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Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025, Un certain regard 2025
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart
Femmes en miettes
De part et d’autre de la Croisette, deux réponses cinématographiques à la violence masculine se faisaient face ce vendredi. Avec Que ma volonté soit faite, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Julia Kowalski prolongeait le récit et le geste amorcés avec son court J’ai vu le visage du diable (déjà à la Quinzaine en 2023). L’adolescente polonaise possédée par le démon se nomme désormais Nawojka ; toujours interprétée par l’épatante Maria Wróbel, elle est installée avec son père et ses deux frères dans une ferme française. La veille, L’Engloutie de Louise Hémon réactualisait déjà une mythologie associant le désir féminin à une puissance maléfique, mais semblait ne l’assumer qu’à moitié. La reprise prend ici un tour plus malicieux par la présence d’une « sorcière » tout ce qu’il y a de plus humain (Roxane Mesquida), rendue coupable aux yeux des villageois de la violence libidinale qu’elle éveille chez les hommes. Les actions surnaturelles de Nawojka apparaissent alors comme un juste retour des choses, comme si les projections patriarcales avaient elles-mêmes donné naissance au démon qui se manifeste à travers l’adolescente. Puisant aussi bien dans Carrie que dans le giallo, Julia Kowalski transcende par l’outrance du cinéma de genre l’aspect très explicite de son propos féministe, émeut par les matières que sa mise en scène convoque – boue, glaires et flammes.
Autre forme d’intensité chez Kristen Stewart, dès la présentation de son premier long métrage The Chronology of Water, tout en « motherfucker » affectueux et « I love you » rageurs adressés à son équipe. De même que le diable se manifestait chez Nawojka à travers des visions fragmentaires, le parcours de Lidia (la romancière Lidia Yuknavitch, dont Stewart adapte l’œuvre), marquée par l’inceste, se donne dans le désordre, à la façon d’éclats mémoriels qui reviennent malgré soi. Autre façon de mettre à distance la rage : les mots, qui guident le récit et soutiennent le parcours d’apaisement de l’héroïne, course sans fin pour revenir à soi-même. Elle se déploie comme chez Kowalski à travers un motif sensoriel : celui de l’eau. De ces deux longs métrages se dégage le sentiment que la pleine restitution de l’expérience de ses héroïnes gagne à se donner par morceaux, façon de figurer la difficulté à faire tenir ensemble les injonctions contradictoires. Qu’il faut montrer le monde en miettes pour mieux en imaginer un autre.
Olivia Cooper-Hadjian

Actualités, Critique, En compétition 2025
Nouvelle vague de Richard Linklater
Loin du temple
Pour apprécier Nouvelle vague, il faut accepter que Godard devienne un personnage de fiction, c’est-à-dire ne pas exiger une fidélité mais s’amuser des projections que permettent son image, son mythe, avec leur part de clichés. La première raison pour laquelle Linklater gagne son pari est que son geste est amoureux, à l’inverse de celui, revanchard, du Redoutable d’Hazanavicius, dont ce film est en bien des points l’antithèse. Amoureux mais pas dévot ni solennel. Linklater n’est pas intimidé par son sujet, notamment parce que ce n’est pas Godard seul qui l’intéresse mais sa jeunesse, sa désinvolture, son insolence parfois un peu crapuleuse, et tout ce que cela dit d’une époque et d’une manière de faire du cinéma. Malgré le noir et blanc, le format carré et les clins d’œil, le film n’est pas non plus un pastiche, ni même un plagiat assumé (ce que Godard revendiquait) : s’il retrouve quelque chose de ce cinéma-là c’est moins dans la forme du film que dans l’énergie de sa fabrication. Ne cherchant pas non plus à l’« actualiser » en le regardant avec des yeux et des idées de 2025, il le rend au présent par ses partis pris de tournage : essentiellement, une bande de jeunes acteurs réunis dans une aventure légère. Ainsi, on cesse vite de jouer au jeu des ressemblances, car là n’est pas la question. L’enjeu est plus libre, il est du côté du « on dirait que… » des enfants : « on dirait que je suis un réalisateur français de la fin des années 50 et que vous êtes Godard, Truffaut et compagnie… ». Un nom, un costume, une vague ressemblance, une imitation plus ou moins appuyée suffisent à s’amuser comme des gosses, c’est-à-dire sans le poids du mythe ou du surmoi. Bien heureusement, ça ressemble donc bien moins à un essai docte sur le génie suisse qu’au spectacle qu’offrirait une troupe de jeunes cinéphiles un peu fétichistes et surtout suffisamment désinvoltes pour démontrer aux gardiens du temple qu’il n’y a pas de temple qui vaille. De Godard, Linklater retient avant tout une forme de joie créatrice, qu’il rend contagieuse, et qu’il ait réalisé un petit film jovial sur un sujet si imposant prouve la tendre honnêteté de son geste.
