l’expérimentation solitaire. Active à tous les niveaux (production, distribution, exploitation, édition, plateforme SVOD, ventes internationales), la société basée à Marseille s’est progressivement forgé une image de tête chercheuse, tournée vers des manières iconoclastes d’écrire, de raconter et de mettre en scène. « Construire », voilà le mot d’ordre, bâtir la réputation d’un réalisateur, d’abord à bas bruit s’il le faut : si Tabou, de Miguel Gomes, auteur et collaborateur fidèle, a pu briller de mille feux à sa sortie en salles en 2012, c’est grâce au patient polissage d’un « territoire Gomes », de la sortie confidentielle de La Gueule que tu mérites en 2006 à celle, déjà plus insistante, de Ce cher mois d’août deux ans plus tard, avec un passage par la Quinzaine à Cannes. Le choix des films du coffret, tout en respectant un certain équilibre (parité, films français et internationaux), s’est donc naturellement porté, selon Thomas Ordonneau, sur ceux « qui font sens par rapport à la relation qu’on a eue avec le ou la cinéaste, et sur lesquels il s’est joué quelque chose de l’ordre de l’aventure ». De Pierre Creton à Angela Schanelec, en passant par Serge Bozon, une bonne part des cinéastes représentés ont été suivis par Shellac à plus ou moins long terme. Bien se connaître serait un outil de résistance au temps de l’effacement des politiques culturelles, car faire exister ces films « c’est toujours une lutte, souligne le cinéaste Damien Manivel. Lors de notre rencontre sur Un jeune poète en 2013, on s’est très vite entendus sur un système commun, avec un budget réduit et une grande liberté artistique, et déjà l’idée de partir sur plusieurs films ensemble. Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir vraiment discuter production, de prendre les problèmes à rebours. » Une manière de faire « avec » qui infiltre aussi la distribution des films, par exemple ceux de Virgil Vernier, prolongés par des bandes-annonces mystérieuses et des projections adossées à des concerts. La boîte s’est ainsi souvent alignée sur le profil de ses auteurs pour semer un peu de trouble dans le flux des sorties hebdomadaires. « Ce qui est très important pour nous, appuie Thomas Ordonneau, c’est de valoriser la façon dont le film s’inscrit dans le paysage cinématographique au moment où il sort. Est-ce que c’est un film qui passe et trépasse ? Ou bien un film qui s’inscrit dans l’inconscient d’une niche cinéphile, et qui va permettre au suivant de bénéficier de cette construction ? »
Un minimalisme étendu
En proposant une photographie du cinéma contemporain sur vingt ans, la sélection de Shellac reflète assez fidèlement l’un de ses traits distinctifs, le brouillage organisé entre les catégories, au demeurant indéboulonnables, de la fiction et du documentaire. Emboîtements de l’art et de la vie chez Pierre Creton (Secteur 545), glissement du témoignage à l’interprétation chez Claire Simon (Les Bureaux de Dieu), mise en scène immersive du réel chez Roberto Minervini (The Other Side), effractions de l’archive à l’intérieur de la fiction chez Pietro Marcello (Martin Eden), acteurs souvent non professionnels : autant de manières de brouiller les pistes tout en imprimant une identité, un style personnel. Mais ces hybridations entre un matériau réel et un imaginaire de fiction cachent peut-être un autre courant, plus souterrain, celui du « minimalisme », terme qui a gagné en flottement en passant du monde de la musique et de l’art contemporain à celui du cinéma. De Mods de Serge Bozon à Music d’Angela Schanelec, qui encadrent le coffret, quelque chose s’est cristallisé, chez Shellac, autour de ce minimalisme étendu, lequel peut revêtir un sens économique, musical (les chorégraphies répétitives chez Bozon), graphique (les aquarelles évidées du film d’animation La Jeune Fille sans mains de Sébastien Laudenbach), mais aussi s’ouvrir à des choses plus impalpables, plus atmosphériques et difficiles à mesurer : pulsation rythmique des plans, retenue dans les gestes des personnages, mise à distance de la subjectivité… À chacun sa manière de faire peu, même si, souvent, c’est le récit lui-même qui avance à basse intensité, qu’il soit jonché de lacunes comme chez Schanelec, ou simplement pris en tenaille entre un espace clos et une parole fleuve comme chez Cristi Puiu (Malmkrog). Dans Le Parc de Damien Manivel, la pudeur adolescente colore l’environnement aux alentours, détourne l’attention vers la composition du cadre, le tâtonnement subtil des corps dans l’espace, son relief, ses accidents. Une petite musique formelle, moins liée à des influences réciproques qu’à une acuité globale du regard, résonne ainsi d’une filmographie à l’autre et participe de cette « inscription dans l’inconscient des spectateurs » dont parle Thomas Ordonneau. A contrario, on pourrait isoler les films centrifugeuses, où les idées fourmillent et imposent aux plans un éclat bigarré, comme chez Miguel Gomes ou, dans son propre registre, Antonin Peretjatko (La Fille du 14 juillet).
Mythologies du contemporain
Beaucoup des films réunis dans ce coffret se tournent également vers un passé historique ou mythique, tout en rongeant de l’intérieur le principe de la reconstitution. Dans Zama de Lucrecia Martel aussi bien que dans La Légende du roi crabe d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, l’horizon du film d’aventure s’effrite au contact du continent sud-américain, dans un périple qui vire au mirage ou à l’empoisonnement par le paysage. Dans Malmkrog, la longueur des plans et les mouvements flottants du cadre, combinés au déploiement vertigineux de la parole, font là encore imploser « l’époque » (la fin du xixe siècle) en confrontant un groupe d’aristocrates russes aux limites du langage. Ailleurs, ce sont des structures archétypales, empruntées au western américain (Western de Valeska Grisebach) ou à la mythologie antique (le mythe d’Œdipe dans Music), qui s’insinuent dans les trous du présent. Et puis, dans un autre genre, certains films exhibent crûment les marqueurs du contemporain, comme Justine Triet dans La Bataille de Solférino, qui plonge ses personnages au coeur de la foule lors du second tour de la présidentielle de 2012, ou Roberto Minervini dans son documentaire The Other Side, où la haine vociférée envers Obama signale, à qui en douterait, la place d’un groupe de paramilitaires texans sur l’échiquier social de l’Amérique. Entre le présent en surchauffe et le passé fantasmagorique, s’immisce un film synthèse, Mercuriales de Virgil Vernier, où les signes les plus flagrants du postmoderne (objets et décors de banlieue, nappes musicales électro) coagulent pour former une nouvelle mythologie, presque autonome. Ainsi, chez de nombreux cinéastes passés par Shellac, être iconoclaste ne signifie pas faire naïvement table rase du passé, mais bien plutôt réinventer, par la recherche de formes, les soubassements archaïques susceptibles de donner son sens et son épaisseur au monde contemporain.
Élie Raufaste
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 80-81

Actualités
I Think You Should Leave With Tim Robinson (Saison 3)
Une porte qui se tire. Un personnage qui s’obstine à la pousser, affirmant qu’elle s’ouvre dans les deux sens. Ça coince, ça grince, ça éclate. Qu’importe, il ne faut pas perdre la face, se crisperait-elle en un masque inquiétant. Depuis trois saisons, I Think You Should Leave With Tim Robinson n’a cessé de rejouer cette scène primitive, menant chaque situation au point où elle se dégonde, et un peu plus loin encore. Suite de sketchs, la série ne raconte rien. Elle saisit plutôt un (certain) esprit du temps, ou un ethos : la bêtise quand elle est passée entièrement du côté de la colère. Robinson éructe, trépigne, agresse ou interpelle, le doigt pointé vers l’objectif. Pour rien, pour tout. Certes, il arrive que, hôte d’un talk-show politique, il se tasse dans son canapé à la première contradiction (comprendre : argument rationnel) et, l’air boudeur, s’absorbe dans la manipulation de son smartphone. Mais l’enfance qui, chez Will Ferrell ou Danny McBride, est la source d’un narcissisme débridé autant qu’un horizon d’innocence, se trouve ici largement congédiée. Tim Robinson n’est pas un sale gosse, c’est un forcené. Semant le malaise dans les milieux les plus ratissés de la sitcom (l’entreprise, le groupe d’amis, la famille), ses personnages – tous plus ou moins fondus dans le même moule – ne produisent pas seulement de la satire sociale, mais un ébranlement du réel. Ne perçoit-il pas une « foutue bite » là où ses collègues voient un ordinateur portable ? Soit le délire écarte du groupe, soit il emporte dans un monde alternatif. De loin en loin, l’incertitude revient. Et s’il avait finalement raison ? Nous voilà pris au piège de ce solipsisme braillard, à bien des égards analogue à celui que façonnent les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu (I Think… détourne d’ailleurs nombre de formats télévisés, du spot publicitaire aux émissions de débat et de téléréalité). A-t-on assez suggéré que l’on tenait là une des comédies actuelles les plus sauvagement drôles qui soit ?
Raphaël Nieuwjaer
Article à retrouver dans le n° : 802
Page : 50

Actualités, Festivals, les États Généraux du Film Documentaire
Un, deux, trois, Lussas
FESTIVAL. Démarrée sous la canicule et refermée sous les trombes d’eau, la 35e édition des États généraux du documentaire de Lussas a offert son lot de sensations et de découvertes. Deux nouvelles programmatrices, Safia Benhaïm et Dounia Bovet-Wolteche, dirigent désormais la section « Expériences du regard », consacrée aux films produits dans l’année.
