La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025)
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La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania : La conjuration des larmes

Avant la voix de Hind Rajab, c’est celle de sa cousine qu’entend Omar (Motaz Malhees), depuis le centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien. Choqué par la mort de la jeune femme survenue à l’autre bout du fil, il reçoit une silhouette noire à accrocher à son bureau, dans l’attente de pouvoir identifier la défunte et d’ajouter son portrait à un tableau recouvert des photos d’autres personnes tuées pendant un appel. Contre la déshumanisation du traitement médiatique, Kaouther Ben Hania met d’emblée en scène l’importance de poser des voix et des visages sur les morts de Gaza. Le point de vue est également situé : ce ne sera pas celui, insoutenable, de la victime, mais celui des secours qui reçoivent la souffrance de l’autre à distance, depuis leurs bureaux en Cisjordanie. Pour composer avec cette distance, le film opère la suture entre l’enregistrement documentaire de la voix de Hind Rajab et la reconstitution fictionnelle. Il surimprime ici la courbe sonore et un personnage, laisse là une moitié d’écran noire s’emplir de paroles tandis que l’autre moitié montre l’écoute. Dans ce partage audio/visuel, la victime reste invisible et le visage mis sur sa voix est d’abord celui des acteurs. Animés de compassion et de colère (jusqu’aux larmes et au nez qui coule), ils aimantent l’identification du spectateur. Le huis clos de La Voix de Hind Rajab n’est pas minimaliste. Changements de mise au point brutales, jeu avec les reflets des parois vitrées, Ben Hania multiplie les effets pour imprimer un battement à l’image et mettre en scène les dynamiques relationnelles au sein de l’équipe du Croissant-Rouge (chacun atteindra un point de crise). Au terme d’une dispute entre Omar et Mahdi (Amer Hlehel), coordinateur des secours, leur collègue Rana (Saja Kilani) plaque la photo de Hind Rajab sur une vitre pour leur redonner le sens des priorités. Or le film mérite lui-même ce type de rappel. S’emparant d’un document aussi délicat que la voix d’une petite fille morte, le film aurait pu y trouver un garde-fou éthique : il choisit plutôt de convertir l’impuissance réelle en efficacité dramatique, et utilise l’aura de l’enfant comme un blanc-seing. Loin d’ébrécher la fiction par l’incursion du réel, Ben Hania convoque l’archive pour certifier conforme la reconstitution quand elle dédouble la voix de la véritable Rana en la superposant quelques secondes à celle de l’actrice qui l’interprète, ou quand une main brandit au premier plan un téléphone portable qui diffuse la vidéo d’origine, modèle d’une scène qui se déroule au second plan. La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025). Dans cette mise en scène qui porte l’attention sur la performance filmique plus que sur la situation, le semblant de réflexivité n’ouvre à aucune distanciation mais scelle l’appartenance du film à un régime de représentation réaliste dont l’ambition première est de coller au référent, en se prévalant de faits réels. En jouant l’ascenseur émotionnel, le suivi du parcours de l’ambulance pousse ainsi le malaise à son comble, faisant revivre au présent de la fiction un événement dont le spectateur connaît par avance la fin tragique. Lire aussi : “Festival de Venise, une Mostra en mode mineur“ Dans la bataille des imaginaires, parce qu’il mobilise autour d’une voix palestinienne les moyens de la fiction, La Voix de Hind Rajab peut être perçu comme un contrepoint attendu aux films partageant la conscience troublée des soldats et citoyens israéliens. Ce binarisme ne tient qu’à condition de ne pas considérer la façon dont les récits, en cadrant les souffrances, déterminent des façons de se sentir concernés. Entre la figure de la victime et l’impuissance des secours, le film sollicite essentiellement une capacité à être affecté, imbibé d’une croyance au cinéma comme vecteur d’empathie. Dommage que cela signifie envisager la voix d’une fillette de 6 ans comme une matière première dont faire jaillir par l’ingénierie du thriller psychologique les larmes d’un public en position d’en retirer un exorbitant bénéfice moral : s’identifier avec des secouristes palestiniens et, dans la communion des pleurs et des applaudissements, se rassurer sur son appartenance à une humanité commune. Romain Lefebvre LA VOIX DE HIND RAJAB (SAWT AL-HIND RAJAB) Tunisie, France, 2025 Réalisation, scénario : Kaouther Ben Hania Image : Juan Sarmiento G. Montage : Qutaiba Barhamji, Maxime Mathis, Kaouther Ben Hania Montage son : Elias Boughedir Musique : Amine Bouhafa Interprétation : Motaz Malhees, Saja Kilani, Amer Hlehel, Clara Khoury Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios Distribution : Jour2fête Durée : 1h29 Sortie : 26 novembre
par Romain Lefebvre
Dossier 137 de Dominik Moll (2025).
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Dossier 137 de Dominik Moll : Qu’a fait la police ?

