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Barbara Stanwyck, une boule de feu au Fema La Rochelle
De L’Ange blanc de Wellman à Désir de femme de Sirk, le Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet, avant une reprise au Majestic Bastille de Paris les week-ends de l’été) honore en neuf films Barbara Stanwyck, la plus pro et la plus vibrante des stars de l’âge classique.
Avec sa perruque blonde à frange et sa chaîne de cheville, l’épouse vénéneuse à la Marlène d’Assurance sur la mort (1944) a biaisé la postérité de Barbara Stanwyck : la bien nommée Phyllis Dietrichson fige le jeu génial de cette actrice de Brooklyn qui fut d’abord Ziegfield girl à 16 ans. On comprend que Wilder ait puisé dans l’incandescence pré-code de Baby Face d’Alfred Green la séduction de son héroïne de film noir.
Mais l’intrigue schématique de 1933 – l’ascension d’une fille prostituée par son père et décidée à utiliser les hommes – servait de base à un portrait plus nuancé. À chaque nouvel étage franchi dans la banque où elle se fait embaucher, Lily couche avec un homme dans une ellipse et se retrouve au-dessus mieux habillée. Les tenues dessinées par Orry-Kelly passent du col pelle à tarte au col-cape, au col à frou-frous, puis au col-dentelle Art déco quand elle approche du sommet ; au-delà, ce ne seront plus, autour de ses épaules, que des animaux ou des hommes morts. Aux États-Unis, on appelle ça le power-dressing. Or la Lily que joue Stanwyck a pour nom « Powers ». Elle s’est fait révéler ses pouvoirs par un client sobre du café de son père qui lui a lu Nietzsche dans le texte : « Tu es puissante ! », ce à quoi elle a d’abord répondu : « C’est ça, je suis une boule de feu… »
Barbara Stanwyck dans Boule de feu d’Howard Hawks (1941).
D’Howard Hawks à Frank Capra, Stanwyck comme autrice
Lily Powers ne croit pas si bien dire puisque, peu après, elle regarde brûler son père dans un incendie sans lever le petit doigt, avec un visage pensif qui devient la marque de fabrique de l’actrice. En 1941, Howard Hawks lui donne le rôle-titre de Boule de feu. Étincelante dans un costume commandé à Edith Head, Stanwyck éblouit le lexicographe coincé joué par Gary Cooper quand elle ôte son manteau de fourrure. Son numéro de cabaret est à deux vitesses : « Drum Boogie » est d’abord chanté fort, puis le batteur Gene Krupa prend pour baguettes deux allumettes, la percussion n’est plus qu’un frottement, avant qu’elle et lui ne soufflent sur les flammes finales. Il en va ainsi du jeu de Stanwyck : elle sait opérer la bascule du forte au mezzo sans perdre en intensité.
Plus qu’aucun autre cinéaste, Frank Capra a adapté sa méthode à l’ignition rapide de cette actrice qui, ayant commencé sur scène à Broadway, n’était jamais meilleure qu’à la première prise. Dans L’Homme de la rue (1941), leur dernier film ensemble, la chroniqueuse qu’elle joue évite le licenciement en bidonnant un faux courrier des lecteurs, avant d’embaucher un quidam pour lui faire jouer le rôle de « John Doe » en public. Elle confie en coulisses à sa mère : « J’ai créé quelqu’un »… Cet enfant de papier, il faut lui écrire un discours, autant dire : des dialogues. Capra avait tout compris en confiant souvent à Stanwyck une fonction auctoriale. Dans Un cœur pris au piège (1941), Sturges lui fait aussi repérer Henry Fonda, dans son miroir de poche, comme une documentariste filmant à son insu un spécimen rare. Elle commente les réactions de l’ahuri abordé par diverses passagères de leur paquebot.
Lire aussi : Barbara Stanwyck au carré, par Cyril Beghin.
Faire tenir les autres dans le cadre : c’est là un passage de relais avec l’un de ses plus beaux rôles des premières années, Stella Dallas de King Vidor (1937). Pour ne pas gâter les chances d’ascension sociale de sa fille, Stella regarde son mariage huppé derrière la fenêtre, depuis la rue. La mère au mouchoir était le portrait d’une spectatrice de cinéma ; dans la décennie suivante, Stanwyck a pris la parole et la plume. Boule de feu invite même Cooper à venir voir « plus près, tout au fond » de sa gorge : vers une autre origine, textuelle, du monde.
Charlotte Garson

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13 Jours, 13 Nuits de Martin Bourboulon
Difficile de voir, dans ce film d’action « inspiré de faits réels » autre chose qu’un changement de décor pour le réalisateur d’Eiffel et des Trois Mousquetaires : la Kaboul de l’été 2021, abandonnée aux talibans (l’Orient lointain et barbare), et le tragique de l’Histoire encore chaude valent bien le passé fantaisiste de Dumas et son romanesque échevelé. C’est qu’il se trouvait là-bas un authentique héros français, le commandant de police Mohamed Bida, témoin (le scénario est l’adaptation de son livre) mais surtout homme de la situation, en l’occurrence l’évacuation vers l’aéroport de centaines de personnes menacées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
« Mo » (Roschdy Zem) est donc de tous les plans, « pro » mais rebelle quand il le faut, viril et autoritaire mais à l’écoute : un D’Artagnan en gilet pare-balles, un simple fonctionnaire de la trempe des justiciers eastwoodiens, prêt à sauver le plus de vies possible au péril de la sienne. Ici pourtant le « un pour tous, tous pour un » n’a plus cours, tant ces vies prennent l’aspect d’une foule chaotique, autodestructrice, peut-être la vraie antagoniste de l’histoire. Dans des séquences tirant vers le film catastrophe ou le péplum biblique, le spectacle de cette masse humaine, filmée en surplomb depuis les murs de l’ambassade puis de l’aéroport, sert un embarrassant « suspense d’envahissement ». On peut décliner l’exfiltration, puisque c’est de cela qu’il s’agit, à tous les niveaux : dehors l’ambiguïté psychologique (un personnage : une fonction), dehors les causes et le contexte politique de la débâcle, dehors enfin ce pays, reconstitué à grands frais pour mieux le fuir et raconter l’épopée d’une France‑radeau de survie, finalement pas à court de mythes lorsqu’il s’agit de faire monter à bord la foule (paisible) des spectateurs.
