
MUSIQUE !
Entretiens avec KIM GORDON, CAETANO VELOSO, MICA LEVI, BERTRAND BELIN, BONNIE "PRINCE" BILLY...
MIROIRS NO.3 : CHRISTIAN PETZOLD
LETTRES À DES CINÉASTES : FRANÇOIS TRUFFAUT
UN ÉTÉ AVEC CLAUDE CHABROL
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Entretien avec Mica Levi : Comme un saut au ralenti
Grâce à ses collaborations avec Jonathan Glazer et Pablo Larraín entre autres, Mica Levi a commencé à construire un rapport matériel à la musique de film, au point de peut-être révolutionner la notion même de bande originelle.
Après trois albums avec The Shapes, vous avez composé votre première bande originale pour Jonathan Glazer à 27 ans. Comment s’est faite cette rencontre ?
Je pense que Jon voulait quelqu’un sans expérience préalable, qui n’ait pas d’exigences ni d’idées préconçues, et qui pratique des tarifs acceptables. Je me suis fait les dents sur un début de montage d’Under the Skin, suffisamment proche du résultat final pour que je puisse me familiariser avec la matière, le rythme et l’atmosphère. À moins de connaître très bien le réalisateur, il m’est difficile de travailler à partir du scénario, quand il n’y a pas encore de texture visuelle ou temporelle.
Vous venez d’une famille de musiciens et avez suivi une formation musicale. Quelle place a occupé le cinéma dans votre parcours ?
On regardait parfois des films, surtout à la télévision, mais je n’ai vraiment découvert le cinéma que bien plus tard. Si la musique expérimentale m’intéresse depuis l’adolescence, je n’ai pas rencontré à ce moment-là le cinéma expérimental. Après Under the Skin, c’est tout un monde cinématographique qui s’est ouvert à moi, proche de la musique et des groupes que j’aime.
À Venise, où Under the Skin a été présenté, Pablo Larraín vous a proposé de composer la musique de Jackie, un projet très lointain du travail de Glazer. Comment l’avez-vous abordé ?
Jackie Kennedy m’intéressait, j’ai passé un temps fou à la regarder porter ce tailleur rose au cours d’une vertigineuse recherche d’images. Cela m’a semblé tout à fait naturel de composer une musique qu’elle aurait pu écouter, et qui n’aurait pas complètement détonné avec l’époque. Je me la représentais comme une personne en état de choc, sous l’emprise de nombreux analgésiques, mais qui réussit à faire face, à part quelques débordements ici et là. J’ai essayé de trouver la traduction musicale de cet état.
Autoportrait réalisé par Mica Levi.
Vous avez ensuite collaboré avec Alejandro Landes pour Monos, sur des enfants dans la jungle colombienne.
Alejandro avait l’intention de rendre le film presque insituable, et la musique ne devait pas non plus correspondre à une époque ou à un lieu donnés. Plus que la dimension politique du film, j’ai aimé le fait que le genre d’un des personnages ne soit pas clairement défini, et peut-être même que ce personnage soit trans. Cet élément apparemment périphérique me semble raccorder le récit d’apprentissage au contexte d’une guerre d’enfants-soldats. Lorsqu’on m’a envoyé Monos, il était assez proche du montage final. Il y a plusieurs années, j’avais réalisé un sample en soufflant dans une bouteille, mais cet enregistrement était étrange parce qu’on y entendait aussi une nuée d’oiseaux piaillant soudain pendant l’enregistrement. Cette dimension techno-naturelle m’a semblé juste pour le film. J’ai travaillé à partir des vêtements et objets utilisés sur le tournage, une matière brute qui dénotait à la fois une vie réduite aux nécessités premières et marquée par les extrêmes.
Vous avez retrouvé Glazer à plusieurs occasions, notamment sur deux courts métrages tournés durant la pandémie, Strasbourg 1518 et le magnifique The Fall. Vous formez presque un duo, maintenant.
