
Actualités, Critique
Sûre mesure
Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing (2024)
On n’a peut-être jamais vu la première partie, ou saison (Le Printemps), de Jeunesse. On a peut-être rêvé l’avoir vue, puisqu’ici tout recommence, presque à l’identique. Retour aux ateliers textiles de Zhili, quartier environnant mais invisible, limité aux immeubles dans lesquels, de nouveau, la caméra de Wang Bing circule en vase clos, la moindre embardée dans la rue tenant de l’incursion périlleuse. Avec les lieux, reviennent leurs occupants, jeunes et moins jeunes ouvriers exilés des campagnes occidentales de la Chine : leur nom et leur âge se surimpriment toujours à l’écran, associés à leur village et province d’origine. Après le premier chapitre, qui s’achevait sur le retour d’un couple au pays, ces rappels toponymiques prennent toutefois une autre épaisseur, ils lorgnent vers une image latente, les lointains paysages que les travailleurs regagneront là encore, après un long confinement (plus de trois heures à l’écran, des mois dans la réalité). Puissants décrochages qui prouvent combien la longue durée est tout, chez le cinéaste, sauf une signature ou un « format » visé pour lui-même : ici, le montage des masses temporelles répercute le déphasage intime de l’exil.
Les Tourments apparaît en fait comme une séquelle du Printemps, une suite qui dégénère. Leurs structures se ressemblent tout comme se ressemblent les scènes de négociation de salaire, les gestes machinaux des ouvriers, les tissus pliés et repliés (le film s’ouvre sur une histoire d’ourlets), façon toile de Pénélope. Wang ne craint pas la redondance, parce qu’il ne considère pas, chose rare dans le documentaire, que le réel se réduise à un éventail de situations exemplaires. Il esquisse des portraits, traque ce qui varie dans l’invariable, l’accroc, le trou, l’événement. Or dans Les Tourments, les événements les plus graves sont invisibles. On y signale plusieurs disparitions : après le livret de paie d’un garçon désemparé, c’est au tour d’un patron endetté de s’évaporer dans la nature en ayant, au passage, tabassé un fournisseur. L’incident, qui éclate dans la rue, crée une sorte de dépressurisation, il aspire le tournage depuis le dehors : posté auprès des ouvriers, le cinéaste « rate » la scène, puis enregistre son infini après-coup, une cascade de déboires se perdant aux confins des jours et des nuits.
À côté des stratég ies de survie (revendre les machines pour se payer un minimum, plutôt qu’espérer un geste de l’État), le film documente alors le temps ahuri de l’abandon, du déboussolage. Le temps du débat moral existe, mais il est bref, le scandale se périmant vite dans un lieu où parler signifie ralentir, freiner la cadence : « Ça cause, mais faut bosser aussi », souffle-t-on en coulisses. Menacent donc l’effritement de la colère, l’accoutumance à la marche des choses. On apprend que les fuites de patrons ne sont pas rares. L’événement s’effiloche, reflue à l’état d’anecdote. La concurrence au sein d’un même atelier étouffe la possibilité d’une grève. C’est le moment que Wang Bing choisit pour créer un contrepoint minuscule et implacable. Au bord de l’inertie, il perce un trou, mais dans le dispositif : alité dans le noir, un homme lui parle directement, un peu comme le faisait Fengming, survivante des camps de travail, dans Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007). Il lui raconte la révolte du quartier en 2011 lors de la mise en place d’une taxe, puis la répression policière, brutale, lancée contre les travailleurs migrants. L’irruption calme, presque rieuse, de ce témoin nocturne est aussi inattendue que les feux d’artifices allumés par un père fêtant le retour de son fils à la campagne : ainsi la « vitalité extraordinaire » des sujets filmés, saluée par le cinéaste dans un carton final, paraît-elle d’autant plus surprenante lorsqu’elle surgit, infime et pétaradante, au détour d’un plan-séquence.
Élie Raufaste

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De mal en pigeon
Aimer perdre de Harpo Guit, Lenny Guit (2025)
« Comment soigner » sont les mots qu’inscrit Armande, l’anti-héroïne d’Aimer perdre, dans la barre de recherche. Vif d’esprit, Google suggère la suite. Comment soigner quoi ? Une angine ? Un panaris ? Non : un pigeon. Celui qu’elle a recueilli alors qu’il stagnait au milieu de la route, placide, dépressif. Les noms de petits bobos s’affichant à l’écran éclairent tout de même l’allégorie : qui veut sauver autrui se retrouve surtout devant ses propres plaies, ses propres tares. Et l’oiseau de personnifier un double évident de la protagoniste – si évident que son nom complet est Armande Pigeon.
Harpo et Lenny Guit n’ont pas peur d’être littéraux, leur cinéma étant branché à un cerveau comico-épileptique qui se moque bien, à raison, de jouer au fin psychologue. Pas plus qu’ils n’ont peur de tirer sur des ficelles usées par d’autres – tels que les frères Safdie, influence revendiquée dont semble provenir l’ossature du récit. Combinarde bruxelloise vivant aux dépens des autres, parieuse fauchée et malchanceuse (logique), Armande croise le pigeon mais aussi Ronnie, sémillant échalas qui agit sur elle comme un portebonheur; formant un duo gagnant, ces flambeurs discount se jettent dans une frénétique virée nocturne entre casino et caniveau. Le pigeon convalescent comme métaphore du care que la joueuse néglige pour elle-même, en revanche, évoque moins les Safdie que Showing Up de Kelly Reichardt, où Michelle Williams soignait un colombidé. Influence bien plus lointaine, certes, mais Aimer perdre prolifère autour du même doute que suscite la lose au féminin chez Reichardt : de la baby-sitter pour animaux et de la société qui la regarde s’embourber dans ses problèmes, qui est le boulet ? Ce doute hante l’odyssée chancelante d’Armande, jalonnée d’enjeux prosaïques – lorsqu’on survit en comptant sur le hasard, le trivial est capital : un sandwich au camembert barboté dans un frigo se change en graal. Qu’il s’agisse de Catherine Ringer (logeuse maternelle au verbe haut), de Melvil Poupaud (noctambule cupide et crasseux comme pourrait en jouer Bouli Lanners) ou d’inconnus glanés dans le Bruxelles souterrain, les regards posés sur Armande sont duels. Tous trahissent un légitime agacement envers la tornade humaine qui joue de mauvais tours à son entourage ; en même temps, ils représentent l’austère jugement du destin qui s’abat injustement sur elle. Dès lors, le moteur qu’est la galère, déjà à l’œuvre dans Fils de plouc et réaffirmé ici comme système burlesque et motif obsessionnel (« C’est quoi, cette galère ? » est la première réplique), acquiert une dimension politique : la galérienne bouscule, salit, profite – mais la société en face fait pareil, comme ses ex et soupirants toujours prêts à monnayer en nature leurs dépannages.