Un fils qui caresse la peau de son père. Un autre qui s’allonge à ses côtés. Au moment où l’âge ou la maladie menacent d’emporter un proche, on pourrait penser que filmer offre un moyen de solder les désaccords passés et de combler la distance. La section « Expériences du regard » réunissait cependant deux films construits autour de la relation père-fils dans lesquels la tendresse et le partage du cadre vont de pair avec une parole qui résiste, peine à advenir, le cinéma y étant d’abord une façon de mesurer les écarts et de composer avec eux. Dans Les Yeux ouverts, Joffroy Faure saisit le corps et le visage de son père à travers de longs plans attentifs, cernés de noirs et de blancs profonds qui marquent autant un tourment intérieur qu’une part d’insaisissable, la recherche de contact se transportant dans un mouvement vers la nature. Moins épuré, Je reviens dans cinq minutes de Fantazio et Frédéric Mainçon déjoue vite la fausse piste du portrait d’un ancien résistant nonagénaire pour s’ouvrir à des décentrements vers le fils. Le montage acte à la fois les échappées et l’attachement d’un irrésistible duo chez qui le goût des mots dépasse l’opposition des caractères. Les rires et l’émotion de la salle l’ont prouvé : qu’importent les images opaques et les structures bancales, il y a des films qui, en perdant leur centre, affichent leur cœur. En interrogeant ses grands-parents et en organisant le va-et-vient de leurs paroles et des archives, Alain Kassanda accomplit avec Colette et Justin un double mouvement. La plongée dans la mémoire des aïeux met en lumière les mécanismes de domination et de division des genres et des communautés qui ont marqué la colonisation et la décolonisation du Congo. Mais s’il tranche avec l’esthétique « cinéma-direct » de Coconut Head Generation et son immersion dans les soubresauts contemporains, Kassanda reste résolument tourné vers le présent et, jusqu’à un plan réunissant sa grand-mère et sa fille, conjugue mise en récit personnelle et transmission. Autour de la relation amoureuse entre un chef des Farc et une femme trans, Transfariana capte la façon dont l’alliance de deux communautés a priori bien distinctes perturbe le cadre d’une société colombienne conservatrice et politiquement verrouillée. Le film écarte le soupçon d’artificialité d’un montage qui entremêle les lignes narratives pour atteindre un sentiment organique et ouvrir un espace à la fois politique et sensible. Joris Lachaise montre les forces de ses personnages sans édifier d’icônes et, en dérivant au fil du récit d’un couple à un autre, questionne la difficile conciliation entre l’engagement social et le bonheur intime. Présentée lors des séances « Une histoire de production », la proposition la plus étonnante était peut-être Un comté apocryphe, dans lequel Geoffrey Lachassagne part sur les traces du Yoknapatawpha, territoire inventé par Faulkner. Le film singe la démarche historienne en substituant à un passé disparu un référent fictif : c’est ainsi qu’aux paysages du Vieux Continent se superposent des lieux d’étape de l’épopée du romancier relatant l’accaparement des terres indiennes par des familles de pionniers. Risqué, le pari se révèle réussi, assumant la facticité, restant ouvert au réel sans forcer les articulations (le parcours est ponctué de portraits d’habitants impossibles à rabattre sur la fiction), tout en échappant à l’arbitraire. Une énergie ludique émane de cette opération qui dédouble le regard et qui, d’une rivière à une zone industrielle, révèle par l’infusion du réel et de l’imaginaire un troisième terme enfoui : la fabrique capitaliste du territoire. Un comté apocryphe, du documentaire trois en un.
Romain Lefebvre
Article à retrouver dans le n° : 802

Actualités
La Comédie humaine
Inédit en France, La Comédie humaine de Kôji Fukada (2008) sort en salle le 18 octobre, distribué par Art House Films, en partenariat avec Les Cahiers.
Tout comme Hospitalité, montré en France plus de dix ans après sa sortie au Japon, les trois contes moraux qui composent La Comédie humaine, film à sketches réalisé par Kôji Fukada au début de sa carrière, permettent de compléter le texte à trous de sa filmographie profuse et disparate. Débutant sur un ton badin, ce triptyque couve en fait une cruauté frontale, proche de l’acidité d’Harmonium ou de L’Infirmière, qui faisaient tous deux imploser une famille par la seule force du mensonge et de la mauvaise conscience. Dans le premier chapitre, « Chat blanc », une relation se tisse entre deux inconnues autour d’un spectacle de butô, grâce au lapin posé par le compagnon de l’une. Fukada filme la naissance de cette amitié comme une aventure précaire, grevée par l’échec mutuel de leurs relations sentimentales, et déjà en surplace, les deux femmes ne cessant de revenir sur leurs pas pour retrouver une brochure égarée. « Photo » gravit encore quelques barreaux sur l’échelle des illusions perdues : une jeune photographe, personnage d’artiste ratée qui ne détonnerait pas chez Hong Sang-soo, attend en vain que ses amis passent visiter la galerie où elle expose ses piètres clichés. Enfin, « Bras droit », le dernier et le plus saisissant des sketches, ouvre sous les pieds d’un jeune couple un abîme de non-dits : le garçon, passé sous un camion, perd son bras droit et se met à souffrir du syndrome du « membre fantôme », tandis que son épouse attend un bébé. À partir de cet élément quasi fantastique qui confronte le personnage aux limites de son humanité (on songe à l’androïde de Sayonara), le cinéaste gratte avec un humour féroce l’hypocrisie amoncelée dans le couple (l’enfant à venir n’est pas de qui l’on pense) comme dans le travail : il faut voir comment le jeune homme, licencié car plus assez efficace, se jette sur un patron dégoulinant de fausse pitié pour l’étrangler de sa main invisible. Chez Fukada comme chez Balzac, « tout est double, même la vertu », bien que la leçon soit ici délivrée avec plus de souplesse et de finesse métaphorique que dans ses films les plus récents.
Élie Raufaste
Article à retrouver dans le n° : 802
Page : 42

Actualités, Entretiens
Une horlogerie du mal
Entretien avec David Grann
The Lost City of Z de James Gray a introduit la littérature de David Grann dans le cercle des grandes adaptations hollywoodienne. Un chemin emprunté ensuite par David Lowery (The Old Man and The Gun) et Martin Scorsese avec La Note américaine (Killers of the Flower Moon, donc) et, bientôt, Les Naufragés du Wager, son tout dernier opus.
Alors que l’agent White est la boussole de l’enquête de La Note américaine, Scorsese privilégie dans son film les points de vue d’un bourreau, Ernest Buckhart, et, dans une moindre mesure, de sa victime, sa femme Molly. Ce nouvel angle a-t-il enrichi votre propre compréhension de l’affaire ?
Ernest m’est toujours apparu comme la figure la plus fascinante, mais je le regardais en observateur extérieur. Le film m’a ouvert les portes de sa psyché. On pourrait dire qu’Ernest (DiCaprio) incarne la banalité du mal : il témoigne du fait qu’un système diabolique comme celui qui a décimé tant d’Osages a besoin de gens banals pour exister. Ernest n’est ni un psychopathe, ni un sociopathe, mais un individu ordinaire qui distingue le juste de l’injuste. Il a conscience de ce qu’il fait, au moins en partie. Mes recherches m’ont persuadé qu’il aimait vraiment Molly (Gladstone). Pourtant, il a collaboré à une machination assassine. Cantonner le mal à la figure de William Hale (De Niro) aurait été une erreur : face à l’histoire, une facilité courante est de chercher la figure d’un grand ordonnateur maléfique – Hitler, typiquement – entouré de quelques sbires, en se racontant que son élimination permet d’éviter les tragédies. Mais le fléau subi par les Osages tient moins à un diable solitaire qu’à une culture de la complicité, entretenue par le silence. Il est plus difficile d’éradiquer ces mécanismes systémiques, d’autant qu’ils tendent à effacer leurs propres traces dans les livres.
William Hale est pourtant conçu, dans le film, comme une pure figure diabolique.
L’idée de cette investigation m’est venue au musée Osage de Pawhuska, en Oklahoma, devant une photo de 1924 : on voyait un groupe de femmes issues de la tribu aux côtés de quelques Blancs, mais une partie de l’image avait été coupée. J’ai demandé l’explication à la conservatrice : « Le Diable se tenait à cet endroit. » Elle est allée me chercher le morceau manquant, gardé dans les archives. Dessus figurait William Hale. Il m’a hanté instantanément. J’ai pensé que l’enjeu serait de donner à ressentir cette hantise éprouvée par les descendants des victimes, sans laisser penser qu’il n’existait qu’un seul William Hale – de fait, les Osages ne savent même pas exactement qui a perpétré ces meurtres. C’est pour cette raison que, dès que Scorsese et sa production m’ont approché, j’ai insisté sur l’importance de tourner sur les véritables terres Osages, car je sentais l’ensorcèlement du paysage et des habitants, un siècle plus tard. Faire cette demande n’était pas une évidence pour moi : si The Lost City of Z fut adapté par James Gray, je suis loin de me vivre comme un homme de cinéma !
Le FBI et son essor, cruciaux dans La Note américaine, passent au second plan du fait de la décision de Scorsese et DiCaprio : ne pas raconter le film que d’un point de vue blanc.
