Couverture Cahiers du cinéma 822 juillet aout 2025

MUSIQUE !

Entretiens avec KIM GORDON, CAETANO VELOSO, MICA LEVI, BERTRAND BELIN, BONNIE "PRINCE" BILLY...

MIROIRS NO.3 : CHRISTIAN PETZOLD

LETTRES À DES CINÉASTES : FRANÇOIS TRUFFAUT

UN ÉTÉ AVEC CLAUDE CHABROL

Actualités

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Stéphane Bouquet. © Fabienne Raphoz/P.O.L
Actualités, Critique

Hommage : Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil. En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004). Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films. Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry. Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs). Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ? Stéphane Bouquet
par La rédaction
David Lynch, Woman Obscured by Cloud, 2009. © The David Lynch Estate, Courtesy Item Editions, Paris
20 août 2025 à 11:00

Lynch lithographe : péril en la demeure

EXPOSITION. Jusqu’au 21 septembre, la galerie Duchamp à Yvetot expose plusieurs lithographies de David Lynch : une autre porte d’entrée de son univers s’ouvre, non pas en complément mais bien en vis-à-vis de son travail de cinéaste. La sirène d’une ambulance retentit en boucle dans l’espace aux allures de nocturama où teintes rouges et bleues finissent par se mêler. Le son du tout premier court métrage de David Lynch, Six Men Getting Sick (1966), donne le ton : cette alerte infinie rythme la visite de l’exposition qui fait la part belle à la pratique de la lithographie. Flammes, éclairs, corps difformes et maisons en proie aux insectes peuplent ces saynètes dont on devine souvent les rideaux de part et d’autre du dessin. L’ambiance est électrique et surréaliste. D’un surréalisme à la Marcel Duchamp, auquel Lynch rend hommage dans une de ses estampes : le corps blanc d’une femme est étendu sur l’herbe, jambes ouvertes, une lampe à la main ; son visage nous est caché. Et ces deux lettres inscrites, E. D., l’abréviation d’Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… (1946-1966), renvoyant à cette œuvre secrète, voire testamentaire, de Duchamp, seulement visible par deux trous percés dans une porte. Elle est exposée au Philadelphia Museum of Art depuis 1969, et Alexandre Mare, commissaire de l’exposition, aime à imaginer le jeune David Lynch, tout juste sorti des Beaux-Arts de la ville à cette époque, y jeter un œil, tel Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) dans Blue Velvet. Lynch déclarait d’ailleurs : « Pour accéder à d’autres dimensions, il faut passer par quelque chose. Il y a peut-être plein de trous par lesquels on peut passer. » Regardeur, voyeur et visionnaire, Lynch ne cesse de vouloir passer d’un espace à l’autre, et la scénographie de l’exposition est une invitation à circuler dans un lieu tout liminaire qui n’est pas sans rappeler la fameuse Red Room. Une traversée sous forme de storyboard, montage d’une image à l’autre, sous le regard goguenard d’un hibou empaillé pince-sans-rire, tout droit sorti de Twin Peaks et posé là sous les poutres de l’ancienne minoterie. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Pierre de folie La folie serait causée par un caillou logé dans la tête : c’est la croyance, qui a la peau dure au Moyen Âge, telle qu’elle est représentée dans La Lithotomie (vers 1494) par Jérôme Bosch. Cette Extraction de la pierre de folie (son autre titre) pourrait être une bonne définition de l’usage de la lithographie par Lynch. Sur l’une des premières pierres qu’il a inscrites, on peut deviner la façon qu’il avait de travailler en « milieu humide », c’est-à-dire en partant de l’encre noire mêlée à beaucoup d’eau. De ce lavis en peau de crapaud, matière plastique très malléable, il révélait d’abord les particularités de chaque pierre puis peignait cette surface avec des instruments, mais aussi avec les doigts, pour donner forme à sa vision. À la différence d’un geste de gravure qui entaille, la lithographie est rendue possible par la pierre calcaire et poreuse qui absorbe naturellement l’eau et garde l’encre grasse à sa surface. Le dessin s’imprime ainsi sous la presse imposante que Lynch surnommait Moby-Dick et qu’il a filmée dans un court métrage intitulé Idem Paris de 2013 présenté au sous-sol de la galerie, véritable hommage à l’atelier du même nom où il s’est rendu régulièrement pendant plus de dix ans. La caméra est entraînée dans un mouvement panoramique de gauche à droite, de droite à gauche, suivant la cadence de l’impression de la pierre matricielle à son multiple sur papier. Puis, face à la machine, on suit le mouvement ascendant sur l’impressionnante verrière de l’atelier, comme si le corps de l’artiste finissait par passer lui-même sous presse. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Idem Paris de David Lynch (2013). © Salim Santa Lucia Poisse et secousse Les images imprimées suintent comme dans son cinéma. Les murs dans ses films rendent leur jus là où la pierre lithographique rend l’encre. Les espaces y sont sombres, insondables et rappellent les intérieurs oppressants de Lost Highway ou visqueux d’Eraserhead. Les figures barbouillées renvoient à The Bum près des poubelles du diner de Mulholland Drive, ou au bûcheron au visage noirci qui cherche du feu dans Twin Peaks: The Return. On retrouve ainsi dans ces lithographies signées entre 2007 et 2020 ses obsessions cinématographiques passées et futures. Un corps aux contours mouvants, quelques points pour repérer seins, nombril et œil, ses deux bras levés et un sourire qui lacère ce qui lui tient de visage: érotisme teinté d’horreur, Girl Dancing (2008) apparaît, suggestive et monstrueuse, telle une goutte d’encre qui plonge dans l’eau ou une volute de fumée. Quelle étrange lap dance se joue ici ? Une figure incertaine qui rappelle la créature émergeant dans le bloc en verre de The Return et qui pourrait finir par nous manger les chairs. Cette facture si particulière de la lithographie agit sur nous comme une sorte de pré-cinéma à la manière d’une flamme qui danse et, par jeu d’ombres, anime le corps : partout l’encre tremble, le dessin crie, les figures se dérobent et l’espace vibre, comme quand Lynch secoue la caméra. Un goût de la saccade qu’on trouve déjà dans The Alphabet (1969), sûrement projeté ici pour ces lettres qui apparaissent une à une, telles des ectoplasmes sortis de ce corps féminin au visage peint en blanc évoquant les photographies de cabinets de spiritisme du début du XXᵉ siècle. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Les visions angoissantes de Lynch ne se font jamais sans un certain humour, un bizarre-drôle porté par le texte, toujours ajouté à la fin dans la composition. Dessin au même titre que le reste, à la graphie légèrement vacillante (« house of electricity » ; « insect on Chair »; « I have wild Chicken » ; « mountain with eye » ; « oh, A BAD DREAM comes »), sous-titre à l’écran ou titre redoublé sur le papier, le texte n’illustre pas mais décale le regard. Ce ne pourrait être que descriptif, ça devient biscornu. Pour exemple, House With Insects (2020) représente bien la forme dense d’une maison archétypale, avec cheminée et toit pointu, mais dans un paysage liquide où l’insecte se fait autant araignée que pieuvre. Dans cette perte de repères, une flèche pointée dans le ciel en guise de signalétique et dirigée vers… vers quoi ? Un requin-léopard volant ? Les lithographies de Lynch deviennent un grand imagier enfantin dans sa version cauchemardesque. Ou prophétique : « Fire on Stage », « Fire in City » et « My House Is on Fire – Modern Device ». Anna Buno David Lynch, jusqu’au 21 septembre à la Galerie Duchamp à Yvetot (entrée libre et gratuite)
Valeur sentimentale de Joachim Trier (2025)
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Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling

Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme. Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace. Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions. Charlotte Garson VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI) Norvège, 2025 Réalisation Joachim Trier Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt Image Kasper Tuxen Andersen Son Gisle Tveito Montage Olivier Bugge Coutté Musique Hania Rani Décors Jørgen Stangebye Larsen Costumes Ellen Dæhli Ystehede Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film Distribution Memento Durée 2h14 Sortie 20 août
par Charlotte Garson
© Cahiers du Cinéma
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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang

À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier. Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs. Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter… Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie. Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.   Pierre Eugène    
par Pierre Eugene
© Cahiers du Cinéma
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Par la bande : Entretien avec Benjamin Esdraffo

Réalisateur du moyen métrage Le Cou de Clarisse (2003), ancien critique aux Cahiers et à La Lettre du cinéma, compositeur et interprète pop, acteur occasionnel, Benjamin Esdraffo a signé des partitions pour Axelle Ropert, Nicolas Pariser, Serge Bozon, Adolfo Arrietta, Whit Stillman, et plus récemment pour Caroline Vignal, Anne Le Ny et Emmanuel Mouret. Prémices. « Je suis venu à la musique de film à travers des propositions d’amis. J’ai d’abord écrit des chansons avec Mehdi Zannad pour La France de Serge Bozon (2007), puis quelques morceaux au piano pour L’Idiot de Pierre Léon (2009). Mais ma première véritable musique de film, composée images à l’appui, est celle du deuxième long métrage d’Axelle Ropert, Tirez la langue Mademoiselle (2013). Ces réalisateurs, auxquels j’ajouterais Nicolas Pariser, sont tous très cinéphiles, comme je l’ai été moi-même. Cela crée un terrain d’entente, une confiance ; ensuite tout reste à faire. La première fois que j’ai collaboré avec Nicolas, pour Alice et le maire (2019), j’avais composé trois morceaux en amont à partir du seul scénario, dans trois directions opposées. J’étais persuadé que l’un d’eux serait parfait pour l’ouverture, et qu’au moins un des deux autres conviendrait aussi. On n’a finalement rien gardé : une fois les plans montés, rien ne faisait sens. Quand on lit un script, on projette des choses qui ne seront pas dans le film. On n’est pas dans la tête du réalisateur – qui d’ailleurs ne nous dit pas tout, et surtout pas les choses les plus évidentes pour lui. Et puis il y a l’épreuve du tournage, qui modifie heureusement tout ce qui était prévu sur le papier. Mais faire des maquettes en amont permet d’entamer un dialogue, de préciser au moins ce que le réalisateur ne veut pas. Un autre moyen d’échanger est l’emploi par certains monteurs de musiques temporaires, placées sur le montage en attente de la musique originale. Longtemps, ce procédé m’a gêné car le piège est que le réalisateur et le monteur s’habituent à cette musique. Au fil du temps, ma méfiance s’est atténuée, car ça permet quand même au réalisateur de me renseigner sur une direction qu’il aurait eu plus de mal à m’expliquer avec des mots. »   Modèles de référence. « Dans le cas du film d’Emmanuel Mouret, cette idée de musique temporaire est revenue en force parce que Martial Salomon, le monteur, place beaucoup de musique tout au long du film, et que je suis arrivé tard sur le projet. Le producteur, Frédéric Niedermayer, avait l’intuition qu’une musique originale complèterait opportunément les morceaux d’emprunt. J’ai au final créé huit compositions originales, à commencer par celle illustrant la rupture sous le porche entre Vincent Macaigne et India Hair, sur laquelle avait été temporairement placé un extrait du Concerto pour deux pianos de Poulenc. En écoutant un morceau de référence, je tente en général d’extraire quelques principes – à quelle allure le morceau avance, quels sont les instruments en jeu, quelle est la couleur générale –, qui sont comme une définition de l’oeuvre. Je m’en imprègne, puis je m’efforce de l’oublier. L’idéal pour moi est de ne pas avoir de musique temporaire montée sur les images, mais des modèles de référence, pour établir un cadre de travail. Pour Simon et Théodore de Mikael Buch (2017), ce fut la musique d’Andrew Dickson dans Naked de Mike Leigh ; pour Petite Solange de Ropert (2022), celle d’Ennio Morricone dans White Dog de Samuel Fuller ; pour Don Juan de Bozon (2022), des oeuvres de Bruckner et Mahler. »   Trois Amies d’Emmanuel Mouret (2024) L’heure de la méfiance. « Les monteurs ont un rôle important dans l’écriture de la musique de film, car ils sont, dans le détail, responsables du rythme. Le réalisateur a une forme d’appréhension de la musique car elle arrive à un moment où il a tout élaboré, du scénario à la mise en scène, en passant par le casting, le travail avec le chef opérateur, etc. En France, il ou elle reste vraiment capitaine du navire. Et lorsqu’on est si près du but, la musique peut être un élément de bascule. Si tout se passe bien, elle va donner une nouvelle ampleur, un écho à ce qui était déjà initié. Mais elle peut aussi aller à l’encontre des intentions premières, écraser les images… Un film n’est pas la somme de belles choses, mais un ensemble d’éléments hétérogènes qui, sous la main du cinéaste, crée une forme nouvelle. Donc une bonne musique de film, c’est avant tout celle qui correspond au film, qui correspond avec lui. Elle doit notamment savoir se faire discrète si besoin pour ne pas empiéter sur l’image. C’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile. Par exemple, j’aime bien les derniers films de Clint Eastwood mais pas leur musique, souvent des nappes sans intérêt. L’avantage, c’est qu’on ne les entend pas. Si Eastwood avait placé une musique plus “remarquable”, ce serait au détriment du film. Certains ont besoin de cet underscore permanent. En France, longtemps l’art et essai s’est défié de la musique de film, voyez Rohmer, Bresson, Straub… L’idée qu’elle ne serait qu’une béquille, un ingrédient « mélodramatique », était un peu ancrée. La plupart des réalisateurs en sont revenus aujourd’hui, mais quand j’ai commencé à travailler il y avait un souci – que je partageais – de ne pas trop en mettre : ce serait un aveu de faiblesse d’y avoir recours. Par ailleurs, pour certains films, il est essentiel que la musique soit d’emprunt. Je n’imagine pas La Maman et la Putain avec un score : que les personnages écoutent du Fréhel ou du Zarah Leander est bien plus intéressant. Lorsque Jean-Claude Biette utilise au générique de ses films des enregistrements rares d’oeuvres classiques, il confronte deux temporalités, celle de l’Histoire et celle, plus triviale, du présent du tournage. » Parcimonie contemporaine. « La façon dont on compose la musique de film a changé depuis une trentaine d’années. Autrefois Herrmann, Delerue ou Williams se mettaient au piano, jouaient des thèmes, des atmosphères, expliquaient le type d’arrangements qu’ils comptaient faire, puis on enregistrait la musique et on ne pouvait plus revenir en arrière. Aujourd’hui, grâce à l’ordinateur, on peut avoir une idée assez réaliste de ce que sera le résultat : mes maquettes sont déjà orchestrées quand je les propose. L’autre grande différence, il me semble, c’est qu’on utilise moins de musique qu’autrefois. Je viens de lire les Mémoires de Michel Legrand : il est à un moment très fâché contre un réalisateur parce qu’il n’a utilisé que 35 minutes de sa musique. Je pense que c’est le temps maximum de ma musique jamais utilisé sur un film ! Georges Delerue avait, a contrario, conseillé à Truffaut, sur Jules et Jim, de ne pas trop en employer. Delerue reste un modèle, non seulement pour la beauté de ses compositions, mais parce qu’il avait ce souci assez rare de moduler sa musique au plus près des besoins du film. Une musique ne doit pas être composée en pensant à une écoute indépendante. Si elle peut s’écouter seule, c’est tant mieux, mais elle doit avant tout être à l’unisson du film. »   Propos recueillis par Philippe Fauvel à Paris, le 2 juin.
par Philippe Fauvel

