Cahiers du cinema 826 décembre 2025

TOP 2025 : UNE ANNÉE DANS LE RÉTROVISEUR

L'AGENT SECRET : KLEBER MENDONÇA FILHO

CINDY SHERMAN : GRAND ENTRETIEN DÉMASQUÉ

MEKTOUB, MY LOVE : CHANT FINAL

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Partir un jour d’Amélie Bonnin (2025).
8 décembre 2025 à 14:00

De tant d’insouciance – une nouvelle tendance du cinéma français

Grand thème littéraire français, le voyage de la capitale vers la province (ou l’inverse) serait-il devenu un tube nostalgique constamment réinterprété ? De Klapisch à Lutz, point d’étape sur ce Tour de France version Nicolas Mathieu qu’aura été l’année 2025. Amassés sur le pont d’un vapeur, des voyageurs lèvent le nez. La célèbre silhouette d’un monument grossissant à l’horizon annonce leur entrée dans la plus grande cité du pays. Les mines sont ébahies : sous l’auguste structure, la terre ferme grouille de promesses. Prologue de The Brutalist de Brady Corbet, avec sa statue de la Liberté offerte aux yeux mortifiés d’Adrian Brody ? Pas vraiment : la scène est extraite de La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch. Adèle (Suzanne Lindon), oie blanche montant à Paris depuis sa Normandie natale à l’orée du xxe siècle, s’émerveille de voir la tour Eiffel depuis le bateau qui la transporte le long de la Seine. D’un sommet l’autre, elle s’apprête à vivre une ascension sociale jusqu’en haut de la butte Montmartre, aux côtés de peintres et de photographes bohèmes. Deux hommages s’emboîtent ici : d’un côté, La Venue de l’avenir se pâme devant le patrimoine culturel français, d’autant que son intrigue tourne autour de l’héritage (au propre comme au figuré) légué par Adèle et ses amis artistes à une poignée de descendants dont on suit l’évolution en parallèle – ils sont censés dessiner le portrait kaléidoscopique de la France contemporaine. De l’autre, la scène regarde vers Hollywood et la sidération des immigrants d’America, America ou du Parrain 2, parvenus aux portes d’un éden plus ou moins trompeur. Que raconte un tel enchâssement ? Que le cinéma français, ces temps-ci, habite son pays en traquant à tout prix son récit fondateur. Et qu’il furète en quête de signes prouvant l’existence d’un imaginaire romantique commun, quitte à emprunter des chemins balisés par le cinéma américain – un comble. La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch (2025). Le transfuge, ce copain d’avant Si Adèle débarque dans la capitale, à l’assaut d’un prétendu French dream situé dans les beaux-arts, d’autres personnages font le trajet inverse. Ceux-là pullulent comme autant de variations autour d’une figure chérie de la fiction littéraire et cinématographique française des années 2020, le transfuge de classe. Il s’agit alors de retours au bercail de Paris vers la province. Mais les films concernés finissent par chercher la même chose que La Venue de l’avenir, un ressourcement, un point d’ancrage dans une France sans qualités (ni urbaine, ni banlieusarde, ni tout à fait agraire), en vue de poser la question : qu’est-ce qui nous fait tenir debout en tant que peuple ? S’ils évitent les réponses identitaires, tous brandissent l’art (la peinture donc, mais aussi et surtout la musique) afin d’exalter quelque chose comme un liant national oublié, dont le lyrisme serait la clef ; cette exaltation-là s’exprime en s’écartant du naturalisme, et en usant d’artifices aussi nettement assumés que franchement lénifiants. « Pourquoi filme-t-on essentiellement le peuple à travers le naturalisme ? », demandait Marcos Uzal dans nos pages, déplorant que « les