Je n’avais pas lu le premier scénario bâti, comme mon livre, autour de l’agent White, mais j’ai encouragé la focalisation ultérieure sur Molly et Ernest. En scrutant ce couple, le film trouve un autre chemin vers la meilleure vue d’ensemble – et sans passer par le présent comme je le fais à la fin du livre. D’abord parce que Molly est pour moi l’âme de cette « rhapsodie », ensuite parce que l’amour étrange qui l’unit à son mari est caractéristique de cette folie criminelle. Si le film avait suivi le FBI, il aurait pu ressembler à un thriller plus conventionnel qui se demande « qui ? », là où la question est « comment ? ». Comment des médecins ont pu administrer des poisons, comment des hommes de loi ont pu fermer les yeux ?
Entretien réalisé par Yal Sadat à Paris, le 14 septembre.
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 18-21

Actualités, Entretiens
Principe ôté
Entretien avec Pierre Creton
Le mot « documentaire » a toujours paru étroit concernant vos films, mais c’est la première fois, avec Un prince, que l’on sent que vous avez clairement sauté le pas vers la fiction.
Oui. Les éléments du récit sont autobiographiques, et les personnages composites. Mais ce qui est nouveau, c’est la présence d’une figure purement fictionnelle, Kutta : non seulement ce garçon se croit issu d’une famille princière indienne, sans que l’on sache si c’est vrai ou pas, mais surtout, s’il est évoqué off dès le début, on n’est même pas sûr qu’il existe vraiment. Cette décision, assez délicate, a été prise au montage ; Félix Rehm, le monteur, a réussi à tenir cette présence-absence.
La voix off de certains personnages est dite par un autre acteur que celui qui joue. Cette disjonction était-elle envisagée d’emblée ?
Oui. J’ai amorcé cela avec Va, Toto ! (2017) : quand on se raconte sa propre vie, on le fait intérieurement, pas tout haut, et avec une voix autre que sa voix physique, plus romanesque.
Françoise Lebrun interprète à la fois la voix off de Françoise Brown, une professeure et amie de Pierre-Joseph, et la mère du héros.
Oui, parce que ces deux femmes sont un peu deux faces de la mère : l’une considère Pierre-Joseph comme un débile mental, tandis que l’autre lui permet de grandir, d’aimer les autres, d’être réparé. La vraie mère lit les auteurs fantastiques américains, qui sont une influence pour moi, et elle est interprétée par ma mère de cinéma, Françoise Lebrun. Elle joue dans plusieurs de mes films et j’ai monté son documentaire, Crazy Quilt. Cela remonte à La Maman et la Putain, évidemment : j’ai aimé des films avec des gens qui parlent alors que je parle peu et suis entouré de gens qui ne parlent pas.
Vous avez écrit toutes les voix d’Un prince ?
Non, Mathilde Girard a écrit celle de Françoise Brown, Vincent Barré celle du personnage qu’il joue, Alberto, et moi celle de Pierre-Joseph à tous les âges. Le point de départ est un texte assez court que j’ai écrit, non scénarisé, complètement littéraire, à la première personne. Je l’ai fait lire à ces amis et ils m’ont rejoint dans l’écriture. On s’est donc retrouvés avec trois très longs monologues, avant qu’intervienne ce que je répugne à appeler le « découpage ».
Si vous êtes réticent à employer ce mot, le montage, en revanche, est parfois très net dans les enchaînements d’Un prince.
Oui, surtout après la mort de certains personnages, parce que ce sont les morts qui font passer Pierre-Joseph à l’âge adulte. Il y a dans le film quelque chose qui les annonce : la scène où Françoise Brown entre dans une église et regarde un tableau qui représente un loup vert. Il s’agit d’une légende que je connais depuis mon enfance, celle de sainte Austreberthe de Pavilly, où j’ai grandi, en Seine-Maritime, et où se situent le bois et les cabanes du film.
Entretien réalisé par Charlotte Garson à Paris, le 11 juin.
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 26-28

Actualités, Entretiens
La rage du tigre
Entretien avec John McTiernan
Dix ans après la fin du cauchemar judiciaire qui fit de lui un paria d’Hollywood, comment va John McTiernan ? Sa présence au jury du Festival international du film fantastique de Neuchâtel fut l’occasion de renouer le dialogue avec le robuste survivant de 72 ans, qui nous ouvrait en 2013 les portes de son ranch du Wyoming (voir Cahiers n° 690). Sa haine cuite et recuite envers les conservateurs de son pays continue de le ronger, mais aussi de le porter : durant ce séjour suisse, on a pu l’apercevoir attablé aux terrasses des cafés ou à celle de son hôtel jouxtant le lac, tapant ses prochains scripts sur un vieil ordinateur portable dans un mélange de concentration froide et de fébrilité typique de ceux qui n’ont pas dit leur dernier mot.
Où en êtes-vous avec Hollywood ?
On continue de me proposer des films d’action. La semaine dernière, j’ai reçu une histoire de commando armé. Il reste des gens prêts à financer ces machins en agitant un chèque de 2 millions sous mon nez. J’en aurais bien besoin, mais je refuse. C’est toujours pareil : trois types s’arment jusqu’aux dents et déciment une flopée de gens en Colombie pour sauver la fille de l’un d’entre eux, etc. Mon pays n’en a jamais fini avec ces obsessions pathologiques. L’Europe est bien plus civilisée… Je passe le plus clair de mon temps au Canada, j’ai vendu mon ranch du Wyoming. Je ne me sens pas en sécurité aux États-Unis, où les conservateurs rendent l’air de moins en moins respirable. Je ne peux plus rien lire sur leur compte dans la presse, alors qu’au temps où je rêvais de devenir anthropologue, je passais ma vie à classer et étudier les différents groupes sociaux. Mais avec la droite américaine, les choses sont trop évidentes. Le Canada n’a pas de villes réservées à la bourgeoisie telles Greenwich (dans le Connecticut, ndlr), Kennebunkport (dans le Maine, ndlr), où mes parents passaient l’été, ou encore l’ouest de Los Angeles, que j’ai bien connu aussi. Mais il n’y a pas de pauvres non plus. Le système démocratique du Canada est pérenne. Le débat public se déroule sans haine, sans accusations mutuelles d’être un criminel. Aux États-Unis, c’est le seul niveau de discussion possible.
Le climat politique entrave aussi la créativité au sein de l’industrie ?
Entre 1990 et 2005, chaque studio a été racheté par des multinationales. Depuis, ils n’ont fait que produire des films qui ne parlent même pas d’humanité, mais de surhumanité. Quelle autre vague a duré si longtemps ? On a fait du western ou du film noir sans pour autant se concentrer exclusivement sur ces genres. Aucune mode n’a duré autant que les super-héros, car ils ne relèvent précisément pas d’une mode, mais d’une décision politique. Les studios ne peuvent se permettre de faire un film sur leurs actionnaires. Ils se contenteraient volontiers de raconter à quel point les riches sont cool, d’adapter les romans d’Ayn Rand sous une forme sexy et grand public, mais ce serait trop voyant. Des films sur les pauvres, à l’inverse ? Même pas en rêve ! Alors ils racontent les histoires d’êtres qui ne sont même pas humains, oui qui affirment leur humanité par la violence. Voilà vingt foutues années qu’on n’a pas vu les équivalents contemporains de John Wayne ou de Spencer Tracy résoudre un conflit sans dégainer une arme.
Que pensez-vous des vétérans qui parviennent encore à faire un cinéma d’auteur, par exemple Eastwood ?
Ses films sont respectables, décents et humains. Personnellement, je ne comprends pas trop l’individu, qui me semble être un connard – ma femme va être furieuse, elle ne supporte pas que je crache sur qui que ce soit. Si vous gardez ça, n’oubliez pas ce très sincère préambule : ses films sont bons, dépeignent un monde moral, et sont l’œuvre d’un homme décent. Million Dollar Baby est une grande fable éthique. Pourquoi cet écart entre ses positions et l’humanité de son cinéma ? Aucune idée.
Vous semblez avoir de nouveaux projets.
Oui, j’en ai trois en cours d’écriture.
Entretien réalisé par Yal Sadat au NIFFF de Neuchâtel, le 7 juillet.
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 68-73

Actualités
Mario Bava, mirages et sortilèges
Le cinéaste italien fait actuellement l’objet d’une rétrospective en salle par Tamasa Distribution : six films à découvrir dans des copies restaurées. À cette occasion, retrouvez un texte que Vincent Malausa consacrait à l’œuvre de Mario Bava dans le nº 757 des Cahiers (juillet/août 2019), alors qu’une rétrospective avait lieu à la Cinémathèque française.
Si Mario Bava est peut-être le symbole le plus flamboyant de l’âge d’or du cinéma bis italien, il en demeure paradoxalement l’une des figures les plus secrètes et les plus insaisissables. Reconnu avant tous les autres comme pionnier, le cinéaste n’a pas attendu la seconde rétrospective que lui consacre cet été la Cinémathèque française (après celle de 1994) pour que sa réputation déborde le cercle des initiés aux délices de ce monde inversé que furent les profondeurs de Cinecittà dans les années 60-70. En un film – Le Masque du démon (1960) – qui entraîna toute la production dans un précipice de délices gothiques, Mario Bava s’est imposé comme le grand sorcier du cinéma fantastique italien. À elles seules, la splendeur du noir et blanc et la magie des trucages de ce premier long métrage eurent amplement suffi à la célébrité foudroyante du nom de Bava. Si le cinéaste ne connut plus jamais un tel succès par la suite, c’est un autre film, presque aussi célèbre que son premier (Six Femmes pour l’assassin, 1964, précurseur à son tour d’une décennie de giallos en Italie), qui attacha définitivement la légende de Bava à cette trajectoire en trompe-l’œil : celle d’un génie du contretemps dont l’éclat trop précoce a longtemps dissimulé la longue et chaotique course en solitaire dans l’industrie du cinéma bis et maintenu l’essentiel de son œuvre (23 longs métrages jusqu’à sa disparition prématurée en 1980) dans l’ombre de ses titres les plus saillants.
