Actualités, Critique
Rembrandt de Pierre Schoeller
Pierre Schoeller poursuit sa radiographie de la France contemporaine en s’attachant à un couple d’ingénieurs, Claire (Camille Cottin) et Yves (Romain Duris), chargés de surveiller la construction de centrales nucléaires. Mais à la National Gallery, des toiles de Rembrandt parlent à Claire et lui confient un secret. Atteinte du syndrome de Stendhal, elle remet en question tout ce qui participe de la stabilité de son monde, social comme intérieur. Catastrophe du réchauffement climatique, dérive consentie vers le tout-nucléaire, prolifération ambiguë des EPR entre salut et menace… Schoeller refuse cependant de limiter son cinéma à celui d’un lanceur d’alerte. Il scrute à travers failles et fêlures de l’effondrement ce qui reste de lumière, même froide ou voilée. Pourtant, si la maladie et la dégradation s’attaquent aux toiles de l’intérieur, leurs voix fantômes sont contenues à quelques séquences. Schoeller a beau scruter l’altération et le devenir des images, les siennes restent indemnes, identiques à elles-mêmes. Il unifie les toiles de Rembrandt et les installations en réalité augmentée au nom d’une même conception romantique de l’art, qui allie émotion devant la fragilité de l’organique et actualisation du sublime. Le mutisme succède à la logorrhée, le désir d’ascèse aux discussions collectives, la monumentalité de la nature à celle des installations nucléaires comme les deux faces d’une même médaille. Le cinéaste s’entête à articuler une leçon morale, énoncée par les dernières paroles de Claire, à la tentation d’une sécession radicale libérée de la psychologie. La dérive vers la postmodernité ne sert encore qu’à faire contrepoint à la mauvaise conscience de la bourgeoisie. Plus qu’un saut dans l’inconnu, coincé entre deux héritages dont l’un est toujours le compromis de l’autre, Rembrandt se présente sous les auspices d’une synthèse impossible.
Jean-Marie Samocki
REMBRANDT
France, 2025
Réalisation Pierre Schoeller
Scénario Pierre Schoeller et Anne-Louise Trividic, en collaboration avec Violette Garcia
Photographie Nicolas Loir
Montage Laurent Rouan
Son Jean-Pierre Duret
Musique Pawel Mykietyn
Interprétation Camille Cottin, Romain Duris, Celeste Brunnquell, Denis Podalydès, Bruno Podalydès
Production Trésor Films
Distribution Zinc
Durée 1h 50

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Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi
Deux femmes piégées se regardent. Sepideh Farsi, cinéaste iranienne, dialogue via WhatsApp avec Fatima « Fatem » Hassouna, photo journaliste gazaouie. La première est comme enfermée hors de son pays : elle-même ex- photographe ayant couvert nombre de manifestations anti-mollahs, Farsi s’est exilée après avoir été condamnée pour dissidence. La seconde dit habiter « une prison à ciel ouvert » depuis le début des bombardements de Gaza par l’armée israélienne. La réalisatrice assure d’emblée voir un peu d’elle-même en cette jeune femme risquant sa vie pour documenter un massacre. Rivée à l’écran de Sepideh où apparaît le visage de Fatem, souvent rayonnant malgré les périls qui la menacent et emportent ses proches, la mise en scène renforcera ce jeu de miroirs.
On a pris l’habitude des portraits documentaires dont les sujets semblent devenir, face à leur webcam, les amis du cinéaste et du spectateur. De là à chercher en eux un reflet, il y a un pas.Le franchir pose ici problème : à moins de subir soi-même la guerre, peut-on se voir comme dans une glace en dévisageant un être qui survit dans les flammes ? Sans pour autant couper les canaux de l’empathie, ce postulat d’une équivalence existentielle entre les deux femmes paraît discutable. Surtout s’il cache la prétention de faire éprouver à tous la souffrance d’Hassouna. « Tu vas souffrir avec moi », sourit-elle tristement au début. Est-ce seulement possible ? L’échange trouve néanmoins son sens plus tard, à mesure qu’il témoigne justement d’une symbiose irréalisable. La photographe est enfermée dans une image friable, lointaine. C’est une lueur proche de l’extinction : les pixels se figent parfois dans une stase angoissante, la connexion est fra- gile, on perd contact. Le cœur du projet est là, dans l’expression non pas de « ce que peut le cinéma », mais de ses limites. Plus document que documentaire, le film semble prendre conscience qu’il ne saura rendre compte du hors-champ qui entoure une telle image.
Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (2025).
« Fatem m’a prêté ses yeux pour voir Gaza », disait pourtant Farsi en le présentant à la projection de l’Acid à Cannes. Plutôt qu’un miroir, elle rechercherait donc un prisme permettant de scruter un enfer opaque – les journalistes à même de le montrer étant nombreux à s’y faire tuer. Si les regards de l’une et de l’autre fusionnent, c’est au sens où ils scrutent chacun un brouillard. Les photos d’Hassouna révèlent un horizon obstrué par la poussière, comme si l’observatrice était face à une situation qui ne pouvait s’envisager pleinement, même de l’intérieur. Lorsque Farsi la questionne sur son sentiment face au carnage terroriste du 7-Octobre, Hassouna répond de biais, parle de « montrer au monde que la Palestine peut se défendre », puis, comme pour ravaler toute justification, sanglote et élude en s’avouant accablée par le sujet. L’intérêt de la scène est de discerner non pas ce que pense précisément Fatem, mais le fait qu’elle peine à le penser.
Lire aussi : “La voix des Palestiniens est vraiment absente”, entretien avec Sepideh Farsi.
Au quotidien qu’elle décrit, Farsi oppose le confusionnisme des reportages télé. Elle zoome – lourdement – sur les bouches pour insister sur le bla-bla cryptant la réalité. Manière de relier deux cécités : de près comme de loin, l’horreur est floue. Le mérite du documentaire est de découper dans cette brume une maigre fenêtre de communication hésitante mais sincère. La mort de Fatem, tuée par un missile israélien, vient clore ce qui s’offre plus comme lambeau que comme œuvre : l’autrice n’a pas la main sur cette clausule épouvantable. In fine, l’écran noir semble bien tendre un miroir où se reflète l’im- puissance de Farsi, qui est aussi celle du cinéma et la nôtre.