personnages issus des milieux populaires aient si peu droit au romanesque, à l’imaginaire, au désir » (Cahiers no 784). Les auteurs aventurés au-delà du périphérique auraient-ils entendu cet appel ? Loin de là. S’ils rompent avec la méthode Dardenne (ou Brizé), leur antinaturalisme fige les rapports sociaux dans des schémas pas moins sclérosants, et se déploie presque toujours selon le point de vue du personnage embourgeoisé, ou qui détient le pouvoir. Cadre en burn-out, Mélanie Thierry regagne les Vosges et renoue avec Bastien Bouillon autour d’un tube de Michel Sardou dans Connemara, adaptation de Nicolas Mathieu qui en talonne une autre (Leurs enfants après eux). Bouillon y incarne l’ex-Ryan Gosling du lycée, resté encroûté dans une carrière plan-plan mais aussi dans les souvenirs fantasmatiques de l’héroïne. Non loin de là, après avoir remporté une saison de Top Chef, Juliette Armanet retrouve la ville de son enfance – et le même Bastien Bouillon, toujours dans l’habit d’un Gosling francisé, garagiste de son état – dans Partir un jour, comédie musicale célébrant autant les standards de la variété francophone que de la gastronomie « tradi ». De quoi rappeler le carton En fanfare (2024) : chef d’orchestre parisien, Benjamin Lavernhe contactait son frère biologique dans le Nord afin d’obtenir de lui un don de moelle osseuse. En retour, le virtuose de la grand-ville mettait son génie au service de l’harmonie municipale dont faisait partie le modeste employé de cantine. Quant à Léa Drucker, elle enquête sur des violences policières en tant qu’inspectrice de l’IGPN dans Dossier 137 (exception de ce corpus, car sa mise en scène n’a rien de lyrique) et se trouve une attache avec la victime Gilet jaune : elle vient de la même commune, Saint- Dizier – où Partir un jour s’est d’ailleurs partiellement tourné. Un peu plus au nord, Un homme en fuite voyait Bouillon rentrer dans les Ardennes (cette fois dans le rôle du transfuge devenu écrivain), avant de descendre vers le Jura tout récemment pour L’Incroyable Femme des neiges (un autre retour au pays sur fond de crise climatique, moins stéréotypé). Le Grand Est, carrefour de toutes les réconciliations depuis l’avènement de son saint patron Nicolas Mathieu ? Il faut sans doute poser la question au guichet de financement de la région, mais c’est une autre histoire. Connemara d’Alex Lutz (2025). Paye ta fracture Comédies « popu » et fables grand public caressent de longue date le rêve de réparer un pays fracturé. C’est une vieille affaire française, et elle passe souvent par la convocation plus ou moins ironique d’une « France éternelle », où bourgeois et prolos s’affrontent grossièrement. Personne n’a oublié Amélie Poulain et son Disneyland montmartrois, ni Bienvenue chez les Ch’tis, Intouchables et la déferlante de Christian Clavier-movies initiée par le raz-de-marée Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?. Mais la plus récente marotte consistant à jeter des ponts entre la capitale et le reste du territoire, à débarquer et re-débarquer de l’un à l’autre, se distingue par l’objet de ces quêtes métafrançaises. Comme un acte de contrition survenu en réaction aux Gilets jaunes, ce glissement des récits vers une « France périphérique » (expression controversée du géographe Christophe Guilluy) essentiellement blanche et plus ou moins réenchantée semble bien travailler à une décentralisation tardive de la fiction française, à qui on a longtemps reproché son parisianisme. Mais le « centre » n’a pas disparu, parce qu’il reste le prisme : les quatre coins de la France