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La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov (2025). © Bac Films
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La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov

En commençant par une séquence située bien après le décès de Josef Mengele, où le squelette du tortionnaire est présenté à une classe d’étudiants en médecine, Kirill Serebrennikov placarde ses intentions. Avec cette adaptation du roman d’Olivier Guez, Serebrennikov aborde le biopic du médecin-bourreau d’Auschwitz, connu en tant qu’« ange de la mort », en retournant son bistouri contre lui : l’auteur s’en va inciser et disséquer l’ignominie à cœur ouvert. Début d’un film à l’os ? C’est l’inverse. L’interprétation à la fois convaincante et en force d’August Diehl, que l’on découvre presque en même temps que le portrait du fameux archange funeste accroché dans sa chambre (pour qui n’aurait pas compris où il met les pieds), s’ajuste à un projet de (dé)monstration grandiloquent et littéral. Le noir et blanc soyeux sera abandonné parfois, lorsque surgissent de fausses images d’archives censées avoir été tournées dans le cabinet du docteur (détenus auscultés, sadisés et exécutés à la chaîne). Mêlées à un effroyable home movie révélant le bon temps pris par le nazi et sa fiancée en milieu concentrationnaire, ces vignettes se distinguent par leur aspect brut et leurs teintes vives. Comme si la forme des scènes stylisées et sans couleurs ne visait qu’à mieux faire ressortir ce moment d’abjection, où clignote le vieux concept de banalité du Mal. Lire aussi : “CANNES 2021 : La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, Un pied dans la tombe“ Le cinéaste n’a pas grand-chose d’autre à asséner : il s’agit de scruter les yeux grands ouverts et « au présent » les actes du monstre ainsi que sa psychologie de pervers ambitieux muré dans le déni – pour ne pas les laisser se banaliser, précisément, dans les livres d’histoire. Ici, La Disparition de Josef Menguele s’apparente donc à l’anti-Zone d’intérêt. À la suggestion et au hors-champ, il oppose un théâtre où tout devient visible sans être plus évocateur. Pire, il aboutit à la muséification que dénonçait Jonathan Glazer. C’est flagrant lors d’une réception entre puissants occupés à préparer la Solution finale : la caméra serpente entre les convives pour montrer que tout est là, que l’on n’a oublié personne dans la reconstitution au cordeau. L’observation du Mal prend alors le tour d’une visite au musée Grévin. Yal Sadat LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE (DAS VERSCHWINDEN DES JOSER MENGELE) Allemagne, France, 2025 Réalisation, scénario Kirill Serebrennikov Image Vladislav Opelyants Son David Almeida-Ribeiro, Simon Peter Montage Hansjörg Weißbrich Musique Ilya Demutsky Interprétation August Diehl, Max Bretschneider, David Ruland, Frederike Becht, Mirco Kreibich, Dana Herfurth Production CG Cinéma, Lupa Film, Arte France Cinéma Distribution Bac Films Durée 2h16 Sortie 22 octobre
par Yal Sadat
Kristen Stewart photographiée par Mathieu Zazzo pour les Cahiers du cinéma à Deauville, le 12 septembre.