C’est comme si je partageais ma vie avec les films de Jon, un pied dans ce monde, un autre dans le sien. Ma méthode change, mais la liberté qu’il m’accorde reste, comme l’engagement total qu’il me demande : beaucoup de temps, aucune complaisance – et pas de peur.
La Zone d’intérêt marque une nouvelle étape de votre collaboration : de même qu’il y a un défi éthique et artistique à représenter les camps d’extermination, il y en a un à les mettre en musique et en sons.
J’ai travaillé avec Jon et Paul Watts, le monteur, tous les jours pendant un an, en essayant plusieurs idées et approches musicales. Comme pour Under the Skin, une intuition première a trouvé sa place dans la bande-son auprès d’idées qui ne sont apparues qu’après une année de laborieux efforts et d’étroite collaboration. Dans l’instrumentation, j’ai pensé très tôt que les voix seraient importantes. Une autre idée de départ était le feedback de la guitare. Le film explore la nature humaine et des tendances qui sont aussi vieilles que le temps. La présence de l’électronique représente cette évolution, donc elle prend aussi des formes anciennes. Il était important pour Jon que les caméras aient une aussi haute définition que possible, pour rendre le film le plus réaliste et proche de nous, au lieu de le confiner aux livres d’histoire. Très tôt, il a proposé que l’approche musicale soit de la même facture, en très haute résolution en quelque sorte. J’ai tenté d’imiter les différents changements de focale, par exemple un zoom avant musical. J’ai opté pour une musique qui descendait et montait progressivement, et cette technique s’est avérée la clé du mouvement musical du film. Ces variations produisent une sensation étrange, car il est impossible de descendre ou de monter aussi lentement dans la vie réelle, c’est un peu comme si on essayait de sauter au ralenti. Cela ramène la bande-son à une modernité teintée de surréalisme.
Autoportrait réalisé par Mica Levi
Aviez-vous l’impression que votre composition relevait aussi d’une éthique ?
Oui, parce que, finalement, La Zone d’intérêt est profondément engagé dans une exactitude historique, sans pour autant être réel. L’esprit doit être autorisé à accéder à un niveau de réalité différent, pour faire pleinement l’expérience du film. Jon et moi avons été inspirés par le peintre Philip Guston (1913-1980, ndlr), que notre ami Ryan Hawaii nous a fait connaître. Il s’agissait moins de regarder d’autres films que de nous laisser guider par le travail d’un peintre, ce que je trouve en général plus fécond dans la création d’un film.
Je crois que la musique de La Zone d’intérêt n’intervient pas dans le monde des personnages, et presque pas dans le film, elle flotte dans l’air, elle existe visuellement, presque exclusivement dans des situations abstraites, avec une couleur si saturée qu’elle s’aplanit, aussi éloignée de la réalité que les images thermiques, qui ne restituent que la chaleur corporelle. La partition apporte un point d’interrogation, une mesure de la distance entre l’abstraction et la banalité humaine ; elle vous mène au film (le noir), puis sous le film (les images thermiques), puis derrière lui (le rouge), vous fait repasser dessous (thermique) et vous en sort (le noir à nouveau).
Lire aussi : La parole et les cris, table ronde sur La Zone d’intérêt
Quand vous composez, travaillez-vous avec un instrument particulier ? J’ai lu qu’Harry Partch (1901-1974), un compositeur autodidacte qui fabriquait ses propres instruments, faisait partie de vos influences. Vos bandes originales, leurs variations microtonales, évoquent ce type d’approche.
Tous les instruments marchent, c’est la façon dont on en joue qui compte, mais je suis surtout proche des cordes, de la flûte traversière et des percussions, et sensible aux composantes particulières d’un film, qui peuvent m’emporter ailleurs, m’impressionner, me rendre un peu triste ou me faire réfléchir. J’aime que ça ne devienne pas trop cérébral, que les choses soient belles, vivantes.