ne sont rien d’autre qu’un hors-champ de Paris. Là où des premiers films indépendants et plus aventureux inventent une vie propre à des sites pourtant proches du désertique (les Hautes-Alpes de L’Engloutie, la station de ski Laurent dans le vent), les décors de Connemara et consorts sonnent creux. Les villes natales de certains protagonistes sont d’ailleurs à peine nommées, comme dans Partir un jour, situé dans le Loir-et-Cher (les gens n’y font pas de manières, comme disait le poète) mais donc tourné bien plus à l’est ; peu importe cette entorse, le paysage semi-rural y devenant une province générique, théorique presque. Le dispositif de comédie musicale le ramène à un arrière-fond oblitéré par les numéros chantés, et par le rapport socio-affectif qu’ils s’efforcent de mettre en scène (le tiraillement d’Armanet entre les enjeux de sa vie présente et ses amours passées). L’âme négligée desdites régions n’est donc pas le sujet ici, pas plus que les tensions intercommunautaires ou entre centres-villes et cités. Les conflits de classes pourraient sembler avoir pris le pas, mais ils sont traités par-dessus la jambe dans la mesure où ils apparaissent in fine comme de faux problèmes. Il suffit de les dépasser grâce à la musique donc, dans En fanfare, Partir un jour et Connemara, ou bien de les diluer dans des amourettes Harlequin améliorées ; puis chacun rentre chez soi, là où vaches et moutons seront bien gardés. Lire aussi : “À quoi ressemble la production indépendante française en 2025 ? Entretien avec Antoine Simkine“ Les bluettes sociologiques à la Nicolas Mathieu sont en somme le pâle compromis entre les vaudevilles à la Clavier/Boon et ce vieil idéal d’un peuple à la fois fidèlement représenté et doté d’un destin romanesque (atteint par Renoir, Pagnol, Pialat ou Kechiche). Malaxant le thème du souvenir, de la nostalgie (vieux tubes partout, flash-back intempestifs dans Connemara, et même voyage chamanique vers le xixe siècle dans La Venue de l’avenir), elles permettent, en ces temps moroses, de poser en creux la question mémorielle du roman national – non plus seulement « Comment vivre ensemble en France ? », mais « Qu’est-ce au juste que la France ? » – sans pour autant sombrer dans l’idéologie réactionnaire des documentaires soutenus par la sphère Bolloré (Sacré Cœur et son catholicisme transi) ou des spectacles contre-historiques sponsorisés par Pierre-Édouard Stérin. On leur saurait gré de tenter d’opposer à cette propagande des portraits plus nuancés du pays et de son héritage lyrique (dût-il s’agir de Sardou et des 2Be3), si l’entreprise ne s’éparpillait dans une collection de clichés candides voire abêtissants. Que les mêmes corps, les mêmes topoï reviennent d’un film à l’autre – la figure de Bastien Bouillon, les non-lieux filmés sans rien en dire sinon qu’ils détonnent avec le décor parisien, l’amour qui renaît à la patinoire dans Partir un jour comme dans Connemara… – dit bien que cette recherche existentielle du récit français se mord la queue, au point de devoir parfois imiter des cultures étrangères où le roman national dispose d’une imagerie prête à l’emploi (la citation hollywoodienne de Klapisch). Au moins ces tâtonnements rappellent-ils, par effet de contraste, que les rares cinéastes encore capables de saisir une idée juste et composite du peuple (Dumont, Ameur-Zaïmèche, Guiraudie, Diop, Kechiche…) y parviennent au prix d’une attitude contraire : filmer la francité des êtres tout en faisant de celle-ci un non-sujet. Yal Sadat
L’Œuf de l’ange de Mamoru Oshii (1985).
Actualités, Ressorties