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Entretien avec Kristen Stewart : Rire, jouir, pleurer, crier

Actrice depuis l’enfance, Kristen Stewart a toujours fait des choix de carrière surprenants. Passée derrière la caméra avec The Chronology of Water (en salles aujourd’hui), prix Révélation au Festival du cinéma américain de Deauville, elle a su imposer une forme dont elle détaille la portée politique dans un entretien de notre numéro d’octobre, dont nous vous offrons ici un extrait. Est-ce la lecture du récit autobiographique de Lidia Yuknavitch, The Chronology of Water, qui vous a décidée à réaliser un premier long métrage ? Curieusement, votre court métrage Come Swim (2017) travaillait déjà le motif de l’eau. Come Swim est parti d’une image que j’avais en tête, celle d’un homme dormant au fond de l’océan. J’aurais dû m’en tenir à ça. J’ai voulu y fourrer tout ce qui me traversait à l’époque, et finalement, quand je le regarde aujourd’hui, je trouve qu’il ne raconte rien. En tout cas, en lisant The Chronology of Water, j’ai eu le sentiment que c’était un tremplin pour plonger dans l’impression que j’ai moi-même d’être enfermée dans un corps de femme, de la joie qu’il peut y avoir à rompre cet enfermement. Beaucoup de gens m’ont dit qu’il était inadaptable. C’est un point de vue américain, mais quand on adapte un livre, le but n’est pas de le recracher à l’identique. Les images ont la capacité d’externaliser des expériences intérieures incommunicables, par la manière dont elles sont agencées et par l’expérience du temps qu’elles proposent. Je n’ai pas voulu transformer un livre indiscipliné en récit en trois actes, mais créer une série de situations si vivantes et séditieuses qu’il fallait trouver de nouvelles manières de les organiser, comme on le fait avec ses propres souvenirs. Je voulais donner l’impression que le film vivait à l’intérieur du corps de cette femme, plutôt que de tenir un discours. Je peux le dire parce qu’on en rit aujourd’hui : quand il a lu le scénario, mon producteur français, Charles Gillibert, m’a dit : « C’est impossible (en français) ! C’est trop gros pour un premier film. Tu devrais faire quelque chose de plus simple. » Il n’a même pas réussi à finir le scénario ! Il me disait qu’il n’avait pas de sens, je lui répondais que ça produirait autre chose : un sentiment très particulier. Ce n’est pas parce qu’un film est difficile à résumer qu’il n’est pas guidé par une intention très claire. À l’inverse, il est difficile d’imaginer à quoi peut ressembler le scénario en voyant le film. Détailler chaque fragment d’image semble impossible, et pourtant c’est par eux que le récit se déploie. Les visions qui apparaissent comme des flashs étaient toutes dans le scénario, mais nous avons découvert ce que devrait être le contenu de ces visions en cours de route. Par exemple, un contrechamp de Lidia devait montrer un paysage pluvieux par la fenêtre ; quand on a tourné, il y avait un coin de plafond moisi dans la maison, qui faisait écho au motif de l’eau dans le film, en y ajoutant l’idée de dégât. On a remplacé le plan de pluie du scénario par un plan de moisissure. Si votre film refuse de se focaliser sur un problème (l’inceste, l’addiction), est-ce pour être fidèle au fait que dans la vie de Lidia, et dans la vie en général, on a généralement plus d’un problème à affronter ? Oui, et ce qui lui arrive n’est pas le propos du film, en fin de compte. Ce n’est pas non plus un film sur Lidia Yuknavitch en tant que personne ou écrivain. Il parle du fait de réorganiser les détails de sa vie d’une façon qui permette de les comprendre et de vivre avec, que ce soit par l’écriture ou d’une autre façon. Si on s’attachait trop à ce qui arrive à Lidia et dans quel ordre, on perdrait de vue le sujet réel du film, qui est que l’on peut réinventer ces récits dont on nous gave, ceux qui nous oppriment et nous privent de nos voix. S’exprimer haut et fort est vraiment difficile pour une femme, voire impossible pour certaines. Il n’y a rien de plus exaltant que d’arriver à formuler les choses qui nous font souffrir, d’autant plus si on se sent écoutée. On s’affranchit alors de ce qui a voulu nous détruire. C’est décidément un projet difficile à pitcher pour trouver des financements… Je n’ai pas arrêté de réécrire les résumés du film. « Une nageuse olympique victime d’abus sexuels devient toxicomane puis mère. » Ce n’est pas ça ! Il s’agit d’écriture, de faire coïncider ses voix intérieure et extérieure, et de la façon dont ça peut sauver une vie. Le film a été difficile à produire parce qu’on me disait que tout cela était trop triste et trop sombre. Pourtant, il ne fait que déstigmatiser des choses qui arrivent à la plupart d’entre nous. Si on ne peut pas mettre de mots sur ce qui est difficile à regarder, on perpétue l’obscurité. On vit dans un monde qui a été conçu par les hommes. Notre culture a placé dans nos psychés et sur nos corps une série de boutons et d’interrupteurs qui dessinent une carte, qui est censée représenter les filles comme il faut. Il nous faut redessiner cette carte. L’art le permet. Fatalement, si dans le programme télé on lit que le film parle d’inceste, de toxicomanie et de natation, on passe son tour. Mais il y a de la beauté et de l’humour dans ce récit. Imogen Poots a apporté une vraie drôlerie au personnage. Moi, je me marre tout du long, mais je comprends que ce ne soit pas le cas de tout le monde. Il y a des moments drôles, je suis d’accord ! Vous avez aussi l’audace de flirter avec l’abstraction, d’une façon qui est plus commune dans les arts visuels ou le cinéma expérimental que dans le cinéma de fiction traditionnel. En tout cas aux États-Unis. Les Français font ça tout le temps. […] Entretien réalisé par Olivia Cooper-Hadjian à lire dans les Cahiers nº 824, en vente en kiosque en ligne.
