
Actualités, Critique
L’Étranger de François Ozon
L’Étranger de Camus, roman inadaptable sur lequel même Visconti s’est cassé les dents, oblige François Ozon à une forme de sécheresse et de retenue qui décevra peut-être ses admirateurs.
Pourtant, Ozon n’est peut-être jamais autant lui-même que lorsque, délaissant les fantaisies factices, il retrouve un peu de la froideur et de la cruauté de ses courts métrages. Cet Étranger nous inspire des sentiments contradictoires que l’on peut résumer à ce que produit son utilisation du noir et blanc. D’abord, ce choix va dans le sens de la noirceur du roman, en rendant le paysage algérien tranchant, minéral, baignant dans une lumière aveuglante. On y ressent la matérialité agressive du monde qui écrase les humains, pèse sur leur volonté.
Le noir et blanc, comme dans Frantz, ancre aussi le film dans l’époque de son récit, le début des années 1940, et Ozon retrouve quelque chose du cinéma français d’alors : une forme de réalisme poétique sordide, avec ses ingénues dépassées (le personnage de Marie, interprété par Rebecca Marder), ses salauds intégraux (Raymond, incarné par Pierre Lottin) et ses désespérés pathétiques (le voisin campé par Denis Lavant en ignoble gouailleur).
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Là, le film prend des allures de qualité française un peu rance, pétrie de désillusion cynique à la Duvivier ou Clouzot, ce qui est somme toute une lecture possible du roman. Enfin, de manière assez contradictoire avec le reste, le cinéaste ne peut s’empêcher de chercher du glamour dans toute cette désolation (le noir et blanc aidant à fétichiser les coiffures et costumes d’époque), tout en érotisant Meursault (Benjamin Voisin), sa peau, son corps, ses gestes, et même son crime. Là, on s’éloigne de Camus, qui s’en tient au flux de conscience de son protagoniste, mais on est bien chez Ozon, où le voyeurisme pointe toujours.
Marcos Uzal
L’ÉTRANGER
France, 2025
Réalisation François Ozon
Scénario François Ozon (avec la collaboration de Philippe Piazzo)
Photographie Manu Dacosse
Son Emmanuelle Villard
Musique Fatima Al Qadiri
Production Foz
Distribution Gaumont
Durée 2h02
Sortie 29 octobre

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Smashing Machine de Benny Safdie : Haltères ego
Le scénario de Smashing Machine, portrait de Mark Kerr, pionnier du combat de MMA, dialogue tant avec Raging Bull, addictions et scènes de ménage comprises, que l’on pourrait y voir une forme de remake du film de Martin Scorsese. Ce récit si américain du dépassement de soi dans la compétition, de la victoire dans la défaite, de la vie personnelle sacrifiée au nom du sport, ainsi que cette complaisante théâtralisation du couple en crise (il faut que ça cogne et casse des portes), sont devenus si conventionnels que tout confine ici au déjà-vu, pour ne pas dire au cliché.
D’autant que Benny Safdie, qui signe ici son premier long métrage en solo, n’a aucun recul avec cette matière usée, qui semble rejouer des scènes de films (de Rocky à Cassavetes) plus qu’elle ne puise dans la vie. À la Mostra de Venise (où le film a obtenu le Lion d’argent du meilleur réalisateur), le cinéaste a revendiqué de faire un cinéma de « radical empathy », c’est-à-dire, en l’occurrence, totalement du côté de Kerr, sur le ring, dans sa chambre et dans son salon, mais aussi « dans sa tête ». L’idée que l’empathie puisse être radicale est en soi curieuse ; si on la prend au pied de la lettre, cela pourrait à la rigueur se traduire par une caméra subjective constante, mais ici l’expression souligne simplement que Safdie élude la grande affaire du cinéma : la distance.