À rebours
Si Bava, né en pleine lumière, est mort dans un anonymat presque total au moment où s’éteignait avec lui tout le cinéma bis italien, c’est que sa trajectoire demeure, plus que toute autre, consubstantielle à celle de cette espèce de Babylone bouillonnante et rapidement promise à la décadence du Cinecittà des années 60-70. Élevé dès son enfance dans la caverne d’Ali Baba des studios par un père sculpteur et chef opérateur au temps du muet, Bava fut élève des Beaux-arts et initia dans les années 40 une fructueuse carrière de directeur de la photographie auprès de Rossellini, Risi, Emmer et de grands réalisateurs étrangers de passage à Rome (Tourneur, Pabst, Walsh… ). Devenu cinéaste après avoir sauvé ou terminé divers tournages en catastrophe (notamment Les Vampires de Riccardo Freda, 1957, dont il est aussi l’auteur des merveilleux effets spéciaux), Bava est demeuré jusqu’à la fin de sa carrière cet artisan de génie et ce bricoleur de mirages dont les prodiges ont nourri nombre d’anecdotes al dente et de légendes infiniment rabâchées-de sa complicité avec Fellini (qui lui rendit hommage dans le sketch Toby Dammit des Histoires extraordinaires à travers la fillette au ballon de l’un de ses plus beaux film, Opération peur, 1966) au fait que plus d’un metteur en scène en panique l’appela en renfort, depuis un studio voisin, pour régler d’un tour de manivelle une avarie technique ou un simple problème de lumière.
Paradoxalement, cette réputation d’ouvrier magicien des bas-fonds de Cinecittà, redoublée par une personnalité encline au retrait, a nourri la légende du génial artisan autant qu’elle a contribué à l’effacement de l’auteur, réduisant vite la gloire du Masque du démon à celle d’un « grand film de chef opérateur » et ravalant le cinéaste, au fil de ses échecs commerciaux, au rang d’illusionniste de foire – avec pour point d’orgue un peu pathétique cette unique apparition publique de 1975 le montrant, invité dans une émission de la Rai, enchaîner mécaniquement quelques tours de passe-passe devant l’assistance (voir Cahiers nº 648). À rebours, cette séquence a priori dérisoire se charge d’une ironie d’autant plus révélatrice de la gloire trompeuse de l’auteur que lorsqu’il se prête en toute malice à ce petit numéro, transformant la présentatrice de l’émission en réincarnation de la sorcière du Masque du démon d’un simple truchement optique, Bava n’apparaît déjà plus lui-même que comme une sorte de fantôme dans ce rôle d’amuseur public : le cinéaste erre alors dans les abysses d’un système à bout de souille et ses films ne sont plus vus depuis bien longtemps.
Jaillie des enfers de l’industrie, confrontée dès son origine à la dimension la plus organique du marché, l’œuvre semble s’être condamnée d’elle-même à disparaître avec Cinecittà. L’idée têtue attachant le destin de Bava à cette fatalité historique est néanmoins trompeuse car le cinéaste d’outre-tombe qui apparaît à la télévision en 1975 est probablement au sommet de son art. Il vient tout juste de réaliser l’un de ses films les plus fous, Lisa et le Diable (1973) : l’histoire d’une jeune femme s’étourdissant dans une immense villa décadente où un chauve et malicieux Méphisto s’adonne à sa passion des trompe-l’œil et des simulacres humains. Par sa destinée tragicomique (avant d’être redécouvert des décennies plus tard, le film ne sortit qu’amputé de ses deux tiers et truffé de scènes parodiant L’Exorciste tournées par son producteur) autant que par sa vitalité démiurgique (une suite de tableaux et de visions d’une invraisemblable splendeur), Lisa et le Diable a ceci de renversant que, revu aujourd’hui, il n’apparaît nullement comme le film malade d’un condamné mais plutôt comme l’éclatant révélateur du cheminement de l’œuvre vers son plus radical horizon de liberté.
Défi au néant
Si Lisa et le Diable est cette apothéose paradoxale d’un enterré vivant qui sera parvenu, au pic de son invisibilité, à s’affranchir de toute autorité, c’est que Bava a tôt fait de l’ironie, du renversement et du défi à la tyrannie du cinéma bis le projet secret de sa mise en scène. L’épilogue coupé des Trois Visages de la peur (1963), qui dévoile en un travelling arrière Boris Karloff chevauchant une monture de bois et une ronde de techniciens agitant des branchages sur une musique foraine, fut le premier pas de côté d’un artiste viscéralement joueur. Le succès du Masque du démon lui permet alors de réaliser des films aux budgets confortables et de contenir son ironie à l’état de malice. C’est le temps des films flamboyants, dont l’inclinaison au baroque, la fièvre romantique et les raffinements d’esthète enluminent classiques de la littérature fantastique, grands acteurs et grands sujets. Pourtant, si la rêverie sadomasochiste du Corps et le Fouet (1963), l’ampleur tragique de La Ruée des Vikings (1961) ou la splendeur des Trois Visages de la peur (1963) – dont le sketch La Goutte d’eau est le cristal le plus scintillant de cette période joaillière – témoignent de l’époque la plus heureuse de sa carrière, elles ne permettent pas à l’auteur de réitérer le succès du Masque du démon.
Dès Six Femmes pour l’assassin (1964), la malice dont témoignait un polar aussi finement ciselé que La Fille qui en savait trop (1963) laisse place à une férocité inédite. Livrant une poignée de mannequins à la cruauté d’un tueur sans visage et son intrigue asséchée à la plus glaciale ironie, Bava et les arabesques de sa caméra semblent seuls, rayonnants, aux commandes d’un étourdissant ballet mécanique. Avec La Planète des vampires (1965), film de science-fiction dont le décor se limite à deux rochers en plastique hérités d’un péplum voisin, la machine ironique et solitaire mise en branle par Six Femmes pour l’assassin se mue en programme esthétique et moral. Bava inonde le studio de flots multicolores et transforme son armée d’acteurs inexpressifs en zombies aux regards de possédés. Masquer le rien à coups de pulsations lumineuses, réduire un scénario de quelques lignes en récit vampirique, ravaler d’ineptes clones au rang de somnambules inquiétants ne sont pas seulement les parades de l’artisan démuni face au moyens rachitiques mis à sa disposition : « l’angoisse dans ses rapports avec le vide » (pour citer un texte de Suzanne Liandrat-Guigues) devient le sujet même du film et le défi au néant (pauvreté, débilité et précarité du cinéma bis), le motif de sublimation de l’œuvre entière.
Portée par cette dynamique de conjuration, la filmographie, bien que soumise au bouillonnement des genres, des hasards et des vicissitudes de l’industrie, ne doit surtout pas être vue comme un assemblage hétéroclite dont il s’agirait de trier classiques, parenthèses, bâclages, commandes ou pépites oubliées. Il est notable que les rares fumisteries de l’auteur aient été réalisées indifféremment à toute heure de gloire ou d’isolement (le western Arizona Bill en 1964, le nanar L’espion qui venait du surgelé en 1966, la comédie érotique Une nuit mouvementée en 1972) et que ses films les plus personnels l’aient été au pic de son asservissement (Une hache pour la lune de miel, 1970, L’ÎIe de l’épouvante, 1970 et Lisa et le Diable). C’est que la solitude et la posture de distanciation où l’ont conduit ses échecs ont poussé Bava dans les replis d’un cynisme où a pu se déchaîner, dans une sorte de jouissance du mal et du néant, la part la plus euphorique de son ironie. On peut considérer L’ÎIe de l’épouvante comme le point de bascule de cette trajectoire ayant atteint son sommet dans le gouffre. Bégaiement terminal des jeux de massacre de Six Femmes pour l’assassin et annonciateur de La Baie sanglante (1971), projet infâme et fauché, c’est aussi le film où Bava, en un geste de pure piraterie, liquide tout enjeu narratif à la faveur de chorégraphies ricanantes et des plus féroces expérimentations plastiques. Les longues chevauchées solitaires de la caméra (avec en point d’orgue ce plan-séquence, sublime de gratuité, qui accompagne la folle course de billes de cristal dévalant un escalier) ne comptent pas seulement parmi les scènes les plus majestueuses filmées par Bava : elles lacèrent l’intrigue, renversent le montage, tordent le cou des personnages, pulvérisent le film et élèvent l’inanité même du projet à la dimension d’un poème insensé. Parvenu au point limite de son processus de détachement, le cinéaste s’abandonne enfin à l’horizon secrètement démiurgique de son art.