Quand Nan Goldin m’a écrit pour Sirens et Memory Lost (lire Cahiers nº 817), c’était très émouvant pour moi. Je lui ai dit que son art avait été pour moi une boussole dans l’existence. Elle m’a fait visiter son exposition à la Tate Gallery et m’a parlé de la série de photos Memory Lost, ce qu’elle ressentait quand elle les a prises. Ce temps passé ensemble m’a été très précieux, à mon retour j’ai regardé les photos à nouveau et composé, et je lui ai aussi envoyé une improvisation préexistante pour piano, guitare et magnétophone avec CJ Calderwood que je pensais qu’elle aimerait, et qui, en effet, a été intégrée à l’œuvre – j’ai travaillé dans une liberté totale.
Entretien réalisé par Alice Leroy par courriel, le 17 juin.

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Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985)
Nul besoin d’être un adorateur des Talking Heads pour savourer le film de Jonathan Demme, rare exemple d’harmonie entre les puissances propres du cinéma et du concert de rock. Dès les premiers plans et l’apparition progressive du leader, David Byrne, c’est tout un genre (celui du film-concert) qui redémarre à zéro, promet d’être autre chose que l’enregistrement d’une prestation donnée tel jour, tel lieu, pour tel public. Le montage restitue d’ailleurs une essence rêvée, hybridant trois soirées distinctes. Mimant la timidité du novice qui passe une audition (« J’ai une cassette que j’aimerais vous faire écouter »), le personnage-Byrne reprend d’abord « Psycho Killer » au stade de la feuille blanche. Mieux, à celui d’une fiction sonore : un beat électronique paraît jaillir tout droit de sa radiocassette, posée sur la scène nue. Le trucage, indissociablement scénique et filmique, fait de toute musique une possible bande-son, ici pour les allers-venues de son corps instable, pas rassurant, avec ses riffs syncopés et son refrain tout en fricatives (« fa fa fa fa »).
Stop Making Sense raconte, pour une bonne part, l’histoire de ce corps protéiforme, auquel vient peu à peu s’agglomérer le corps social des musiciens. Bassiste, batteur, choristes, la bande grossit à chaque morceau jusqu’à aboutir, au bout d’une vingtaine de minutes et avec l’aide des machinistes, à cette formation élargie (mixte et multiethnique) qu’appelaient à l’époque les riches arrangements funk et afrobeat du groupe. Sans être aussi exubérants que le chanteur, tous auront leur moment, l’occasion de se distinguer. Le frottement des deux types de présence (rôles habités chez Byrne, sourires détendus et adresses au public chez les autres) fait d’ailleurs le sel du show.
Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985).
Domine donc l’impression d’une synchronie magique – concert engendrant film, film engendrant concert. Les changements à vue du décor et le crescendo des performances tendaient forcément la perche au cinéma, encore fallait-il les épouser sans les aplatir, comme dans le style MTV alors dominant, sous une couche d’artifices. Épurée, la mise en scène ne donne pas non plus dans le voyeurisme gestuel de nombreux documentaires sur le rock, prompts à traquer le mystère de la musique sous la peau des interprètes ou les grimaces des fans.
Lire aussi : “On vivait la nuit, on fréquentait les clubs où des groupes comme les Talking Heads ou les New York Dolls faisaient l’événement.” Entretien avec Bette Gordon
Hormis à la toute fin, le public reste caché dans le noir, et c’est le monde théâtral de la scène, ses lumières et ses ombres, ses chorégraphies variées et pimentées par les numéros de Byrne (séance d’aérobic, danse fredastairienne avec un porte-manteau, costume de cartoon…) qui focalise l’attention minutieuse des caméras. En vase clos ? Si le film a traversé aussi facilement le temps, il le doit justement à ce côté abstrait, retournant la « captation » contre le spectateur : nous voilà captés et captifs, titillés dans notre immobilité jusqu’au dilemme (on danse, ou on regarde ?). À trop gesticuler, on raterait pourtant le beau suspense formel qui s’ouvre à chaque morceau, aucun n’étant filmé de la même manière. Le découpage paraît anticiper et accompagner à la fois le rythme et l’esprit des chansons, jouant parfois des forces accumulatrices du plan long (« Once in a Lifetime »), oscillant ailleurs d’un espace à l’autre de la scène pour créer duos, face-à-face ou indifférences mutuelles. Comme dans la musique du groupe elle-même, comme aussi dans les meilleures comédies musicales, l’exaltation physique dérive ici du contrôle, la frénésie de la rigueur.