Ainsi, Smashing Machine ne se risque à aucune distanciation intellectuelle et à aucun recul physique vis-àvis de son protagoniste. Au point que le cinéaste ne semble pas avoir conscience que Kerr se comporte parfois comme un véritable connard. C’est au fond peu généreux que de nous laisser faire ce constat par nous-mêmes. L’empathie, ce n’est pas aimer inconditionnellement son personnage en évitant de le penser, mais parvenir à nous le faire comprendre, parfois jusque dans ses recoins les plus obscurs, voire repoussants. Au contraire de ses modèles Scorsese et Cassavetes, Safdie n’ouvre aucune perspective romanesque ou tragique.
Emily Blunt et Dwayne Johnson dans Smashing Machine de Benny Safdie
Quant à la forme pseudo-documentaire de la mise en scène de Benny Safdie, très monotone car systématique (caméra portée gigotant, autant dans un salon que sur un ring) semble être une mauvaise copie, presque un pastiche, du style des films réalisés avec son frère. Il y a pourtant quelque chose qu’il aurait pu documenter : la présence de son acteur Dwayne Johnson. En termes de jeu, il n’a rien d’extraordinaire, et seul l’étonnement de le voir dans un rôle plus réaliste et dramatique qu’à l’accoutumée explique à mon sens que certains voient là une belle performance.
Il n’est ni Robert De Niro ni Stallone, et s’il touche parfois, c’est que sa maladresse rejoint celle du personnage, semblant comme lui perdu dans sa propre démesure physique. Mais le cinéaste ne fait pas grand-chose de cette masse inexpressive, il lui greffe même perruque et prothèses jusqu’à en faire une sorte de Big Jim, ajoutant encore de l’artifice à un film qui ne cesse pourtant de mimer le naturel, de fabriquer de la fausse spontanéité. La « radical empathy » de Safdie l’empêche ainsi de voir ce qu’il y a de monstrueux dans son personnage, c’est-à-dire, littéralement, de le montrer véritablement, et donc de nous donner à l’aimer en tant qu’autre. Beaucoup d’haltères, bien peu d’altérité.
Marcos Uzal
SMASHING MACHINE
États-Unis, 2025
Réalisation, Scénario, Montage Benny Safdie
Photographie Maceo Bishop
Son Steve Baine, Peter Persaud, Wyatt Sprague, Ben Greaves
Musique Nala Sinephro
Interprétation Dwayne Johnson, Emily Blunt, Ryan Bader, Bas Rutten, Oleksandr Usyk
Production A24 Films, Seven Bucks Productions
Distribution Zinc Film, Diamond Films
Durée 2h03

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La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov
En commençant par une séquence située bien après le décès de Josef Mengele, où le squelette du tortionnaire est présenté à une classe d’étudiants en médecine, Kirill Serebrennikov placarde ses intentions.
Avec cette adaptation du roman d’Olivier Guez, Serebrennikov aborde le biopic du médecin-bourreau d’Auschwitz, connu en tant qu’« ange de la mort », en retournant son bistouri contre lui : l’auteur s’en va inciser et disséquer l’ignominie à cœur ouvert. Début d’un film à l’os ? C’est l’inverse.
L’interprétation à la fois convaincante et en force d’August Diehl, que l’on découvre presque en même temps que le portrait du fameux archange funeste accroché dans sa chambre (pour qui n’aurait pas compris où il met les pieds), s’ajuste à un projet de (dé)monstration grandiloquent et littéral. Le noir et blanc soyeux sera abandonné parfois, lorsque surgissent de fausses images d’archives censées avoir été tournées dans le cabinet du docteur (détenus auscultés, sadisés et exécutés à la chaîne).
Mêlées à un effroyable home movie révélant le bon temps pris par le nazi et sa fiancée en milieu concentrationnaire, ces vignettes se distinguent par leur aspect brut et leurs teintes vives. Comme si la forme des scènes stylisées et sans couleurs ne visait qu’à mieux faire ressortir ce moment d’abjection, où clignote le vieux concept de banalité du Mal.