Élie Raufaste

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Columbo de Richard Levinson et William Link
Mais qui bruisse depuis le fond du plateau, se prenant les pieds dans le projecteur tout en faisant « chut » le doigt sur la bouche (« Requiem pour une star », 1973) ? C’est le célèbre lieutenant Columbo qui mène l’enquête, quitte à faire tache dans le décor. Son allure maladroite et foutraque laisse supposer trop rapidement au meurtrier, toujours issu de la haute société californienne (et par mépris de classe bien souvent), qu’il sera vite débarrassé de ce guignol de policier. Mais Columbo n’est pas un guignol, il fait le guignol – nuance. Car s’il peut souvent en sortir un oeuf dur, ce qu’il n’a pas dans sa poche, c’est son oeil. Et il y a toujours un détail qui le dérange, au-delà du fait qu’il dérange lui-même l’entourage de la victime et s’en excuse en permanence. On jubile, car comme un enfant qui voit tout depuis le début et crie avec joie la réponse à Guignol, nous avons vu le crime et sa préparation, et suivons le lieutenant à la recherche du « détail qui tue », jusqu’à ce qu’il assène le dernier coup de bâton. Columbo ne lâche rien, ressasse et devient harassant par ses gesticulations comiques. Columbo sort, revient et son bien connu « Juste une dernière chose… » tombe. Comme les va-et-vient d’un pantin dans le théâtre de marionnettes, il multiplie les entrées et sorties de champ, quitte à se cacher derrière une porte ou une plante verte, et d’en sortir tout à trac. Une attitude qui fait se muer au fil de l’épisode la condescendance souriante du meurtrier en une crise de nerfs autoritaire. L’homme à l’imperméable trouble les codes et les classes, désarme (et ne porte pas d’arme) et, par là même, fait justice.
Qu’il surgisse littéralement du décor tient au fait que les épisodes se déroulent souvent sur scène, de théâtre ou de cabaret, et dans des studios, de télévision ou de cinéma (ceux d’Universal en particulier). La série naît à l’intersection de la fin d’un cinéma de série B et de l’émergence du Nouvel Hollywood : elle accueille aussi bien le jeune Steven Spielberg (réalisateur du premier épisode) que des stars vieillissantes d’un âge d’or révolu : Ida Lupino, Myrna Loy, Anne Baxter ou Janet Leigh… À travers le lieutenant, c’est aussi Peter Falk qui glisse dans la coulisse. Falk, acteur chez Ray, Capra ou Cassavetes (qui joue dans « Symphonie en noir », 1972), reste indissociable de Columbo, jusqu’à être reconnu comme tel dans le cinéma de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987).
C’est un art de la mise en scène venu du grand écran dans le petit, sur quatre décennies. Et Columbo est finalement celui qui tire les ficelles hors champ. Débonnaire, il laisse le ou la coupable faire son cinéma et s’extasie parfois de la comédie qu’on vient de lui jouer. Mais c’est bien lui qui met tout en scène et déjoue celle du crime presque parfait jusqu’à ce que l’assassin trébuche, vacille. Ce « “comment ça marche ?” y devient un spectacle en soi », écrivait Daney. Véritable Monsieur Loyal de l’enquête, Columbo est le maître de la piste. Roulement de tambour, il salue après le générique (« Ombres et lumières », 1989) : tada !
Anna Bruno
L’intégrale de Columbo est disponible en DVD, (Universal Picture HomeEntertainment) et en édition Blu‑ray (L’Atelier d’images).

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Adolescence de Jack Thorne et Stephen Graham
Qui a le plus gros plan-séquence ?
Propulsée en haut des audiences Netflix, succès viral à l’origine d’un débat politique au Royaume-Uni sur la criminalité juvénile, Adolescence a-t-elle autre chose à vendre que sa prouesse événementielle ? Oui, a répondu son acteur principal et co-créateur, Stephen Graham : la prouesse de son tournage. Lequel a tenu en quatre uniques plans-séquences, vantés comme des tours de force, pour chacun des quatre épisodes de la série.
Si Adolescence a su mettre en avant son sujet de société en parallèle de son exploit technique et esthétique, c’est que l’un et l’autre cherchent à s’épauler mutuellement. Au drame social, centré sur les conséquences du meurtre perpétré par un adolescent sur une camarade de classe qui se moquait de lui, le plan-séquence offrirait la glu du réel. Collée aux pas de ses personnages, la mise en scène tente de dessiner le visage d’une Angleterre prolétaire mais digne. Des couloirs d’un commissariat (1er épisode) à ceux d’un collège public en état d’épuisement (2e épisode), des déshérences de la psychiatrie judiciaire (3e épisode) à la vie ordinaire de la petite banlieue pavillonnaire, le plan-séquence dessine une exploration géographique de son drame social. À l’autre bout, la fiction à sujet amplifie la mise en scène en injectant une dramaturgie politique dans une narration serrée autour de noeuds interpersonnels ou intimes. Chaque dialogue, chaque affrontement filmé comme une pièce de théâtre est ainsi lesté de représentations sur les services publics ou la jeunesse à l’ère post- MeToo, si bien que le Premier ministre britannique a cru bon de parler de « documentaire » à l’endroit d’une fiction pourtant très fabriquée. Une forme consentie de lapsus qui révèle l’échec de la série comme si l’attention portée sur son sujet comme sur son tournage servaient à en couvrir la faille béante.