Élie Raufaste

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Les films de la 49e édition du Festival d’Annecy trouvent matière à rêve dans le passé.
Si le festival d’Annecy a invité à une recherche des origines, c’est peut-être à cause de la situation du secteur : Malgré l’ouverture annoncée pour 2026 d’une Cité internationale du cinéma d’animation, le secteur reste ébranlé par la chute des commandes des plateformes.
Les grands-parents peuvent bicher : quatre films de la compétition Contrechamp du Festival d’Annecy leur étaient dédiés (Balentes, Olivia et les nuages, Space cadet, Les Contes du pommier). Cette fête aux aïeuls était indissociable d’œillades appuyées en direction de la trace photographique, symptôme sans doute d’un besoin du cinéma d’animation de rappeler à quel point il n’est pas coupé du monde : d’où le nombre de films explicitement adressés, dans des cartons finaux, aux grands-parents mais aussi aux enfants tourmentés par la guerre (Allah n’est pas obligé) ou la pauvreté (Olivia et le tremblement de terre invisible). Le parachutage de la photographie en milieu dessiné impose un sursaut de réalisme, là où l’animation prend en charge l’incomplétude de la mémoire.
Dans Nimuendajú (Tania Cristina Anaya), reconstitution de la vie de l’ethnologue Curt Unckel, la photographie sépia d’indigènes confinés dans des réserves comble le blanc qui borde, troue, arrête le dessin. Dans Endless Cookie (Seth et Pete Scriver), la photographie familiale recadre momentanément le délire d’un récit absurde fait de digressions et d’un dessin volontairement rudimentaire, régressif et sur-coloré : elle arrime la nonchalance de l’ensemble au désir de faire entre frères le portrait d’une famille d’autochtones canadiens.
Balentes revisite Lumière
Photo-sensible, l’animation la plus inventive l’a surtout été en interprétant les origines du cinéma. Dans le saisissant Balentes de Giovanni Columbu, l’événement relaté de façon elliptique est minimal : en 1940, deux enfants sardes libèrent des chevaux destinés au combat, un villageois les dénonce, l’un d’eux est tué. Les traits de pinceau noirs et blancs sur papier suggèrent les reliefs spectaculaires du paysage autant que les rides d’un visage ; leur battement, image par image, identifie le film aux éléments représentés (feu et vent), comme s’il crépitait lui-même.
La dévoration du blanc par le noir et vice-versa renvoie par moments au rongement d’une vieille pellicule par les champignons ; les chevaux au galop sont la version dessinée de ceux de Muybridge, tandis qu’un plan suggère L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Le cinéma se propose de recommencer là, dans le noir d’une guerre silhouettée, avalé par une animation qui fait du souvenir de ses premiers temps le moyen d’imposer une obscurité souveraine.
Balentes de Giovanni Columbu, présenté au festival d’Annecy 2025.
Lire aussi: Animation au Festival de Cannes – Arco d’Ugo Bienvenu et Planètes de Momoko Seto
Si Arco (Ugo Bienvenu), meilleur film de la compétition officielle et vainqueur du Cristal d’or, vise aussi des origines, ce sont plus directement celles du dessin. Les humains du futur, pour voyager dans le temps, carburent à l’arc-en-ciel : pendant les trajets, leurs corps se décomposent, retournent au stade prénatal du simple agencement de couleurs. Au lieu d’aller voir les dinosaures, Arco se perd dans un passé moins lointain, 2075, au moment où des phénomènes climatiques extrêmes s’abattent sur une société robotisée.