Yal Sadat
PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK
France, Palestine, Iran, 2025
Réalisation Sepideh Farsi
Scénario Sepideh Farsi
Image Sepideh Farsi
Montage Sepideh Farsi
Son Pierre Carrasco
Musique Cinna Peyghamy
Production Rêves d’Eau Productions, 24images Production
Distribution New Story
Durée 1h 50

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L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel
Le premier film de Laura Wandel se distinguait par le jusqu’au-boutisme de son ascèse formelle. Un monde prenait à la lettre la promesse d’une mise en scène « à hauteur d’enfant » (porte ouverte aux dérives gnangnan, en général) en escamotant les adultes du cadre – ajusté au pas d’une écolière témoin du harcèlement subi par son frère. L’Intérêt d’Adam recourt également aux plans-séquences, mais l’immersion est plus fragile. L’infirmière en chef d’un service hospitalier (Léa Drucker) accueille un garçonnet souffrant de malnutrition et dont la mère (Anamaria Vartolomei) s’efforce de conserver la garde. De la chambre où la jeune femme protège maladroitement son fils aux bureaux où l’infirmière plaide pour la clémence des services sociaux envers ce petit bout de famille dysfonctionnelle, les travellings serpentent entre les facettes d’un dilemme politico-moral, glissant du théâtre humaniste de la médecine à ses froides coulisses administratives. La chorégraphie sinueuse embrasse moins un point de vue ou une absence, comme dans Un monde, qu’elle ne des- sine une chaîne, un continuum schéma- tique : conflit conjugal = faille parentale = couperet légal = tentative de laisser une chance à une femme précarisée sans mettre en péril son enfant. La soignante dévie de l’ornière procédurale afin de sauver à la fois Adam de sa mère, et cette dernière d’elle-même. Mais le dispositif, lui, reste sur des rails tout tracés. C’est le propre du travelling, même tremblotant façon Dardenne : forcer l’empathie grâce à des effets immersifs qui orientent le regard sur les événements au point de cadenasser les conclusions que l’on peut en tirer, sans ménager d’espace pour se faire sa propre idée de ce qu’est le réel intérêt d’Adam.
Yal Sadat
L’INTÉRÊT D’ADAM
Belgique, France, 2025
Réalisation Laura Wandel
Scénario Laura Wandel
Photographie Frédéric Noirhomme
Montage Nicolas Rumpl
Interprétation Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Alex Descas
Production Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Dragons Films, Lunanime
Distribution Memento
Durée 1h13

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South Park (Saison 27) de Trey Parker et Matt Stone
Après deux ans d’absence, le monde de South Park s’est ranimé avec virulence cet été. La saison 27 s’est ouverte sur un épisode au démarrage inégalé de 6 millions de vues, où un Trump idiot et despotique – que Satan même trouve toxique – balade son micropénis. L’épisode opte littéralement pour de l’humour au-dessous de la ceinture, mais ce « simple appareil » cache un appareillage pertinent.
La blague anatomique constitue un moyen direct pour attaquer ce chantre viriliste, en prenant pour ainsi dire le mal à la racine. La Maison-Blanche, touchée à vif, s’est défendue en assénant qu’« aucune série de quatrième ordre ne peut compromettre la série de succès du président Trump ». Or c’est déjà prêter un certain pouvoir à l’émission que de se prémunir ainsi de ses potentiels effets. S’en prendre symboliquement au corps présidentiel, c’est aussi tenter d’ébranler l’incarnation de son autorité.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ses détracteurs pratiquent la mise à nu de son effigie. Des statues de mousse géantes – molles, difformes et n’épargnant rien de sa physionomie – avaient éructé lors des précédentes campagnes présidentielles avec des messages du type « corrompu et obscène » ou « L’Empereur n’a pas de couilles ». C’est que Trump fabrique une incarnation retorse de son pouvoir. La fusion de son corps politique (sacré) avec son corps biologique (familier) combine l’imposant jusqu’au pesant, le prosaïque jusqu’à l’obscène et l’artifice (par chirurgie, prothèse et teint mandarine). Le recours à l’IA en délire sur son réseau Truth Social gonfle cette baudruche numérique qui paraît d’au- tant plus invulnérable à mesure qu’elle devient plus chimérique. Les régimes d’images choisis par Trey Parker et Matt Stone s’accordent à ce tournant : si les saisons précédentes grimaient le référent sous les traits du maître d’école M. Garrison, celle-ci anime une photo de la face présidentielle puis génère une vraie-fausse vidéo de propagande en IA où le président rampe nu comme un ver dans le désert. Le second épisode épingle encore le carnaval morbide du pouvoir en prenant pour motif le masque esthétique et médiatique de l’entourage présidentiel (et ses dites « Mar-a-Lago faces », retouchées au point de sembler clonées).
Les satiristes le savent, concurrencer Trump sur le terrain du grotesque reste une gageure difficile, tant sa propre machinerie devance et digère la caricature. South Park joue donc à s’avouer vaincu : si Jésus revient, il travaille à la solde du gouvernement ; les anges mêmes ne sont plus à l’abri de la police migratoire ; Cartman est détrôné par les influenceurs masculinistes et xénophobes ; et Paramount (qui produit et héberge la saison) apparaît muselé par la présidence. Les retards qui impactent déjà la diffusion de cette saison indiquent les difficultés qui attendent ses créateurs. Pour l’instant, seuls deux épisodes sont visibles sur les dix prévus. Espérons que leur méthode (six jours de travail par épisode, le septième pour le repos), qui singe la temporalité biblique, continuera à produire longtemps cette contre-genèse absurde de l’actualité.
Élodie Tamayo
SOUTH PARK (SAISON 27)
États-Unis, 2025
Réalisation Trey Parker
Scénario Trey Parker, Matt Stone
Production South Park Studios, Comedy Central
Diffusion Paramount +
Durée 10 épisodes de 22 minutes

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Palombella rossa de Nanni Moretti (1989)
Avec Palombella rossa, Nanni Moretti transforme l’errance d’un député communiste amnésique en parabole burlesque et mélancolique sur une gauche déboussolée, déjà confrontée à l’oubli et à la spectacularisation du politique.