Adolescence ne prend, en effet, pas la peine de regarder ses personnages autrement que comme les pièces du débat social soutenant son projet. Un cri, rentré ou évacué, une crispation du visage ou un débordement de violence ne sont que les symptômes d’une nécrose de la société britannique. Une déchirure dans le tissu social dont les causes sont ici résumées en de vaguesformules éditoriales sur les réseaux sociaux ou le masculinisme, nourrissant quelques séquences inquiètes sur l’idée très convenue d’une jeunesse désormais incompréhensible aux yeux des adultes. Pour pallier alors sa réduction sociologique devant ce crime juvénile dont elle maintient la part insondable, la série fait donc de son plan-séquence le moyen de regarder le secret d’un coeur humain. Quoi de mieux, en effet, que de filmer en continu le visage d’un acteur ? Les deux derniers épisodes sont alors l’occasion de mettre en scène le fils puis le père, soit la source du mystère et son incompréhension, en s’attachant à la fixité de leur portrait. Mais le dispositif produit un effet déréalisant, tant il transforme le jeu des comédiens en tour de force consistant à maintenir coûte que coûte leur personnage au milieu des aléas techniques du tournage. Le portrait sensible se mue en performance d’acteur, dont la réussite supposée justifie l’intense campagne promotionnelle dont elle a été l’objet. À la fin, la forme épaule moins le fond qu’elle ne l’écrase sous ses acrobaties démonstratives, dans un geste narcissique de créateur dont la rutilance paralyse la finesse de trait.
Guillaume Orignac

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Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov
RESSORTIE. En décembre dernier, la rétrospective Paradjanov à la Cinémathèque française a dévoilé un phénomène que cette belle restauration présentée par Carlotta permet en même temps de constater et de corriger : aussi connues que soient l’oeuvre et la figure du cinéaste soviétique, Sayat Nova (1969) a fini avec le temps par tout recouvrir.
Il est urgent donc de faire à nouveau émerger, pour commencer, Les Chevaux de feu, tourné quatre ans plus tôt, adaptation des Ombres des ancêtres oubliés de l’Ukrainien Mikhaïl Kotsiounbinski, où Paradjanov, loin du film-parchemin qu’est Sayat Noya, ouvre et perce au contraire l’espace de chaque scène avec une caméra aux mouvements vertigineux, qui transforme constamment ce conte aux allures de Roméo et Juliette en poème lyrique.
Fasciné par le monde qu’il a recréé, le cinéaste semble cependant le découvrir avec nous. Le temps fait bien son oeuvre : si chaque décor et chaque corps ici filmé semblait sans doute déjà venir d’un univers révolu en 1965, voir le film aujourd’hui donne le sentiment de voyager hors du temps et de l’espace : les Carpathes ukrainiennes et le peuple Houtsoul qui les habite semblent à chaque plan avoir été créés de toutes pièces, impossibles à reproduire ou à singer.
À la sortie du film en France, Sylvain Godet, dans les Cahiers, inscrivait Paradjanov dans la famille (peu nombreuse) des cinéastes heureux. Il avait raison. Mais il faudrait aussi introduire dans l’équation cette crainte constante que Paradjanov a toujours dénoncée, propre à tout artiste du régime soviétique. Or la peur provoque une urgence, et elle semble ici moteur de vie, animant tout, de l’arbre qui tombe sur le frère d’Ivan dans la séquence d’ouverture aux danses funéraires qui closent le film. Du sang qui éclabousse la caméra aux pages des Saintes Écritures, la mise en scène de Paradjanov comprend le concret autant que l’abstrait, et leur insuffle la vie.
Fernando Ganzo
Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov est disponible en version restaurée 4K et en salles depuis le 18 juin.

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Le surhomme de la rue
Attention, blockboomer : « Tu… passes… trop… de temps… sur… internet », lâche Ethan Hunt (Tom Cruise) à un adversaire qu’il bourre de coups entre chaque mot dans MI 8. Longtemps, la franchise a participé de la surenchère technologique qui étend les pouvoirs de la surveillance pour nourrir la bête scénaristique, sans lâcher son argument publicitaire de premier ordre : la prise de risque physique de son acteur-producteur. Il est donc logique que ce pan ultime (réel ou supposé) se ronge de l’intérieur en mettant en scène l’affrontement de « l’Entité », une IA destinée à détruire la planète sans visée idéologique, et de l’espion Ethan Hunt (Tom Cruise), dont la force de travail réside dans sa santé de sexagénaire bien entretenu. Plus besoin d’inventer des intérêts stratégiques, encore moins d’incarner un méchant majuscule ; le monde réel suffit à faire croire à l’existence d’une force destructrice empruntant tous les prétextes pour mener le monde à sa fin. L’intelligence du film consiste à raccorder d’emblée, sans la nommer ou la personnifier, l’urgence politique entropique qui ravage la terre hors écran (« La vérité disparaît, la guerre approche », entend-on au début) aux effets concrets de l’âge du capitaine. Bagarres moins fréquentes, pistolets rares et résurgence de l’arme blanche (le couteau sert à tuer, bricoler, opérer, déminer) vont de pair avec le support sur lequel Hunt reçoit sa dernière mission : une bonne vieille cassette VHS. Quant à la mémoire du cinéma qui affleure ici, ce n’est pas celle des franchises concurrentes ni de la vidéo, mais celle de l’âge classique, moins cité que métabolisé. Lors d’une longue et efficace poursuite aérienne, sous la réminiscence du biplan jaune cherchant à dégommer Cary Grant dans La Mort aux trousses affleure une séquence moins connue du Dictateur où Chaplin et son copilote volent tête en bas sans le savoir, les cheveux plaqués au crâne, le visage bizarrement remodelé par la gravité.
Cette organicité accentuée par l’âge de l’acteur, la mise en scène parvient à la conférer aux objets et aux décors : il faut bien que l’on tienne à ce monde cabossé pour que sa disparition soit encore à craindre ; aussi importe-t-il que l’on reconnaisse tel détail du métro londonien, et que les effets visuels ne soient jamais que des adjuvants. La circulation accélérée des données d’un bout à l’autre du globe amène Hunt à ne jurer que par « l’analogique » – une affaire de coordonnées maritimes stockées sur une disquette désormais obsolète donne l’indice d’une poussée vintage, mais celle-ci est écartée pour un primitivisme plus radical : la disquette est effacée, mais son détenteur a tout simplement mémorisé l’information, qu’une bête feuille de papier suffit à partager. Cette lo-fi gaguesque participe d’un entêtement généralisé de la matérialité. Les machines ne doivent pas être les coffres-forts du savoir humain, mais ses dépositaires éphémères. Quant aux véhicules, ils renoncent au rôle de prolongement prosthétique du corps : celui de Cruise se dégage toujours de l’habitacle qui le propulse et qui, sans quoi, se transformerait en tombeau.