La galère façon Guit ne suscite aucun apitoiement, mais une solidarité passant par une mise en scène accordée au défaut magnifique d’Armande : son énergie sourde et aveugle. Comme elle, Aimer perdre ne tient en place (modèle pour un cours de nu, elle est réprimandée car elle parle et frétille), tourne comiquement en rond (tels les aéromodélistes au nez en l’air, dont elle voudrait tirer profit), n’écoute rien des mises en garde (une comédie d’action aussi pauvre que l’héroïne : risqué, mais les auteurs tentent leur chance eux aussi) afin de mieux foncer bille en tête par-delà les conventions, avec le même regard de taureau que l’actrice Maria Cavalier-Bazan, révélation électrique dont la grâce hypernerveuse tranche finalement avec l’oiseau apathique du début. Avec ses lorgnades foudroyant autrui par en dessous, Maria/Armande se rend aimable et haïssable, gagnante et perdante, arnaqueuse arnaquée, si bien qu’elle brouille le regard : allez savoir qui est la vraie, le vrai pigeon(ne) de cette histoire.
Yal Sadat

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L’Échappée belle
Au cœur de l’été, un van en panne force une poignée d’amis, petite troupe de comédiens et de musiciens, à attendre dans une maison de campagne. Dans ce temps libéré du pragmatisme: délassements solitaires, discussions et lectures au soleil, répétitions d’une mise en scène des Trois Sœurs de Tchékhov et multiples concerts improvisés, balades dans la campagne et le château non loin, dont le propriétaire fantasque a chargé son homme à tout faire, violoncelliste à ses heures, de trouver une durite de remplacement. Tourné entre les deux confinements, ce film chaleureux improvise ses microfictions croisées (que traversent aussi un poète mélancolique, des villageois pourvus d’étranges masques et un angelot enfant) dans un cénacle de fantaisie, en fixant ses plans-fenêtres pour les ouvrir tout grand aux respirations de ses personnages et à l’inspiration des correspondances poétiques, intellectuelles, linguistiques et musicales qui les entourent. Sur le modèle du petit ver du poète amateur de pêche à la ligne (« une éponge à odeur, tu peux le parfumer, il sent très bon »), ce cinéma artisanal de la proximité sensible et affective, attentif aux bruits et présences de ce qui vit tout près (le situationniste Raoul Vaneigem, hédoniste et libertaire, habitant du coin, est évoqué), cherche à qui et quoi s’aimanter intérieurement pour palier à l’immobilisme politique. Jusqu’à son final, où la célèbre chanson « Je survivrai », récrite, devient « Je la suivrai ».
Pierre Eugène

Actualités, Critique
The Insider de Steven Soderbergh
Londres, lit d’espions
Écrit par David Koepp, le scénariste de Presence, et tourné seulement deux mois après celui-ci, The Insider ressemble au premier abord à une concession commerciale, avec stars et visée divertissante, contrepoint aux recherches plus formelles de Steven Soderbergh sur les possibilités de la caméra et du numérique. La quête de fluidité et de pauvreté, dont le film de fantômes a été le réceptacle, laisse place à un montage heurté avec séquences à suspense et recomposition narrative lors d’un dévoilement final à la Agatha Christie. Même s’il se déroule essentiellement dans des bureaux impersonnels et des logements luxueux et interchangeables, le film d’espionnage révèle peu à peu sa frénésie ludique. Le principe est annoncé avec une efficacité proche de la parodie dès la première réplique (et le premier plan-séquence). Après avoir erré pour retrouver son informateur dans les méandres d’une boîte de nuit londonienne, George Woodhouse (Michael Fassbender) apprend l’invraisemblable vérité : « Il y a une taupe dans ton équipe, et ta femme est parmi les suspects. » S’ensuit un dîner dominical au cours duquel George arrose la viande d’une dose de penthotal et oblige les traîtres potentiels à jouer à une variante d’action/vérité à propos de leur vie sexuelle, dans l’espoir qu’ils livrent sans s’en rendre compte une information essentielle. La prédilection pour les secrets d’alcôve et leur déballage rapproche The Insider de la froideur analytique mise en place dès Sexe, mensonges et vidéo en 1989, dont Girlfriend Experience (2009) constituait le point culminant : raideur robotique des corps, lumières tamisées de l’intimité dévoilée, comportementalisme strict qui ne connaît qu’un choix entre l’habitude et le chaos, fascination pour la surface et hostilité à toute profondeur. Grâce à cette esthétique, Soderbergh a dégagé les enjeux transactionnels de la sexualité propres à l’économie de marché. La quête de vérité dont George se fait le héraut semble, dans un premier temps, aspirer à une humanité qui tournerait le dos au XXIᵉ siècle et accepterait une relative exhibition des sentiments. Les formes du contrôle se relâchent progressivement, du lapsus jusqu’à la panique burlesque, sans étrangement remettre en cause la manière dont le couple est pensé et organisé. Entre le début et la fin de The Insider, le rapport des forces à l’intérieur a évolué, mais la vie conjugale demeure une machine spéculaire, close sur elle-même comme un service secret. Ce passage de la sévérité à la farce correspond moins à une humanisation des affects et à une transformation des personnages qu’à une différence de vitesse. Plus Soderbergh s’arc-boute sur les conventions de ce prétexte narratif qu’est le McGuffin (ici, à cause du logiciel volé Severus, « des millions de personnes mourront »), plus il accélère, et mieux il en pointe le néant. Il cherche une forme d’expansion, d’explosion qui puisse faire s’agiter ces créatures unidimensionnelles. Entre l’énoncé du mystère et sa dissipation, une tache de sauce tomate sur la manche d’une chemise immaculée s’est transformée en giclée de sang sur un mur. Sommes-nous vraiment passés de presque rien à quelque chose ? The Insider abandonne la prétention conceptuelle de Presence tout en tournant, lui aussi, autour d’une inconsistance fondamentale. Lorsque George martèle qu’il « déteste le mensonge », il n’énonce pas une situation morale mais une ambition esthétique où l’on retrouve le cinéaste de The Informant! (2009) : celui d’une transparence qui ne serait pas construite par le désir ou l’intervention, seulement par l’état de retrait et d’accueil que permet le vide barométrique de la mise en scène.