Lorsque Palombella rossa sort en Italie en septembre 1989, le Parti communiste italien se cherche encore un cap cinq ans après la mort de son dirigeant historique Enrico Berlinguer. Le film est distribué dans les salles françaises à la fin du mois de novembre, trois semaines à peine après la chute du Mur de Berlin. Un an et demi après, en février 1991, le PCI est officiellement dissous et donne naissance au Parti démocrate de gauche. On aurait pu craindre que le mouvement de l’Histoire condamne Palombella rossa à une forme d’obsolescence. Loin d’être anachroniques ou incompréhensibles, les tribulations du député communiste Michele Apicella (Nanni Moretti) pendant une partie de water-polo, alors qu’il n’a pas encore recouvré sa mémoire perdue dans un accident de voiture, n’ont jamais paru aussi pertinentes.
La vulnérabilité dont Moretti dote son député communiste s’est désormais étendue à toute la gauche européenne, attaquée par des adversaires agressifs et caricaturaux qui ne cessent de la renvoyer à un devenir minoritaire et divisé. Le cinéaste pointe déjà l’hystérisation du débat public et la spectacularisation des discours, qui se résorbent et se perdent dans le cri, la cacophonie, l’exaspération. Lors d’un débat télévisé, la tirade de l’opposant de droite qui veut obliger Michele à reconnaître sa dette envers les États-Unis résonne comme l’aveu prémonitoire d’une servitude volontaire, à un moment où les dirigeants américains imposent brutalement leurs conditions à une Europe ouvertement méprisée. Quant à l’amnésie, Moretti l’a constaté dans son dernier film : elle n’est plus le fait d’un homme seul. Elle s’est emparée de plusieurs générations d’Italiens qui ont tiré un trait sur les espérances et les contradictions suscitées par le communisme dans l’Italie d’après-guerre. D’ailleurs, le cirque itinérant hongrois qui traverse Vers un avenir radieux porte le nom de Budavari, tout comme le poloïste moustachu affronté par Michele.
Pourtant, cet oubli de l’Histoire ne possède pas seulement une vertu critique qui permet de questionner ce qui reste d’une utopie et d’un engagement. Le politique constitue un axe autour duquel Moretti ne cesse de se décentrer, une force de gravitation à laquelle il s’efforce de se soustraire. Par l’amnésie, Michele regarde ceux qui l’environnent comme il ne les avait jamais vus. Il s’écarte de son équipe dans un geste de retrait défiant, mais se découvre aussi des points de contact qu’il avait ignorés : avec les joueurs, le public du match ou ceux qui pleurent devant Le Docteur Jivago. Le regard qui rend le monde à son absurdité et justifie une attitude de fière solitude est le même que celui qui fait émerger une nouvelle solidarité.
Le plan d’ensemble permet à Moretti d’associer ces directions opposées. Il isole évidemment son personnage et place sa gestuelle du côté d’un burlesque mélancolique : le sportif maladroit devient alors une variante du clown triste, et ses gestes dérythmés le séparent du collectif. Mais le vide n’est qu’un moment du plan : il n’est ni son destin ni sa fin. Palombella rossa ne cesse de remplir ses plans de figurants, d’élargir ses cadres pour y accueillir la foule. « Qu’est-ce qu’être communiste ? C’est un sentiment de totalité », déclare le maître spirituel incarné par Raoul Ruiz.
Cette logique d’expansion mène à un « silence », comme le répète Michele dans un regard-caméra adressé au spectateur : « Chaque but est un silence et chaque silence un but.» Ce silence n’appartient pas uniquement à l’ordre de la parole, il s’agit aussi d’un inachèvement qui prend la forme d’un faux mouvement, comme le penalty que Michele tire trop tôt, ou d’un geste suspendu, telles ces mains dirigées vers le haut dans le plan de conclusion, incarnation fragile d’un désir de dépassement. Le sentiment d’exclusion et l’appel de la fuite cohabitent en permanence avec la volonté de se rassembler comme de se ressembler : rester « différents » mais « semblables », comme il le crie dans sa toute dernière tirade.
Moretti cherche à articuler un temps qui n’existe plus et un monde qui n’existe pas encore. Vers un avenir radieux témoigne encore de cette ambition, mais sur une alternance entre la réalité et le film-dans-le-film. En régulant la mise en scène de l’intérieur, depuis sa position d’acteur, il unifie sa persona, alors que Palombella rossa s’ingénie au contraire à la faire éclater : différents acteurs pour un seul personnage, différents états du corps pour un seul acteur. Film de famille, autofiction et confession à la première personne constituent sa part fellinienne, avec ses éclats de passé imprévisibles qui exhument des sensations primitives. En montrant un adolescent qui bouge ses lèvres en même temps que Bruce Springsteen chante « I’m on Fire » ou des spectateurs émus par la musique de Maurice Jarre, Moretti recrée un espace commun avec le spectateur en deçà de toute psychologie, comme il le fera dans Journal intime avec des morceaux de Leonard Cohen et de Keith Jarrett. Face caméra, en citant « E ti vengo a cercare » de Franco Battiato, Michele exalte un « sentiment populaire ». Palombella rossa épuise l’efficacité supposée des discours et leur violence latente pour libérer une émotion conjointe hors de l’étau de la langue.
Jean-Marie Samocki
PALOMBELLA ROSSA
Italie, France, 1989
Réalisation Nanni Moretti
Scénario Nanni Moretti
Image Giuseppe Lanci
Son Franco Borni
Montage Mirco Garrone
Musique Nicola Piovani
Décors Giancarlo Basili, Leonardo Scarpa
Interprétation Nanni Moretti, Silvio Orlando, Mariella Valentini, Asia Argento
Production Banfilm, Palmyre Productions, La Sept Cinéma
Distribution Banfilm / Reprise Malavida
Durée 1 h 26 min
Sortie 29 novembre 1989

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Hommage : Stéphane Bouquet
Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil.
En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004).
Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films.
Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry.
Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs).
Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ?
Stéphane Bouquet

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Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling
Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme.
Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres.
À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace.
Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions.
Charlotte Garson
VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI)
Norvège, 2025
Réalisation Joachim Trier
Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt
Image Kasper Tuxen Andersen
Son Gisle Tveito
Montage Olivier Bugge Coutté
Musique Hania Rani
Décors Jørgen Stangebye Larsen
Costumes Ellen Dæhli Ystehede
Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre
Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film
Distribution Memento
Durée 2h14
Sortie 20 août

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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang
À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier.
Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs.
Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter…
Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie.
Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.
Pierre Eugène

Actualités, Critique, Hors salles
Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts
Le premier long métrage du créateur de la série Succession a beau arriver précédé de la rumeur d’une déception parmi le public américain, il prouve que Jesse Armstrong vise toujours aussi juste.