L’Œuf de l’ange (1985) de Mamoru Oshii

Bien que connu des sectateurs de Mamoru Oshii, à jamais ébahis par les deux Patlabor (1990 et 1993) et par l’indépassable Ghost in the Shell (1995), L’Œuf de l’ange, originellement montré en OVA – vendu directement sur support physique –, n’avait jamais connu de sortie nationale en France. Gageons que sa (re)découverte en salles va permettre au troisième long métrage du cinéaste d’occuper la place qu’il mérite dans une filmographie singulière où la prise de vues réelles (ou tout du moins l’hybridation) semble avoir désormais pris le pas sur l’animation classique. Le film de 1985 apparaît aujourd’hui comme la démonstration de force d’un cinéaste de 34 ans qui offre, en à peine plus d’une heure, une radicale concentration de l’art visuel et narratif qu’il s’attachera à développer par la suite : dialogues parcimonieux, palette chromatique somptueuse mais limitée, longueur et lenteur des plans, contrastes d’une bande-son oscillant entre silences anxiogènes et envols choraux soudains. L’association d’Oshii et de l’artiste multi-talentueux Yoshitaka Amano, sur le point de créer l’univers graphique du jeu Final Fantasy (1987), accouche d’une œuvre dont la puissance visuelle et sonore saisissante s’impose à contre-courant de l’opacité elliptique d’un scénario qui, entre lyrisme et épure existentielle, se plaît à se jouer des classifications. Science-fiction postapocalyptique, fable métaphysique, drame psychologique, film d’errance : aucun genre ne suffit à caractériser l’énigmatique rencontre, dans une cité sans âme et sans soleil où des silhouettes fantomatiques s’évertuent à harponner des ombres, d’une préadolescente aux cheveux blancs occupée à préserver un œuf mystérieux et d’un jeune guerrier soudainement apparu dont on ne saura jamais vraiment s’il veut l’aider ou la trahir. L’Œuf de l’ange de Mamoru Oshii (1985). L’étonnante prolifération des références chrétiennes, à la fois précises et ambivalentes, semble dès lors une métaphore du film lui-même. Car Théorème n’est pas si loin : le jeune homme, inséparable d’une arme primitive cruciforme, apparaît d’emblée comme un Gabriel dont l’angélisme à la fois inséminateur et exterminateur vient visiter une vierge qui semble tenir entre ses mains et contre son ventre l’avenir de l’humanité. God in the Shell ? Que l’unique tirade du film évoque parallèlement une version déceptive de l’épisode biblique du Déluge – où la colombe ne revient jamais sur une arche condamnée à toujours dériver – dit la capacité du film à dépasser l’univocité d’une fable de la fécondation pour générer, à mesure des visionnages, d’autres interprétations. Lire aussi : “Lumières de Pasolini“ « Peut-être n’existons-nous que dans la mémoire d’une personne qui a disparu », conclut alors le protagoniste, semblant renvoyer à d’autres références du cinéaste pour inviter à retrouver, en filigrane de certaines scènes – parmi lesquelles la séquence finale et son troublant travelling arrière – l’empreinte mémorielle et séminale de Tarkovski, Hitchcock ou Marker. Thierry Méranger L’OEUF DE L’ANGE Japon, 1984 Réalisation Mamoru Oshii Scénario Mamoru Oshii Image Juro Sugimura Montage Seiji Morita Son Shigeharu Shiba Interprétation Mako Hyodo, Jinpachi Nezu Production Tokuma Shoten Distribution Eurozoom Durée 1h11 Sortie Film inédit, version restaurée en salles le 3 décembre.
par Thierry Meranger
Peter Watkins dirigeant l’un des acteurs des Gladiateurs (1969)
Actualités, Hommage