Marcos Uzal

Actualités, Critique, En compétition 2025
Renoir de Chie Hayakawa
Depuis l’enfance
Renoir (à mon sens, le film de la compétition cannoise le plus stimulant vu jusqu’à aujourd’hui) est de ces films dont on ne saurait résumer facilement ce qu’il raconte, encore moins de quoi « ça parle », et que l’on ne peut précisément aborder qu’en disant d’abord depuis où il regarde. Sa forme éclatée, flottante et impressionniste traduit les mille perceptions d’une enfant – Fuki, 11 ans –, qui vit avec sa mère tandis que son père est à l’hôpital, en phase terminale de cancer. Loin d’être larmoyant, le film endosse au contraire l’incertitude émotive de la fillette (génialement incarnée par Yui Suzuki). Dans le présent des sensations plus que dans le recul des sentiments, Fuki est guidée par son désir de voir et d’expérimenter, mais, peu expressive, elle saisit surtout la tristesse de ce qui lui arrive à travers les réactions des adultes. Comme elle, le film est à la fois hypersensible (aux lumières, aux couleurs, aux sons) et rétif au pathos, là où tout pourrait y conduire. Le récit frôle parfois le conte, par les rituels et croyances que s’invente Fuki pour répondre à la mort qui l’entoure, mais aussi à travers des figures d’hommes à la fois fascinants et répugnants, dont l’un (un jeune pédophile qui l’amène chez lui, d’où elle s’échappera à temps) serait l’ogre de l’histoire. Chie Hayakawa, plongeant dans ses propres souvenirs, parvient ainsi à retrouver la texture d’une perception enfantine, quand le sens des choses est encore si opaque que tout existe dans son intensité même, et que les adultes restent des mystères aussi vastes et inquiétants que le désir, la tristesse ou la mort.
Marcos Uzal

Actualités, Critique, Semaine de la critique 2025
Un fantôme utile de Ratchapoom Boonbunchachoke
Déclaration de revenants
Le cinéma n’a évidemment pas attendu le premier long métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke pour répondre à la question existentielle et rhétorique d’Alphonse (de Lamartine) : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». C’est donc dans le sillage des films séminaux de Segundo de Chomon et pas si loin des plus récents Rubber de Quentin Dupieux ou Yves de Benoit Forgeard, que le cinéaste thaïlandais s’attache dans un premier temps à livrer une vision animiste du monde. Son originalité est de convoquer les ressources inépuisables du film de fantômes et de proposer d’abord une fable sentimentale qui, sur fond d’alerte écologique, joue avec une vraie drôlerie de son potentiel comique. Tout est donc affaire de possession lorsque l’âme des victimes de la pollution s’empare des objets liés à la tragédie qu’ils ont vécue. C’est ainsi, parmi d’autres cas, que la belle Nat, logiquement devenue aspirateur, va chercher, après sa mort, à continuer à vivre sa passion pour March. Alors que le premier segment du film traite à sa façon des difficultés du couple mixte pour en explorer les virtualités, succède à une intrigue qui dépoussière Mme Muir – comment vivre sa passion avec l’aimé.e que l’on est seul à voir ? – une version ectoplasmique de Devine qui vient dîner qui fustige la rigidité d’une société thaï refusant toute hybridation. Contre toute attente, le scénario a la bonne idée de ne pas s’arrêter aux conflits (électro)ménagers à la Dartyhausen. Car un autre film, foisonnant, nihiliste et violemment politique commence dès que les revenants collabos aident les humains révisionnistes à se débarrasser des encombrants. La scission, dès lors, s’opère selon d’autres critères. Et la lutte pour le souvenir devient l’enjeu du film qui bascule sans crier gare dans un fantastique horrifique et nihiliste où les sacrifiés de l’histoire récente de la Thaïlande (des manifestations de 2010 en particulier) semblent enfin demander des comptes.