Jean-Marie Samocki

Actualités, Critique
The Last Showgirl
The Last Showgirl s’inscrit dans la lignée de films récents (The Substance, Babygirl, Maria) qui explorent d’autres régimes d’iconisation, voire de ré-iconisation, en prenant en compte frontalement l’âge, la carrière plus ou moins erratique, ou les transformations physiques de leur actrice. En choisissant Pamela Anderson, Gia Coppola donne également une portée éthique à son geste: il ne s’agit pas seulement de glamouriser différemment ou de sortir de l’oubli une star, mais d’offrir une dignité d’artiste à une professionnelle dont le talent n’a pas été célébré. Une scène de casting ouvre le film comme une vidéo promotionnelle destinée à la réhabiliter, et le personnage de Shelly dessine une forme d’autoportrait: son numéro à Las Vegas n’est peutêtre pas du grand art, mais la showgirl tient à le faire bien, avec cœur et jusqu’au bout, alors qu’elle apprend la fermeture de son club. L’éloge tourne cependant court.
Coppola n’exploite jamais la dimension spectaculaire de son sujet. En privilégiant le gros plan, elle contourne systématiquement les scènes de danse et empêche le jeu d’Anderson de se déployer, malgré son omniprésence à l’image, trop peu attentive en vérité à ses gestes ou à ses regards. La cinéaste se concentre sur des à-côtés qui remplissent artificiellement l’ensemble : scènes de mélodrame sans tension, instants documentaires tout juste esquissés en caméra à l’épaule, déplacements dans la ville abstraits et filmés en contrejour façon clip. Quant à l’élégie, comme la cruauté est laissée de côté, la poétisation des corps par des jeux de strass ou de lumière condamne les chairs à se déréaliser dans un ersatz de féérie.
Jean-Marie Samocki

Actualités, Best Of Doc, Critique, Festivals
No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham et Rachel Szor
Du 5 au 18 mars 2025, Best of Doc #6 vous propose de retrouver partout en France et dans votre salle de cinéma, dix des meilleurs films documentaires sortis durant l’année 2024. Récompensé de l’Oscar du meilleur documentaire, No Other Land fait partie de la programmation du festival et a également remporté le Prix Coup de Cœur du Jury Jeune Best of Doc. À cette occasion, lisez la critique du film parue en octobre dernier (Cahiers nº 814, octobre 2024).
Il est difficile, devant No Other Land, de ne pas être ému. Difficile de ne pas être touché par ce jeune pigeon retrouvé sain et sauf dans une anfractuosité après que son abri a été détruit à la tractopelle. De ne pas être indigné par la suffisance et la brutalité des soldats israéliens, sourds aux interpellations des villageois palestiniens dont ils fracassent semaine après semaine les lieux de vie. De ne pas être bouleversé par le sort de cet homme blessé par balle pour s’être opposé à la saisie d’un groupe électrogène, et qui mourra quelques années plus tard, empêché de recevoir les soins appropriés. De ne pas être horrifié par la violence déchaînée des colons, dont les incursions sont protégées par Tsahal. De ne pas être en colère devant l’injustice répétée, justifiée, érigée en principe de gouvernement.
Ces émotions, vingt minutes de scrolling sur des pages dédiées à la cause palestinienne les susciteraient également. Et, de fait, tournées avec un téléphone ou une petite caméra numérique par Basel Adra, jeune habitant devenu par la force des choses journaliste, de nombreuses images de No Other Land avaient d’abord vocation à être diffusées sur les réseaux sociaux. Venant après, le cinéma ne peut que s’interroger sur le devenir de ces documents, au-delà leur éventuelle viralité. Par le montage notamment, le film cherche à construire une autre perception, moins épidermique. À Yuval Abraham, reporter et activiste israélien venu de la ville voisine de Be’er Sheva, Adra dit qu’il est un «enthousiaste». Le mot n’est pas un compliment. Conscient des limites de son auditoire, Abraham aimerait tout de même que ses publications aient un effet sensible, mesurable – les statistiques de fréquentation entretenant cet espoir. Son ami lui rappelle les vertus de la patience. Colère froide, calme détermination. Le combat ne dure-t-il pas depuis des décennies ?
Documentant le projet de l’État israélien de transformer Masafer Yatta, région agricole située dans les montagnes de Cisjordanie, en terrain d’entraînement militaire, No Other Land trame ainsi différents régimes d’images et différentes temporalités. Si les vidéos d’Adra alimentent parfois les journaux télévisés, elles s’intègrent aussi aux archives familiales et communautaires. On y découvre Basel enfant, quand au début des années 2000 son père organisait les premières manifestations. Vigueur de cet homme, riant, blaguant, et dont l’une des plus anciennes vidéos le montre en colosse mis à terre devant son fils. Dans la voix off de Basel résonne la lassitude d’une vie qui n’aura été vécue que sous la menace de l’expulsion, du déracinement. Mais, fardeau et puissance, la culture militante se transmet de proche en proche, de génération en génération, et c’est avec une connaissance intime que le jeune homme peut scander: «Quand on crie, on meurt pas.»