Peter Watkins, solitude du coureur de fond

Peter Watkins est mort le 30 octobre à 90 ans dans une petite commune de la Creuse où il s’était établi après des années de pérégrinations de la Grande-Bretagne à la Suède, en passant par les États-Unis. Cet éternel jeune homme en colère laisse une œuvre colossale derrière lui. La Bombe (The War Game), seul film qui valut à Peter Watkins un Oscar, fut achevé en 1966, un an après que Guy Debord eut déposé le brevet d’un jeu de guerre inspiré par les Kriegsspiel de l’armée prussienne au XIXᵉ siècle et destiné « au courant situationniste afin qu’il s’exerce à la dialectique ». Le film de Watkins, simulation des conséquences d’une attaque nucléaire sur l’Angleterre, emprunte au reportage télévisé son esthétique sur le vif et au film d’anticipation sa froide narration d’une dérive autoritaire de la démocratie parlementaire. Mais s’il partage avec Debord le goût de l’anachronisme et de la critique des médias, Watkins s’avère surtout un franc-tireur dont les films entendent dénoncer le spectacle de ce qu’il appelle les « industries audiovisuelles de masse » (Hollywood et la télé), en sabotant leurs structures narratives et stylistiques sur leur propre terrain. Voilà comment, de La Bataille de Culloden (1964), du nom de la confrontation dans les Highlands en 1746 entre la rébellion jacobite et le pouvoir britannique protestant, à La Commune (2000), tous deux financés par des chaînes de télévision, le flux de la retransmission continue (« l’horloge universelle ») se trouve parasité par une caméra portée à hauteur des personnages et la parodie anachronique de médias télévisés transposés dans le passé. Non seulement ces films deviennent des agents de l’histoire en offrant un autre point de vue sur les événements qu’ils mettent en scène, mais ils constituent eux-mêmes un événement en éclairant le présent sous un jour nouveau. Le modèle du jeu de guerre informe encore Les Gladiateurs (1969), sorte d’Hunger Games à l’heure de la guerre froide, et le beaucoup plus réussi Punishment Park (1971) où, prenant au sérieux une loi appliquée par Nixon face aux mouvements protestataires, Watkins filme le calvaire de jeunes gens pris en chasse par les forces d’intervention de la police dans une course mortelle au cœur du désert californien. La Bombe de Peter Watkins (1966). S’il ne fait pas toujours dans la finesse, on peut lui reconnaître un certain talent pour imaginer des allégories politiques qui n’ont pas pâli avec le temps. Figures exemplaires de son cinéma, les adresses à la caméra, regards qui viennent désigner le dispositif de tournage ou interviews improvisées qui débordent la diégèse pour solliciter le point de vue des acteurs – presque toujours non professionnels –, ouvrent des parenthèses brechtiennes dans la trame du montage, comme dans Edvard Munch, la danse de la vie (1973), où le portrait de l’artiste, enrichi de ses accointances avec les milieux anarchistes et libertaires de l’époque, se mue irrésistiblement en autoportrait du cinéaste en paria. On se souvient que, pour La Commune, le cinéaste composa respectivement le casting des versaillais et des communards en publiant des petites annonces dans Le Figaro et en allant donner des conférences à l’Université Paris 8. À La Parole Errante, où Armand Gatti avait accueilli le tournage, le printemps 1871 se rejouait au présent, dans une frénésie aux airs d’insurrection qui se prolongeait hors du plateau. Lire aussi : “Fin de parties : Entretien avec Peter Watkins“ Watkins, formé au théâtre amateur dans sa jeunesse anglaise, savait si bien communiquer le feu de la révolte qu’il dut composer avec une contestation de sa position d’auteur par une partie de l’équipe. La forme même du film devenait indissociable de ses conditions d’élaboration, ses plans-séquences se coulant entre les insurgés sur les barricades pour mesurer les distances entre personnages et acteurs et conjuguer au présent les colères populaires. Watkins, solitaire dans la foule, orchestrait le chaos, laissait chacun et tous écrire leur propre histoire. Parmi les visages juvéniles des insurgés, ceux d’Arthur et Tom Harari, alors étudiants, et d’autres qui, peut-être, éprouvèrent leur propre désir de cinéma à travers celui, inextinguible et furieux, de cet homme qui les avait tous emmenés dans son rêve. Alice Leroy
par Alice Leroy
The Vanishing Point de Bani Khoshnoudi (2025).
Actualités, Doclisboa - Festival International du Film Documentaire

Doclisboa : où est la maison de nos images ?