Grâce aux peintures rupestres d’un robot en fin de vie, les parents d’Arco, restés dans le futur, retrouvent sa trace et viennent le chercher. Nouvelle préhistoire, laissant loin derrière la mauvaise pente que l’on suit. En son absence, les parents d’Arco ont vieilli : lorsqu’ils le retrouvent, ils ressemblent sans s’en catastropher… à des grands-parents. Rides du passé et du futur, aux deux extrémités du temps ; vieillir tranquillement, voilà donc l’utopie pour l’humanité autant que pour l’animation, qui irise de traits multicolores les ciels encombrés, et vise des histoires refondatrices.
Mathilde Grasset

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Barbara Stanwyck, une boule de feu au Fema La Rochelle
De L’Ange blanc de Wellman à Désir de femme de Sirk, le Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet, avant une reprise au Majestic Bastille de Paris les week-ends de l’été) honore en neuf films Barbara Stanwyck, la plus pro et la plus vibrante des stars de l’âge classique.
Avec sa perruque blonde à frange et sa chaîne de cheville, l’épouse vénéneuse à la Marlène d’Assurance sur la mort (1944) a biaisé la postérité de Barbara Stanwyck : la bien nommée Phyllis Dietrichson fige le jeu génial de cette actrice de Brooklyn qui fut d’abord Ziegfield girl à 16 ans. On comprend que Wilder ait puisé dans l’incandescence pré-code de Baby Face d’Alfred Green la séduction de son héroïne de film noir.
Mais l’intrigue schématique de 1933 – l’ascension d’une fille prostituée par son père et décidée à utiliser les hommes – servait de base à un portrait plus nuancé. À chaque nouvel étage franchi dans la banque où elle se fait embaucher, Lily couche avec un homme dans une ellipse et se retrouve au-dessus mieux habillée. Les tenues dessinées par Orry-Kelly passent du col pelle à tarte au col-cape, au col à frou-frous, puis au col-dentelle Art déco quand elle approche du sommet ; au-delà, ce ne seront plus, autour de ses épaules, que des animaux ou des hommes morts. Aux États-Unis, on appelle ça le power-dressing. Or la Lily que joue Stanwyck a pour nom « Powers ». Elle s’est fait révéler ses pouvoirs par un client sobre du café de son père qui lui a lu Nietzsche dans le texte : « Tu es puissante ! », ce à quoi elle a d’abord répondu : « C’est ça, je suis une boule de feu… »
Barbara Stanwyck dans Boule de feu d’Howard Hawks (1941).
D’Howard Hawks à Frank Capra, Stanwyck comme autrice
Lily Powers ne croit pas si bien dire puisque, peu après, elle regarde brûler son père dans un incendie sans lever le petit doigt, avec un visage pensif qui devient la marque de fabrique de l’actrice. En 1941, Howard Hawks lui donne le rôle-titre de Boule de feu. Étincelante dans un costume commandé à Edith Head, Stanwyck éblouit le lexicographe coincé joué par Gary Cooper quand elle ôte son manteau de fourrure. Son numéro de cabaret est à deux vitesses : « Drum Boogie » est d’abord chanté fort, puis le batteur Gene Krupa prend pour baguettes deux allumettes, la percussion n’est plus qu’un frottement, avant qu’elle et lui ne soufflent sur les flammes finales. Il en va ainsi du jeu de Stanwyck : elle sait opérer la bascule du forte au mezzo sans perdre en intensité.