Confession : encore stupéfait par la découverte du film de Jonathan Glazer, il ne m’était pas rare l’an dernier d’avoir le sentiment d’être dans la « zone d’intérêt ». Non par accointance politique avec la famille Höss, mais parce que le cinéaste me semblait être parvenu, tout en reconstituant minutieusement le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de ses proches, à saisir quelque chose d’un régime d’expérience très actuel : le clivage qu’entraîne la parfaite contiguïté du confort et de l’horreur, de la stabilité et du désastre. Vertige de ce mur protecteur, de cette routine lénifiante, dont il fallait bien constater qu’ils étaient, d’une certaine manière, les miens.
Sans avoir son acuité formelle, The Mountainhead partage avec La Zone d’intérêt son intelligence topographique. Il s’agit, là encore, de mesurer la distance à la fois abyssale et dérisoire entre deux mondes dont l’un s’obstine à ne pas voir qu’il est la condition de l’autre.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Référence appuyée au roman d’Ayn Rand devenu bréviaire des libertariens (The Fountainhead, La Source vive en français, adapté au cinéma par King Vidor), « Mountainhead » est le nom de la nouvelle résidence que s’est fait bâtir Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman) dans les montagnes de l’Utah. Ses matériaux cossus, ses dizaines de pièces et ses vastes baies vitrées n’impressionneront aucun des trois amis invités pour un week-end de poker, incommensurablement plus fortunés que ce créateur d’applications de méditation, bien incapable de se faire son premier milliard.
Mais, concentrant la dramaturgie, ce nid d’aigle matérialise à la perfection la volonté sécessionniste des ultra-riches, dont les existences tendent à se déployer à la verticale d’une quelconque réalité partageable. Le prologue ne manque à cet égard ni d’efficacité ni de pertinence, chaque invité glissant de jet privé en hélicoptère puis en flotte de SUV – et tant pis pour le docteur abandonné sur le tarmac après une consultation aérienne.
Lire aussi: “Vieillesse, addictions, dégénération sexuelle, libéralisme… Succession fait converger corps et argent, comme les parties intégrantes d’une même et obscène ruine sur pattes” (payant)
Quoi de mieux, surtout, que ces hauteurs immaculées pour célébrer le lancement d’une application nourrie à l’intelligence artificielle dont les effets dévastateurs ne parviendront jamais au quatuor que sous la forme de vidéos virales et de variations boursières ? Cet écart entre les actes et leurs conséquences est l’occasion pour Jesse Armstrong, après la série Succession (2018-2023), de continuer à dépeindre l’hubris des classes dominantes autant que leur dangereuse bêtise.
Le conflit moral entre les promoteurs d’un marché sans frein, et même d’une post-humanité, et l’unique partisan d’une régulation technologique se formule de manière théâtrale au sens le plus classique qui soit, mais offre une vulgarisation opportune des débats en cours dans les sphères du pouvoir américain – de façon plus ou moins transparente, les personnages s’inspirent en effet de figures comme Sam Altman, Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Le talent d’Armstrong est alors de faire entendre la langue de ce technocapitalisme, dans laquelle le jargon professionnel se mêle aux emprunts à la culture populaire et aux vannes permanentes. Alors que l’alliance du pouvoir et de l’humour, par son mépris des normes de discours, paraît corroder toujours plus la possibilité d’une opposition politique consistante, Mountainhead capte pratiquement en direct le triomphe de ce que les Anglo-Saxons, toujours percutants en matière de néologismes, nomment la « broligarchy ». Vingt ans après le triomphe de la comédie de potes à la Apatow, Steve Carell se fait en quelque sorte le relais des générations, témoignant du fait que le rire peut aussi servir à asseoir la domination la plus féroce.
Raphaël Nieuwjaer
MOUNTAINHEAD
États-Unis, 2025
Scénario, réalisation Jesse Armstrong
Image Marcel Zyskind
Montage Mark Davies, Bill Henry Décors Stephen H. Carter Costumes Sysan Lyall
Musique Nicholas Britell
Interprétation Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef
Production HBO
Durée 1h39
Diffusion Max

Actualités, Critique
Eddington d’Ari Aster : Rire à blanc
Dans la catégorie “films ayant divisé la rédaction des Cahiers au Festival de Cannes”, Eddington d’Ari Aster occupe une place privilégiée. Maintenant qu’il arrive en salles, on explore son regard de l’Amérique, pour savoir où Ari Aster situe son rire.
Pris dans l’assourdissante confusion dont il fait son sujet, Eddington pourrait passer pour ce qu’il n’est pas : le film le plus rigolard d’Ari Aster. C’est peut-être, au contraire, le moins comique à proprement parler. Le rire y est étouffé, plus douloureux encore qu’à ses débuts, suspendus entre terreur et peau de banane – de son court The Strange Thing About the Johnsons (sommet d’absurde malaisant) à la malice sourde d’Hérédité et de Midsommar, préludes au grotesque assumé de Beau Is Afraid.
Eddington donnerait moins le vertige s’il se limitait à ce qu’il laisse augurer : une satire tendance South Park, vautrée dans le nihilisme. Le patelin éponyme du Nouveau-Mexique est un biotope Southern Gothic mis sous cloche par le Covid. Les mauvais instincts de l’époque gagnent le shérif Cross (Joaquin Phoenix), incompétent notoire mais doux (au départ), sentinelle gélatineuse qui trimballe ses convictions MAGA à bord de son pick-up. Convictions, le mot est fort : il boude le masque car celui-ci gêne son souffle d’asthmatique, et se conforme au complotisme de sa belle-mère lorsqu’il vilipende son rival, l’édile démocrate Ted Garcia (Pedro Pascal) – voix veloutée, sourire Colgate, soft power.
Autour du chantier d’un centre de données énergivore promu par ce néolibéral sous couverture woke, le clash des candidats à la mairie est dopé par le meurtre de George Floyd. La campagne s’enlise sur fond de rixes (Black Lives Matter vs. nazillons) et de post-vérité. La bérézina sera précipitée par les sournoiseries de Cross, humilié par son adversaire mais prêt à dégainer.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Voyant poindre un western aux airs de cartoon enfiévré, chapeauté par un shérif dégénéré à la Jim Thompson, on se demande comment tout ça peut tenir tête au cirque de stupeur qu’offre l’Amérique actuelle (répression militarisée des émeutes, assassinats politiques, etc.). Les vidéos anxiogènes scrollées par les personnages semblent faire doublon avec l’image d’un État de droit délité qui nous arrive chaque jour par notifications push.