Plus encore qu’à l’exercice du film-dossier, Dominik Moll s’attaque ici à celui du « film d’après ». Le spectre de La Nuit du 12 rôde dans les bureaux de l’inspection générale de la police nationale où s’enracine Dossier 137 : le récit d’une investigation s’efforce encore d’éclairer le revers politique d’une effusion de violence. Difficile toutefois de retrouver la construction en entonnoir qui faisait l’intérêt de La Nuit du 12.  Dans ce dernier, l’enquête piétinait, les données s’obscurcissaient au fur et à mesure, et néanmoins le cadre s’élargissait en douce, laissant voir derrière un féminicide spécifique une sauvagerie masculine plus diffuse, larvée dans le corps social ; on peinait à identifier l’assassin car sa victime avait, en quelque sorte, été « tuée par tous les hommes ». À l’inverse, les prémices de Dossier 137, rivées sur la brutalité policière survenue en marge du mouvement des Gilets jaunes, installent d’emblée une dialectique inflammable qui suppose de marcher sur des œufs. Le statut de l’inspectrice de l’IGPN, Stéphanie Bertrand (Léa Drucker), est en soi périlleux : les autres flics voient en elle une traîtresse, tandis qu’aux yeux de la famille d’un manifestant atteint à la tête par un tir de LBD près des Champs-Élysées, elle roule pour sa corporation. Dans cette situation lose-lose, c’est le film qui a le plus à perdre. Or, on comprend vite que son numéro de funambule (à la fois aux côtés de la police et critique envers elle) finira par le faire chuter. Pour remonter aux origines d’une violence structurelle – le cas est loin d’être isolé, aussi Moll et son scénariste Gilles Marchand se sont-ils inspirés d’affaires similaires traitées par l’IGPN –, le polar doit s’effacer au profit d’une précision documentaire peinant à se départir du didactisme. La mise en scène observe une rigueur semblable à celle qu’affiche Drucker avec son habituel masque de froideur procérdurière, réservé aux contextes judiciaires. Elle qu’on a vu passer d’un côté à l’autre du bureau (plaignante, avocate, et dernièrement soignante aux prises avec l’administration dans L’Intérêt d’Adam) porte ce masque comme un instrument de travail. Dossier 137 de Dominik Moll (2025). Bien sûr, Dossier 137 tâche de le lui faire ôter çà et là, détaillant son quotidien intime sur l’air de « les flics aussi ont une vie, une famille ». Mais, au-delà de ce constat qui est en soi un poncif, le regard impassible de l’actrice est celui qu’impose Moll à son public, installé dans le fauteuil de l’analyste distant face à une enfilade d’interrogatoires, de champs-contrechamps fonctionnant comme autant de thèses-antithèses. Il s’agit de restituer les faits en se demandant : Bertrand peut-elle trancher l’affaire de l’intérieur ? Peut-elle faire advenir la justice depuis sa position écartelée ? Non, car elle fait partie d’un système sclérosé (les flics se vivent en héros injustement conspués) ; oui, parce que ses origines renvoient à celles du jeune insurgé (ils viennent l’un et l’autre de Saint-Dizier). Thèse, antithèse. Lire aussi : “TOP 10 – Rédaction 2022“ Et la synthèse ? Elle se cherche dans ce rapprochement entre l’extraction d’une garante de l’ordre et celle d’une jeunesse provinciale venue se révolter mais aussi « voir Paris ». Se devine le souci de prendre du recul, de considérer les êtres autrement que comme les émissaires d’institutions ou de mouvements, et de ne pas trancher trop nettement en défaveur de la police pour contourner le cliché de la « fiction de gauche ». Sauf qu’un tel recul fait que les personnages évoquent des figurants lointains, dépassés par la situation au point d’être déresponsabilisés : plus vraiment de bourreaux ni de victimes ici. C’est en scrutant de l’intérieur le tiraillement de l’héroïne que l’épais dossier aurait pu éviter de s’enliser dans ce paradoxe : entrer en immersion dans un métier tout en restant à la surface du bourbier politique dans lequel il s’exerce ; gratter l’écorce du social sans creuser dans le psychisme où se loge le venin qui l’empoisonne. Yal Sadat DOSSIER 137 France, 2025 Réalisation : Dominik Moll Scénario : Dominik Moll, Gilles Marchand Image : Patrick Ghiringhelli Son : François Maurel Montage : Laurent Rouan Décors : Emmanuelle Duplay Costumes : Elsa Capus Musique : Olivier Marguerit Interprétation : Léa Drucker, Guslagie Malanda, Jonathan Turnbull, Stanislas Merhar, Sandra Colombo, Côme Péronnet Production : Haut et Court, France 2 Cinéma Distribution : Haut et Court Durée : 1h55 Sortie : 19 novembre
par Yal Sadat
L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green (2025).
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L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green : Le Lisboète et ses bêtes

Si L’Arbre de la connaissance (A Árvore do Conhecimento), avec ses nombreuses blagues sur le tourisme, les réseaux sociaux, les nouvelles causes politiques et autres signes d’époque, peut être vu comme une satire des temps modernes, il faut déjà lui reconnaître de prendre le chemin contraire à celui qui domine actuellement dans ce registre (Ruben Östlund, par exemple) : il chemine du cynisme vers l’humanisme. Le film se met d’emblée dans les pas de Gaspar, jeune Lisboète découragé par la vie citadine et par une famille en décomposition. S’initie alors un récit picaresque dans lequel Gaspar tombera d’abord entre les mains de l’Ogre (Diogo Dória), l’un des plus grands acteurs de l’histoire du cinéma qui réussit en quelques grimaces à alléger son rôle, dont le pouvoir est de transformer les touristes, caricaturés en attroupements d’idiots à casquette, en animaux à viande. Deux d’entre eux, devenus ânesse et chien, accompagneront Gaspar dans sa fuite. Avec la frontalité et le sens de l’épure de sa mise en scène et un humour potache, volontiers boomer (terme dont le film n’hésiterait pas à se moquer, en bon boomer), Green prolonge le contraste grinçant de certains de ses derniers films qui rend difficile toute réponse empathique. Filmer un présent méprisé depuis la perspective d’un idéal révolu, d’une pureté qui n’est plus à l’œuvre : comment échapper à cette perspective stérile ? La solution trouvée par Green est simple comme un conte : tourner son regard vers le passé, quitte à l’évoquer comme une incantation fantasmagorique. Gaspar et ses camarades poilus trouvent refuge dans la demeure d’une reine, un château qui comme Brigadoon semble exister dans une faille temporelle. Elle s’avère être la vraie Marie Ire qui juge et décapite tous les soirs une poupée représentant son ennemi et celui de la noblesse, le Marquis de Pombal. Sa détermination contre-révolutionnaire, à la fois ridicule et monstrueuse, en devient touchante. L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green (2025). Le picaresque et le conte fantastique glissent de plus en plus dans la magie, sorcières (Leonor Silveira), vieillardes (Teresa Madruga) et femmes-serpent nourrissent le film de dialogues sur la nature, l’économie, la mort, l’histoire, et lui donnent le ton naïf, comique et étrangement profond d’une métamorphose. Il y a un vrai paradoxe dans cette façon de trouver une ouverture au monde par l’aristocratie. Conte oblige, la résolution est simpliste : c’est en commençant à regarder les troupeaux de touristes comme des individus que film et personnages finissent par accepter l’évolution du monde. Lire aussi : “Östlund, marchand de merde“ Même en continuant de se moquer pathétiquement des causes contemporaines (« Droit au mariage pour les chiens LGBT », sic), le film apprend à les respecter en tant qu’elles sont le fruit d’histoires et de raisons intimes (le sbire de l’Ogre, dégoûté de son passé, devient antispéciste). La simplicité peut être bouleversante. En aidant une touriste allemande à se relever, Gaspar échange quelques mots avec elle, sans qu’ils se comprennent. La frontalité du cadre de Green n’a jamais autant fait office de lien. La touriste et le jeune homme du cru se retrouvent dans une forme de fragilité des corps incapables de communiquer par la parole. Et, sans crier gare, sous ses allures idéalisées, L’Arbre de la connaissance s’affirme alors comme un grand traité de l’impureté. Fernando Ganzo L’ARBRE DE LA CONNAISSANCE (A ÁRVORE DO CONHECIMENTO) Portugal, France, 2025 Réalisation, scénario : Eugène Green Image : Raphaël O’Byrne Son : Henri Maïkoff, Jocelyn Robert, Stéphane Thiebaut Montage : Laurence Larre Décors : Arthur Pinheiro Costumes : Patrícia Dória Interprétation : Rui Pedro Silva, Ana Moreira, Diogo Dória, João Arrais, Leonor Silveira, Maria Gomes, Teresa Madruga Production : O Som E A Fúria, Le plein de super Distribution : JHR Films Durée : 1h41 Sortie : 19 novembre
par Fernando Ganzo
Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera (2025).
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Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera

Jean-Henri est troublé : il croit se reconnaître dans un plan de La Jetée où l’on aperçoit un enfant et ses parents de dos. Par chance, cette putative inscription dans le film de Chris Marker concerne une cinéaste habituée à croiser cinéma et histoire familiale (d’Ici là-bas à Grandir). Jean-Henri est en effet le cousin de Dominique Cabrera, pour qui ce cinquième plan devient motif à un film-enquête. Investissant les locaux du laboratoire cinématographique de l’Etna à Montreuil, la cinéaste convoque face aux écrans des membres de sa famille ou des proches de Marker dont les paroles successives s’assemblent pour tenter de recoller des morceaux. Depuis l’aéroport d’Orly, le récit avance ainsi sur un fil qui trame ensemble la genèse de La Jetée et les traces de son auteur avec le passé des Cabrera, débarqués à Paris au moment de l’indépendance algérienne. Progressant par tâtonnements, recoupements et trouvailles, l’enquêtrice sait s’amuser des hasards (jusqu’à un calcul de probabilités effectué au tableau par un cousin) et admet en commentaire une légère tendance au délire. Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera (2025). C’est que, face aux dos tournés des images, la façon dont la caméra scrute les visages ne trompe pas : Le Cinquième Plan de La Jetée documente avant toute chose la manière dont le défaut du voir et du savoir aiguillonne le désir et laisse place à une projection imaginaire, tout comme le défilé d’images fixes de Marker invite le spectateur à halluciner un mouvement. Lire aussi : “Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme“ Si certaines interventions semblent faire piétiner l’enquête factuelle, les longueurs mêmes témoignent de la générosité d’un geste qui prend aussi le temps de s’attarder sur une assistante, pur regard et présence anonyme. Plus que la vérité finale comptent les liens tissés autour des images, la saisie commune des traces du passé et de l’émotion présente, le rapprochement du documentaire et de la fiction dans la valse des « peut-être ». Romain Lefebvre LE CINQUIÈME PLAN DE LA JETÉE France, 2025 Réalisation : Dominique Cabrera Image : Karine Aulnette, Magali Léonard, Mariana Potier Son : François Waledisch, Elias Boughedir, Nathalie Vidal Montage : Sophie Brunet, Dominique Barbier Musique : Béatrice Thiriet, Elise Bertrand, Oscar Turbant Production : Ad Libitum Durée : 1h37 Distribution : Les Alchimistes
par Romain Lefebvre
Six jours, ce printemps-là de Joachim Lafosse (2025).
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Six jours, ce printemps-là de Joachim Lafosse

Devant la vision du poulpe que Jules (Jules Waringo) pêche et dont le dépeçage est filmé en plan rapproché, Raphaël (Leonis Pinero Müller) ne partage pas l’enthousiasme de son petit frère (Teudor Pinero Müller) ni de leur mère, Sana (Eye Haïdara). Non qu’il soit soudain pris de pitié envers le céphalopode, mais parce qu’il vient de comprendre que Jules, son ancien entraîneur de foot, est le nouvel amoureux de Sana. Six jours, ce printemps-là obéit constamment à ce principe : les choses filmées (de près) importent moins pour leur réalité matérielle que comme indices de l’évolution psychologique des personnages. La villa tropézienne de l’ex-belle-famille que squattent les protagonistes pendant ces vacances de Pâques sert avant tout de cadre à l’exploration des doutes et tourments de Sana au moment d’assumer son droit à refaire sa vie (très chargée). Lire aussi : “Miroirs No. 3 de Christian Petzold“, par Élodie Tamayo Exit un soupçon chabrolien où les tensions sociales qu’on devine finiraient par faire exploser le récit ; exit aussi l’hypothèse du conte, à l’image des derniers films de Petzold, qui aurait exploré tous les visages des personnages dans ce microcosme domestique qui n’est plus censé être le leur. La structure même de la maison reste d’ailleurs difficile à reconstituer, ce qui amoindrit la tension suggérée par les irruptions plus ou moins violentes du voisinage. Reste malgré tout une tendresse insistante, comme si le refus de ces potentialités était moins le fruit d’un filtrage psychologique que le moyen d’accorder aux personnages une forme de répit, de consolation. Fernando Ganzo SIX JOURS, CE PRINTEMPS-LÀBelgique, France, Luxembourg, 2025Réalisation : Joachim LafosseImage : Jean-François HensgensScénario : Joachim Lafosse, Chloé Duponchelle, Paul IsmaëlSon : Alain Goniva, François Dumont, Thomas GauderMontage : Marie-Hélène DozoDécors : Julietta FernandezCostumes : Virginia FerreiraInterprétation : Eye Haïdara, Jules Waringo, Leonis Pinero Müller, Teoudor Pinero Müller, Emmanuelle Devos, Damien BonnardProduction : Stenola Productions, Les Films du Losange, Samsa Film, MenuettoDistribution : Les Films du LosangeDurée : 1h33Sortie : 12 novembre
par Fernando Ganzo
Monsieur Scorsese de Rebecca Miller (2025)
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Monsieur Scorsese de Rebecca Miller