par Olivia Cooper-Hadjian
Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films
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Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé

Reconnaissons à Dracula le courage d’exposer ses limites : ses épisodes disparates, reliés par les échanges face caméra entre un cinéaste et une IA fictifs, s’accumulent comme autant de tentatives de démystifier ce qui n’est déjà plus vu comme mythique, de tordre la relation littéralement monstrueuse entre cinéma et histoire, mais aussi entre le présent et son excès nauséabond de représentation. Dracula est une expérience pénible, symbolisée dans la fiction par ce cabaret où le film revient sans cesse comme point de chute, cercle infernal où des touristes payent pour persécuter un vampire de pacotille, voire forniquer avec lui, seule respiration possible entre les chapitres qui sont autant de variations plus ou moins grotesques (Dracula et TikTok, Dracula et Le Capital…). Le malaise suscité par les images génératives (ici en roue libre) se mélange à celui des jeux de distanciation constants. Décors, costumes, interprétation… tout ici pointe vers la farce. Sorti à peine un mois après Kontinental ’25, tourné également à Cluj, le nouvel opus de Jude mérite d’être vu à l’ombre de ce petit frère (Cahiers no 823) : le relatif sérieux de cette thèse sur la culpabilité serait le contrepoint de l’irrévérence qui domine dans Dracula (dès les nombreux « Je suis Dracula, tu peux sucer ma bite » qui ouvrent le film aux sexes volants prêts à sodomiser quiconque croise leur chemin dans une des dernières histoires). Pourtant, les deux naissent d’un même désespoir : si les remords de l’héroïne de Kontinental ’25 tendent à symboliser (titre oblige) ceux de tout un continent et de toute une époque, Vlad l’empaleur est approché ici comme icône de l’Europe, incarnation de la dévitalisation de toute une culture dont ne restent que la part vulgaire de ses représentations. Fantoches horrifiques, comiques et pornographiques que l’IA transperce de son imaginaire maladif comme si elle pénétrait le rectum d’une civilisation jusqu’à en faire remonter les immondices vers une régurgitation aberrante. C’est aussi la grande question de Nadav Lapid dans Oui : Jude se demande quoi faire de la vulgarité omniprésente. Comment le cinéma pourrait-il accepter que l’immonde soit devenu le monde (ou n’a jamais cessé de l’être) ? Il peine cependant à dévier d’une ironie quasi constante dans sa réponse, ce qui rend le procédé, à son tour, quelque peu touristique. Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films Le cinéaste lui-même se singe le temps d’un plan en voyeur mi-amusé, mi-sceptique, filmant de son portable l’une des visites guidées du film. Les deux adaptations littéraires classiques qui constituent les plus longs chapitres (la nouvelle de moeurs tragique În treacat de Nicola Velea et Vampirul d’Amza et Bilciuresco) rapprochent l’exercice déboulonneur qu’est Dracula du patrimoine culturel roumain lui-même, comme constatant à la fois la force avec laquelle ces mythes irriguent une nation et la façon dont celle-ci ne saurait (ou ne devrait) plus en tirer quelque chose de vrai. Si Albert Serra ratait déjà la très casse-gueule figure de Dracula dans Casanova, Jude va plus loin ici, en tentant ainsi un salto sans filet : détruire une grammaire du cinéma viciée par les dérives du monde auxquelles cet art a participé, sans que sa réécriture puisse en construire une nouvelle. C’est ainsi qu’il faut lire peut-être le constant polyglottisme des personnages : pas comme un esperanto-bouillie mais comme une novlangue inerte dont les plumes absolues seraient Trump et Musk, rois couronnés par leurs propres réseaux sociaux. Lire aussi : “Berlin, à mots couverts“ Reconnaissons aussi