Dégagement rêvé
Cette inversion progressive des rapports de force ouvre l’œuvre tardive de Bava à l’idée d’un « dégagement rêvé » et d’autant plus rêvé que ces films, dont beaucoup n’existent qu’à l’état de copies affadies ou voilées, se maintiennent naturellement à l’état de songes remontés de l’oubli ou menacés de disparition. L’éclat de Lisa et le Diable, la splendide sauvagerie de Chiens enragés (polar de 1974 dont il n’existe qu’une version de montage) ou l’apaisement solaire de La Vénus d’Ille (téléfilm de 1978) ne sont pas les obscurs flamboiements d’un maudit mais bien les preuves que Bava se sera dérobé à tout horizon de sérieux ou de gravité dans son ultime cavalcade. Il n’est d’ailleurs pas anodin que l’un des plus sidérants trucages de l’auteur se fiche dans son dernier film sorti en salles-peut-être le plus mauvais, Shock (1977) -, avec les cheveux qui s’animent et dansent autour du visage de Daria Nicolodi. C’est que l’ironie n’est pas seule à scander les multiples stades par lesquels est passée la carrière du cinéaste et qu’au-delà de sa faculté à s’amuser de son sort (de la malice à la férocité, du cynisme au dégoût dont témoigne L’Île de l’épouvante), Bava se sera surtout amusé tout au long de son œuvre à redéployer, jusqu’à l’étourdissement, les limites de sa virtuosité.
Le vertige procuré par le petit tableau poétique des cheveux animés, au sein d’un film aussi formaté que Shock, renvoie toute l’œuvre à sa source : celle d’un peintre ayant tôt fait de l’image la substance et l’horizon de son art. Dès ses débuts, l’obsession de la décadence, du ressassement et de la déréliction qui traverse Le Masque du démon, Le Corps et le Fouet ou Les Trois Visages de la peur ne semble qu’un prétexte à l’évasion et aux débordements du plasticien. Furetant tel un insecte (de l’ouverture du sketch Le Téléphone, dans Les Trois Visages de la peur, à La Baie sanglante), déambulant magiquement dans des décors trop grands, trop vides ou trop morts, la caméra apparaît souvent comme l’unique personnage actif et autonome de ces récits décharnés, au point de buter sur un mannequin dans Six Femmes pour l’assassin. Les pulsations de lumière inondant l’appartement de La Goutte d’eau n’invitent pas seulement à l’hypnose : elles scandent, tels des battements de cœur, l’idée que l’image même, chez Bava, est vivante. Luc Moullet a évoqué en ces pages (Cahiers n° 486) la folie des zooms qui s’empare des films tardifs de l’auteur, rendant l’image à sa dimension la plus organique ou révélant au contraire sa capacité à surgir d’elle-même en une sorte de transe rythmique. Les zooms arrière qui secouent comme autant de convulsions la ronde sauvage de L’Île de l’épouvante disent parfaitement combien l’image demeure ce piège ultime et cette arme fatale par lesquels Bava aura triomphé des démons du cinéma bis. C’est qu’au fond, rien ne sépare le maître du Masque du démon, le génial coloriste des Trois Visages de la peur ou l’inventeur prodigieux de Six Femmes pour l’assassin du petit faiseur ayant truffé son tout dernier film, si banal, d’un ultime sortilège. Par-delà sa courbe si étrange, l’unité et la beauté de l’œuvre de Bava se tiennent tout entières dans cette dimension de joyeuse sorcellerie. Il est révélateur que les deux films où se déploie avec le plus de grâce et de légèreté cette fièvre illusionniste se tiennent dans l’angle mort de sa carrière : Opération peur (1966) et Danger: Diabolik ! (1967) ne répondent ni de la gloire des débuts ni de la splendide déchéance finale du cinéaste. La plus belle scène d’Opération peur, montrant le héros poursuivre un fantôme en une boucle de mouvements circulaires, l’atteindre et découvrir qu’il s’agit de son double, pousse l’art d’hypnotiseur de Bava à son point de vertige et entraîne le film entier dans une spirale de ravissement. Une même euphorie de mauvais génie transforme le récit de gentleman cambrioleur de Danger: Diabolik !, film le plus cher du cinéaste, en un merveilleux précipité de trompe-l’œil, de travestissements et de diableries optiques. En, un ultime dérobement, le fait que Bava ne soit jamais parvenu à épuiser son énorme budget livre peut-être le plus beau secret de sa trajectoire : c’est que la question du luxe n’était déjà plus, pour lui, affaire de moyens, d’acteurs ou de décors mais de simple abandon à l’ivresse et aux puissances chevaleresques de sa mise en scène.
Vincent Malausa
Article à retrouver dans le n° : 757
Pages : 106-110

Actualités, Entretiens
Affirmation de la vie
Babylon’13 est né en 2013 dans un contexte de révolution, avec le projet de faire un « cinéma de la société civile ». Comment cette volonté résiste-t-elle à la guerre, moins propice à la pluralité des voix et à la contradiction ?
Illia Yehorov : Il y a une forme de continuité entre la naissance d’une véritable société civile en 2013-2014 durant l’occupation de la place Maïdan, et ce que nous vivons depuis l’invasion à grande échelle de février 2022. Les citoyens qui se sont battus pour la démocratie se sont engagés dans des actions de bénévolat, ou ont rejoint l’armée pour défendre les mêmes valeurs. Et nous, nous avons continué à les suivre.
Volodymyr Tykhyy : Nous voulons évidemment tous que la Russie quitte l’Ukraine le plus vite possible. En même temps, il nous importe de décrire la réalité avec nuances. Nous filmons donc la vie quotidienne des gens, avec leurs problèmes concrets. Un personnage pivot peut parfois permettre d’approcher les différentes émotions que suscite le conflit. C’est le cas dans les courts métrages avec le photojournaliste japonais Shigeki Miyajima, que nous avons accompagné à Irpin au moment de la libération de la ville. Il était bouleversé par l’ampleur des destructions. Vous vous tenez à distance de l’État et du pouvoir. Pour ne prendre qu’un exemple, il est extrêmement rare que le nom du président Volodymyr Zelenski soit mentionné.
V.T. : Effectivement. Mais déjà durant Maïdan, nous ne cherchions pas à montrer les représentants politiques. Ce qui n’empêche pas nos films d’avoir une visée politique. Comment le tournage d’Indépendance de l’Ukraine s’est‑il organisé ?
V.T. : Tout a été tourné le 24 août 2022, le jour de l’Indépendance. Nous voulions représenter la population dans sa diversité, que ce soit du point de vue de l’âge, de la condition sociale ou du lieu de vie. Le fil directeur est Yaroslav Kendzior, un ancien député qui a contribué à proclamer l’indépendance du pays en 1991. Malgré notre préparation, certains plans ont été mis à mal par les circonstances. À Mykolaïv, nous avions par exemple envie de montrer comment le tramway amène de l’eau potable aux habitants, mais cela n’a pas pu se faire en raison des multiples alertes et du durcissement des mesures de sécurité. Les autorités locales ont en effet décidé ce jour-là d’étendre le couvre-feu. Les militaires avec qui nous étions en contact ont alors proposé de rejoindre la ligne de front. C’est ce qui nous a permis d’avoir ces séquences avec les soldats dans la petite tranchée, qui attendent la fin des bombardements russes. De façon générale, nous nous sommes attachés à l’inscription de la guerre dans le quotidien – avec ce que cela implique de tension, mais aussi d’attente et de banalité. Comment avez-vous conçu le montage ?
V.T. : Tourner dans différents endroits en même temps nous a notamment permis de faire des séquences en montage alterné, ce qui n’est pas très fréquent dans le cinéma documentaire. Nous voyons ainsi les agents responsables de la transmission des alertes aériennes et les conséquences que celles-ci ont pour la vie des soldats ou des civils. Même si la situation est dramatique, on peut appeler cela une « chance artistique ».
I.Y. : En découvrant le film achevé, j’ai été saisi par son humour. Malgré la peur, nous trouvons la force de ne pas être seulement dans la position de victimes, et cela passe en partie par cette façon d’entrelacer les scènes.
V.T : Oui, c’est une tragi-comédie. Yaroslav Kendzior est habitué aux plateaux de télévision, mais nous avons décidé de le montrer dans son intimité, en train de se préparer à un entretien. Seul dans son salon, il ajuste son téléphone portable, la lumière. Ce sont des moments creux, un peu décalés par rapport à son image officielle. Il y a aussi quelque chose de touchant dans cette attente, et le fait que ces interviews sont sans cesse interrompues par les alertes. La première a eu lieu à Kyiv, devant un public jeune qui a beaucoup ri. Pour eux, le film était une affirmation de la vie.
Entretien réalisé par Raphaël Nieuwjaer en visioconférence le 12 septembre. Interprète : Maxim Bondarenko.
Article à retrouver dans le n° : 802
Page : 61

Actualités
Med Hondo, seul maître à bord
Connu pour son travail de doubleur, notamment pour les voix françaises de Morgan Freeman et Eddie Murphy, Med Hondo est à l’honneur sur MUBI. La plateforme met en lumière ses grandes qualités de cinéaste contestataire et radical avec une rétrospective inédite en streaming de quatre films restaurés : Soleil Ô, West Indies, Sarraounia et Mes voisins.
À cette occasion, relisez le texte de Claire Allouche, « Med Hondo, seul maître à bord », paru dans les Cahiers nº 779 pour la ressortie de ses films en version restaurée à l’automne 2021.
« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître », déclarait Audre Lorde en 1979. Cette phrase pourrait sans mal étreindre l’œuvre cinématographique de Med Hondo, sidérant cinéaste franco-mauritanien descendant d’esclaves affranchis. Hondo a obstinément expérimenté de multiples formes filmiques pour donner corps et voix à une pensée décoloniale. En ouverture des Bicots-nègres, vos voisins (1973), un alter ego du réalisateur rappelle face caméra que le cinéma a été inventé « par les Occidentaux, les Toubabs ». Plus tard, une voix énonce que « lorsqu’une structure politique ne vous convient pas, vous la cassez ». Comment faire, alors, pour construire le territoire émancipateur des hommes tout juste ex-colonisés, avec une caméra comme incorruptible alliée ?
En 2017, grâce aux restaurations du World Cinema Project de la Film Foundation (Cahiers nº 741), Soleil Ô, son premier long métrage autobiographique, était exhumé. Sur un projet de Ciné-Archives, le Harvard Film Archive a récemment restauré West Indies ou les Nègres marrons de la liberté (1979) et Sarraounia (1986), ses troisième et quatrième longs métrages de fiction.
West Indies, inspiré des Négriers (1971) du dramaturge martiniquais Daniel Boukman, se déroule dans un décor unique, un monumental navire négrier échoué dans une usine Citroën désaffectée. Une succession de tableaux vivants, souvent chantés et dansés, racontent avec une précision chronologique et un humour caustique la colonisation des Antilles, en naviguant entre le XVIIe et le XXe siècles. La profondeur du décor sert cette perspective historique : les esclaves d’hier arrachés à leur Afrique natale sont les ouvriers immigrés d’aujourd’hui. En fomentant une révolte dans la cale, Hondo réinvestit la comédie musicale avec une vigueur politique vertigineuse.
Sarraounia, variation sur l’ouvrage éponyme (1980) de l’écrivain nigérien Abdoulaye Mamani, rend hommage à la reine nigérienne qui souleva son peuple contre la sanguinaire mission coloniale Voulet-Chanoine en 1899. Par son ambition narrative, son analyse des enjeux de pouvoir et son inventivité plastique dans une savane à perte de vue, le film n’est pas sans rappeler Ceddo de Sembène Ousmane (1977), ami d’Hondo. Les tensions politiques ont contaminé les conditions de réalisation : Sarraounia devait initialement être tourné au Niger, mais Seyni Kountché, le président d’alors, refusa d’accueillir l’équipe. C’est grâce au soutien de Thomas Sankara que Sarraounia sera finalement réalisé en terre burkinabè.
Champ-contre-chant : Hondo excelle dans un ton pamphlétaire à destination des colons, tout en réussissant à donner un souffle épique aux récits des opprimés, portés par une voix qui a assimilé l’histoire sur le temps long avec un charisme oratoire étincelant, dans West Indies, l’Ancêtre (en créole) et Sarraounia (en moré) dans le film éponyme. Si, au début de West Indies, l’un des colons énonce que son dessein est de rayer de la mappemonde « les minuscules petits peuples des microscopiques petites îles », la ritournelle de plans généraux dans les films d’Hondo, qui révèlent son importante démographie de participants, octroie aux peuples d’Afrique et des Antilles l’occasion de crever l’écran. Le protagoniste de ses films, c’est en premier lieu le peuple rappelé à l’horizon de sa libération. « Il n’y a que nous pour nous battre pour nous », formulait déjà une voix des Bicots-Nègres.
Claire Allouche
Article à retrouver dans le n° : 779
Page : 62

Actualités, Festival International du Film de Locarno, Festivals
Locarno : zones d’inconfort
À l’écoute des propositions les plus radicales, la 76e édition du festival suisse a présenté cet été une sélection internationale particulièrement stimulante et exigeante.
C’est l’intransigeance plus que la quête opportuniste d’une diversité de bon ton qui semble, à Locarno, avoir présidé au choix des dix-sept titres d’une compétition internationale de haute tenue. Giona A. Nazzaro, directeur artistique pour lequel « l’éclectisme est une forme de conformisme », revendique ainsi le choix de films qui requièrent la participation active du spectateur en offrant une proposition de cinéma originale, parfois extrême. C’est cette intrépidité qui a permis de mettre en valeur des oeuvres longues et fréquemment déroutantes, dont l’emblème pourrait bien être El auge del humano 3 de l’Argentin Eduardo Williams. Bâti autour de vues à 360° captées à l’aide d’une caméra à huit objectifs, il se présente comme une succession de plans séquences à l’intérieur desquels les choix de cadre ont été faits au moment du montage, en suivant le regard du cinéaste explorant ses rushs avec des lunettes 3D. D’un segment à l’autre se joue le plus souvent un total dépaysement, même si les protagonistes des non-récits qui s’enchaînent semblent constituer un unique groupe babélien que l’on retrouve en divers lieux du monde et aux confins du fantastique. Presque sage apparaît en regard, au fil de ses 215 minutes d’enquête hypnotique, obsessionnelle et non concluante, le dernier Lav Diaz, Essential Truths of the Lake. Mettant à nouveau en scène le lieutenant Papauran, anti-héros torturé de Quand les vagues se retirent, le Philippin, sans rien céder de son époustouflant formalisme, livre sans doute son film le plus explicitement politique, accablant la présidence de Duterte, qui s’est achevée en 2022. C’est avec une même ampleur – 183 minutes – et une exigence esthétique comparable – reposant elle aussi sur un noir et blanc très hiératique – que se déplie le second volet de Nuit obscure de Sylvain George, titré Au revoir ici, n’importe où (après Feuillets sauvages en 2022). Le documentaire se joue, comme ses protagonistes, des frontières de Melilla, enclave portuaire espagnole dans le territoire marocain, étape du passage vers l’Europe. Convainc, d’une séquence à l’autre, le choix de la durée et de la distance qui révèle tout autant l’empathie que la dangerosité de l’entreprise.
Face à ces films fleuves parfois éprouvants ont émergé parallèlement quelques fictions dont l’âpreté reposait d’abord sur l’énergie de leurs actrices. C’est le cas du remarquable Animal de Sofía Exárchou, portrait inconfortable et passionnant d’une danseuse de club de vacances interprétée par Dimitra Vlagopoulou. L’actrice grecque partageait légitimement le prix d’interprétation non genré avec Renée Soutendijk, ancienne égérie de Paul Verhoeven (Spetters, Le Quatrième Homme), impériale dans le vénéneux Sweet Dreams d’Ena Sendijarevic, qui voit l’univers colonial indonésien des Pays-Bas s’effondrer à mesure que se démasque la fantoche vacuité de ses représentants. S’ajoute à ces portraits féminins celui de l’héroïne de N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude (lire Cahiers nº 801). Favori de nombreux festivaliers, le film a été coiffé au poteau par un objet plus consensuel bien que tout aussi surprenant : Critical Zone d’Ali Ahmadzadeh (aujourd’hui interdit de sortie en Iran), qui renouvelle à sa façon – éminemment subversive – le genre persan qu’est devenu le « film de chauffeur ». Encore faut-il remarquer qu’en dépit de la performance du créateur multicartes Amir Pousti (coréalisateur de Flatland en 2017) en dealer-soigneur arpenteur des bas-fonds de Téhéran, c’est le rôle d’une hôtesse de l’air, interprétée par une autre artiste, Shirin Abedinirad, qui permet au film de faire résonner les cris libérateurs qui électrisent son finale.
Dans ce contexte de furie et de fureur, c’est à des films – souvent francophones – issus d’autres sélections qu’est revenue la mission de présenter un cinéma plus serein. La révélation de l’opus ultime d’un Paul Vecchiali testamentaire et bouleversant, Bonjour la langue, semblait accompagner le bel hommage au miroir rendu par Barbet Schroeder à un ami peintre, Ricardo et la Peinture (qui sort le 15 novembre). Le très pertinent La Voie royale de Frédéric Mermoud (sorti en France le 9 août), questionnant la poursuite d’études à l’ère Parcoursup, trouvait sa consécration avec une projection nocturne Piazza Grande tandis que Camping du lac d’Éléonore Saintagnan, Prix spécial du jury de « Cinéastes du présent », faisait entendre une nouvelle voix, qui, entre celles d’Eugène Green et Sophie Letourneur, révèle une vraie-fausse candeur jubilatoire et militante.
Thierry Méranger
Article à retrouver dans le n° : 802
Page : 55

Actualités, Festivals, Mostra de Venise
Venise : la beauté prend l’eau
La 80e édition du Festival de Venise, du 30 août au 9 septembre, fut une nouvelle fois l’occasion, faute de voir beaucoup de bons films, d’étudier les symptômes du cinéma mondial, en particulier l’uniformisation et l’étouffement des auteurs opéré par les plateformes. Regard sur quelques « cas » de la sélection officielle.
Pas étonnant que le Jury de la Mostra présidé par Damien Chazelle ait attribué le Lion d’or à Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos, qui synthétise deux grandes tendances observées cette année. La première, c’est celle de films qui font tout pour qu’on leur accole une épithète politiquement indiscutable. Ainsi, Lánthimos chausse les plus gros sabots possibles pour que personne n’oublie une seconde qu’il se veut « féministe ». Mais l’histoire d’une femme, Bella Baxter (Emma Stone), ramenée à la vie par une sorte de docteur Frankenstein qu’elle appelle Dieu (Willem Dafoe) et qui lui redonne un cerveau et une éducation, puis ramenée à l’intelligence et à la conscience par la pratique convulsive du plaisir que lui procurent les hommes, est-elle si féministe ? La question ne serait pas importante si l’argument n’avait pas été sur toutes les lèvres à propos d’un film bien moins subversif que roublard. On pourrait lui opposer Priscilla de Sofia Coppola (qui a valu à Cailee Spaeny la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine), biopic de Priscilla Presley auquel fut au contraire reproché une certaine torpeur, un manque d’engagement. C’est que la réalisatrice américaine n’affiche rien en faisant le portrait d’une femme qui s’ennuie (son grand sujet). Elle n’éprouve pas le besoin de faire d’Elvis un salaud pour montrer combien Priscilla est victime d’un système où la femme est reléguée au foyer, décrivant une tristesse proprement féminine sans forcer le sens.