De tous les cinéastes américains, Scorsese est le plus généreusement pédagogue. Chez lui, faire du cinéma procède de deux mouvements. Mouvement avant (le travelling avant est l’un de ses effets signature) : étoffer l’histoire du cinéma de ses propres films. Mouvement arrière : retraverser sans cesse l’histoire, transmettre, expliquer ce qui fait la beauté d’un film et du médium. Dans cette veine, on lui doit le magnifique diptyque formé par Voyage à travers le cinéma américain (1995) et Voyage à travers le cinéma italien (1999). La beauté des deux films, leur caractère inédit, tient de leur teneur intimement méditative : quand Scorsese contemple son art, il tombe rapidement sur lui-même et fait de celui qui écoute son confesseur. La série documentaire de Rebecca Miller vient conclure le diptyque et en faire une trilogie : il est temps pour le cinéaste de voyager à travers son propre cinéma. Preuves à l’appui, Monsieur Scorsese démontre que son œuvre ne se laissa jamais détourner de son caractère méditatif. On pourrait, certes, dire cela de tous les cinéastes du Nouvel Hollywood, mais Scorsese fut le cinéaste le plus intransigeant avec cette idée – au risque du plantage, du scandale, cultivant jusqu’au bout sa mésentente avec l’industrie. Par ce caractère, qu’il doit à son mentor John Cassavetes, il appartient (avec Coppola) à la frange la plus adulte du Nouvel Hollywood – contre George Lucas et Spielberg. En cinq épisodes d’une heure, Monsieur Scorsese restera le film le plus complet, le plus émouvant qu’on ait pu réaliser sur un cinéaste. Cela tient à sa longueur, l’amplitude de son geste, la disponibilité des proches et des collaborateurs, et celle du cinéaste lui-même. Tout y passe : la famille, les amis d’enfance, les mariages, les enfants, la colère et la dépression, son addiction à la cocaïne, son rapport au catholicisme. À rebours de la réserve qui entoure la vie des illustres noms d’Hollywood, Scorsese cherche à perdre le contrôle de l’image qu’il produit de lui-même. Que cela vienne du plus catholique des réalisateurs fournit un bout d’explication : quand l’homme parle ou filme, il se confesse. Monsieur Scorsese de Rebecca Miller (2025). Dans le rôle de la psy-prêtre, Rebecca Miller empoigne la vie privée de l’artiste sans fausse pudeur, avec témérité, contournant complètement l’écueil de la vulgarité. On ne sait pas comment le dire, mais le film aurait été tout autre s’il avait été réalisé par un homme. Car derrière la pudeur de l’artiste qui ne veut pas parler de sa vie intime, il y a souvent autre chose : considérer que cette vie-là, où se loge le commerce avec les femmes (mère, filles, épouses, amies) n’a pas d’intérêt pour expliquer l’artiste – or, c’est faux. Là encore, on pense à Cassavetes : parler de soi en tant qu’homme, c’est forcément parler des femmes autour de soi. Derrière la pudeur, une forme de mépris du privé (féminin). Lire aussi : “Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese” Miller l’atomise et égalise tout : de la place est faite autant pour DiCaprio que pour les trois filles de Scorsese, ses ex-femmes, son épouse atteinte de la maladie de Parkinson, et bien sûr Thelma Schoonmaker à sa table de montage, qui surplombe le récit dans la position de l’ange gardien analytique. Monsieur Scorsese, ce serait une sorte d’Hitchcock/Truffaut, où on aurait intégré la parole d’Alma Reville et de toutes les actrices. La série est aussi un contrepoint à la filmographie, campant ce « point de vue de la femme » qui borde cette grande méditation sur l’homme américain du XXᵉ siècle qu’est l’œuvre scorsesienne. Un point de vue tellement retenu par les digues du masculin, qu’il nous revient ici, comme un torrent. Murielle Joudet MONSIEUR SCORSESE (MR. SCORSESE) États-Unis, 2025 Réalisation : Rebecca Miller Image : Ronan Killeen Son : Robert Bluemke Montage : David Bartner, Thelma Schoonmaker Musique : Jamie Lawrence, Michael Rohatyn Production : Expanded Media, Round Films, LBI Entertainment, Moxie Pictures Durée : 5 épisodes entre 52 minutes et 1h04 Diffusion : Apple TV+
par Murielle Joudet
L’Étranger de François Ozon (2025). © Gaumont
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L’Étranger de François Ozon

L’Étranger de Camus, roman inadaptable sur lequel même Visconti s’est cassé les dents, oblige François Ozon à une forme de sécheresse et de retenue qui décevra peut-être ses admirateurs. Pourtant, Ozon n’est peut-être jamais autant lui-même que lorsque, délaissant les fantaisies factices, il retrouve un peu de la froideur et de la cruauté de ses courts métrages. Cet Étranger nous inspire des sentiments contradictoires que l’on peut résumer à ce que produit son utilisation du noir et blanc. D’abord, ce choix va dans le sens de la noirceur du roman, en rendant le paysage algérien tranchant, minéral, baignant dans une lumière aveuglante. On y ressent la matérialité agressive du monde qui écrase les humains, pèse sur leur volonté. Le noir et blanc, comme dans Frantz, ancre aussi le film dans l’époque de son récit, le début des années 1940, et Ozon retrouve quelque chose du cinéma français d’alors : une forme de réalisme poétique sordide, avec ses ingénues dépassées (le personnage de Marie, interprété par Rebecca Marder), ses salauds intégraux (Raymond, incarné par Pierre Lottin) et ses désespérés pathétiques (le voisin campé par Denis Lavant en ignoble gouailleur). Lire aussi : “Mon crime de François Ozon“ Là, le film prend des allures de qualité française un peu rance, pétrie de désillusion cynique à la Duvivier ou Clouzot, ce qui est somme toute une lecture possible du roman. Enfin, de manière assez contradictoire avec le reste, le cinéaste ne peut s’empêcher de chercher du glamour dans toute cette désolation (le noir et blanc aidant à fétichiser les coiffures et costumes d’époque), tout en érotisant Meursault (Benjamin Voisin), sa peau, son corps, ses gestes, et même son crime. Là, on s’éloigne de Camus, qui s’en tient au flux de conscience de son protagoniste, mais on est bien chez Ozon, où le voyeurisme pointe toujours. Marcos Uzal L’ÉTRANGER France, 2025 Réalisation François Ozon Scénario François Ozon (avec la collaboration de Philippe Piazzo) Photographie Manu Dacosse Son Emmanuelle Villard Musique Fatima Al Qadiri Production Foz Distribution Gaumont Durée 2h02 Sortie 29 octobre
par Marcos Uzal
Smashing Machine de Benny Safdie (2025). © Zinc Film
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Smashing Machine de Benny Safdie : Haltères ego