Plus qu’aucun autre cinéaste, Frank Capra a adapté sa méthode à l’ignition rapide de cette actrice qui, ayant commencé sur scène à Broadway, n’était jamais meilleure qu’à la première prise. Dans L’Homme de la rue (1941), leur dernier film ensemble, la chroniqueuse qu’elle joue évite le licenciement en bidonnant un faux courrier des lecteurs, avant d’embaucher un quidam pour lui faire jouer le rôle de « John Doe » en public. Elle confie en coulisses à sa mère : « J’ai créé quelqu’un »… Cet enfant de papier, il faut lui écrire un discours, autant dire : des dialogues. Capra avait tout compris en confiant souvent à Stanwyck une fonction auctoriale. Dans Un cœur pris au piège (1941), Sturges lui fait aussi repérer Henry Fonda, dans son miroir de poche, comme une documentariste filmant à son insu un spécimen rare. Elle commente les réactions de l’ahuri abordé par diverses passagères de leur paquebot.
Lire aussi : Barbara Stanwyck au carré, par Cyril Beghin.
Faire tenir les autres dans le cadre : c’est là un passage de relais avec l’un de ses plus beaux rôles des premières années, Stella Dallas de King Vidor (1937). Pour ne pas gâter les chances d’ascension sociale de sa fille, Stella regarde son mariage huppé derrière la fenêtre, depuis la rue. La mère au mouchoir était le portrait d’une spectatrice de cinéma ; dans la décennie suivante, Stanwyck a pris la parole et la plume. Boule de feu invite même Cooper à venir voir « plus près, tout au fond » de sa gorge : vers une autre origine, textuelle, du monde.
Charlotte Garson

Actualités, Critique
13 Jours, 13 Nuits de Martin Bourboulon
Difficile de voir, dans ce film d’action « inspiré de faits réels » autre chose qu’un changement de décor pour le réalisateur d’Eiffel et des Trois Mousquetaires : la Kaboul de l’été 2021, abandonnée aux talibans (l’Orient lointain et barbare), et le tragique de l’Histoire encore chaude valent bien le passé fantaisiste de Dumas et son romanesque échevelé. C’est qu’il se trouvait là-bas un authentique héros français, le commandant de police Mohamed Bida, témoin (le scénario est l’adaptation de son livre) mais surtout homme de la situation, en l’occurrence l’évacuation vers l’aéroport de centaines de personnes menacées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
« Mo » (Roschdy Zem) est donc de tous les plans, « pro » mais rebelle quand il le faut, viril et autoritaire mais à l’écoute : un D’Artagnan en gilet pare-balles, un simple fonctionnaire de la trempe des justiciers eastwoodiens, prêt à sauver le plus de vies possible au péril de la sienne. Ici pourtant le « un pour tous, tous pour un » n’a plus cours, tant ces vies prennent l’aspect d’une foule chaotique, autodestructrice, peut-être la vraie antagoniste de l’histoire. Dans des séquences tirant vers le film catastrophe ou le péplum biblique, le spectacle de cette masse humaine, filmée en surplomb depuis les murs de l’ambassade puis de l’aéroport, sert un embarrassant « suspense d’envahissement ». On peut décliner l’exfiltration, puisque c’est de cela qu’il s’agit, à tous les niveaux : dehors l’ambiguïté psychologique (un personnage : une fonction), dehors les causes et le contexte politique de la débâcle, dehors enfin ce pays, reconstitué à grands frais pour mieux le fuir et raconter l’épopée d’une France‑radeau de survie, finalement pas à court de mythes lorsqu’il s’agit de faire monter à bord la foule (paisible) des spectateurs.