L’épuisement guette néanmoins. Village bouclé, fouilles, arrestations: la nuit ne protège plus, même si elle accueille encore des tentatives de reconstruire à la sauvette, des gestes d’hospitalité ou des conversations entre Basel et Yuval. L’amitié n’empêche pas les reproches larvés et le silence – la différence de conditions est trop profonde, trop inacceptable. Plusieurs plans, pris depuis l’intérieur d’une grotte où les villageois ont trouvé refuge, laissent apparaître les silhouettes cernées d’obscurité, manière de figurer le rétrécissement de l’espace et de l’avenir. Rattrapés par l’histoire, les réalisateurs ajoutent un épilogue sanglant, des colons venant se venger des attaques organisées par le Hamas le 7 octobre 2023. Alors que No Other Land avait réussi à maintenir un souffle ample, alternant l’urgence et la détente, la colère et l’humour, il s’achève sèchement, comme pris à la gorge.
Raphaël Nieuwjaer

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Stations libres
Sabine, Samia, Fatima… Avec la série Nismet, Philippe Faucon ajoute une pièce à sa liste de récits biographiques déjà bien fournie. En adaptant l’histoire réelle de Nismet Hrehorchuk (coautrice et actrice), il s’attache à une trajectoire adolescente qu’il prend comme à son habitude soin d’inscrire dans un jeu constant entre les institutions (l’aide sociale à l’enfance, l’école, la justice…) et les communautés (le voisinage se montrant à la fois vigilant – c’est-à-dire disposé aux ragots et au racisme – et solidaire). Partant du domicile, où Nismet (Emma Boulanouar) subit la présence de Denis (Théo Costa-Marini), le compagnon violent et manipulateur de sa mère qui multiplie les tentatives d’agression sexuelle sur elle, la minisérie est ainsi traversée par un enjeu clair: la conquête de l’autonomie.
Si Denis s’empare de la clef de la chambre de Nismet ou du portable de sa mère, les institutions imposent elles aussi leur contrôle. Deux scènes fonctionnent ainsi en miroir : l’une où la jeune fille, interdite de sortie par Denis, saute du balcon, et l’autre où elle s’introduit par ce même balcon dans l’appartement placé sous scellé par la police. Nismet égraine de la sorte les mouvements et les gestes rusés de la fugue et du contournement. Après un passage par une cave et des foyers, l’obtention d’un studio marque un nouveau départ cependant doublé d’une nouvelle charge : devant à la fois travailler pour sa propre liberté et pour celle de sa mère qui se retrouve en prison, Nismet alterne le travail d’aide-soignante avec la danse dans un club de strip-tease.
Cette voie aurait pu être traitée comme un renoncement. Elle apparaît au contraire comme une décision volontaire à travers laquelle prendre le contrôle sur les hommes. Les scènes de danse figurent un retournement de la première apparition de la mère de Nismet, assise sur un canapé entre les mains baladeuses de Denis. Les champ-contrechamps marquent ici la distance entre le corps et les regards des clients, faisant du même coup voir la singularité de Faucon, l’un des rares cinéastes à concevoir et filmer le striptease comme une stricte activité professionnelle, différemment encore de Sean Baker ou, en France, Lucie Borleteau. La figure du patron, exposant les conditions de travail dans une parole méthodique, est sur ce point exemplaire (jusque dans une scène où sa façon de scruter le corps de Nismet, si elle laisse percevoir une réification structurelle et oppressante, traduit un « coup d’œil » appréciateur plus qu’une concupiscence).
Le point d’orgue du récit, le meurtre de Denis par la mère, suit lui aussi une forme d’évidement. Filmé comme l’exact contraire d’un « crime passionnel », il s’accomplit après des plans où la mère, pilant des médicaments, disposant des couteaux, prépare méticuleusement son acte, sans agitation visible. C’est que les corps, s’ils peuvent être la surface d’expression d’une intériorité, sont aussi des conduits traversés de mécanismes invisibles qui relèvent alors davantage de relations entre les plans et les personnages. Que le crime soit suivi par un plan de la mère faisant la vaisselle en dit long sur le souci de Faucon de comprendre chaque action, sans exception, au niveau du quotidien. Nismet s’ouvre dans un bus. Un autre plan montre la jeune femme patientant à un arrêt. Plus que jamais, le travail de ce cinéaste pourrait se décrire comme un art de la station, alternance d’arrêts et de déplacements dans un espace social déterminé, mais qui fait également place à des mouvements émancipés. Le temps d’un plan où Nismet, en boîte, danse seule, ou d’un autre dans un café où, comme elle le dit à son éducatrice, elle aimerait rester quelques instants, tranquille, avant de rentrer au foyer. Station simple et émouvante, où s’affirme le besoin vital d’un temps et d’un espace à soi.
Romain Lefebvre

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Queer de Luca Guadagnino
Fin des années 1940 : Lee, un Américain dans la force de l’âge (Daniel Craig) traîne sa gourme de drogué mélancolique au Mexique, levant des jeunes mecs plus ou moins hétéros, avant de convoler vers l’Amazonie avec Allerton (Drew Starkey), son amour du moment, à la recherche du Graal des camés: l’ayahuasca. L’adaptation rétro du roman autobiographique de Burroughs lorgne moins vers le Festin nu viscéral et marrant de Cronenberg que vers des artifices du Querelle de Fassbinder : fétiches (pistolets, pendentifs, musclés lookés), déambulations dans des maquettes grandeur nature et chromos orange de couchers de soleil – le poisseux en moins. Plus clean, Guadagnino cherche ses référents du côté de la photo années 1980 (clichés de Burroughs, ambiance de Nan Goldin, pénombre lynchéenne et color block almodovarien), composant son film, tout en ralentis, faux raccords et plans de coupe abrupts sur fond de nappe musicale surprésente, comme une sorte de dispositif chronophotographique centré sur Daniel Craig. Rapetissé face aux grands garçons qu’il séduit, l’acteur entravé est scruté dans son rôle de composition: gentiment follisé, au départ digne et ridicule, il devient finalement émouvant, avant d’être fossilisé.