au film une forme étrange d’élégance. Alors qu’il pratique l’exercice (lassant) d’offrir au spectateur une constante lecture critique de ce qu’il est en train de regarder (où la complicité se confond avec le paternalisme), Dracula se clôt de façon énigmatique. Un père éboueur regarde sa fille réciter publiquement un poème qui le ramène à sa situation humiliante (la direction de l’école l’oblige à suivre la représentation le plus loin possible de l’établissement : son uniforme de travail y ferait tache). Après 2h45 de postcinéma, Jude semble vouloir se lancer un dernier défi : chercher ce qu’il reste encore à filmer. Peut-être la façon dont un regard peut malgré tout basculer de l’ironie à l’empathie, s’émancipant du cirque d’humiliations constant qu’est devenue la vie ordinaire. Fernando Ganzo DRACULA Roumanie, Autriche, Suisse, Luxembourg, Brésil, Royaume‑Uni, 2025 Réalisation, scénario Radu Jude Image Marius Panduru Montage Catalin Cristutiu Son Sebastian Zsemlye, Jaime Baksht, Michelle Couttolenc, Odo Grötschnig Musique Wolfgang Frisch, Hervé Birolini, Matei Teodorescu Interprétation Lukas Miko, Alexandru Dabija, Oana Maria Zaharia, Gabriel Spahiu, Ilinca Manolache, Ana Dumitrascu, Doru Talos, Gheorghe Mezei, Rodica Negrea Production Saga Film, Nabis Filmgroup, Bord Cadre Films, Paul Thiltges Distributions, RT Features, Sovereign Films, microFILM, Samsa Film Distribution Météore Films Durée 2h50 Sortie 15 octobre
par Fernando Ganzo
Alma del desierto de Monica Taboada Tapia (2024).
Actualités, Festival Panorama du Cinéma Colombien, Festivals

Quêtes de soi au Panorama du Cinéma Colombien

Pour sa 13E édition, du 14 au 19 octobre, le Panorama du cinéma colombien (PACCPA, au cinéma L’Arlequin, Paris) fait la part belle aux parcours intimes et leurs intrications avec la sphère familiale. Ce rendez-vous annuel confirme la vigueur documentaire de la Colombie ; les récits de soi, frôlant l’autofiction, cherchent leur forme, notamment dans trois portraits remarquables. Dans Alma del desierto de Monica Taboada Tapia, Georgina, femme transgenre âgée exilée, traverse le pays pour être enfin reconnue comme elle l’entend. El Principe de Nanawa de Clarisa Navas, sorte de Boyhood à la frontière paraguayo-argentine, s’attache à Ángel, garçon de 9 ans qui croise la cinéaste au hasard du tournage d’un reportage et se voit confier une caméra pour qu’il enregistre sa vie malgré la distance qui les sépare – elle vit en Argentine mais lui rend visite. Enfin, le court métrage 1 Hijo & 1 Padre d’Andrés Ramirez Pulido s’intéresse à Kevin, envoyé en thérapie comportementale avec son beau-père, raillé par les autres binômes pour son physique de bambin. Lire aussi : “Panorama du cinéma colombien 2024 : Colombie des esprits“ Ces trois films se confrontent au déterminisme social chacun à leur manière et questionnent l’identité de leur pays, élargissant leurs cadrages. Georgina est toujours droite, inflexible face aux vents du désert comme aux revers administratifs ; son stoïcisme inspire toutes les personnes qu’elle croise. Ángel, dont l’autoreportage s’étale sur sept ans, donne à voir l’étendue des troubles d’une jeunesse aux rêves empêchés – mort du père, Covid, abandon des études pour ce garçon qui fonde une famille dès ses 16 ans – par l’hybridation des régimes d’images où le cadre vertical du smartphone s’impose peu à peu. Kevin devient quant à lui l’acteur-spectateur comique d’une série de vignettes mettant à l’épreuve son tuteur, révélant la douce mélancolie de celui prêt à tout pour aider son prochain. Ou l’importance de s’accepter tel que l’on est pour mieux retisser des liens et faire face, ensemble, aux violences éparses du quotidien. Elie Bartin Du 14 au 19 octobre, 13e édition du Panorama du cinéma colombien (PACCPA), au cinéma L’Arlequin, Paris.