Thierry Méranger

Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025
Miroirs No. 3 de Christian Petzold
Miroir, mon beau miroir
Il était une fois, une nouvelle fable de Christian Petzold. La mort y rôderait, de noir vêtue sur un paddle berlinois ou parée de l’écarlate d’une voiture lancée à travers champs. Elle s’immiscerait dans une de ces maisons de conte, à la lisière du monde, semblable au refuge cerné de flammes du Ciel rouge (2023). Un lieu plus hanté qu’enchanté par des histoires de famille, et la perte d’une fille disparue trop tôt. Depuis, la mémoire se dépose dans chaque interstice au point de tout pétrifier : l’évier qui goutte, le piano désaccordé, le lave-vaisselle en panne. Le vent même sonne des airs déjà entendus. Il faudrait un nouveau souffle, une déflagration.
Alors, il était cette fois, un accident, une sortie de route qui fait dérailler les existences. De la tôle cabossée surgit Laura (magnétique et précise Paula Beer), une jeune pianiste en crise. La voilà qui se dirige vers la maison – en état de décomposition, bientôt de recomposition – trouvant refuge dans ce foyer qui n’est pas le sien.
L’incident produit des incidences inattendues, comme sait le ménager ce subtil et déroutant metteur en scène. Passé de l’autre côté du miroir, les règles permutent. Paradoxalement, le choc fissure moins qu’il ne suture. La casse promet la réparation. Laura, dont l’identité n’est qu’ébauchée, constitue une sorte d’être fragmentaire capable d’endosser le rôle de pièce de substitution, de remplacement : enfilant les vêtements, occupant le perron ou posant les doigts sur l’instrument de la fille manquante, dont elle compose l’écho et le reflet. C’est un mirage à la fois beau et dérangeant autour duquel convergent parents et frère, réunis par ce miroir déformant.
Le découpage, d’une grande justesse, alterne entre de vrais-faux tableaux de famille – à l’harmonie jamais complète, aux détails bancals, aux silences gênants, aux grâces éphémères – et le point de vue hypnotique de ceux et celles qui semblent désespérément et imaginairement les parfaire. Mais comment faire durer un bonheur qui n’opère plus que dans la reconstitution de scènes déjà vues, déjà vécues, déjà entendues ? Miroir magique, qui dit l’avenir, et à qui l’on confie nos vœux : supportera-t-on longtemps ce simulacre consolant ?
Lorsque la glace sans tain se brise, chacun doit assumer de se voir et de se voir voyant, dans la rudesse de son désir. L’anamorphose saute aux yeux. La partition collective se défait. Le prisme diffracte un spectre d’attitudes et d’émotions contradictoires, sensiblement restituées par ces acteurs bouleversants. Il fallait peut-être ce film pour déjouer la malédiction du miroir cassé, et appeler tous les doubles, tous les reflets, à quitter son cercle en forme de piège.