Démarrant comme une fiction homo offerte à la reconnaissance, continuant comme un remake de série B à la Mandico et s’achevant sur des montages oniriques type art contemporain, le récit linéaire mais haché sous forme de coïtus interrompus offre une image certes assagie du roman de Burroughs, mais pas inintéressante en ce qu’elle le tire vers une fantasmatique distanciée et apathique, pas si éloignée du pessimisme de l’écrivain (« Lee vit dans ses yeux un curieux détachement, le calme impersonnel d’un animal ou d’un enfant»). Captant moins l’héritage ou l’énergie Beat, aujourd’hui bel et bien enterrés, le film en propose une sorte d’exposition muséographique, aux formes impures et parfois inventives.
Pierre Eugène

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L’esprit de la forêt
« La forêt est vivante. Elle ne peut mourir que si les Blancs s’obstinent à la détruire», écrivait Davi Kopenawa, chaman yanomami, dans un ouvrage paru voilà quinze ans. Co-signé avec l’anthropologue Bruce Albert, La Chute du ciel (Plon, 2010) débute par une prophétie : si le « peuple de la marchandise », ainsi que Kopenawa appelle les Occidentaux, continue à polluer les rivières, dessécher les sols et répandre les maladies, alors les chamans périront et ne pourront plus appeler les esprits de la forêt, et quand le dernier chaman sera mort, le ciel s’effondrera. Moins adaptation qu’excroissance du récit de Kopenawa et Albert, le film d’Erik Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha vient s’inscrire au cœur de cette forêt vivante, dont aucune carte ni aucun récit ne peuvent restituer la profusion sensorielle. Seule la caméra nous permet d’en faire l’expérience, à condition d’échapper à la « probité » de l’écriture ethnographique aussi bien qu’aux fictions d’un certain régime de l’art.
Le long plan-séquence d’ouverture a valeur d’axiome méthodologique : c’est un plan d’ensemble sur une piste dégagée au milieu de la forêt, ceint, au fond de l’image, par l’épaisseur touffue des arbres. Depuis cette profondeur, une communauté marche vers nous, hommes et femmes, enfants et vieillards, certains portant des pagnes colorés, d’autres des shorts et tee-shirts élimés, arcs et fusils, flèches serties de plumes et paniers tissés de feuilles de bananiers, c’est tout un peuple qui s’avance. L’écho de leur chant enfle à mesure que leurs pas se rapprochent, et finit par submerger tout l’espace du cadre tandis qu’ils dépassent la caméra et continuent leur chemin. Voilà le parti pris des cinéastes brésiliens qui s’effacent complètement derrière la vision indigène, laissant la charge du récit à Kopenawa lui-même, sans pour autant oblitérer leur perspective, car c’est bien à eux, napë (les Blancs), que tous ici s’adressent. Il faudra les fragments d’un discours autobiographique, disséminés dans les propos en voix off de Kopenawa, pour comprendre plus tard que cette piste effacée est un vestige de l’autoroute que le gouvernement brésilien entreprit de tracer à travers la forêt dans les années 1970. Inachevé, le chantier de cette voie transamazonienne aura constitué l’une des grandes batailles des Yanomami et permis la reconnaissance de leur territoire par l’État en 1992.
Vers quel destin marchent-ils aujourd’hui ? Ils ont l’air de partir en guerre, ou bien de fuir les mineurs et orpailleurs qui n’ont cessé d’envahir leurs terres depuis la nouvelle ruée vers l’or du début du siècle. Légalisée par Bolsonaro après son arrivée au pouvoir, celle-ci a répandu les épidémies et les crimes au sein des communautés autochtones. Mais de ces envahisseurs et de leurs atrocités, le film ne nous accordera aucune vision, préférant maintenir hors champ leur présence menaçante. C’est par la technologie que se manifeste la proximité de ces spectres du colonialisme, à travers les messages radio qui signalent leur passage sur le territoire indigène et préviennent les communautés de leur arrivée, ou bien le bruit des petits avions qu’utilisent les chercheurs d’or pour survoler la forêt. Ce qui occupe au contraire tout l’espace du cadre, c’est le rituel qui matérialise la cosmologie yanomami, une cérémonie funéraire en l’honneur d’un chaman – celui qui a initié Kopenawa – à laquelle se rend le groupe de marcheurs. En filmant ce rituel, Rocha et Carneiro da Cunha cherchent moins à constituer une archive, comme autrefois l’ethnologie d’urgence qui tentait de sauvegarder la trace de cultures menacées par la colonisation et l’industrialisation occidentales, qu’à adopter la perspective yanomami sur la catastrophe en cours. Par l’effet conjugué du cadre et du montage, ils condensent dans un vertige de sensations les souvenirs et les songes, le témoignage de ceux qui ont vu leurs proches décimés par les épidémies et les manifestations des Xapiri, ces esprits de la forêt qui maintiennent encore le monde à l’endroit. Ni enquête ethnographique, ni fable édénique, La Chute du ciel redéfinit les termes d’une relation où l’on s’observe de part et d’autre de la caméra. Il y a bien des risques dans une telle entreprise, à commencer par celui de rejouer l’exotisme d’une fascination qu’exercent la transe psychédélique et les visions qu’elle produit. Mais contrairement à Antonin Artaud et à son initiation au peyotl au pays des Tarahumaras, cette immersion dans le monde des esprits n’ouvre à aucun délire mystique, parce qu’elle est constamment rapportée à une histoire de la violence coloniale et à sa continuation dans le présent.