par Elie Bartin
Entretien avec Jean Boiron-Lajous © Noa Grandguillot
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Héros limite – Entretien avec Jean Boiron-Lajous

Le réalisateur de Hors-Service a conçu son troisième long métrage à l’image du décor qui abrite les six anciens salariés de la fonction publique qu’il filme : comme un lieu où la mise en scène permet à la parole de trouver sa force et sa contradiction. Hors-service réussit subtilement à éviter le piège du « film à sujet », tout en exposant avec transparence la souffrance du burn-out et la décadence des services publics français. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ? Dès le départ, je voulais faire un film très interventionniste qui ne se contente pas d’aller filmer les gens dans leur réalité. L’idée était de rejoindre ces solitudes et d’en faire émerger une parole qui ne viendrait pas isolément, mais parallèlement à des actions. Quand on est seul face à une caméra, on ne parle pas de la même façon que dans un hôpital désaffecté en train d’exécuter des gestes, surtout quand la parole est provoquée par une rencontre. Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films   Peut-être par son allure de décor de fiction, ce lieu offre avec votre caméra quelque chose de protecteur aux personnages, est-ce que c’était une recherche consciente ? Il y avait une volonté de faire les choses avec beaucoup d’attention. Mais je voulais être très prudent avec cette notion de « soin » très à la mode. Il ne fallait pas que ça nous empêche d’accéder en même temps à la colère et à la beauté, dans le sens cinématographique, de ces personnes. On sent une volonté d’établir des conditions qui permettent ensuite aux personnes filmées se relayer entre elles, que le film se fasse un peu entre elles. Pour chaque scène, on avait beaucoup réfléchi à qui participe, dans quel décor, et avec quel éventail de sujets possibles. Il y avait donc beaucoup de contrôle au départ. Mais une fois à l’intérieur de la scène, l’équipe se faisait la plus discrète possible. Il y avait quelque chose de cérémonial. Les six personnes filmées étaient convoquées comme des acteurs sur une fiction, et même si en dehors du tournage ils communiquaient énormément, une fois devant la caméra ils oubliaient qu’ils étaient vus et ils disaient d’autres choses. Là il y avait une perte de contrôle de ma part, certainement. Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films Est-ce que vous avez été particulièrement surpris de certaines choses ? Oui, y compris lors de passages qui ne sont pas restés dans le montage final. Il y a évidemment le moment de bascule, les craquages. Je pense au facteur, surtout. J’ai parlé avec lui ensuite : C’est comme s’il avait eu besoin de craquer devant la caméra pour laisser une trace de sa souffrance et de celle de ses collègues. Mais surtout, j’ai vu progressivement l’élaboration d’une pensée qui dépassait celle que j’avais pu anticiper. Je pense par exemple au moment où l’ancienne juge, l’ancienne prof et l’ancien flic commencent à échanger sur la notion de normalité et qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas préféré être plus ordinaires, se limiter à suivre des ordres. Il se produit alors ce qui m’intéressait : le paradoxe, la complexité. Car ce sont les moments de discussion contradictoires qui créent de véritables scènes. Lire aussi : “Cahier Critique : Hors-service de Jean Boiron-Lajous“ Ces échanges vont aussi à l’encontre de certains stéréotypes. Je me suis vraiment posé la question de la représentation des travailleurs et travailleuses du public dans le cinéma français. Soit, dans la comédie, elle est cantonnée à la figure du fonctionnaire flemmard qui ne fait rien, soit, dans des drames réalistes, à la figure du héros, du médecin qui se bat contre tout l’hôpital et contre le monde entier pour sauver un de ses patients. Je pense à État limite de Nicolas Peduzzi que j’ai beaucoup aimé, et à certaines saisons d’Hippocrate qui, même avec certains défauts, étaient très intéressantes là-dessus. C’est parce que ces films existent que je me suis permis de faire un contrepoint, de dire qu’il n’y a pas d’un côté les héros qui résistent, de l’autre les faibles qui partent, puis ceux qui ne font rien, mais que ce sont les mêmes personnes. Puisque le système dysfonctionne, on est obligés de devenir des héros du quotidien pendant un temps jusqu’à… ce qu’on voit dans mon film : la démission, la souffrance, l’arrêt maladie de longue durée.   Propos recueillis par Fernando Ganzo au téléphone le 6 octobre.