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N°822, juillet/août 2025
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Editos
Juste un refrainpar Marcos Uzal
Une vieille blague dit que Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru faire de la peinture. C’est Jean-André Fieschi, ancien critique aux Cahiers, qui me l’avait racontée. C’est bien une blague de critique, d’ailleurs, que d’aller chercher de la peinture chez Beethoven. En tous cas, il a fait du cinéma sans le savoir, notamment chez Duras (Le Camion) et Godard (Prénom Carmen). Ailleurs, ce n’est pas toujours sûr. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu le deuxième mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven c’était dans Zardoz de John Boorman, et c’est ce que j’avais préféré dans le film. Ce mois-ci, on retrouve ce morceau dans Alpha de Julia Ducournau et, comment dire ? Il y fait moins du cinéma que de la pâte à modeler. Ainsi, parfois, on aurait besoin de réécouter certaines musiques seules dans le noir pour les laver des images cinématographiques ou publicitaires qui les encombrent. Je me souviens par exemple de mon émotion en entendant pour la première fois le Trio pour piano et cordes no 2 de Schubert, loin de Stanley Kubrick (Barry Lyndon) et Tony Scott (Les Prédateurs), et d’y sentir quelque chose de bien plus solaire que ce que leurs images funèbres créaient. Au cinéma, la musique classique est ainsi souvent utilisée avec une désinvolture écrasante. Le Boléro de Ravel, par exemple, ne se remettra peut-être jamais tout à fait des Uns et les Autres de Lelouch. Un ami mélomane m’a au contraire expliqué combien Kubrick, dans Eyes Wide Shut, avait libéré d’André Rieu la Valse no 2 de Chostakovitch en lui restituant son ironie initiale. Quant aux chansons, Bonnie « Prince » Billy nous fait part dans ce numéro de la gêne qu’il éprouve quand il entend des morceaux qu’il aime au cinéma tant son rapport à ceux-ci l’éloigne du film. On peut avoir dans ces moments-là le sentiment qu’un cinéaste tente de nous voler une émotion produite par un autre artiste. Ainsi, je n’avais pas aimé entendre des chansons de Nick Drake dans La Belle Personne de Christophe Honoré, tant mon rapport à ce chanteur est intime. Ça m’embêtait fort de devoir être ému par « Fly » devant des plans de Léa Seydoux batifolant avec Louis Garrel dans un lycée bourgeois parisien (mais il m’avait eu, le salaud), comme si on me forçait à partager un émoi très personnel avec des inconnus. Face à un film, il est au contraire plus beau d’être soudain emporté par une chanson qui ne nous aurait jamais autant touché ailleurs. Me vient immédiatement à l’esprit la scène du Règne animal où le père et le fils traversent une route en pleine forêt en appelant la mère mutante qui s’y cache, et que les « Maman ! » criés par l’adolescent se mêlent à « Elle est d’ailleurs » diffusé par l’autoradio. Non seulement le film accomplit alors le miracle d’émouvoir aux larmes avec Pierre Bachelet, mais c’est comme si cette chanson avait enfin trouvé sa raison d’être et avait été écrite précisément pour cette scène qui donne à son texte une tout autre dimension. Peu fan de Michel Jonasz, je n’ai pourtant pas oublié la magnifique utilisation de « Changez tout » dans Rien ne va plus de Chabrol, où l’on ressentait tout le rapport affectif du cinéaste à ce chanteur. Du côté de la comédie, mon plus grand étonnement fut sans doute de voir Albert Brooks écouter « Édition spéciale » de Francis Cabrel dans Broadcast News de James L. Brooks, et de chanter par-dessus la chanson en yaourt français ! Quant à l’actualité, si vous suivez les choix des Cahiers, vos principaux tubes de l’été devraient être « The Night » de Frankie Valli and The Four Seasons, qui était déjà au coeur de Journal de Tûoa de Miguel Gomes et que Christian Petzold utilise d’une très belle manière dans Miroirs No. 3, où la musique est si importante qu’il porte le titre d’un morceau de Ravel ; et puis, bien sûr, « L’Avventura » de Stone et Charden dont la joie estivale irrigue certainement plus la comédie presquehomonyme (à une lettre près) de Sophie Letourneur que le film d’Antonioni. Que dit la chanson (ici interprétée par Sophie Letourneur et Philippe Katerine) ? « Prends ta guitare, de quoi d’autre avons-nous besoin ? Que notre histoire ne tienne plus qu’en un refrain. » Se contenter que la vie ressemble à un refrain, voilà un beau programme pour l’été.
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