Ce dépiautage concerté de la technique au bénéfice de l’organique, pas nouveau mais particulièrement appuyé dans cette huitième Mission, impose un ralentissement partiel du film d’action. Si Ethan Hunt recrute une pickpocket hors-pair au motif que, dans son métier, « tout est une question de timing », ce précepte habituellement limité à un éloge de la célérité et du kaïros glisse vers l’apologie d’un temps ductile. The Final Reckoning prend la mesure des trente ans qui le séparent du Mission: Impossible de De Palma, faisant par exemple resurgir un petit rôle d’alors (Rolf Saxon) ; il habite désormais une île de la mer de Béring, autant dire qu’il a été conservé dans le frigo Paramount. Les vertus de la banquise sont la forme géologique du ralentissement qui passe, à l’échelle individuelle, par les nombreux plans de personnages « tazés », drogués, sonnés ou assoupis. Sa forme politique s’appelle la désescalade : « L’Entité veut qu’on panique », résume l’homme d’action qui, en plaidant pour la diplomatie, applique la devise de Theodore Roosevelt : « Parle doucement et porte un gros bâton. »
Pour autant, il ne s’agit pas dans cet ultime « calcul » (reckoning) de faire littéralement ralentir le héros âgé, ou de remplacer les coups par des pourparlers. Affaire de jeu, de décor, de découpage et de montage, la forme qui se cherche allie impacts et amortis au sein d’une même séquence, et joue d’échelles opposées, du monumental au microscopique. Dans le morceau de bravoure du film, Hunt doit récupérer un petit objet dans un sousmarin coulé. Le nageur progresse dans un espace de plus en plus complexe, à la perspective sans cesse reconfigurée par le roulis aléatoire du cylindre. Les multiples sas qu’il franchit mènent à un passage plus étroit qui lui impose de détacher son ombilical tuyau d’oxygène – mort physiologique qui fusionne avec la mise en scène d’une naissance quand le haut et le bas du cadre s’inversent. En faisant du sauveur un mort aux allures de nouveau- né, McQuarrie et Cruise inscrivent leur héros dans la lignée des hommesenfants christiques de Capra, dont John Doe (Gary Cooper) qui dans L’Homme de la rue refuse le culte de la personnalité qu’on lui bâtit. Ethan Hunt (réanimé par son acolyte du nom de… Grace) décline comme eux de prendre à son tour le pouvoir, et il se qualifie de « dispensable ». Si son groupe a pour devise « Nous travaillons pour ceux qu’on ne rencontre jamais », c’est moins par discrétion naturelle que par une croyance quasi religieuse dans l’adresse envers des anonymes qui ne sont autres que le public. Embrassant mais dépassant la visée commerciale, Cruise, comme Capra, prend au sérieux le public, non comme masse mais comme somme de spectateurs irréductiblement plurielle, symétrique inverse de l’Entité. La fiole dans laquelle ce mauvais génie est finalement piégé ressemble au DCP du futur : un film enfin « dans la boîte », émerveillant l’équipe esquintée, médusée de l’avoir « achevé ».
Charlotte Garson

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The Phoenician Scheme de Wes Anderson
THE MAGNIFICENT ANDERSON
Il y a évidemment quelque familiarité à parcourir les allées du dernier long métrage de Wes Anderson. Celle qui consiste à arpenter les travées ratissées à la perfection d’un jardin à la française où semble prévaloir, en des tons pastel, la science du quadrillage, de la planification, de la segmentation et de l’ordonnancement. Au point que, pour reprendre le titre d’un fameux compte Instagram et du livre d’images qu’il a engendré (Accidentally Wes Anderson), la vie supposée vraie ne coïnciderait qu’accidentellement avec l’univers surcadré par les lignes claires du Texan francophile. Au point aussi que quelques fâchés – probablement natifs d’Ennui-sur- Blasé – instruisent un procès en muséification, répétition et désincarnation à l’encontre du cinéaste. Défauts qu’illustreraient, outre l’appétence du maître pour l’animation, les maquettes en coupe et les cabinets de curiosités, ou encore le recours foisonnant à une distribution pléthorique et caméophile. The Phoenician Scheme, sa cohorte de vedettes internationales, son chapitrage ostentatoire et ses plans-signatures (frontaux ou zénithaux, fixes ou balayés en travelling latéral) ne se contentent pourtant pas de remplir avec zèle le cahier des charges du cinéaste. Là où les opus précédents avaient fait le choix de la diffraction chorale, favorisant le modèle de l’emboîtement (Asteroid City), de la juxtaposition (The French Dispatch), voire de l’émiettement sériel (les quatre courts adaptés de Roald Dahl pour Netflix), le nouveau long opte pour un retour à la linéarité. Si la famille dans son ensemble est à nouveau questionnée, c’est bien un unique protagoniste, en la personne du milliardaire Zsa-zsa Korda qu’interprète Benicio del Toro dans toute sa massivité matoise, dont nous suivons la progression à mesure qu’il tente de mener à bien le montage de l’opération politico-industrielle de sa vie. Et l’enjeu, sous ses dehors fantaisistes empruntés aux décors des jeux de plateau (on songe à Risk, évoqué par le réalisateur dans notre précédent numéro, mais aussi au fameux Richesses du monde, parangon du capitalisme ludique et décomplexé) est d’importance. Car derrière le projet phénicien et financier, sa cartographie fantasmée, son décorum moyen-oriental de bédé vintage (nous sommes en 1950) et les stratégies d’alliance qu’il implique, se devine une profonde aspiration à l’unité. Celle qui, d’abord symbolisée par le tapis sur lequel reposent les boîtes à chaussures qu’il faut ouvrir l’une après l’autre, culminera en fin de film par l’exhibition d’une maquette synthétisant les différents épisodes d’un jeu de l’oie qui ne vise ni plus ni moins que la réappropriation progressive successive des montages financiers qui conditionnent leur existence. Si la métaphore des affres de la création cinématographique s’observe en filigrane (le tournage d’un film ne serait au fond qu’un autre jeu… de plateau), cette quête se double d’une dimension plus intime qui renvoie directement à la réflexion sur la mort et l’héritage.