par Fernando Ganzo

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Editos
Artistes, vos papiers !par Marcos Uzal
Dans Le Monde du 12 septembre, Michel Guerrin évoque un rapport du ministère de la Culture daté du mois de mai tentant de répondre à une question épineuse : « Les musées, théâtres, salles de concert ou festivals, quand ils sont financés par de l’argent public, doivent-ils présenter en priorité des créateurs français ? » Guerrin évoque l’hypothèse de quotas : « [Martin Bethenod, l’auteur du rapport] propose que [les oeuvres] qui sont achetées chaque année par le Centre national des arts plastiques soient 100 % made in France (la moitié actuellement) et que le Centre Pompidou présente 40 % ou 60 % d’expositions d’artistes de l’Hexagone. » Il y a là une ambiguïté dangereuse entre un projet économique légitime – que les fonds publics servent à vivifier la création française – et une question politique douteuse : obliger nos musées à privilégier la culture nationale. Le risque est la remise en cause d’une conception internationaliste de l’art qui a longtemps fait de la France une terre d’accueil des artistes étrangers, apatrides ou exilés, tout en s’en nourrissant. Dans le même ordre d’idées, le Centre national du livre a récemment cessé d’accorder ses subventions à des éditeurs francophones qui ne sont pas implantés en France, ce qui remet en cause la vision de la francophonie comme territoire débordant les frontières. Et concrètement, cela porte un coup fatal à l’économie de certaines petites maisons d’édition, tel Yellow Now en Belgique, connue de tous les cinéphiles et publiant de nombreux auteurs français. Face à ce rétrécissement général, on peut craindre que notre fameuse exception culturelle française devienne de plus en plus une préférence nationale, et que cela prépare le terrain à l’extrême droite, dans le sillage du démantèlement de la culture opéré en Italie ces dernières années ou de la vision essentiellement patrimoniale prônée par le Rassemblement national en guise d’anti-programme culturel. Certains, dont l’association Ciné-Palestine, ont appelé au boycott du film d’un réalisateur israélien exilé en France : Oui de Nadav Lapid, qui donnerait « une image légitime à un système colonial » (Libération du 17 septembre). Or, Lapid est devenu persona non grata en Israël où beaucoup de techniciens et acteurs ne veulent plus travailler avec lui pour ne pas se « griller » dans leur pays (lire notre entretien du mois dernier, no 823). Rappelons également que des membres du gouvernement israélien ont eux aussi tenté d’empêcher la projection de Oui, à travers une lettre ouverte adressée aux organisateurs du Festival de Jérusalem. Les ennemis politiques de Lapid doivent se frotter les mains s’ils constatent que certains des opposants français de Netanyahu veulent censurer celui qu’ils rêveraient de priver de passeport et de faire taire. Lapid ne vit plus en Israël depuis quelques années, mais en France. Il reste israélien parce qu’il filme depuis ce qu’il sait et connaît, sans faire semblant d’être autre chose. Or, Oui crie précisément le déchirement qu’il y a à provenir d’une nation que l’on considère comme un pays ennemi. Quel cruel contresens que de le ramener à sa nationalité ou à son incapacité à filmer Gaza. Puisqu’il se réclame de George Grosz, et en reprenant nous-même une analogie historique pernicieuse : c’est comme si l’on avait reproché à cet artiste antinazi d’être allemand et complice des bourreaux pour les avoir représentés eux plutôt que leurs crimes. De tels raisonnements théoriques et autoritaires naissent des oppositions paradoxales, où l’on commet la grave erreur de se tromper d’ennemi. Quel est le lien entre ces deux faits très différents ? Qu’est-ce qui les raccorde ? La crainte de la mise à mal de la portée internationaliste de l’art au nom de l’idéologie. Et que des extrémistes de bords opposés soient d’accord sur un point : l’artiste doit servir (une nation, une cause) ou se taire. Or, quel est le seul film qui parle aujourd’hui, sans détours ni pincettes, du danger d’une société où ne subsisterait qu’une culture nationaliste niant jusqu’à la souveraineté de l’artiste ? Oui de Nadav Lapid.
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