Le scénario de Smashing Machine, portrait de Mark Kerr, pionnier du combat de MMA, dialogue tant avec Raging Bull, addictions et scènes de ménage comprises, que l’on pourrait y voir une forme de remake du film de Martin Scorsese. Ce récit si américain du dépassement de soi dans la compétition, de la victoire dans la défaite, de la vie personnelle sacrifiée au nom du sport, ainsi que cette complaisante théâtralisation du couple en crise (il faut que ça cogne et casse des portes), sont devenus si conventionnels que tout confine ici au déjà-vu, pour ne pas dire au cliché. D’autant que Benny Safdie, qui signe ici son premier long métrage en solo, n’a aucun recul avec cette matière usée, qui semble rejouer des scènes de films (de Rocky à Cassavetes) plus qu’elle ne puise dans la vie. À la Mostra de Venise (où le film a obtenu le Lion d’argent du meilleur réalisateur), le cinéaste a revendiqué de faire un cinéma de « radical empathy », c’est-à-dire, en l’occurrence, totalement du côté de Kerr, sur le ring, dans sa chambre et dans son salon, mais aussi « dans sa tête ». L’idée que l’empathie puisse être radicale est en soi curieuse ; si on la prend au pied de la lettre, cela pourrait à la rigueur se traduire par une caméra subjective constante, mais ici l’expression souligne simplement que Safdie élude la grande affaire du cinéma : la distance. Ainsi, Smashing Machine ne se risque à aucune distanciation intellectuelle et à aucun recul physique vis-àvis de son protagoniste. Au point que le cinéaste ne semble pas avoir conscience que Kerr se comporte parfois comme un véritable connard. C’est au fond peu généreux que de nous laisser faire ce constat par nous-mêmes. L’empathie, ce n’est pas aimer inconditionnellement son personnage en évitant de le penser, mais parvenir à nous le faire comprendre, parfois jusque dans ses recoins les plus obscurs, voire repoussants. Au contraire de ses modèles Scorsese et Cassavetes, Safdie n’ouvre aucune perspective romanesque ou tragique. Emily Blunt et Dwayne Johnson dans Smashing Machine de Benny Safdie Quant à la forme pseudo-documentaire de la mise en scène de Benny Safdie, très monotone car systématique (caméra portée gigotant, autant dans un salon que sur un ring) semble être une mauvaise copie, presque un pastiche, du style des films réalisés avec son frère. Il y a pourtant quelque chose qu’il aurait pu documenter : la présence de son acteur Dwayne Johnson. En termes de jeu, il n’a rien d’extraordinaire, et seul l’étonnement de le voir dans un rôle plus réaliste et dramatique qu’à l’accoutumée explique à mon sens que certains voient là une belle performance. Il n’est ni Robert De Niro ni Stallone, et s’il touche parfois, c’est que sa maladresse rejoint celle du personnage, semblant comme lui perdu dans sa propre démesure physique. Mais le cinéaste ne fait pas grand-chose de cette masse inexpressive, il lui greffe même perruque et prothèses jusqu’à en faire une sorte de Big Jim, ajoutant encore de l’artifice à un film qui ne cesse pourtant de mimer le naturel, de fabriquer de la fausse spontanéité. La « radical empathy » de Safdie l’empêche ainsi de voir ce qu’il y a de monstrueux dans son personnage, c’est-à-dire, littéralement, de le montrer véritablement, et donc de nous donner à l’aimer en tant qu’autre. Beaucoup d’haltères, bien peu d’altérité. Marcos Uzal SMASHING MACHINE États-Unis, 2025 Réalisation, Scénario, Montage Benny Safdie Photographie Maceo Bishop Son Steve Baine, Peter Persaud, Wyatt Sprague, Ben Greaves Musique Nala Sinephro Interprétation Dwayne Johnson, Emily Blunt, Ryan Bader, Bas Rutten, Oleksandr Usyk Production A24 Films, Seven Bucks Productions Distribution Zinc Film, Diamond Films Durée 2h03
par Marcos Uzal
La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov (2025). © Bac Films
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La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov

En commençant par une séquence située bien après le décès de Josef Mengele, où le squelette du tortionnaire est présenté à une classe d’étudiants en médecine, Kirill Serebrennikov placarde ses intentions. Avec cette adaptation du roman d’Olivier Guez, Serebrennikov aborde le biopic du médecin-bourreau d’Auschwitz, connu en tant qu’« ange de la mort », en retournant son bistouri contre lui : l’auteur s’en va inciser et disséquer l’ignominie à cœur ouvert. Début d’un film à l’os ? C’est l’inverse. L’interprétation à la fois convaincante et en force d’August Diehl, que l’on découvre presque en même temps que le portrait du fameux archange funeste accroché dans sa chambre (pour qui n’aurait pas compris où il met les pieds), s’ajuste à un projet de (dé)monstration grandiloquent et littéral. Le noir et blanc soyeux sera abandonné parfois, lorsque surgissent de fausses images d’archives censées avoir été tournées dans le cabinet du docteur (détenus auscultés, sadisés et exécutés à la chaîne). Mêlées à un effroyable home movie révélant le bon temps pris par le nazi et sa fiancée en milieu concentrationnaire, ces vignettes se distinguent par leur aspect brut et leurs teintes vives. Comme si la forme des scènes stylisées et sans couleurs ne visait qu’à mieux faire ressortir ce moment d’abjection, où clignote le vieux concept de banalité du Mal. Lire aussi : “CANNES 2021 : La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, Un pied dans la tombe“ Le cinéaste n’a pas grand-chose d’autre à asséner : il s’agit de scruter les yeux grands ouverts et « au présent » les actes du monstre ainsi que sa psychologie de pervers ambitieux muré dans le déni – pour ne pas les laisser se banaliser, précisément, dans les livres d’histoire. Ici, La Disparition de Josef Menguele s’apparente donc à l’anti-Zone d’intérêt. À la suggestion et au hors-champ, il oppose un théâtre où tout devient visible sans être plus évocateur. Pire, il aboutit à la muséification que dénonçait Jonathan Glazer. C’est flagrant lors d’une réception entre puissants occupés à préparer la Solution finale : la caméra serpente entre les convives pour montrer que tout est là, que l’on n’a oublié personne dans la reconstitution au cordeau. L’observation du Mal prend alors le tour d’une visite au musée Grévin. Yal Sadat LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE (DAS VERSCHWINDEN DES JOSER MENGELE) Allemagne, France, 2025 Réalisation, scénario Kirill Serebrennikov Image Vladislav Opelyants Son David Almeida-Ribeiro, Simon Peter Montage Hansjörg Weißbrich Musique Ilya Demutsky Interprétation August Diehl, Max Bretschneider, David Ruland, Frederike Becht, Mirco Kreibich, Dana Herfurth Production CG Cinéma, Lupa Film, Arte France Cinéma Distribution Bac Films Durée 2h16 Sortie 22 octobre
par Yal Sadat
Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films
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Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé

Reconnaissons à Dracula le courage d’exposer ses limites : ses épisodes disparates, reliés par les échanges face caméra entre un cinéaste et une IA fictifs, s’accumulent comme autant de tentatives de démystifier ce qui n’est déjà plus vu comme mythique, de tordre la relation littéralement monstrueuse entre cinéma et histoire, mais aussi entre le présent et son excès nauséabond de représentation. Dracula est une expérience pénible, symbolisée dans la fiction par ce cabaret où le film revient sans cesse comme point de chute, cercle infernal où des touristes payent pour persécuter un vampire de pacotille, voire forniquer avec lui, seule respiration possible entre les chapitres qui sont autant de variations plus ou moins grotesques (Dracula et TikTok, Dracula et Le Capital…). Le malaise suscité par les images génératives (ici en roue libre) se mélange à celui des jeux de distanciation constants. Décors, costumes, interprétation… tout ici pointe vers la farce. Sorti à peine un mois après Kontinental ’25, tourné également à Cluj, le nouvel opus de Jude mérite d’être vu à l’ombre de ce petit frère (Cahiers no 823) : le relatif sérieux de cette thèse sur la culpabilité serait le contrepoint de l’irrévérence qui domine dans Dracula (dès les nombreux « Je suis Dracula, tu peux sucer ma bite » qui ouvrent le film aux sexes volants prêts à sodomiser quiconque croise leur chemin dans une des dernières histoires). Pourtant, les deux naissent d’un même désespoir : si les remords de l’héroïne de Kontinental ’25 tendent à symboliser (titre oblige) ceux de tout un continent et de toute une époque, Vlad l’empaleur est approché ici comme icône de l’Europe, incarnation de la dévitalisation de toute une culture dont ne restent que la part vulgaire de ses représentations. Fantoches horrifiques, comiques et pornographiques que l’IA transperce de son imaginaire maladif comme si elle pénétrait le rectum d’une civilisation jusqu’à en faire remonter les immondices vers une régurgitation aberrante. C’est aussi la grande question de Nadav Lapid dans Oui : Jude se demande quoi faire de la vulgarité omniprésente. Comment le cinéma pourrait-il accepter que l’immonde soit devenu le monde (ou n’a jamais cessé de l’être) ? Il peine cependant à dévier d’une ironie quasi constante dans sa réponse, ce qui rend le procédé, à son tour, quelque peu touristique. Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films Le cinéaste lui-même se singe le temps d’un plan en voyeur mi-amusé, mi-sceptique, filmant de son portable l’une des visites guidées du film. Les deux adaptations littéraires classiques qui constituent les plus longs chapitres (la nouvelle de moeurs tragique În treacat de Nicola Velea et Vampirul d’Amza et Bilciuresco) rapprochent l’exercice déboulonneur qu’est Dracula du patrimoine culturel roumain lui-même, comme constatant à la fois la force avec laquelle ces mythes irriguent une nation et la façon dont celle-ci ne saurait (ou ne devrait) plus en tirer quelque chose de vrai. Si Albert Serra ratait déjà la très casse-gueule figure de Dracula dans Casanova, Jude va plus loin ici, en tentant ainsi un salto sans filet : détruire une grammaire du cinéma viciée par les dérives du monde auxquelles cet art a participé, sans que sa réécriture puisse en construire une nouvelle. C’est ainsi qu’il faut lire peut-être le constant polyglottisme des personnages : pas comme un esperanto-bouillie mais comme une novlangue inerte dont les plumes absolues seraient Trump et Musk, rois couronnés par leurs propres réseaux sociaux. Lire aussi : “Berlin, à mots couverts“ Reconnaissons aussi au film une forme étrange d’élégance. Alors qu’il pratique l’exercice (lassant) d’offrir au spectateur une constante lecture critique de ce qu’il est en train de regarder (où la complicité se confond avec le paternalisme), Dracula se clôt de façon énigmatique. Un père éboueur regarde sa fille réciter publiquement un poème qui le ramène à sa situation humiliante (la direction de l’école l’oblige à suivre la représentation le plus loin possible de l’établissement : son uniforme de travail y ferait tache). Après 2h45 de postcinéma, Jude semble vouloir se lancer un dernier défi : chercher ce qu’il reste encore à filmer. Peut-être la façon dont un regard peut malgré tout basculer de l’ironie à l’empathie, s’émancipant du cirque d’humiliations constant qu’est devenue la vie ordinaire. Fernando Ganzo DRACULA Roumanie, Autriche, Suisse, Luxembourg, Brésil, Royaume‑Uni, 2025 Réalisation, scénario Radu Jude Image Marius Panduru Montage Catalin Cristutiu Son Sebastian Zsemlye, Jaime Baksht, Michelle Couttolenc, Odo Grötschnig Musique Wolfgang Frisch, Hervé Birolini, Matei Teodorescu Interprétation Lukas Miko, Alexandru Dabija, Oana Maria Zaharia, Gabriel Spahiu, Ilinca Manolache, Ana Dumitrascu, Doru Talos, Gheorghe Mezei, Rodica Negrea Production Saga Film, Nabis Filmgroup, Bord Cadre Films, Paul Thiltges Distributions, RT Features, Sovereign Films, microFILM, Samsa Film Distribution Météore Films Durée 2h50 Sortie 15 octobre
par Fernando Ganzo
Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films
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Hors-service de Jean Boiron-Lajous