Éternel assassiné, rescapé de multiples tentatives de meurtre ourdies par des confrères aussi peu scrupuleux que lui qui cherchent obstinément à l’éliminer, Zsa-zsa n’est pour l’heure que le visiteur occasionnel d’un au-delà en noir et blanc. Mais ses résurrections récurrentes et improbables, dans un contexte de plus en plus violent et morbide (Anderson nous sert en incipit la séquence probablement la plus gore de son cinéma, ce qui révèle chez lui une porosité inattendue à l’actualité), trompent désormais l’oeil davantage que la mort elle-même. Le ciel peut encore attendre, mais plus pour très longtemps. La vie n’est peut-être plus si belle. Et les questions de vie ou de mort se résument désormais à une affaire de transmission. De là naît la confrontation parent-enfant qui constitue – en se surimposant aux ressorts ludiques de l’intrigue – la vraie dynamique du scénario. Car il s’agit d’abord pour Korda de faire de sa fille naturelle, unique et jusqu’ici négligée, l’apprentie-nonne Liesl (Mia Threapleton), sa légataire universelle en jaugeant sa capacité à assumer son patrimoine, qu’il soit génétique ou boursier. La « période d’essai » qu’il lui propose fait de la participation au projet phénicien, à la fois opus magnum et vitrine de ses activités semi-malhonnêtes, un test à grandeur réelle. L’intérêt que suscite la proposition repose pourtant sur sa parfaite réversibilité : ce temps de probation, qui court sur toute la durée du film, vaut tout autant pour lui, d’autant que la religieuse en rodage, a priori peu encline à céder aux sirènes des milieux d’affaires, a d’abord tout lieu de suspecter son père d’avoir assassiné sa mère et qu’il lui faudra ouvrir toutes les boîtes pour trancher définitivement la question. Entretemps, la personnalité du magnat capitaliste a été éclairée – et a pu évoluer – d’un chapitre à l’autre, grâce aux rencontres plus ou moins amicales qui jalonnent sa quête d’un actionnariat majoritaire.
Si l’on se souvient que La Famille Tenenbaum, il y a plus de vingt ans, questionnait déjà la figure du patriarche Royal, interprété par Gene Hackman, et citait La Splendeur des Amberson, on reconnaît aisément, dans The Phoenician Scheme, qui a recours après la première fausse mort du tycoon à une nécro journalistique en voix off, le principe narratif de base de Citizen Kane. Zsa-zsa Korda est jusque dans son hybridation onomastique une créature wellesienne : Zsa Zsa Gabor, starlette aux conquêtes multiples dont l’autobiographie s’intitulait Une vie ne suffit pas, fut actrice dans La Soif du mal. Alexander Korda a été quant à lui le producteur et scénariste du Troisième Homme, dont le prequel fut une série radio à l’origine de l’autre mogul movie de Welles, Dossier secret…, film de 1955 où le magnat Gregory Arkadin, interprété par le Big O himself, prenait les traits du milliardaire Gulbenkian (fils du collectionneur Calouste, lui-même surnommé « Monsieur 5% »), excentrique dont le prénom arménien – Nubar – et la pilosité soignée appartiennent désormais au personnage de frère félon qu’interprète ici Benedict Cumberbatch. Libre à chacun de conclure à la vanité de ce jeu de piste vertigineux et référencé, lui-même éminemment wellesien, qui se joue des frontières supposées entre fiction et vérité établie. Mais aussi, et surtout, de voir en cet hommage ludique au maître la preuve d’une audace baroque qui revendique plus que jamais sa flamboyante maturité.
Thierry Méranger

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Oui de Nadav Lapid
Maudit oui-oui
Convulsif, fiévreux, impactant, le dernier film de Nadav Lapid – sur un couple d’artistes Israéliens pris dans la tourmente propagandiste de l’après 7 octobre – fait disjoncter le sens commun, en commençant par repenser un duo de mots fondamentaux : le oui et le non.
Y. et Yasmine – pianiste-performeur clownesque et danseuse sexy – se disent oui, à tout. Oui pour s’aimer, baiser, fêter, voire se vendre à des riches, à des corrompus, pour survivre, pour la puissance, pour le jeu. Mais que signifie dire oui à la vie, dans toutes ses intensités et ses promesses, au sein d’un État qui exerce une violence extrême ? Une partition claire, qu’énonce le film : le non résiste, le oui est soumis, le oui est un collabo. Le désir de bonheur et de jouissance se cogne alors aux rappels incessants de la brutalité. Le montage intempestif, au son notamment, est heurté de bips numériques qui annoncent de nouveaux massacres à Gaza, de rumeurs de bombardements, de dialogues à la Gertrude Stein scandant en plusieurs langues le trauma du dernier pogrom, d’accords stridents ou de basses assourdissantes faites pour recouvrir un quotidien devenu insupportable.