Élodie Tamayo
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Les évènements passés
Agenda CinéphileUn métier comme les autres
Le rapport de la Commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode de la publicité, présidée par Sandrine Rousseau et dont le rapporteur est Erwan Balanant, a été présenté le 9 avril dernier. Lisible sur le site de l’Assemblée nationale, ce travail très fourni, fruit de 118 heures d’échanges avec 350 professionnels des secteurs concernés, constitue un document historique, pour de bonnes et de mauvaises raisons. On y trouve en effet les contradictions de la Commission elle-même : une volonté politique nécessaire mais qui semble parfois plus soumise au spectacle de la communication qu’à une rigueur méthodologique, un lieu de parole ouverte mais une partialité dans la réplique qui vire régulièrement au procès. Si le cas par cas des auditions est souvent contestable dans la façon d’y mener les débats (lorsque le jugement l’emporte sur l’écoute), on ne peut cependant qu’être d’accord avec le résumé des objectifs et constats où sont relevées des « défaillances systémiques » dont les principales causes sont « le statut précaire de la plupart des professionnels de ces secteurs », des « hiérarchies marquées », une « confusion permanente entre vie personnelle et vie professionnelle » et un « silence entretenu par la peur d’être blacklisté ».
Les professions de ces secteurs doivent-elles être considérées comme des métiers comme les autres et se soumettre aux mêmes précautions, devoirs et lois ? Il me semblerait nocif qu’une commission d’enquête parlementaire réponde autrement qu’affirmativement. Il s’agit ici d’abus dans des domaines où les rapports de pouvoir n’ont pas été assez pensés, notamment en termes de droit du travail. Cela rappelle le débat sur la convention collective du cinéma en 2014, dans laquelle une majorité de producteurs et de cinéastes craignaient qu’une réglementation rigide des salaires et des horaires nuise à une pratique libre de la création cinématographique. Une minorité défendait au contraire l’idée que « les droits des créateurs ne sont pas opposables au droit du travail ». Alain Guiraudie écrivait alors dans une lettre ouverte à la SRF : « Je trouve très prétentieux de penser que parce qu’on fait de l’art (ou parce qu’on croit en faire) on devrait faire passer sa condition “d’artiste” avant tout. » C’est aussi ce que nous inspire la liste des recommandations proposées par la Commission, incontestables dans leur manière de remettre en cause le système hiérarchique qui favorise les VHSS et entretient le silence des victimes : ces règles ne sont pas là pour intervenir dans la création mais pour garantir une égalité de droits et de protection dans le cadre d’un travail collectif.
Le seul métier qui n’est pas vraiment traité comme tel dans le dossier soumis à la presse le 9 avril est finalement celui de critique, dont la responsabilité est placée dans l’ordre du symbolique. Selon la seule phrase qui leur est consacrée, « les critiques sont des prêtres qui rendent un culte aux dieux ». Quiconque s’intéresse un tant soit peu à la critique, à son histoire, à sa pratique, à son statut intellectuel et social, comprendra combien cette affirmation signée Geneviève Sellier relève de la caricature. Que la commission la mette en exergue est d’autant plus triste que dans son résumé aucun autre métier du cinéma n’est ainsi réduit à une généralité insultante. Aucune phrase ne commence par « les réalisateurs sont… », « les acteurs sont… », « les directeurs de casting sont… », puisqu’il est question de pratiques et de conditions de travail concrètes, et heureusement pas de stigmatiser des professions. Le critique n’est pourtant pas un être symbolique, il produit, souvent dans des conditions précaires, des textes qui ne ressemblent que très rarement à des louanges ébahies ou à des prières illuminées (pour cela, voyez plutôt les hommages dont se gargarisent la télévision, les César et autres remises de médailles). Jusqu’ici, on avait plutôt tendance à nous reprocher le contraire, une prétendue méchanceté ! Mais puisque l’on nous traite de prêtres, alors soyons le curé de campagne de Bernanos : « C’est une des plus incompréhensibles disgrâces de l’homme, qu’il doive confier ce qu’il a de plus précieux à quelque chose d’aussi instable, d’aussi plastique, hélas, que le mot. »
Marcos Uzal
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