La Chute du ciel accomplit ainsi le projet deleuzien d’un cinéma qui, pour échapper au double colonialisme de l’imposition des histoires des conquérants et de l’assimilation des mythes et récits autochtones, filme des êtres bien réels «en les mettant eux-mêmes en état de “fictionner”, de “légender”, de “fabuler”.» (L’Image-Temps). « Fabuler» signifie alors entrer dans une parole qui fait coïncider le mythe et l’histoire, le rêve et le présent, le récit et la communauté. C’est une gageure que d’y parvenir pour ce film qui prend le risque de conjuguer la voix de Kopenawa avec celles des habitants de la forêt, humains ou non, présences réelles ou esprits invisibles, comme pour l’enrichir de cette polyphonie. Il n’y a qu’une séquence où la tentative tourne à l’échec, quand les deux cinéastes se mettent en tête d’illustrer la prophétie de la chute du ciel par un montage calamiteux emprunté à La Nature d’Artavazd Pelechian. La basse définition des images de catastrophes naturelles archivées sur YouTube vient alors coloniser le récit yanomami, comme si cette représentation très convenue de l’apocalypse pouvait rehausser le mythe. C’est oublier combien l’absence d’images est parfois plus puissante que leur monstration et qu’il n’est pas besoin de lancer des clins d’œil à de vieux cinéastes pour faire de grands films.
Alice Leroy

Actualités, Critique
Les Oubliés de la Belle Étoile
Dégustant des brioches, visitant une cabane au milieu des arbres, les septuagénaires qui se retrouvent dans une maison de montagne au début des Oubliés de la Belle Étoile conservent de l’enfance une part de camaraderie joueuse. Mais celle-ci recouvre la part douloureuse qui les réunit: leur passage dans les années 1950 par le « centre de redressement» de la Belle Étoile en Haute-Savoie, tenu par des religieux et où ils ont subi maltraitances et, pour certains, attouchements sexuels. Avec délicatesse, en prenant le temps et la distance (le centre est fermé et, contrairement à ce que proposait Mauvaises filles d’Émérance Dubas à partir de maisons de correction pour filles, les protagonistes ne reviennent pas sur les lieux), Clémence Davigo saisit au fil des échanges les marques d’un passé à propos duquel les victimes, enfermées dans la honte, ont eu du mal à s’ouvrir. Accompagnant leur démarche collective, une seconde moitié enchaîne les témoignages délivrés devant une mission d’écoute du diocèse local, jusqu’à la rencontre avec un archevêque.
La place inconfortable change alors dans les frictions de champs-contrechamps où des paroles directes, émouvantes et dignes rebondissent sur une écoute qui, même bienveillante, semble en dessous de l’attente de reconnaissance et de justice. La compréhension et le soutien mutuels butant sur la porte entrouverte de l’institution, le film trouve sans forcer ses contrastes et son équilibre. Si la majesté tranquille des montagnes tranche avec les violences subies, Davigo y montre aussi leur vertu de refuge, par exemple dans une belle séquence au bord d’un lac.
Par-delà sa participation à la libération de la parole, le film touche par ses portraits d’hommes dont on découvre également les passions, la cuisine, le marathon, et les caractères singuliers qui, s’ils se rattachent au passé, ne s’y réduisent jamais.
Romain Lefebvre

Actualités, Critique
Mains dans la main
Accompagnant l’arrivée du petit Mamadou dans le groupe scolaire Anton-Makarenko d’Ivry-sur-Seine, le cadre s’attarde sur un geste : la main du directeur qui tient celle du nouveau venu. Scrutant une cour de maternelle, Claire Simon révélait dans Récréations (1993) que les enfants n’étaient pas des anges mais reproduisaient normes et violences dans leurs moments de liberté. L’ouverture d’Apprendre et ce geste de prise en charge indiquent que la cinéaste y dévoilera ce que cet opus précédent, où la caméra s’arrêtait au seuil des bâtiments, laissait hors champ. Si la cour apparaît de nouveau comme un petit théâtre sous l’empire de la pulsion et de la cruauté, comme lorsqu’un élève pâtit d’être exclu des jeux par une camarade intransigeante, la médiation enseignante, cette fois, s’en mêle : passage par le bureau d’un directeur qui explique que la parole vaut mieux que les coups, cours organisant le drame d’un jeu de dames pour faire intégrer aux compétiteurs les règles du fair-play. Jeux et mots pour ne pas en venir vilainement aux mains et guider sur le chemin de la vie en société.
Mettant de côté le fonctionnement de l’institution proprement dit, sautant d’une classe à l’autre (de la maternelle au primaire) plutôt que d’élire un centre, Claire Simon filme la relation d’apprentissage à travers une série de situations où se mêlent français, calcul, sport, atelier de physique, chant, etc. Manière de battre en brèche toute hiérarchie des savoirs et de montrer que l’école n’a qu’une seule vraie matière première : ses élèves. Matière des cours autant que matière documentaire, corps-sujets dont la caméra saisit la concentration et la réflexion autant que la distraction et la peine. Une question grammaticale peut ainsi occasionner une torture mentale, directement réfléchie, dans les mains d’un élève, par la torsion d’une règle en plastique. Posé sur un groupe scolaire d’une ville communiste à la politique éducative apparemment vertueuse, le regard sur une institution souvent suspectée de parenté avec la prison semblerait relativement édénique si le récit n’avançait en additionnant les dimensions et les nuances.
Une séquence à mi-parcours, mettant en scène un élève en situation de handicap, vaut comme une sorte de tournant, l’apprentissage s’adaptant et s’enrayant tout à la fois, peinant à trouver le temps et l’espace pour des corps qui ne tiennent pas en place. Contre une tendance centripète reflétée par un gros plan de la main du directeur fermant à clef la grille, Claire Simon veille surtout à rendre sensible une porosité et une tension entre l’îlot scolaire et le monde, le désir de transmettre des connaissances générales ayant pour envers la situation d’élèves de banlieue. Sortie en bateau-mouche, cours de géographie, débat sur les coutumes religieuses, rencontre musicale : l’apprentissage devient progressivement affaire de déplacements et d’ouvertures, mais au sein desquels l’inscription sociale des corps et des esprits fait immanquablement retour. Quand une élève de l’École alsacienne en visite gratifie l’assistance d’un morceau de Chopin, un élève ivryen peu recueilli semble dans un bref plan à deux doigts de perturber cette performance avec ses baguettes de tambour: touche de montage, dissonance introduite dans la rencontre des classes.