Et pourtant ce film dit oui, un oui tonitruant. À quoi ? Au désir de faire du cinéma, même impossible, même monstre. Alors Lapid convoque les forces vives de genres hétérogènes. Le prisme tourne entre le film d’amour épileptique, version Sailor et Lula à Tel-Aviv ; la fiction politique décadente (tel un Pacifiction sous cocaïne), le cartoon brutal, la comédie musicale désespérée, le cirque fellinien, et l’ombre de Tobe Hooper plane sur des décors de piscine à balles. Les curseurs sont poussés au maximum, dans un geyser de couleurs, une explosion de textures sonores, un vortex de mouvements de caméra et d’effets spéciaux. On oscille entre la secousse organique, l’éveil des sens, et l’étourdissement. Ce mouvement contraire épouse celui des protagonistes en crise (on salue au passage l’extraordinaire présence du performeur Ariel Bronz et de l’actrice Efrat Dor) : à la fois affranchis et serviles, performatifs et passifs. Ses images malades restituent aussi une vérité médiatique, à la hauteur du grotesque sordide qui irrigue les réseaux sociaux (à l’exemple de la récente vidéo générée par IA « Trump Gaza Number One »). Plus discrètement, une inquiétude poétique (tenue de film en film depuis Synonymes) traverse la bande quant à la valeur des mots et la justesse des désignations. Et parfois, une décélération plus tendre, un appel à rêver, laissent croire à la possibilité d’un oui non souillé.
Élodie Tamayo
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
Sentimental Value de Joachim Trier
Trier la maison
La « valeur sentimentale » du film de Joachim Trier est celle que deux sœurs accordent à leur maison familiale dont l’héroïne Nora (Renate Riesve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) avait fait la narratrice d’une rédaction marquante dans sa scolarité. Très vite, l’idée d’un dispositif à la Here de Robert Zemeckis (raconter l’histoire des habitants successifs d’une maison) est escamotée au profit de la prolifération d’autres scènes : celle du théâtre où Nora fait carrière avec un succès menacé par de soudaines crises d’angoisse, et celle à venir du plateau de cinéma où le père des deux femmes, cinéaste, propose à Nora de participer au film qui relancerait enfin son activité artistique de septuagénaire ringardisé.
Sa demande, au moment de la mort de sa femme divorcée, déstabilise la fratrie : désormais seul propriétaire de la maison, il semble aussi s’approprier l’histoire familiale, alors qu’il a déserté le foyer quand ses filles étaient enfants. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans, déboulonnait les pères avec moult secousses, la manière « trierienne » consiste à décrire la tristesse insidieuse des conflits déminés, fluidifiés en larme à l’œil insistante, des pétages de plomb convertis en fond dépressif. Trier est tchéchoviste : un stakhanoviste de la douceur.
Mais la « valeur sentimentale » se pose en général pour le cinéma du Norvégien désormais abonné de la compétition : mettre en scène des personnages émus suffit-il à émouvoir ? Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora et les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades pop-folk insistantes qui ouvrent et ferment le film). Trier accumule les échanges en champ-contrechamp entre sœurs et entre chacune d’elles et le père, fouillant les traits des acteurs, sûr que la psychologie possède une « valeur » à la fois existentielle et esthétique. On le sent convaincu de trouver encore dans le visage, unité originelle du cinéma, la transcendance athée qui manque. « Prier n’est pas s’adresser à Dieu, c’est exprimer son désespoir » : répétée au cours du film, cette phrase est à entendre en remplaçant « prier » par « tourner ».
Mais la séquence du film finalement réalisé par le père vient souligner que ce volontarisme des émotions tient de la méthode Coué. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions.
Charlotte Garson
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho
L’espion qui venait du chaud
Il y avait de quoi craindre la promesse « cinéma de genre » de L’Agent secret, tant Bacurau (2019) réduisait les codes narratifs du western et du film d’action à un manichéisme strictement discursif. Mais Kleber Mendonça Filho fait ici le contraire : se déroulant dans les années 1970, L’Agent secret suit un universitaire menacé par la dictature pour des raisons d’abord sombres et prend du polar ce qu’il a de plus éclaté, incohérent, déviant, se permettant les fausses pistes, excursions fantastiques et autres détours cauchemardesques. L’idée est simple, mais difficile à exécuter : un pays comme le Brésil, a fortiori en temps de dictature, est impossible à raconter. Et la beauté du film tient à sa façon de confondre les fausses pistes et les éléments clés pour la compréhension. Pas dans le sens où on ne saurait pas les distinguer, mais où les uns ne pourraient pas exister sans les autres, à l’image de cette séquence d’ouverture où le protagoniste (Wagner Moura) vit une rencontre tendue avec la police dans une station de service devant la présence d’un cadavre posé là comme un résidu en décomposition, scène sans conséquence dans le récit mais qui le hante autant que le destin du héros. Si le festival de Cannes n’est surtout pas la maison du spectateur attentif, les salles abondant en corps fatigués et en yeux basculant inévitablement dans la sieste, il y avait dans cette séance une forme de joie à s’abandonner, à laisser emporter sa conscience dans la complexité où les personnages eux-mêmes naviguent, entre faux noms, rencontres tordues avec la justice et le pouvoir, rassemblements de persécutés, labyrinthes bureaucratiques et fusillades. Si le cœur de la trame se déroule en plein carnaval dans l’état du Pernambouc, ce n’est pas par recherche d’exotisme ou volonté d’ajouter de la confusion à la confusion : la fin du film ôte petit à petit son déguisement, le montage dévoilant de façon de plus en plus visible un présent qui montre sa tête par la porte du récit et qui regarde ce passé sans le comprendre. Revoici Moura déguisé en docteur, fils du protagoniste, incapable lui-même d’en dire plus sur des événements dont il ne saurait tirer le fil dans un pays changeant constamment d’habits le corps meurtri de son histoire.
Fernando Ganzo
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Sélection de la Compétition officielle 2025
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Actualités, Critique, Festival de Cannes 2025, Semaine de la critique 2025
Ciudad sin sueño de Guillermo Galoe
Futur antérieur
« Alors on vit des ombres de feu, et ces ombres de feu, c’était le futur.
– Raconte-nous le futur !
– Encore ! Non, Toni, toi, raconte-leur. »
Ce futur conjugué au passé du conte, immémorial, est celui d’un village d’or, survolé d’oiseaux colorés et baigné de trois fleuves : le premier de lait sucré, le second de vin, le troisième de café. Son histoire est narrée lors d’une veillée animée à La Cañada Real, l’un des plus grands bidonvilles d’Europe situé dans la banlieue de Madrid, où cohabitent des communautés roms et marocaines. Guillermo Galoe y a construit collectivement son premier long, développé d’après un court qui en posait déjà les fondations – Aunque es de noche (repéré à Cannes et couronné d’un Goya).