La sidération à Eddington
Y a-t-il de quoi rigoler ? Là se niche le malentendu. Le trumpisme se manifestant comme spectacle, et sa violence s’enroulant dans une manière d’autoparodie (ce qui a découragé les satiristes caricaturant Trump – étant son propre avatar clownesque, il neutralise la charge), Eddington cherche moins à brocarder quiconque qu’à laisser le logiciel d’hyperréalité tourner à vide. La chienlit se donne d’elle-même : pas besoin de refaire South Park en live action, le réel algorithmé s’en charge. Ne reste qu’à enchainer les péripéties à la façon d’un feed Twitter devenu fou – le film donne l’impression d’être encapsulé dans un smartphone à l’écran fissuré. On est plus proche du Richard Kelly debordien (Souhthland Tales) que de Lanthimos et Ostlund, roitelets surplombant une mêlée de fantoches marxistes et réacs renvoyés dos à dos. Aster, lui, n’amalgame pas les camps mais montre des luttes qui, filtrées par TikTok, s’ajustent à la dynamique du pouvoir. Elles se muent en combats de catch, et s’éloignent avec la démocratie dans une représentation holographique.
Lire aussi : Beau is Afraid d’Ari Aster – Un boulevard de déception
Ce qui sépare Aster de ces ricaneurs, c’est sa très réelle sidération, son angoisse pure et contagieuse face au chaos. Mais aussi le soin pris de scruter vraiment le moteur d’une radicalisation conservatrice, en allant voir ce qui germe sous le Stetson de Phoenix. La figure frappe par sa blancheur. Son teint blafard raconte la fadeur de sa personnalité, gentille page blanche où le pire a la place de s’inscrire. Sa panoplie claire renvoie au white hat (le gentil archétypal des westerns) et pourquoi pas aux white supremacists. Cette aura laiteuse partagée avec sa femme (Emma Stone, toute délavée) est-elle le signe outré d’un lent repli identitaire vers le blanc du KKK ? En tout cas, l’effondrement procède ici d’une guerre entre Blancs. Les minorités trinquent, de l’agent amérindien Butterfly (sacrifié par les manigances de Cross) au flic stagiaire utilisé comme caution afro-américaine puis oublié dans le désert en position de tir couché, assigné ad vitam à cette posture défensive face à la société.
Mais le blanc, chez Cross, c’est aussi le vide de son inspiration. Il entend imposer des valeurs mais souffre d’impotence conceptuelle. À la flopée de slogans dont il couvre son pick-up – il peine à en choisir un seul – s’oppose la surface dégagée du tableau blanc installé dans son QG, où s’esquissent au feutre des mots vains. L’un, entouré, trahira un de ses crimes : « IDÉE », trace de l’unique pensée agitant cette tête creuse qu’Eddington s’efforce d’ouvrir, d’inciser littéralement (sans trop en dire) afin d’identifier les ressorts du fascisme ayant poussé sur ce néant – démarche politique s’il en est.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Y trouve-t-on quelque chose ? Oui. Faute de mieux, cet esprit s’emplit de la grande geste américaine. Démocratie idéalisée, 2e Amendement divinisé, vieux fantasme qui bouge encore –surtout en temps de crise : devenir le pistolero qui redresse la nation.
Sur les brisées d’antihéros nixoniens des seventies (hantés par cet imaginaire de petit garçon qui déjà faisait retour), Cross réactive ce récit sur un mode paranoïaque ; mais sa paranoïa à lui produit des images formées dans une curieuse bouffonnerie épique. Pris en chasse par une milice antifa, il se réfugie dans une armurerie. Il en sort la fleur au fusil (mitrailleur) et court vers des ennemis drapés dans la nuit noire, tant espérés par son inconscient qu’il les projette peut-être – hologrammes, toujours – afin d’embrasser ce storytelling.
Culte des pétoires ou d’une démocratie ancestrale, même combat : ces vieilles lunes lobotomisent l’Amérique, à l’image de Cross paralysé devant une rediffusion de Vers sa destinée de John Ford. On peut entendre le rire d’Aster couvrir ces scènes. L’estimer déplacé, facile, dénué d’amour, serait de ne pas entendre qu’il s’agit d’un rire blanc, mais pas au sens identitaire. C’est un rire blanc comme la peur, un rire effaré d’auteur dont l’empathie même lui fait extrapoler l’horreur s’abattant sur Eddington, un rire singulier qui lui sert à défendre son être, à l’éloigner de l’image que lui inspire son pays : un bouffon trépané qui agonise dans un puits d’ombre.
Yal Sadat
EDDINGTON
États-Unis, 2025
Réalisation, scénario Ari Aster
Image Darius Khondji
Son Paul Hsu, Phillip Bladh
Montage Lucian Johnston
Musique Daniel Pemberton, Bobby Krlic
Décors Matthew Gatlin, Elliott Hostetter
Costumes Anna Terrazas
Interprétation Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Austin Butler, Emma Stone
Production A24, Square Peg, 828 Productions
Distribution Metropolitan Filmexport
Durée 2h27
Sortie 16 juillet

Actualités, Critique
Superman de James Gunn : Même pas cape
Après le virage très sérieux et sombre de DC (The Batman, Joker…), le Superman de James Gunn marque un retour à l’enfance qui ressemble fort à un repli régressif, symptôme du retard qu’ont pris les films de super-héros et leur ambition « réparatrice ».
Superman s’écrase au milieu d’un champ enneigé, ventre à terre, face tuméfiée contre la glace. Sa respiration évoque un roucoulement malade, puis un sifflement s’échappe de lui. Le voilà ramené à la métaphore ornithologique qu’on lui accole souvent : « Là-haut, dans le ciel ! Est-ce un oiseau ? » Cette fois, on dirait bien que oui. Mais, loin d’annoncer une vision plus animale du personnage, le sifflement attire une autre sorte de bête. Un toutou à cape rouge galope dans la poudreuse et vient fêter son maître putatif, manière de faire démarrer son aventure en donnant le ton : tout, dans ce nouveau Superman dont le super-chien est l’omniprésente mascotte, sera digne d’un spot de pub pour des croquettes. On sait d’ailleurs que ces dernières sont marketées en flattant les goûts des enfants, comme le fait James Gunn avec cette version infantile de la franchise DC – à rebours des ruminations adultes bouillonnant sous les masques dans Man of Steel, Justice League, The Batman ou Joker.