Margot, Floriane, Mikael, Nabil, Blandine et Rachel étaient respectivement anesthésiste-réanimatrice, juge, facteur, policier et enseignantes. Ils ont en commun d’être démissionnaires de la fonction publique, épuisés par la dégradation de leurs conditions de travail. Par sa manière d’investir le cinéma direct en groupe, Hors-service tient d’une version désillusionnée de Chronique d’un été, où la question récurrente était : « Êtes-vous heureux ? » Quand Nabil déclare que « le travail, c’est bien, mais ça peut te bouffer », c’est toute une génération qui semble concernée par les questions posées par le film, dont l’implicite « Pourquoi êtes-vous malheureux ? ». Jean Boiron-Lajous a réuni ces six travailleurs qui ne se connaissaient pas. Sa mise en scène repose sur un partage de leurs expériences : leur verbalisation de problèmes symptomatiques et le reenactment de situations professionnelles signifiantes. Lire aussi : “Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme“ Il est assez bouleversant de voir se réincarner aussi aisément les gestes d’un métier, et ce que cela dit de vocations abîmées par l’irresponsabilité assumée de l’État. Les poignants témoignages énoncés au singulier, plein cadre, participent eux aussi au dialogue général. Écoutés et commentés par les autres, ils suscitent de nouveaux ponts entre les professions. Aucun doute n’est laissé : les souffrances individuelles sont générées par un déraillement structurel. Face à la désintégration programmée des services publics, les échanges filmés posent des points d’interrogation comme autant de points de suture. Sur le fil de la plaie comme de la pensée, chaque scène travaille à recréer du lien et redonne vie à l’hôpital désaffecté où le film est tourné. Hors-service fait ainsi primer la création d’un corps politique nouveau, en cherchant à faire société malgré tout, autrement, dans le soin. Claire Allouche HORS SERVICE France, 2025 Réalisation, scénario Jean Boiron-Lajous Image Arnaud Alain Son Maxime Berland, Antonin Dalmaso Montage Laureline Delom Musique Këpa Production Les Films de l’oeil sauvage Distribution Les Alchimistes Films Durée 1h27 Sortie 8 octobre
par Claire Allouche
Une bougie pour le diable d’Eugenio Martín (1973). © Carlotta Films
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Une bougie pour le diable d’Eugenio Martín (1973)

Une bougie pour le diable une des rares incursions dans l’horreur d’Eugenio Martín, artisan prolifique du cinéma populaire espagnol spécialisé dans le western, refait surface grâce à un coffret édité par Carlotta. Supérieur à Poupée de sang de Carlos Puerto (l’autre titre de ce coffret « Terreur ibérique »), le film aborde la question du fanatisme religieux à travers la dérive meurtrière de deux soeurs bigotes, Marta et Veronica, accueillant dans leur pension de jeunes touristes dévergondées. Par-delà sa description minutieuse de la vie d’un petit village du sud de l’Espagne livré au tourisme de masse naissant en pleine dictature franquiste, Une bougie pour le diable creuse surtout le conflit intérieur qui ronge son génial duo de sœurs maudites, happées l’une et l’autre par des désirs inavouables dans l’atmosphère irrespirable de l’été. Le cinéaste fait de ce trouble sensuel le point aveugle d’un récit où les jeux de report et de suspension (les parenthèses érotiques, les allées et venues dans la pension, les trouées gore) déjouent et opacifient la mécanique attendue des meurtres en série. Ces meurtres surprennent par leur beauté plastique (le vitrail brisé et ensanglanté du début), rompant avec le réalisme ambiant et ramenant aux éclats du giallo par leur dimension de rituels. Une bougie pour le diable d’Eugenio Martín (1973). © Carlotta Films C’est que l’auberge elle-même est un petit théâtre dont le cinéaste déplie et replie les espaces à l’envi (le restaurant bondé, la cuisine, la terrasse, la cave, l’escalier central) en un admirable jeu de renversement entre ouverture et fermeture, isolement et promiscuité. De la petite fenêtre à travers laquelle les soeurs épient les villageois et les proies qui s’apprêtent à investir l’auberge, le film fait son point de bascule : celui où la réalité extérieure du franquisme (un paisible village pittoresque) est brusquement ravalée en espace mental détraqué (la pension où croupissent les obsessions). Avec sa grande cave aux jarres pleines de cadavres, sa cuisine organisée comme un laboratoire de l’horreur (la planche à découper, le sinistre four), son grand salon où ont lieu tous les meurtres, l’auberge apparaît comme une petite cathédrale d’images morbides, baroques et délirées du franquisme. Si le film, coproduit avec un studio anglais, voisine avec une autre atroce histoire de pension mortelle (celle de L’Étrangleur de Rillington Place de Fleischer), c’est moins par sa puissance d’effroi que par la réelle émotion que suscite le destin pathétique de ses deux victimes paradoxales de la fabrique de mort franquiste : Marta et Veronica. Vincent Malausa UNE BOUGIE POUR LE DIABLE Espagne, 1973 Réalisation Eugenio Martín Scénario Eugenio Martín, Antonio Fos Photographie Pablo G. Del Amo Musique Antonio Pérez Olea Interprétation Judy Geeson, Aurora Bautista, Esperanza Roy, Víctor Barrera Production José López Moreno Édition Coffret “Terreur Ibérique”, Carlotta Films Durée 2h02
par Vincent Malausa
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Rembrandt de Pierre Schoeller

Pierre Schoeller poursuit sa radiographie de la France contemporaine en s’attachant à un couple d’ingénieurs, Claire (Camille Cottin) et Yves (Romain Duris), chargés de surveiller la construction de centrales nucléaires. Mais à la National Gallery, des toiles de Rembrandt parlent à Claire et lui confient un secret. Atteinte du syndrome de Stendhal, elle remet en question tout ce qui participe de la stabilité de son monde, social comme intérieur. Catastrophe du réchauffement climatique, dérive consentie vers le tout-nucléaire, prolifération ambiguë des EPR entre salut et menace… Schoeller refuse cependant de limiter son cinéma à celui d’un lanceur d’alerte. Il scrute à travers failles et fêlures de l’effondrement ce qui reste de lumière, même froide ou voilée. Pourtant, si la maladie et la dégradation s’attaquent aux toiles de l’intérieur, leurs voix fantômes sont contenues à quelques séquences. Schoeller a beau scruter l’altération et le devenir des images, les siennes restent indemnes, identiques à elles-mêmes. Il unifie les toiles de Rembrandt et les installations en réalité augmentée au nom d’une même conception romantique de l’art, qui allie émotion devant la fragilité de l’organique et actualisation du sublime. Le mutisme succède à la logorrhée, le désir d’ascèse aux discussions collectives, la monumentalité de la nature à celle des installations nucléaires comme les deux faces d’une même médaille. Le cinéaste s’entête à articuler une leçon morale, énoncée par les dernières paroles de Claire, à la tentation d’une sécession radicale libérée de la psychologie. La dérive vers la postmodernité ne sert encore qu’à faire contrepoint à la mauvaise conscience de la bourgeoisie. Plus qu’un saut dans l’inconnu, coincé entre deux héritages dont l’un est toujours le compromis de l’autre, Rembrandt se présente sous les auspices d’une synthèse impossible. Jean-Marie Samocki REMBRANDT France, 2025 Réalisation Pierre Schoeller Scénario Pierre Schoeller et Anne-Louise Trividic, en collaboration avec Violette Garcia Photographie Nicolas Loir Montage Laurent Rouan Son Jean-Pierre Duret Musique Pawel Mykietyn Interprétation Camille Cottin, Romain Duris, Celeste Brunnquell, Denis Podalydès, Bruno Podalydès Production Trésor Films Distribution Zinc Durée 1h 50
par Jean-Marie Samocki
PutYour Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (2025).
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Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi

Deux femmes piégées se regardent. Sepideh Farsi, cinéaste iranienne, dialogue via WhatsApp avec Fatima « Fatem » Hassouna, photo journaliste gazaouie. La première est comme enfermée hors de son pays : elle-même ex- photographe ayant couvert nombre de manifestations anti-mollahs, Farsi s’est exilée après avoir été condamnée pour dissidence. La seconde dit habiter « une prison à ciel ouvert » depuis le début des bombardements de Gaza par l’armée israélienne. La réalisatrice assure d’emblée voir un peu d’elle-même en cette jeune femme risquant sa vie pour documenter un massacre. Rivée à l’écran de Sepideh où apparaît le visage de Fatem, souvent rayonnant malgré les périls qui la menacent et emportent ses proches, la mise en scène renforcera ce jeu de miroirs. On a pris l’habitude des portraits documentaires dont les sujets semblent devenir, face à leur webcam, les amis du cinéaste et du spectateur. De là à chercher en eux un reflet, il y a un pas.Le franchir pose ici problème : à moins de subir soi-même la guerre, peut-on se voir comme dans une glace en dévisageant un être qui survit dans les flammes ? Sans pour autant couper les canaux de l’empathie, ce postulat d’une équivalence existentielle entre les deux femmes paraît discutable. Surtout s’il cache la prétention de faire éprouver à tous la souffrance d’Hassouna. « Tu vas souffrir avec moi », sourit-elle tristement au début. Est-ce seulement possible ? L’échange trouve néanmoins son sens plus tard, à mesure qu’il témoigne justement d’une symbiose irréalisable. La photographe est enfermée dans une image friable, lointaine. C’est une lueur proche de l’extinction : les pixels se figent parfois dans une stase angoissante, la connexion est fra- gile, on perd contact. Le cœur du projet est là, dans l’expression non pas de « ce que peut le cinéma », mais de ses limites. Plus document que documentaire, le film semble prendre conscience qu’il ne saura rendre compte du hors-champ qui entoure une telle image. Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (2025). « Fatem m’a prêté ses yeux pour voir Gaza », disait pourtant Farsi en le présentant à la projection de l’Acid à Cannes. Plutôt qu’un miroir, elle rechercherait donc un prisme permettant de scruter un enfer opaque – les journalistes à même de le montrer étant nombreux à s’y faire tuer. Si les regards de l’une et de l’autre fusionnent, c’est au sens où ils scrutent chacun un brouillard. Les photos d’Hassouna révèlent un horizon obstrué par la poussière, comme si l’observatrice était face à une situation qui ne pouvait s’envisager pleinement, même de l’intérieur. Lorsque Farsi la questionne sur son sentiment face au carnage terroriste du 7-Octobre, Hassouna répond de biais, parle de « montrer au monde que la Palestine peut se défendre », puis, comme pour ravaler toute justification, sanglote et élude en s’avouant accablée par le sujet. L’intérêt de la scène est de discerner non pas ce que pense précisément Fatem, mais le fait qu’elle peine à le penser. Lire aussi : “La voix des Palestiniens est vraiment absente”, entretien avec Sepideh Farsi. Au quotidien qu’elle décrit, Farsi oppose le confusionnisme des reportages télé. Elle zoome – lourdement – sur les bouches pour insister sur le bla-bla cryptant la réalité. Manière de relier deux cécités : de près comme de loin, l’horreur est floue. Le mérite du documentaire est de découper dans cette brume une maigre fenêtre de communication hésitante mais sincère. La mort de Fatem, tuée par un missile israélien, vient clore ce qui s’offre plus comme lambeau que comme œuvre : l’autrice n’a pas la main sur cette clausule épouvantable. In fine, l’écran noir semble bien tendre un miroir où se reflète l’im- puissance de Farsi, qui est aussi celle du cinéma et la nôtre. Yal Sadat PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK France, Palestine, Iran, 2025 Réalisation Sepideh Farsi Scénario Sepideh Farsi Image Sepideh Farsi Montage Sepideh Farsi Son Pierre Carrasco Musique Cinna Peyghamy Production Rêves d’Eau Productions, 24images Production Distribution New Story Durée 1h 50
par Yal Sadat
L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel (2025). © Memento
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L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel

Le premier film de Laura Wandel se distinguait par le jusqu’au-boutisme de son ascèse formelle. Un monde prenait à la lettre la promesse d’une mise en scène « à hauteur d’enfant » (porte ouverte aux dérives gnangnan, en général) en escamotant les adultes du cadre – ajusté au pas d’une écolière témoin du harcèlement subi par son frère. L’Intérêt d’Adam recourt également aux plans-séquences, mais l’immersion est plus fragile. L’infirmière en chef d’un service hospitalier (Léa Drucker) accueille un garçonnet souffrant de malnutrition et dont la mère (Anamaria Vartolomei) s’efforce de conserver la garde. De la chambre où la jeune femme protège maladroitement son fils aux bureaux où l’infirmière plaide pour la clémence des services sociaux envers ce petit bout de famille dysfonctionnelle, les travellings serpentent entre les facettes d’un dilemme politico-moral, glissant du théâtre humaniste de la médecine à ses froides coulisses administratives. La chorégraphie sinueuse embrasse moins un point de vue ou une absence, comme dans Un monde, qu’elle ne des- sine une chaîne, un continuum schéma- tique : conflit conjugal = faille parentale = couperet légal = tentative de laisser une chance à une femme précarisée sans mettre en péril son enfant. La soignante dévie de l’ornière procédurale afin de sauver à la fois Adam de sa mère, et cette dernière d’elle-même. Mais le dispositif, lui, reste sur des rails tout tracés. C’est le propre du travelling, même tremblotant façon Dardenne : forcer l’empathie grâce à des effets immersifs qui orientent le regard sur les événements au point de cadenasser les conclusions que l’on peut en tirer, sans ménager d’espace pour se faire sa propre idée de ce qu’est le réel intérêt d’Adam. Yal Sadat L’INTÉRÊT D’ADAM  Belgique, France, 2025 Réalisation Laura Wandel Scénario Laura Wandel Photographie Frédéric Noirhomme Montage Nicolas Rumpl Interprétation Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Alex Descas Production Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Dragons Films, Lunanime Distribution Memento Durée 1h13
par Yal Sadat

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