Le film, très simple dans sa fiction, brosse la fin d’un temps : le démantèlement d’un monde (détruit pour des raisons de spéculation immobilière) dédoublé par la sortie de l’enfance du protagoniste. Le présent du quotidien et de la débrouille se voit creusé et amplifié des songes de ce qui aurait pu être ou de ce qui aura été ; de tous les temps rêvés ajoutés aux temps vécus.
C’est que le désœuvrement de l’enfance donne accès à la durée : pour errer, jouer, imaginer des mondes alternatifs. Le film n’idéalise certes pas un lieu privé des ressources les plus élémentaires (comme l’électricité) ou engourdi par le trafic de toxiques. Mais il s’attache à peindre une culture affranchie : des champs à perte de vue plutôt que les clapiers des HLM et l’invention de rythmes propres, festifs, intempestifs, familiaux, rituels. Au son, les chants, cris, vrombissements de quads et aspirations de vapoteuses, donnent un souffle vital au site. À l’image, la transfiguration opérée par Rui Poças (brillant chef opérateur, entre autres pour Miguel Gomes) est saisissante. Les prises de vues réalistes, proches des visages et mobiles, alternent avec des tableaux qui nous emportent dans des mondes multiples : des nuits de Ribera aux hallucinations chromatiques de David Hockney. C’est que les enfants, par le biais des filtres de leur portable, documentent leur espace et y projettent tous les possibles d’une faune et d’une atmosphère surnaturelle.
On aurait tort de rejeter ce principe comme un artifice esthétisant : cette lumière aura été là, cette maison imaginaire aura été construite, ce grand-père fort comme un roc aura été aimé, et ces couleurs à la limite du spectre sensible auront été imprimées dans nos rétines.
Élodie Tamayo
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Actualités, Critique, Festival de Cannes 2025, Séances spéciales 2025
Arco de Ugo Bienvenu et Planètes de Momoko Seto
La diffraction du dessin
Le premier long métrage d’animation d’Ugo Bienvenu, présenté dans la section Séances Spéciales, est l’une des belles découvertes de la sélection, science-fiction simple et ambitieuse qui part en quête des origines du dessin et d’une nouvelle humanité.
Le personnage éponyme d’Arco, un petit garçon du futur, voyage dans le temps et retourne par erreur, alors qu’il voulait voir les dinosaures, à une époque moins lointaine pour lui, en 2075, au moment où l’humanité n’a pas encore mis la Terre « en jachère », ne vit pas encore dans des maisons autonomes, en haut des cimes, ne sait pas encore parler aux oiseaux. Il découvre une société toute robotique arrivée presque à son terme, qui se protège comme elle peut d’épisodes climatiques extrêmes. Tout va bien de toute façon : dans ce récit utopique, où l’on sait dès le départ que l’humanité a su se réinventer, place est faite à une aventure moins tonitruante que les récits de fin du monde, articulée autour d’un phénomène infime, celui de la diffraction de la lumière. Pour traverser le temps, Arco revêt une combinaison spéciale et, une fois élancé, se transforme en arc-en-ciel. Contre toute attente, il n’y a rien de kitsch là-dedans, car le voyage temporel déforme le personnage au point de le faire apparaître ni plus ni moins comme ce qu’il est par essence : une créature de couleurs.
Si, comme tous les enfants, Arco fantasme la préhistoire, le film s’attache ainsi lui-même à explorer ses propres origines, fondamentales et inatteignables : l’arc-en-ciel, palette de l’animateur, révèle aussi en la décomposant de quoi est faite la lumière, que le cinéma d’animation, contrairement à la prise de vue réelle, n’a pas besoin de capter pour créer ses images. Pour rentrer chez lui, Arco utilise un prisme que trois frères très attardés lui ont dérobé (Vincent Macaigne, Louis Garrel et William Lebghil prêtent merveilleusement leur voix à ces clowns éberlués). Pour y parer, Arco et Iris, la petite fille au nom éloquent qu’il rencontre en 2075, créent artificiellement avec un tuyau d’arrosage un arc-en-ciel dans le jardin ; les frères, cherchant à filmer la scène en cachette, oublient d’allumer la caméra au moment où Arco décolle. Du côté du bricolage de la lumière comme de son enregistrement photographique, c’est l’échec, comme si, pour être opérants, les arcs-en-ciel devaient avant tout se manifester comme une décomposition du dessin et non de la lumière, une invention propre au cinéma d’animation.
Programmé à la Semaine de la critique, Planètes de Momoko Seto, film d’animation aux techniques multiples (time-lapse, hyper ralenti, ultra macro, robotique), trouvant au plus près de la vie des espèces végétales et animales l’originalité de sa forme, suit le périple de quatre graines de tournesol en quête d’une terre fertile, et fait récit, à leur niveau, d’une recréation du monde ; Arco, en remplaçant les peintures pariétales par les dessins d’un robot de 2075 en fin de vie, anéanti par un incendie géant, fait de cet état du monde, proche du nôtre, une nouvelle préhistoire. Dans les deux cas, une genèse est visée : l’animation, pendant des fictions de destruction et de leur cynisme, semble prendre discrètement en charge, sans le dramatiser (à hauteur de graine, ou actant une révolution passée depuis longtemps), l’imaginaire du futur.