Élie Raufaste
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Agenda CinéphileJuste un refrain
Une vieille blague dit que Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru faire de la peinture. C’est Jean-André Fieschi, ancien critique aux Cahiers, qui me l’avait racontée. C’est bien une blague de critique, d’ailleurs, que d’aller chercher de la peinture chez Beethoven. En tous cas, il a fait du cinéma sans le savoir, notamment chez Duras (Le Camion) et Godard (Prénom Carmen). Ailleurs, ce n’est pas toujours sûr. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu le deuxième mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven c’était dans Zardoz de John Boorman, et c’est ce que j’avais préféré dans le film. Ce mois-ci, on retrouve ce morceau dans Alpha de Julia Ducournau et, comment dire ? Il y fait moins du cinéma que de la pâte à modeler. Ainsi, parfois, on aurait besoin de réécouter certaines musiques seules dans le noir pour les laver des images cinématographiques ou publicitaires qui les encombrent. Je me souviens par exemple de mon émotion en entendant pour la première fois le Trio pour piano et cordes no 2 de Schubert, loin de Stanley Kubrick (Barry Lyndon) et Tony Scott (Les Prédateurs), et d’y sentir quelque chose de bien plus solaire que ce que leurs images funèbres créaient. Au cinéma, la musique classique est ainsi souvent utilisée avec une désinvolture écrasante. Le Boléro de Ravel, par exemple, ne se remettra peut-être jamais tout à fait des Uns et les Autres de Lelouch. Un ami mélomane m’a au contraire expliqué combien Kubrick, dans Eyes Wide Shut, avait libéré d’André Rieu la Valse no 2 de Chostakovitch en lui restituant son ironie initiale.
Quant aux chansons, Bonnie « Prince » Billy nous fait part dans ce numéro de la gêne qu’il éprouve quand il entend des morceaux qu’il aime au cinéma tant son rapport à ceux-ci l’éloigne du film. On peut avoir dans ces moments-là le sentiment qu’un cinéaste tente de nous voler une émotion produite par un autre artiste. Ainsi, je n’avais pas aimé entendre des chansons de Nick Drake dans La Belle Personne de Christophe Honoré, tant mon rapport à ce chanteur est intime. Ça m’embêtait fort de devoir être ému par « Fly » devant des plans de Léa Seydoux batifolant avec Louis Garrel dans un lycée bourgeois parisien (mais il m’avait eu, le salaud), comme si on me forçait à partager un émoi très personnel avec des inconnus.
Face à un film, il est au contraire plus beau d’être soudain emporté par une chanson qui ne nous aurait jamais autant touché ailleurs. Me vient immédiatement à l’esprit la scène du Règne animal où le père et le fils traversent une route en pleine forêt en appelant la mère mutante qui s’y cache, et que les « Maman ! » criés par l’adolescent se mêlent à « Elle est d’ailleurs » diffusé par l’autoradio. Non seulement le film accomplit alors le miracle d’émouvoir aux larmes avec Pierre Bachelet, mais c’est comme si cette chanson avait enfin trouvé sa raison d’être et avait été écrite précisément pour cette scène qui donne à son texte une tout autre dimension. Peu fan de Michel Jonasz, je n’ai pourtant pas oublié la magnifique utilisation de « Changez tout » dans Rien ne va plus de Chabrol, où l’on ressentait tout le rapport affectif du cinéaste à ce chanteur. Du côté de la comédie, mon plus grand étonnement fut sans doute de voir Albert Brooks écouter « Édition spéciale » de Francis Cabrel dans Broadcast News de James L. Brooks, et de chanter par-dessus la chanson en yaourt français !
Quant à l’actualité, si vous suivez les choix des Cahiers, vos principaux tubes de l’été devraient être « The Night » de Frankie Valli and The Four Seasons, qui était déjà au coeur de Journal de Tûoa de Miguel Gomes et que Christian Petzold utilise d’une très belle manière dans Miroirs No. 3, où la musique est si importante qu’il porte le titre d’un morceau de Ravel ; et puis, bien sûr, « L’Avventura » de Stone et Charden dont la joie estivale irrigue certainement plus la comédie presquehomonyme (à une lettre près) de Sophie Letourneur que le film d’Antonioni. Que dit la chanson (ici interprétée par Sophie Letourneur et Philippe Katerine) ? « Prends ta guitare, de quoi d’autre avons-nous besoin ? Que notre histoire ne tienne plus qu’en un refrain. » Se contenter que la vie ressemble à un refrain, voilà un beau programme pour l’été.
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