Apprendre enregistre ainsi un idéal et sa difficulté à passer dans des corps physiques et sociaux. D’un premier cours où la maîtresse prend le temps de dire bonjour à chaque élève à une fin sur une reprise en chœur du « Diamonds » de Rihanna marquant le passage vers le collège, le film redouble aussi dans ses images le défi de l’école : non pas uniformiser et mener à la baguette (versant High School de Wiseman) mais verser le singulier dans le collectif, accueillir dans un cadre unique et mouvant les accords et les désaccords. Cadre forcément fragile et temporaire. Quand les grilles s’ouvrent, il faut rendre la main.
Romain Lefebvre

Actualités, Critique
Pour faire le portrait d’un oiseau
Au nombre des cinéastes qui travaillent inlassablement les mêmes motifs, il y a Andrea Arnold, six longs et trois courts aux titres laconiques, dont plusieurs renvoient à la vie animale : Dog, Wasp, Fish Tank, et même Cow, seul documentaire d’une œuvre qui s’épanouit d’habitude dans la fiction, mais où le portrait d’une vache laitière rejoue les mêmes obsessions – la condition d’opprimée (spécifiquement féminine), l’exploitation du labeur, la maternité contrariée, l’empathie et la sensualité d’une mise en scène qui cherche à s’accorder à la présence des corps plutôt qu’à dérouler les étapes d’un récit. Bird revient à la fiction, et s’aventure même au bord du fantastique, mais c’est une nouvelle interprétation de la même partition : Bailey (Nikiya Adams, pour la première fois à l’écran), 12 ans, habite un squat avec son père, Bug (Barry Keoghan), qui n’a pas encore 30 ans, son demi-frère Hunter (Jason Buda) qui en a 14, et une nouvelle belle-mère (Frankie Box) qu’elle voit d’un mauvais œil débarquer avec sa petite fille.
La vie s’égrène au gré des errances à travers les rues et les champs, des histoires du quartier et des lubies paternelles – pour financer sa noce avec sa dernière conquête, son père s’est entiché d’un crapaud dont la bave est censée produire un puissant et lucratif hallucinogène. La rencontre de Bailey avec Bird (Franz Rogowski), un garçon étrange surgi de nulle part dans son kilt qui lui donne des allures de clochard céleste, ouvre un nouvel horizon à l’adolescente qui se met en tête de l’aider à retrouver ses parents. Cette quête la mène à renouer avec sa propre mère et à affronter un beau-père abusif. Ainsi résumé, le scénario de Bird évoque le Kes de Ken Loach, qui regardait le jeune Billy échapper à la morosité d’une vie prise en étau entre l’école et la mine grâce à un petit faucon. Bailey partage d’ailleurs avec Billy le goût de la solitude et de la rêverie, sauf qu’Arnold refuse aussi bien le naturalisme que le mélodrame de Loach.
D’abord parce que Bird est un drôle d’oiseau, en dépit de son habitude de manger des graines et de se percher sur les toits d’immeubles. Tous les personnages glissent doucement vers l’allégorie : Bug (« l’insecte »), le père virevoltant sur sa trottinette électrique avec son crapaud sentimental; Hunter, le demi-frère « chasseur » de prédateurs en tous genres à la tête d’une bande de vigilantes adolescents; ou encore le beau-père ogresque dont la violence aura raison de l’innocent chien familial. Ensuite, parce que la fable épargne à ses personnages la cruauté d’un destin auquel les aurait peut-être condamnés un récit plus naturaliste. Arnold aime ses personnages sans avoir pour autant besoin de les ériger en working class heroes. Dans ce film à fleur de peau, la mise en scène éprouve moins la vérité des personnages que leur sensibilité, une certaine qualité de leur regard sur un monde qui ne leur fait pas beaucoup de place – Bailey emmenant sa petite fratrie pour une journée en bord de mer et s’émerveillant de trouver des poissons dans l’eau, ou Hunter rêvant de fuir les parents de sa copine enceinte en Écosse. Tout ici fait signe, depuis le serpent de la voisine qui mue au moment où l’adolescente a ses premières règles, jusqu’aux tags des cages d’ascenseur et des bus qui lui adressent des messages de réconfort (« Don’t you worry »), en passant par un morceau du groupe irlandais Fontaines D.C. (qui rappelle que « life ain’t always empty »). Et c’est parce que ce territoire, à la fois si familier et si propice à l’imaginaire, est peuplé de tels signes qu’il devient possible d’y raconter d’autres histoires.
Alice Leroy

Actualités, Critique
Better Man
« Let me entertain you », chante en 1997 un Robbie Williams grimé en un clownesque Klaus Nomi. Le cri pourrait être celui du genre du biopic, requérant encore à distraire après vingt ans d’hagiographies depuis la vogue (re) lancée par La Môme. Robbie Williams est le producteur de cette autobiographie survoltée et promotionnelle sous forme de comédie musicale, difficilement résistible quoique fatigante. Pour jouer le great showman cocaïnomane, le réalisateur Michael Gracey (The Greatest Showman, 2017) choisit le comédien Jonno Davies dissimulé sous les traits d’un singe numérique. «Why the Monkey ?», comme le titre un bref entretien en ligne ? Réponse officielle : lorsqu’il chante sur scène, Robbie Williams se perçoit comme tel. Au-delà encore, le singe, voisin si proche et si lointain, se duplique dans le film en autant de figures qui terrorisent le chanteur.
Le concert de Knebworth migre en délire paranoïaque croisant La Planète des singes avec des souvenirs du strip-tease horrifique du clip «Rock DJ». Robbie fonde son succès sur le mimétisme, vis-à-vis de son père ou de leur idole commune Frank Sinatra qu’ils imitent devant la télévision, en même temps qu’il cherche à se distinguer des rivaux trop proches de Take That, le boys band de ses débuts. Le chanteur simiesque est en mêmetemps singe savant, monstre, miroir et clown crispé, rejoignant dans ses meilleurs moments, les plus oniriques, l’inquiétude ricanante qui hante Joker: Folie à deux. Le clown et le singe composent deux variations sur le désir de la gloire, les deux faces d’une même médaille qui entraîne la dilution du moi.