Mathilde Grasset
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Actualités, Critique, Festival de Cannes 2025, Quinzaine des cinéastes 2025, Un certain regard 2025
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart
Femmes en miettes
De part et d’autre de la Croisette, deux réponses cinématographiques à la violence masculine se faisaient face ce vendredi. Avec Que ma volonté soit faite, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Julia Kowalski prolongeait le récit et le geste amorcés avec son court J’ai vu le visage du diable (déjà à la Quinzaine en 2023). L’adolescente polonaise possédée par le démon se nomme désormais Nawojka ; toujours interprétée par l’épatante Maria Wróbel, elle est installée avec son père et ses deux frères dans une ferme française. La veille, L’Engloutie de Louise Hémon réactualisait déjà une mythologie associant le désir féminin à une puissance maléfique, mais semblait ne l’assumer qu’à moitié. La reprise prend ici un tour plus malicieux par la présence d’une « sorcière » tout ce qu’il y a de plus humain (Roxane Mesquida), rendue coupable aux yeux des villageois de la violence libidinale qu’elle éveille chez les hommes. Les actions surnaturelles de Nawojka apparaissent alors comme un juste retour des choses, comme si les projections patriarcales avaient elles-mêmes donné naissance au démon qui se manifeste à travers l’adolescente. Puisant aussi bien dans Carrie que dans le giallo, Julia Kowalski transcende par l’outrance du cinéma de genre l’aspect très explicite de son propos féministe, émeut par les matières que sa mise en scène convoque – boue, glaires et flammes.
Autre forme d’intensité chez Kristen Stewart, dès la présentation de son premier long métrage The Chronology of Water, tout en « motherfucker » affectueux et « I love you » rageurs adressés à son équipe. De même que le diable se manifestait chez Nawojka à travers des visions fragmentaires, le parcours de Lidia (la romancière Lidia Yuknavitch, dont Stewart adapte l’œuvre), marquée par l’inceste, se donne dans le désordre, à la façon d’éclats mémoriels qui reviennent malgré soi. Autre façon de mettre à distance la rage : les mots, qui guident le récit et soutiennent le parcours d’apaisement de l’héroïne, course sans fin pour revenir à soi-même. Elle se déploie comme chez Kowalski à travers un motif sensoriel : celui de l’eau. De ces deux longs métrages se dégage le sentiment que la pleine restitution de l’expérience de ses héroïnes gagne à se donner par morceaux, façon de figurer la difficulté à faire tenir ensemble les injonctions contradictoires. Qu’il faut montrer le monde en miettes pour mieux en imaginer un autre.
Olivia Cooper-Hadjian
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
Nouvelle vague de Richard Linklater
Loin du temple
Pour apprécier Nouvelle vague, il faut accepter que Godard devienne un personnage de fiction, c’est-à-dire ne pas exiger une fidélité mais s’amuser des projections que permettent son image, son mythe, avec leur part de clichés. La première raison pour laquelle Linklater gagne son pari est que son geste est amoureux, à l’inverse de celui, revanchard, du Redoutable d’Hazanavicius, dont ce film est en bien des points l’antithèse. Amoureux mais pas dévot ni solennel. Linklater n’est pas intimidé par son sujet, notamment parce que ce n’est pas Godard seul qui l’intéresse mais sa jeunesse, sa désinvolture, son insolence parfois un peu crapuleuse, et tout ce que cela dit d’une époque et d’une manière de faire du cinéma. Malgré le noir et blanc, le format carré et les clins d’œil, le film n’est pas non plus un pastiche, ni même un plagiat assumé (ce que Godard revendiquait) : s’il retrouve quelque chose de ce cinéma-là c’est moins dans la forme du film que dans l’énergie de sa fabrication. Ne cherchant pas non plus à l’« actualiser » en le regardant avec des yeux et des idées de 2025, il le rend au présent par ses partis pris de tournage : essentiellement, une bande de jeunes acteurs réunis dans une aventure légère. Ainsi, on cesse vite de jouer au jeu des ressemblances, car là n’est pas la question. L’enjeu est plus libre, il est du côté du « on dirait que… » des enfants : « on dirait que je suis un réalisateur français de la fin des années 50 et que vous êtes Godard, Truffaut et compagnie… ». Un nom, un costume, une vague ressemblance, une imitation plus ou moins appuyée suffisent à s’amuser comme des gosses, c’est-à-dire sans le poids du mythe ou du surmoi. Bien heureusement, ça ressemble donc bien moins à un essai docte sur le génie suisse qu’au spectacle qu’offrirait une troupe de jeunes cinéphiles un peu fétichistes et surtout suffisamment désinvoltes pour démontrer aux gardiens du temple qu’il n’y a pas de temple qui vaille. De Godard, Linklater retient avant tout une forme de joie créatrice, qu’il rend contagieuse, et qu’il ait réalisé un petit film jovial sur un sujet si imposant prouve la tendre honnêteté de son geste.
Marcos Uzal
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
Renoir de Chie Hayakawa
Depuis l’enfance
Renoir (à mon sens, le film de la compétition cannoise le plus stimulant vu jusqu’à aujourd’hui) est de ces films dont on ne saurait résumer facilement ce qu’il raconte, encore moins de quoi « ça parle », et que l’on ne peut précisément aborder qu’en disant d’abord depuis où il regarde. Sa forme éclatée, flottante et impressionniste traduit les mille perceptions d’une enfant – Fuki, 11 ans –, qui vit avec sa mère tandis que son père est à l’hôpital, en phase terminale de cancer. Loin d’être larmoyant, le film endosse au contraire l’incertitude émotive de la fillette (génialement incarnée par Yui Suzuki). Dans le présent des sensations plus que dans le recul des sentiments, Fuki est guidée par son désir de voir et d’expérimenter, mais, peu expressive, elle saisit surtout la tristesse de ce qui lui arrive à travers les réactions des adultes. Comme elle, le film est à la fois hypersensible (aux lumières, aux couleurs, aux sons) et rétif au pathos, là où tout pourrait y conduire. Le récit frôle parfois le conte, par les rituels et croyances que s’invente Fuki pour répondre à la mort qui l’entoure, mais aussi à travers des figures d’hommes à la fois fascinants et répugnants, dont l’un (un jeune pédophile qui l’amène chez lui, d’où elle s’échappera à temps) serait l’ogre de l’histoire. Chie Hayakawa, plongeant dans ses propres souvenirs, parvient ainsi à retrouver la texture d’une perception enfantine, quand le sens des choses est encore si opaque que tout existe dans son intensité même, et que les adultes restent des mystères aussi vastes et inquiétants que le désir, la tristesse ou la mort.
Marcos Uzal
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Anciens Numéros