Retour à l’enfance du mythe ? Après tout, pourquoi pas : l’âge adulte selon DC ressemblait parfois à un fantasme d’ado gothique. La neige du début pourrait suggérer un effort de table rase. Clark Kent et son double, sous les traits de David Corenswet, concentrent la naïveté propre à la figure – c’est par essence un nouveau-né face à l’humanité, doublé d’un grand gamin godiche à la rédaction où il travaille avec Lois Lane. Naïveté ici mise au carré, nous incitant à être aussi enfant que lui.
Las, l’interview que Lois exige de Clark afin de clarifier son rôle dans un conflit entre nations (fictives) trahit une ambition contraire : coller à l’actualité géostratégique la plus sérieuse. Le surhomme a-t-il bafoué le droit international et fait preuve d’ingérence dans la guerre livrée par la Boravie, alliée des États-Unis, à la population opprimée du Jarhanpur ? Quelle est la légitimité de ce faiseur de paix filant à la rescousse des Jarhanpuriens ? Le vieil ennemi Lex Luthor, roi de la tech au crâne lisse de grand baby boss, profite de ce doute pour jeter l’opprobre sur Superman. Le justicier se voit accusé d’intervenir dans le seul but de se constituer un harem de Boraviennes.
Superman de James Gunn (2025)
En résumé, Superman roule pour l’Ukraine et la Palestine, s’en va les défendre la bouche en cœur avant qu’un crypto bro (krypto-bro ?) technophile, libertarien et chauve lui savonne la planche en ajoutant son nom aux dossiers Epstein, en vue de mieux sponsoriser un dictateur mi-Poutine, mi-Netanyahou. Problème : une réalité alternative voyant un Elon Musk (patronyme très DC en soi) financer les massacres perpétrés par des amis de la Maison-Blanche n’a rien de très original.
L’homme qui vole au-dessus des lois en fourguant la paix mondiale, c’est désormais Trump, dont la stratégie en matière d’image a changé de camp. Élu une première fois sous les atours d’un Joker populiste, voire d’un Bane (méchant de The Dark Knight Rises) promettant de « prendre le pouvoir aux élites pour le rendre au peuple » – les memes comparant le milliardaire à un super-vilain avaient fleuri parmi ses propres supporters –, l’actuel président est revenu dans le costume de Superman, précisément. Celui d’un homme providentiel au visage maculé de sang, brandissant le poing en contre-plongée devant le Stars and Stripes. Comment, alors, faire de l’icône Superman la protectrice des territoires envahis, alors qu’elle est préemptée par un gouvernement qui humilie Zelensky et projette de changer Gaza en resort géant ? Gunn court après une actualité imagière plus rapide que lui.
Superman de James Gunn (2025)
La boussole morale (et esthétique) des films de super-héros semble affolée par cette redistribution des rôles. L’Amérique n’étant plus perçue, en dehors du camp MAGA, comme une âme pure parée des couleurs du fameux monde libre, le genre est contraint de renoncer au principe réparateur adopté dès les années 2000. Il s’agissait alors de panser les plaies ouvertes par le 11 Septembre, et de montrer non seulement l’opposition de deux blocs, mais la possibilité d’une troisième voie pour sauver le monde. Les héros rejetaient à la fois le terrorisme et la war on terror, personnifiant une puissance honteuse, durement réveillée de sa candeur fifties : à la fin de Captain America, l’avenger était décongelé dans le présent pour découvrir, hébété, que sa nation était devenue une technocratie next-gen corrompue, et que son bon vieux monde bipolarisé n’était qu’un décor d’après-guerre destiné à entretenir ses illusions (donc son patriotisme).
Depuis, l’imagerie trumpiste a ravivé ce décor-là, alors que les enjeux stratégiques sont moins binaires que jamais (Chine, Europe et Iran se partageant le masque du super-vilain aux yeux de Trump). Ce qui ne laisse d’autre choix à Gunn que simplifier l’équation, mettre les angoisses (inter)nationales à la portée des tout petits. D’où ce dessin animé humain, moins proche de Disney que des cartoons matinaux qui accompagnent les céréales. D’où aussi l’aberrant chien à cape, signe d’un repli régressif, d’une abdication devant un état du monde qui n’inspire plus Gunn.
Lire aussi : Hollywood rêve-t-il encore ?
L’ex-scénariste du studio Troma n’est pourtant pas le moins respectable des artisans au service du super-héroïsme. Ici, il se cherche en vain une contre-imagerie, délire les échelles, reconduit son goût très bis pour les golems plus larges que hauts (Ultraman, héritier du King Shark de The Suicide Squad et des monstres de Troma) et esquisse les silhouettes comme si elles revenaient de la « Vallée de l’étrange » (comme on nomme l’inquiétante réalité qu’évoquent les cyber-simulations diverses), sans obtenir autre chose qu’une dérision flemmarde – fagoté comme un trio de musiciens baltes à l’Eurovision, le Justice Gang en fait les frais.
C’est dans la prison hi-tech de Luthor, où les cellules s’empilent au sein d’une structure dont le gigantisme miniaturise les détenus, alignés comme autant de figurines sur une étagère, que s’éclaire le projet : non pas rendre à Superman ses souvenirs et sa nature organique (vrai-faux sujet du film), mais le pétrifier dans un devenir de jouet animé par des marionnettistes adultes qui, face au chaos qu’ils prétendent représenter, préfèrent finalement jouer à coucou-caché.
Yal Sadat

Actualités, Critique
Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985)
Nul besoin d’être un adorateur des Talking Heads pour savourer le film de Jonathan Demme, rare exemple d’harmonie entre les puissances propres du cinéma et du concert de rock. Dès les premiers plans et l’apparition progressive du leader, David Byrne, c’est tout un genre (celui du film-concert) qui redémarre à zéro, promet d’être autre chose que l’enregistrement d’une prestation donnée tel jour, tel lieu, pour tel public. Le montage restitue d’ailleurs une essence rêvée, hybridant trois soirées distinctes. Mimant la timidité du novice qui passe une audition (« J’ai une cassette que j’aimerais vous faire écouter »), le personnage-Byrne reprend d’abord « Psycho Killer » au stade de la feuille blanche. Mieux, à celui d’une fiction sonore : un beat électronique paraît jaillir tout droit de sa radiocassette, posée sur la scène nue. Le trucage, indissociablement scénique et filmique, fait de toute musique une possible bande-son, ici pour les allers-venues de son corps instable, pas rassurant, avec ses riffs syncopés et son refrain tout en fricatives (« fa fa fa fa »).