Mi-octobre, pendant la 23E édition de Doclisboa, festival consacré aux formes les plus stimulantes du cinéma du réel, plusieurs films partageaient une même inquiétude sur la vulnérabilité des images, autant en termes de fabrication que de diffusion et de préservation. Lors de son discours d’ouverture au cœur du majestueux cinéma São Jorge, la nouvelle équipe de programmation de Doclisboa (Hélder Beja, Cecilia Barrionuevo, Cíntia Gil, Boris Nelepo) nous prévenait de la fragile pérennité des salles lisboètes et de la nécessité redoublée de les peupler. Une semaine plus tard, le Prix du meilleur film de la compétition internationale, La noche está marchándose ya d’Ezequiel Salinas et Ramiro Sonzini, répondait à ces mots. Ce premier long métrage argentin relate les derniers moments d’un ciné-club municipal, porté à bout de bras par le passionné Pelu. Après avoir été le projectionniste du lieu, il est contraint d’en devenir le gardien permanent. En ouvrant les portes clandestinement la nuit, il donne refuge à une communauté de marginaux. Ensemble, ils regardent défiler l’histoire du cinéma autant qu’ils se laissent dévisager par elle. Tourné dans un noir et blanc hors du temps, La noche está marchándose ya (« La nuit est déjà en train de s’en aller ») cultive tout du long une claustrophilie aussi mélancolique qu’irrévérencieuse. Une séquence cocasse met en scène un dialogue bruitiste entre les gamins pétomanes de Bonjour de Yasujirô Ozu et les flatulences de l’auditoire argentin contemporain. La salle de cinéma est dépeinte par les vies qu’elle rend supportables ainsi que par la mémoire des hommes qu’elle rend accessible. Cet enjeu-là était également au centre de Cinema Kawakeb de Mahmoud Massad. Cet autre titre de la compétition internationale confronte le quotidien d’un cinéma jordanien sur le déclin, filmé en une ritournelle de plans fixes, à des archives filmées de la région. Cinema Kawakeb de Mahmoud Massad (2025). Comment faire tenir une salle pour que l’histoire d’un peuple continue à circuler ? À cet égard, il était saisissant de voir dans le même élan trois documentaires réalisés au Moyen-Orient, dont la première mondiale a eu lieu il y a peu. Tous trois œuvraient à donner un lieu aux images de récents événements, alors que les pays de naissance ou de résidence des cinéastes sont en flammes, voire en ruines : sous la forme d’un puzzle impossible, contraint par le silence familial en Iran, dans The Vanishing Point de Bani Khoshnoudi ; par l’agencement de rushes datées de vingt ans dans With Hasan in Gaza de Kamal Alfajari ; et sous les traits d’une chronique familiale en temps de guerre au Liban dans Tales of the Wounded Land d’Abbas Fahdel. Baumettes Studio d’Hassen Ferhani (Prix du meilleur court métrage) et Um Minuto é uma Eternidade para Quem Está Sofrendo de Wesley Pereira de Castro et Fábio de Castro travaillaient quant à eux à bâtir leur propre maison-cinéma pour s’extirper d’un état de suffocation. Lire aussi : “Topoï et utopies à Doclisboa 2024“ Dans le studio pénitentiaire des Baumettes, Ferhani invite des détenus à réinventer le monde avec fougue, face caméra. En fond se succèdent des décors de fortune, de plage paradisiaque en désert de western. De son côté, Wesley Pereira de Castro a été captif casanier pendant le long confinement brésilien. Pour s’éprouver vivant et donner sens au temps suspendu, il s’est filmé régulièrement. Il partage à la fois ses pulsions de survie et des mises au point sur sa cinéphilie. Le résultat est déroutant : un journal anxiogène où le désir d’images déborde la possibilité de les réaliser. Seules les ellipses, qui répondent à un tempo organique, laissent présager un havre de paix. Claire Allouche
par Claire Allouche
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski (2025).
Actualités, Critique

Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski

Il y a quelque chose de dialectique dans la façon dont le second long métrage de Julia Kowalski entrechoque des formes et des idées apparemment contradictoires. D’une part, la cinéaste s’inspire d’une pensée féministe qui analyse la diabolisation des femmes comme une stratégie du pouvoir patriarcal ; d’autre part, elle reprend à son compte ces fantasmes masculins, en puisant notamment dans le genre ontologiquement machiste du giallo. Elle en imite l’atmosphère libidinale et onirique, ou encore l’artificialité du jeu des acteurs, qui évoque par moments le doublage de films italiens, mais décale l’effet produit en les transposant dans une campagne française. Point d’homme masqué à l’horizon : le récit évolue à l’écart des codes pour sonder les répercussions de la rencontre entre deux femmes indociles. Nawojka, adolescente polonaise impatiente d’échapper à l’autorité de son père et de ses deux frères, a hérité de sa défunte mère des accointances avec les ténèbres – un personnage repris du court J’ai vu le visage du diable, toujours interprété par l’intense Maria Wróbel. Lire aussi : “Retour Cannois sur Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart“ Sandra (Roxane Mesquida), elle, revient dans le même village, qu’elle avait quitté après avoir répondu par la violence à celle de son compagnon, ce dont on la blâme, évidemment. Si le film touche, c’est que l’outrance parfois caricaturale employée pour dénoncer la tyrannie exercée par la gent masculine sur ces deux femmes s’y fonde sur une attention aux corps, aux lieux et aux matières restitués par le 16 mm – boue, glaires et sang – qui rend puissamment sensible l’expérience intime des deux femmes, et ainsi leur acharnement à exister coûte que coûte. Olivia Cooper-Hadjian QUE MA VOLONTÉ SOIT FAITE France, Pologne, 2025 Réalisation Julia Kowalski Scénario Julia Kowalski Image Simon Beaufils Montage Isabelle Manquillet Son Olivier Pelletier, Yannis Do Couto – Fabien Bellevaire, Xavier Thieulin Décors Anna Le Mouël Interprétation Maria Wróbel, Roxane Mesquida, Wojciech Skibiński, Kuba Dyniewicz, Przemysław Przestrzelski, Raphaël Thiéry, Jean-Baptiste Durand, Eva Lallier Juan Production Grande Ourse Films, Venin Films, Orka, en association avec la SOFICA Indéfilms 13 Distribution New Story Durée 1h35 Sortie 3 décembre
par Olivia Cooper-Hadjian