Indigestion de farces
L’autre tendance dont Pauvres créatures est un parfait exemple est le recours à la farce en guise de brûlot politique. La bouffonnerie commence par la forme. Le film de Lánthimos croit parodier les films fantastiques américains des années 1930 mais son esthétique (qui passe du noir et blanc à la couleur) n’est qu’une patine dénuée de tout sens de la lumière et des contrastes, sombrant dans une imagerie d’une grande laideur (à coup de fisheyes ostentatoires et de décors numériques immondes dans la seconde partie). Sur cet aspect, c’est The Palace de Roman Polanski qui décroche la timbale, à un point de bêtise et de laideur qui mit quasiment fin à la polémique sur la présence du film au festival (hors compétition). Avant le passage à l’an 2000 défile dans un grand hôtel suisse une galerie de grands-bourgeois aux visages refaits, surmaquillés, incarnations grotesques d’une décadence fantasmée par un cinéaste hautainement détaché du monde. Le ton farcesque, qui tombe pitoyablement à plat, dénote un grand mépris pour ses personnages et, pire encore, pour ses acteurs, Fanny Ardant ou Mickey Rourke notamment, ce dernier filmé comme un vieux clown monstrueux. La misanthropie a remplacé la mise en scène.
Avec El Conde de Pablo Larraín (Prix du scénario), produit par Netflix, les choses ne sont pas si graves, mais la fable est infusée du même ton sarcastique. Augusto Pinochet devient le descendant d’une longue lignée de vampires à laquelle appartiendraient d’autres grands despotes de l’histoire qui auraient voyagé dans le temps et la géographie sous différentes personnalités, dont Margaret Thatcher, la narratrice… Là encore, la parodie commence par le saccage de la forme : ce noir et blanc Netflix pseudo-expressionniste, grisâtre et laid. De plus, le passage par l’outrance est totalement contreproductif d’un point de vue politique, puisque la blague potache consistant à dire que toutes les formes d’oppression et de tyrannie depuis des siècles s’expliqueraient par une généalogie maléfique est le meilleur moyen d’éviter de parler véritablement de politique et d’histoire.
Têtes de gondole
Autre symptôme vénitien : la politique de la signature, qui fit notamment que des films de Polanski, Allen (hors compétition avec Coup de chance, lire Cahiers nº 801) et Besson (en compétition avec Dogman, lire page 43) purent se côtoyer comme au temps d’avant #MeToo. Alberto Barbera, le directeur artistique du festival, s’expliqua en affirmant que l’argument cinématographique primait, sauf que ces trois films allant du médiocre au nul furent parmi les pires du programme. Par ailleurs, Venise accueillant des films de plateforme dans sa sélection officielle, elle en fait le plein à chaque édition, et répond à la même logique que Netflix ou Amazon : beaucoup de noms prestigieux pour bien peu de cinéma, pervertissement mortifère de la politique des auteurs. La présence de deux grandes figures du cinéma américain des années 1990-2000 – Michael Mann et David Fincher – dénotait ainsi une certaine fatigue. Ferrari, retour de Mann après huit ans d’absence, est un projet qui date de trente ans. Il s’attache au moment où Enzo Ferrari, à l’été 1957, organise des courses pour démontrer la supériorité de sa marque, qui devient alors aussi une machine de mort. La tonalité tragique que tente d’insuffler Mann ne prend pas, et les quelques rares plans ou choix de montage qui rappellent ce qu’il eut parfois de singulier ne font que souligner combien il semble ici contraint, y compris lorsqu’il s’agit de filmer les courses automobiles dans des scènes où l’on ne sent ni l’espace, ni les distances, et à peine la vitesse.
Le cas de Fincher est plus intéressant. Après son Mank manqué, il revient au thriller avec The Killer (produit par Netflix). Un tueur à gages de haut vol y est balloté entre son désir de contrôle cynique et les imprévus humains faisant capoter ses plans. Comme son personnage, Fincher sait ici très bien faire ce qu’on lui demande, avec un grand professionnalisme, mais d’une manière trop mécanique. L’absence de risque se laisse gagner par une esthétique de série. Vu le même jour, le délicieux Hitman de Richard Linklater (hors compétition) semblait répondre à Fincher. Un policier de Houston s’y fait passer pour un tueur à gages afin d’enquêter sur ceux qui font appel à ses services. Le premier ressort de cette comédie est la façon dont le personnage ne cesse de prendre des airs ou de se déguiser pour ressembler à un hitman crédible, c’est-à-dire tel qu’on les connaît à travers le cinéma, Linklater se moquant au passage d’un certain virilisme hollywoodien.
De la musique, enfin
Seul grand film vu en compétition : Evil Does Not Exist de Ryûzuke Hamaguchi, qui a remporté le Lion d’argent. L’auteur de Drive My Car, cinéaste d’habitude urbain, se déplace ici à la campagne, autour de la construction d’un camping « glamour » prétendument respectueux de la nature mais qui pourrait avoir des conséquences graves sur la source locale et la vie d’habitants qui s’opposent à ce projet. Ce film, qui s’inscrit en faux contre l’exploitation capitaliste du besoin écologique et certains traits de la société japonaise, plonge progressivement dans une grâce étrange, où l’emportent les secrets et beautés de la nature (y compris de la nature humaine) et ceux de la musique d’Eiko Ishibashi, origine du film et principale matrice de son montage. Il était beau de retrouver enfin une émotion qui ne venait ni du scénario ni du « message » ni d’une excitation de nos bas instincts de spectateurs blasés de la vie et du cinéma, mais d’une forme qui redonnait soudain goût à tout.
Marcos Uzal
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 53-54

Actualités
Contre-chants
Voix singulière du cinéma britannique, on pourrait dire de Terence Davies que son art est resté unsung, « inchanté ». De fait, on chante rarement les louanges de ce cinéaste majeur, héritier discret de Bill Douglas. À revoir le film le plus connu et le plus fêté de Davies, sorti en 1988 mais tourné en deux parties en 1985 et 1987 cette réception timide apparaît d’abord comme une ironie tragique : la chanson y est une toile de fond au sens le moins péjoratif du mot, une étoffe qui s’offre en doublure chatoyante du film, soit que les airs surgissent off, comme les coutures marquées à l’image par de constants fondus enchaînés, soit qu’on les entende in chantés au pub par les personnages, âges et généalogies mêlés, sans que l’on soit sûr, parfois, de distinguer les acteurs de leurs personnages (liverpuldiens comme eux). Mais l’ironie de la désaffection relative dont a pâti ce cinéma s’explique peut-être par son lyrisme contrarié, par le contrepoint cinglant qu’il orchestre entre la douceur joyeuse des chansons (« Tout s’arrange au mieux / Un arc-enciel monte au zénith / Nous aurons notre happy end », du standard de jazz « Taking a Chance on Love ») et la violence des situations racontées par fragments. Cette brutalité se traduit surtout formellement, dans une ligne narrative émiettée. Autour d’un père abusif mais aimé, les souvenirs d’enfance et ceux de l’âge adulte s’y succèdent en désordre, un personnage peut mourir puis partir à l’armée. La notion même de flash-back n’y est pas pertinente – elle requerrait un temps zéro du présent de la remémoration qui sans cesse se dérobe.
Pas plus que les « voix distantes » ou les « natures mortes » du titre, les tableaux vivants que composent parfois Tony, Maisie et Eileen, la fratrie centrale, lorsqu’ils posent pour des photos familiales, ne doivent tromper sur la subversion foncière du film, le coup que Terence Davies porte avec lui à tout le cinéma social anglais, que l’on peut faire remonter de l’époque où il situe son film (l’après-guerre pendant lequel le mythe d’un peuple insulaire fait d’excentriques solidaires a donné naissance à des fictions unanimistes) et qui s’étend au cinéma de Ken Loach et de ses épigones. Les premiers plans livrent tous les éléments du misérabilisme british : la façade de la petite maison ouvrière sous l’averse, l’escalier intérieur dès qu’on entre, les bouteilles de lait devant la porte, la cave à charbon. Le régime évocatoire du film ne déboussole pas seulement les trajectoires biographiques, il fait voler en éclats le déterminisme qui sous-tend le cinéma social anglais, que l’on jurerait personnifié par le père lorsque celui-ci, qui agonisait à l’hôpital, sonne en sueur à la porte de la maison familiale après un trajet à pied qui à coup sûr l’achèvera – canard au cou coupé, suintant et hagard, le genre national de premier plan en Grande-Bretagne ne s’invite une dernière fois que pour expirer salement.