Stop Making Sense raconte, pour une bonne part, l’histoire de ce corps protéiforme, auquel vient peu à peu s’agglomérer le corps social des musiciens. Bassiste, batteur, choristes, la bande grossit à chaque morceau jusqu’à aboutir, au bout d’une vingtaine de minutes et avec l’aide des machinistes, à cette formation élargie (mixte et multiethnique) qu’appelaient à l’époque les riches arrangements funk et afrobeat du groupe. Sans être aussi exubérants que le chanteur, tous auront leur moment, l’occasion de se distinguer. Le frottement des deux types de présence (rôles habités chez Byrne, sourires détendus et adresses au public chez les autres) fait d’ailleurs le sel du show.
Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985).
Domine donc l’impression d’une synchronie magique – concert engendrant film, film engendrant concert. Les changements à vue du décor et le crescendo des performances tendaient forcément la perche au cinéma, encore fallait-il les épouser sans les aplatir, comme dans le style MTV alors dominant, sous une couche d’artifices. Épurée, la mise en scène ne donne pas non plus dans le voyeurisme gestuel de nombreux documentaires sur le rock, prompts à traquer le mystère de la musique sous la peau des interprètes ou les grimaces des fans.
Lire aussi : “On vivait la nuit, on fréquentait les clubs où des groupes comme les Talking Heads ou les New York Dolls faisaient l’événement.” Entretien avec Bette Gordon
Hormis à la toute fin, le public reste caché dans le noir, et c’est le monde théâtral de la scène, ses lumières et ses ombres, ses chorégraphies variées et pimentées par les numéros de Byrne (séance d’aérobic, danse fredastairienne avec un porte-manteau, costume de cartoon…) qui focalise l’attention minutieuse des caméras. En vase clos ? Si le film a traversé aussi facilement le temps, il le doit justement à ce côté abstrait, retournant la « captation » contre le spectateur : nous voilà captés et captifs, titillés dans notre immobilité jusqu’au dilemme (on danse, ou on regarde ?). À trop gesticuler, on raterait pourtant le beau suspense formel qui s’ouvre à chaque morceau, aucun n’étant filmé de la même manière. Le découpage paraît anticiper et accompagner à la fois le rythme et l’esprit des chansons, jouant parfois des forces accumulatrices du plan long (« Once in a Lifetime »), oscillant ailleurs d’un espace à l’autre de la scène pour créer duos, face-à-face ou indifférences mutuelles. Comme dans la musique du groupe elle-même, comme aussi dans les meilleures comédies musicales, l’exaltation physique dérive ici du contrôle, la frénésie de la rigueur.
Élie Raufaste

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Barbara Stanwyck, une boule de feu au Fema La Rochelle
De L’Ange blanc de Wellman à Désir de femme de Sirk, le Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet, avant une reprise au Majestic Bastille de Paris les week-ends de l’été) honore en neuf films Barbara Stanwyck, la plus pro et la plus vibrante des stars de l’âge classique.
Avec sa perruque blonde à frange et sa chaîne de cheville, l’épouse vénéneuse à la Marlène d’Assurance sur la mort (1944) a biaisé la postérité de Barbara Stanwyck : la bien nommée Phyllis Dietrichson fige le jeu génial de cette actrice de Brooklyn qui fut d’abord Ziegfield girl à 16 ans. On comprend que Wilder ait puisé dans l’incandescence pré-code de Baby Face d’Alfred Green la séduction de son héroïne de film noir.
Mais l’intrigue schématique de 1933 – l’ascension d’une fille prostituée par son père et décidée à utiliser les hommes – servait de base à un portrait plus nuancé. À chaque nouvel étage franchi dans la banque où elle se fait embaucher, Lily couche avec un homme dans une ellipse et se retrouve au-dessus mieux habillée. Les tenues dessinées par Orry-Kelly passent du col pelle à tarte au col-cape, au col à frou-frous, puis au col-dentelle Art déco quand elle approche du sommet ; au-delà, ce ne seront plus, autour de ses épaules, que des animaux ou des hommes morts. Aux États-Unis, on appelle ça le power-dressing. Or la Lily que joue Stanwyck a pour nom « Powers ». Elle s’est fait révéler ses pouvoirs par un client sobre du café de son père qui lui a lu Nietzsche dans le texte : « Tu es puissante ! », ce à quoi elle a d’abord répondu : « C’est ça, je suis une boule de feu… »
Barbara Stanwyck dans Boule de feu d’Howard Hawks (1941).
D’Howard Hawks à Frank Capra, Stanwyck comme autrice
Lily Powers ne croit pas si bien dire puisque, peu après, elle regarde brûler son père dans un incendie sans lever le petit doigt, avec un visage pensif qui devient la marque de fabrique de l’actrice. En 1941, Howard Hawks lui donne le rôle-titre de Boule de feu. Étincelante dans un costume commandé à Edith Head, Stanwyck éblouit le lexicographe coincé joué par Gary Cooper quand elle ôte son manteau de fourrure. Son numéro de cabaret est à deux vitesses : « Drum Boogie » est d’abord chanté fort, puis le batteur Gene Krupa prend pour baguettes deux allumettes, la percussion n’est plus qu’un frottement, avant qu’elle et lui ne soufflent sur les flammes finales. Il en va ainsi du jeu de Stanwyck : elle sait opérer la bascule du forte au mezzo sans perdre en intensité.
Plus qu’aucun autre cinéaste, Frank Capra a adapté sa méthode à l’ignition rapide de cette actrice qui, ayant commencé sur scène à Broadway, n’était jamais meilleure qu’à la première prise. Dans L’Homme de la rue (1941), leur dernier film ensemble, la chroniqueuse qu’elle joue évite le licenciement en bidonnant un faux courrier des lecteurs, avant d’embaucher un quidam pour lui faire jouer le rôle de « John Doe » en public. Elle confie en coulisses à sa mère : « J’ai créé quelqu’un »… Cet enfant de papier, il faut lui écrire un discours, autant dire : des dialogues. Capra avait tout compris en confiant souvent à Stanwyck une fonction auctoriale. Dans Un cœur pris au piège (1941), Sturges lui fait aussi repérer Henry Fonda, dans son miroir de poche, comme une documentariste filmant à son insu un spécimen rare. Elle commente les réactions de l’ahuri abordé par diverses passagères de leur paquebot.