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Couverture Cahiers du cinéma 826 Top 10
N°826, décembre 2025
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Editos
La déconquêtepar Marcos Uzal
Le lecteur observera qu’un nombre important de films figurant dans nos tops 10 de l’année 2025 sortent ce mois-ci, dont deux qui se retrouvent dans le top général de la rédaction : L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho et Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon. Cette fin d’année est en effet particulièrement riche en bons films, et l’on constate toujours que, des documentaires les plus « directs » aux fictions les plus labyrinthiques, toute proposition formelle inventive aide à voir et à penser le présent. Cette certitude est aussi le fil rouge de nos pages faisant le bilan de l’année, car nous ne cesserons de nous réjouir que la forme cinématographique (et pas seulement les scénarios) réponde à sa manière au chaos du monde et à la menace fasciste qui pèse sur lui. Et que cela nous donne matière à en parler, à débattre. Rien que ce mois-ci, L’Agent secret nous plonge dans les méandres de l’histoire brésilienne de la seconde moitié du XXe siècle, à travers un récit et un montage qui en fouillent les secrets, sondent la mémoire confuse. De son côté, Histoires de la bonne vallée de José Luis Guerín parvient à filmer un quartier pauvre de Barcelone comme une communauté fordienne, non pas en la sublimant naïvement mais en prenant le temps d’y scruter l’humanité qui y survit à contretemps. À ceux qui prônent une idée culturellement uniforme de la France, au nom d’une mythologie xénophobe, on conseille aussi d’aller se promener sur les plages sétoises de Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche ou sur les pentes alpines de Laurent dans le vent, et de bien écouter et regarder ceux qu’ils y croiseront. C’est aussi à voir le paysage différemment que nous invitent les incursions dans le landart de L’Amour qu’il nous reste de Hlynur Pálmason, le rude arpentage de Reedland de Sven Bresser, ou encore les troublantes dérives fantastiques de L’Engloutie de Louise Hémon et de Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski, deux films qui, avec Laurent dans le vent, donnent foi en un jeune cinéma français libéré de toute séduction hollywoodienne autant que des tics du mauvais naturalisme. Quant à Magellan du Philippin Lav Diaz, il nous montre la conquête de son pays au début du XVIe depuis la perspective des colonisés – non pas comme la « découverte » d’une terre mais comme son invasion –, tout en nous faisant ressentir la force des paysages, leur splendeur naturelle autant que leur puissance surnaturelle. Tandis que la bêtise, la désinformation et le révisionnisme semblent gagner de plus en plus de terrain dans les polémiques truquées des débats télévisuels et les discussions de comptoir des réseaux sociaux, des cinéastes offrent encore de quoi penser l’histoire et la géographie dans des déplacements sensibles, des déterritorialisations et des visions historiques. Ils explorent ce qui est là plutôt que de fantasmer sur des mirages. Ils cherchent l’utopie dans la vie même et non à travers une idéologie autoritaire. Ils écoutent le murmure des sorcières qui connaissent les vertus des mauvaises herbes. Ils parcourent les terrains vagues, les zones, les marges de l’espace et du temps, à contre-courant des funestes retours au bercail. Ils s’enchantent des éparpillements métissés, loin des sinistres rassemblements nationaux.
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