La petite monnaie, elle aussi, circule dans le film comme le signe le plus modique du refus de jouer le jeu faussement subversif du cinéma social : cédées in extremis par le père à sa fille à terre comme une aumône humiliante pour qu’elle aille danser, argent de poche du père à Tony venu en permission, les petites pièces sont rageusement balancées au feu par le fils, ultime offense à la morale working class d’un géniteur qui l’a trop mal incarnée. Pourtant, la subjectivité diffractante de Davies quant à son passé ne relève pas de la conjuration, encore moins de la haine ou de la répudiation. Ce n’est que parce que nous voyons les frère et soeurs, à différents âges, échouer devant cette même façade un soir de fête familiale qu’une monotonie désespérante, sournoise, s’accumule. « Te voilà bel et bien mariée ! », s’y entend dire Eileen, qui rétorque : « Mais je ne sens pas la différence ! », tandis que son amie, forcée à rentrer tôt du pub par un mari grognon, s’exécute en lançant : « Retour à la réserve… » Chez Davies, la mémoire ne fige pas, elle révèle ce qu’il y avait de déjà figé dans le passé : des franchissements de seuils qui n’en sont pas, des rites de passage qui masquent un surplace généralisé. Bien sûr, le refrain, fondement de toute chanson, fait lui-même retour, mais cette répétition, en ce qu’elle a de frontal et de partagé, est le versant sublimé du cycle absurde de naissances, baptêmes, mariages et morts que la mémoire a tôt fait de confondre comme on éparpillerait une pile de photos de famille.
En superposant la logique antichronologique de la mémoire à celle, sérielle, d’une succession de chansons dont les paroles déplacent ou condensent le récit, Davies n’invente rien moins qu’un cinéma littéralement choral, et surtout, un sous-genre ciselé de la comédie musicale, un juke box film pour un peuple sans monnaie qui puiserait dans n’importe quelle expérience du quotidien où le chant reste encore en vigueur – y compris la messe – l’énergie de se glisser encore dans des rituels éteints, de faire couple, famille, ou la guerre. Une séquence sidérante commence sur une foule de parapluies luisants qu’un mouvement de caméra ascendant révèle postés sous deux affiches au frontispice d’un cinéma, La Colline de l’adieu (Love Is a Many-Splendored Thing en VO) et Blanches colombes et vilains messieurs ; au plan suivant, Maisie et Eileen pleurent dans la salle (devant le mélodrame d’Henry King, sans doute), et dans celui d’après, leur frère et le mari de Maisie, couvreurs du dimanche, chutent sur une verrière, forme cousine de l’écran mais dure et horizontale. La many-splendored complexité d’un tel enchaînement (la classe ouvrière, abreuvée du spectacle américain par excellence, en vit le revers friable) s’offre en miniature de tout le film, et, si l’on tend l’oreille, on percevra que les chansons, plutôt que de déployer un répertoire national, proviennent souvent des États-Unis : Eileen et ses copines se saluent d’un « S’wonderful » gershwinien, l’amie Monica entonne « Roll Around Kentucky Moon »… Cette lecture non « britanniciste » de Distant Voices, Still Lives dans laquelle la distance des voix serait aussi transatlantique a le mérite de voir dialoguer Davies, soudain moins insulaire, avec l’eisenhowérisme dolent de Douglas Sirk.
Charlotte Garson
Article à retrouver dans le n° : 797
Pages : 82-83

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Chanson de gestes
Malgré deux rétrospectives en 2012, au Festival des 3 Continents et à la Cinémathèque française (voir Cahiers nº 683), l’oeuvre immense de Shinji Sômai, décédé en 2001, n’a, à l’exception de Typhoon Club en 1985, jamais été distribuée en France. La belle restauration de Déménagement est d’autant plus un événement.
À Kyoto, Ren, petite jeune fille, est témoin du départ de son père du foyer familial tandis qu’elle reste vivre avec sa mère. Le film s’ouvre sur un dîner familial à bas bruit, dans un long plan séquence tournant lentement autour d’une table triangulaire œdipienne, aux arêtes coupantes, à la veille du déménagement paternel. Le père s’isole dans sa chambre plongée dans la pénombre, observe la pluie à travers la fenêtre, sort faire un tour. Peu après, Ren, allongée dans son lit, se relève, ouvre sa fenêtre devant le panorama humide, tourne dans sa chambre et soudainement, fait le poirier les pieds au mur. Au lieu de traiter le thème du divorce en dramatisant les étapes successives de la séparation d’un couple face à leur enfant, Sômai en fera une force climatique qui dilate les durées habituelles, étire les perspectives des lieux autour d’eux, inscrit dans chaque mot une sourde résonance. Son cinéma a toujours déployé un tempo déréglé en de longs plans séquence attentifs et tremblants, plus attentifs aux personnages qu’au récit général, menés par une caméra qui se promène librement, s’arrime à un corps, l’abandonne au profit d’un autre, bascule subtilement à droite ou à gauche, saisit le décor sous des angles singuliers, en de subtiles remises en cause du principe de gravitation. Dans un plan sidérant de The Friends (1994), un enfant chemine sur une rambarde surplombant un grand carrefour automobile, tout près de l’aspiration du vide. Cette rupture de la « distance de sécurité » est au coeur du cinéma de Sômai : la liberté de mouvement de sa caméra égale celle de ses personnages à qui il est offert de mal se tenir, d’appréhender leur environnement immédiat dans des positions invraisemblables. Sans but déterminé autre que d’explorer et de s’éprouver, leurs gestes ne sont pas ramenés à une pure valeur esthétique, chorégraphique, mais à un déploiement de leur propre liberté d’action, qui se défait des conduites codifiées de la famille, de l’école ou de la ville. Si les personnages d’enfants furent au centre des plus grands films de Sômai, c’est que leur imaginaire de l’espace est infiniment plus riche que celui des adultes. Le monde devient un grand support. Une cloison de l’appartement peut ici servir d’appui (pour faire le poirier), de protection pudique (le split-screen matériel d’une scène où Ren sur son lit et son père dans l’escalier s’écoutent sans se voir) ; un placard devient cachette ou piège, et les longues perspectives d’un trottoir semblent engager à y courir de tout son souffle. Si le divorce des parents de Ren la conduit, soucieuse et révoltée, sur la piste accidentée de la maturité, eux régressent vers son statut d’enfant. « Tu manges toujours aussi mal », dit Ren à son père dès la première scène, tandis que sa mère, désormais célibataire, rentre complètement saoule du restaurant où elles ont dîné toutes les deux et se traîne par terre. Le divorce, « ça se voit sur ton visage », fait remarquer à Ren sa camarade de collège, elle-même enfant de divorcés. La désorganisation de la famille innerve chacun de ses membres, assiège aussi leurs gestes. Moyens sans fin, les gestes des personnages n’induisent pas à voir dans leurs conduites des intentions ou des symboles, mais des façons de mesurer l’espace offert à la liberté de mouvement et au jeu d’approche (désirant, affectif ou désespéré) qui parcourt les gammes de distances entre soi et l’autre. Comme lorsque Ren téléphone à son père tout en l’observant dans son bureau, ou lorsqu’elle crie à sa mère, dont un pont et une foule la séparent : « Promis, je vais grandir le plus vite possible. » Chaque séquence engage ainsi la mesure physique d’un lien, entre jeu et bagarre. Ren frappe sa camarade de collège puis, la séquence qui suit, se réconcilie avec elle, et elles finissent par pousser ensemble un vélo plein de courses en haut d’une rue pentue, avant d’être interrompues par la soudaineté d’un orage. Météorologiques de même, la violence des uns, la méchanceté des autres qui, aussi puissantes soient-elles, passent toujours.
La liberté de mouvement de Ren s’ombre de la mélancolie de l’errance, où rien ne marque, où les actes s’effacent en s’achevant. Il faut qu’arrive la dernière partie du film, éblouissante (que Sômai improvisa au tournage), pour que l’énergie intuitive de l’enfant trouve son véritable épanouissement. Sur le lac Biwa où se déroule un impressionnant festival, feux d’artifices, processions et mises à feu ritualisées de grandes mottes de paille font écho à tous ces petits feux allumés depuis le début, lorsque le père de Ren brûle quelques rebuts du déménagement (dont des photos de famille) ou lorsque celle-ci menace ses camarades en cours de chimie et incendie sa salle de classe. Le temps mythique et décollé de la fête, dont la rumeur n’avait cessé précédemment de côtoyer les balades de l’héroïne passant près d’autres processions ou traversant un grand cimetière couvert de lampions, offre une résolution au temps déréglé du quotidien. La réalité de Ren rejoint alors le conte. Perdue, vraiment seule face au paysage, elle apprend, la fatigue aidant, à se poser. Alors, surgissent au creux de son regard des images oniriques, qui ouvrent au sein de sa solitude d’autres mouvements, intérieurs, intimes et créateurs. On comprend rétrospectivement les quelques interludes de ciels, traînées d’avions et bruissement de feuillages, qui s’invitaient moins comme des ellipses du récit que comme la possibilité d’inscrire quelque chose dans le paysage. Allumant la lanterne magique de son feu intérieur, Ren peut se mettre à écrire, lire à ses camarades sa propre histoire et finalement gagner leur encouragement. Dans la malicieuse scène keatonienne qui court en même temps que le générique de fin, l’enfant, qui « va vers le futur », ne cesse alors de se transformer, virevoltant à la rencontre de petits groupes de tous âges. Le film a parcouru d’un bout à l’autre tous les spectres possibles de la liberté.
Pierre Eugène
Version restaurée. En salles le 25 octobre.
Article à retrouver dans le n° : 802
Pages : 75-76
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