Lire aussi : Barbara Stanwyck au carré, par Cyril Beghin.
Faire tenir les autres dans le cadre : c’est là un passage de relais avec l’un de ses plus beaux rôles des premières années, Stella Dallas de King Vidor (1937). Pour ne pas gâter les chances d’ascension sociale de sa fille, Stella regarde son mariage huppé derrière la fenêtre, depuis la rue. La mère au mouchoir était le portrait d’une spectatrice de cinéma ; dans la décennie suivante, Stanwyck a pris la parole et la plume. Boule de feu invite même Cooper à venir voir « plus près, tout au fond » de sa gorge : vers une autre origine, textuelle, du monde.
Charlotte Garson

Actualités, Critique
13 Jours, 13 Nuits de Martin Bourboulon
Difficile de voir, dans ce film d’action « inspiré de faits réels » autre chose qu’un changement de décor pour le réalisateur d’Eiffel et des Trois Mousquetaires : la Kaboul de l’été 2021, abandonnée aux talibans (l’Orient lointain et barbare), et le tragique de l’Histoire encore chaude valent bien le passé fantaisiste de Dumas et son romanesque échevelé. C’est qu’il se trouvait là-bas un authentique héros français, le commandant de police Mohamed Bida, témoin (le scénario est l’adaptation de son livre) mais surtout homme de la situation, en l’occurrence l’évacuation vers l’aéroport de centaines de personnes menacées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
« Mo » (Roschdy Zem) est donc de tous les plans, « pro » mais rebelle quand il le faut, viril et autoritaire mais à l’écoute : un D’Artagnan en gilet pare-balles, un simple fonctionnaire de la trempe des justiciers eastwoodiens, prêt à sauver le plus de vies possible au péril de la sienne. Ici pourtant le « un pour tous, tous pour un » n’a plus cours, tant ces vies prennent l’aspect d’une foule chaotique, autodestructrice, peut-être la vraie antagoniste de l’histoire. Dans des séquences tirant vers le film catastrophe ou le péplum biblique, le spectacle de cette masse humaine, filmée en surplomb depuis les murs de l’ambassade puis de l’aéroport, sert un embarrassant « suspense d’envahissement ». On peut décliner l’exfiltration, puisque c’est de cela qu’il s’agit, à tous les niveaux : dehors l’ambiguïté psychologique (un personnage : une fonction), dehors les causes et le contexte politique de la débâcle, dehors enfin ce pays, reconstitué à grands frais pour mieux le fuir et raconter l’épopée d’une France‑radeau de survie, finalement pas à court de mythes lorsqu’il s’agit de faire monter à bord la foule (paisible) des spectateurs.
Élie Raufaste

Actualités, Critique
Columbo de Richard Levinson et William Link
Mais qui bruisse depuis le fond du plateau, se prenant les pieds dans le projecteur tout en faisant « chut » le doigt sur la bouche (« Requiem pour une star », 1973) ? C’est le célèbre lieutenant Columbo qui mène l’enquête, quitte à faire tache dans le décor. Son allure maladroite et foutraque laisse supposer trop rapidement au meurtrier, toujours issu de la haute société californienne (et par mépris de classe bien souvent), qu’il sera vite débarrassé de ce guignol de policier. Mais Columbo n’est pas un guignol, il fait le guignol – nuance. Car s’il peut souvent en sortir un oeuf dur, ce qu’il n’a pas dans sa poche, c’est son oeil. Et il y a toujours un détail qui le dérange, au-delà du fait qu’il dérange lui-même l’entourage de la victime et s’en excuse en permanence. On jubile, car comme un enfant qui voit tout depuis le début et crie avec joie la réponse à Guignol, nous avons vu le crime et sa préparation, et suivons le lieutenant à la recherche du « détail qui tue », jusqu’à ce qu’il assène le dernier coup de bâton. Columbo ne lâche rien, ressasse et devient harassant par ses gesticulations comiques. Columbo sort, revient et son bien connu « Juste une dernière chose… » tombe. Comme les va-et-vient d’un pantin dans le théâtre de marionnettes, il multiplie les entrées et sorties de champ, quitte à se cacher derrière une porte ou une plante verte, et d’en sortir tout à trac. Une attitude qui fait se muer au fil de l’épisode la condescendance souriante du meurtrier en une crise de nerfs autoritaire. L’homme à l’imperméable trouble les codes et les classes, désarme (et ne porte pas d’arme) et, par là même, fait justice.
Qu’il surgisse littéralement du décor tient au fait que les épisodes se déroulent souvent sur scène, de théâtre ou de cabaret, et dans des studios, de télévision ou de cinéma (ceux d’Universal en particulier). La série naît à l’intersection de la fin d’un cinéma de série B et de l’émergence du Nouvel Hollywood : elle accueille aussi bien le jeune Steven Spielberg (réalisateur du premier épisode) que des stars vieillissantes d’un âge d’or révolu : Ida Lupino, Myrna Loy, Anne Baxter ou Janet Leigh… À travers le lieutenant, c’est aussi Peter Falk qui glisse dans la coulisse. Falk, acteur chez Ray, Capra ou Cassavetes (qui joue dans « Symphonie en noir », 1972), reste indissociable de Columbo, jusqu’à être reconnu comme tel dans le cinéma de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987).
C’est un art de la mise en scène venu du grand écran dans le petit, sur quatre décennies. Et Columbo est finalement celui qui tire les ficelles hors champ. Débonnaire, il laisse le ou la coupable faire son cinéma et s’extasie parfois de la comédie qu’on vient de lui jouer. Mais c’est bien lui qui met tout en scène et déjoue celle du crime presque parfait jusqu’à ce que l’assassin trébuche, vacille. Ce « “comment ça marche ?” y devient un spectacle en soi », écrivait Daney. Véritable Monsieur Loyal de l’enquête, Columbo est le maître de la piste. Roulement de tambour, il salue après le générique (« Ombres et lumières », 1989) : tada !
Anna Buno
L’intégrale de Columbo est disponible en DVD, (Universal Picture HomeEntertainment) et en édition Blu‑ray (L’Atelier d’images).
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