Hélène Boons

Actualités, Critique
Vol à haut risque
Voir le grandiloquant, ambitieux et parfois admirable auteur d’Apocalypto, Tu ne tueras point et Braveheart signer (ou se résigner à) une comédie d’action à l’ancienne à bord d’un petit avion ne doit surprendre qu’à moitié, compte tenu de la décadence politique, éthique et sociale de l’ancienne star, cantonnée depuis quelques années à des rôles direct-to-DVD (y compris des glorieux comme Trainé sur le bitume).
Abstraction faite de ce lourd contexte, Vol à haut risque s’avère d’une efficacité d’autant plus agréable qu’elle opère dans un registre cinématographique pratiquement mort, évoquant tour à tour l’humour des Ailes de l’enfer de Simon West et la tension claustrophobe de Red Eye de Wes Craven. Ici, l’agent Madelyn Harris ( Michelle Dockery ) doit escorter depuis l’Alaska un témoin protégé récalcitrant, aussi bavard que ridicule ( Topher Grace ), mission mise en danger par un pilote infiltré par la mafia, psychopathe à la calvitie inexplicable et diable en boîte toujours prêt à bondir pour tout faire foirer (un très jouissif Mark Wahlberg). Boomerism doing it right ? Oui, si l’on considère l’amusant équilibre entre le sérieux du personnage féminin et son clownesque binôme masculin, gardé sans perdre la pulsation narrative de l’action. Mais Gibson s’en tire moins bien dans la confrontation avec un ennemi très contemporain: les scènes les plus spectaculaires sont alourdies par des images de synthèse qui gâchent la nervosité physique recherchée par le cinéaste, qui a toujours soin de créer un espace compréhensible et exploitable à l’intérieur de la petite cabine de l’engin. Qu’on le célèbre ou le déplore, le dernier rôle du sulfureux acteur-réalisateur est bien le plus inattendu : celui d’un artisan de la série B discret, voire anonyme.
Fernando Ganzo

Actualités, Critique
Les enfants de Saturne
Reposant sur de véritables faits divers, Monstres, après une première saison autour du tueur en série Jeffrey Dahmer, revient sur la médiatique affaire de Lyle et Erik Menendez (Nicholas Chavez et Cooper Koch), jeunes fils de famille ayant tué brutalement père et mère (Javier Bardem et Chloë Sevigny) au fusil dans leur maison de Beverly Hills en 1989, en préméditant et maquillant le meurtre. Ce n’est pas la première fois que Ryan Murphy remet en scène les sombres fables de l’Amérique et d’Hollywood (Feud, American Horror Story), mais ici le tour de force impressionne : démarrant comme un thriller, passant de la comédie noire au fantastique, d’un pimpant buddy movie années 1980 à la sobriété d’un témoignage insoutenable, du film de prison et de procès au mélodrame retenu, la série déploie au fil des épisodes, changeant de rythme et de registre, un éventail d’émotions inattendues relançant chaque fois les ressorts de la conviction.
Apparaissent progressivement de nouveaux monstres : fils meurtriers, père abuseur, mère indigne, proches silencieux, narrateur mondain s’accaparant l’histoire pour briller en société, jurée assoiffée de sang… Sans verser dans le « tous pourris », la série ne vise pas non plus à absoudre ses personnages de leurs actes, à justifier leurs mobiles ou éclairer leur psychologie. Plutôt à nous confronter à ce qui échappe au scandale de la monstration : l’inconscient et son réseau terrifiant – d’horreur et de complexité –, où les liens humains irrationnels voisinent avec les actes pulsionnels, sous le joug spectaculaire du fantasme.
Plus on avance, plus s’additionnent et divergent les représentations du double meurtre et du passé, les rêves, les hantises, les parades et les points de vue de chacun : des projections, qui révèlent autant qu’elles masquent. Telle celle du père tyrannique et abuseur-abusé, garant de la cohésion familiale, l’émigré cubain ayant fait sienne la morale des gagneurs de l’American way of life (« mentez et manipulez mais ne vous faites jamais prendre », dit-il à ses fils), fondant son érotique sur la cruauté de valeurs « spartiates » censées endurcir les petits mâles. Ce vieux fond de violence masculiniste auquel répond le goût des guns chez la « mauvaise » mère pleine de ressentiment, est subi et relancé par les fils ralliés aux dadas des années fric de la décennie 1980 (la célébrité, le sexy, la gagne) : « Ils auraient été fiers de nous », disent les parricides. Chacun a bien ses raisons et son historique. Mais si la vérité, comme disait Lacan, on ne peut que la « mi-dire », la crédibilité lors d’un procès, ce faire-crédit à des pièces lacunaires et ambiguës, implique de passer à plein par la performance et le simulacre. Un psychopathe est-il un bon ou un mauvais acteur? Lyle est une bête de scène, un menteur-né capable de pleurer sur commande, mais son frère est moins assuré de se fabriquer une identité.
À la fin de l’épisode 5, pivot de la série filmant sa lente confession en un seul plan qui zoome imperceptiblement vers son visage, celui-ci s’interroge : « Je ne sais pas ce que je suis. Je ne suis pas une vraie personne. Je suis “l’homme blessé”. » Erik, le plus queer du lot et le moins saisissable, dont le visage est tantôt celui d’un enfant, tantôt le masque vide d’un mannequin, tantôt une tête d’horreur déformée, parle finalement pour tous les abîmés de cette ténébreuse affaire (qui dans notre réel reste encore en suspens).
Il énonce que victimes et agresseurs peuvent s’aimer sincèrement sans exclure l’extrême violence. Avec un petit reste, le plus troublant de cette bouleversante interrogation sur les liens humains: cette tendresse (notamment fraternelle) inconvenante et salvatrice, zone grise incestuelle flirtant entre les genres, les gestes et les âges, le normal et le pathologique. Frôlant sans marquer, elle lie les corps mais ne dira rien.
Pierre Eugène
Anciens Numéros