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Le cinéaste n’a pas grand-chose d’autre à asséner : il s’agit de scruter les yeux grands ouverts et « au présent » les actes du monstre ainsi que sa psychologie de pervers ambitieux muré dans le déni – pour ne pas les laisser se banaliser, précisément, dans les livres d’histoire.
Ici, La Disparition de Josef Menguele s’apparente donc à l’anti-Zone d’intérêt. À la suggestion et au hors-champ, il oppose un théâtre où tout devient visible sans être plus évocateur. Pire, il aboutit à la muséification que dénonçait Jonathan Glazer. C’est flagrant lors d’une réception entre puissants occupés à préparer la Solution finale : la caméra serpente entre les convives pour montrer que tout est là, que l’on n’a oublié personne dans la reconstitution au cordeau. L’observation du Mal prend alors le tour d’une visite au musée Grévin.
Yal Sadat
LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE
(DAS VERSCHWINDEN DES JOSER MENGELE)
Allemagne, France, 2025
Réalisation, scénario Kirill Serebrennikov
Image Vladislav Opelyants
Son David Almeida-Ribeiro, Simon Peter
Montage Hansjörg Weißbrich
Musique Ilya Demutsky
Interprétation August Diehl, Max Bretschneider, David Ruland, Frederike Becht, Mirco Kreibich, Dana Herfurth
Production CG Cinéma, Lupa Film, Arte France Cinéma
Distribution Bac Films
Durée 2h16
Sortie 22 octobre

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Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé
Reconnaissons à Dracula le courage d’exposer ses limites : ses épisodes disparates, reliés par les échanges face caméra entre un cinéaste et une IA fictifs, s’accumulent comme autant de tentatives de démystifier ce qui n’est déjà plus vu comme mythique, de tordre la relation littéralement monstrueuse entre cinéma et histoire, mais aussi entre le présent et son excès nauséabond de représentation.
Dracula est une expérience pénible, symbolisée dans la fiction par ce cabaret où le film revient sans cesse comme point de chute, cercle infernal où des touristes payent pour persécuter un vampire de pacotille, voire forniquer avec lui, seule respiration possible entre les chapitres qui sont autant de variations plus ou moins grotesques (Dracula et TikTok, Dracula et Le Capital…). Le malaise suscité par les images génératives (ici en roue libre) se mélange à celui des jeux de distanciation constants. Décors, costumes, interprétation… tout ici pointe vers la farce.
Sorti à peine un mois après Kontinental ’25, tourné également à Cluj, le nouvel opus de Jude mérite d’être vu à l’ombre de ce petit frère (Cahiers no 823) : le relatif sérieux de cette thèse sur la culpabilité serait le contrepoint de l’irrévérence qui domine dans Dracula (dès les nombreux « Je suis Dracula, tu peux sucer ma bite » qui ouvrent le film aux sexes volants prêts à sodomiser quiconque croise leur chemin dans une des dernières histoires). Pourtant, les deux naissent d’un même désespoir : si les remords de l’héroïne de Kontinental ’25 tendent à symboliser (titre oblige) ceux de tout un continent et de toute une époque, Vlad l’empaleur est approché ici comme icône de l’Europe, incarnation de la dévitalisation de toute une culture dont ne restent que la part vulgaire de ses représentations. Fantoches horrifiques, comiques et pornographiques que l’IA transperce de son imaginaire maladif comme si elle pénétrait le rectum d’une civilisation jusqu’à en faire remonter les immondices vers une régurgitation aberrante.
C’est aussi la grande question de Nadav Lapid dans Oui : Jude se demande quoi faire de la vulgarité omniprésente. Comment le cinéma pourrait-il accepter que l’immonde soit devenu le monde (ou n’a jamais cessé de l’être) ? Il peine cependant à dévier d’une ironie quasi constante dans sa réponse, ce qui rend le procédé, à son tour, quelque peu touristique.
Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films
Le cinéaste lui-même se singe le temps d’un plan en voyeur mi-amusé, mi-sceptique, filmant de son portable l’une des visites guidées du film. Les deux adaptations littéraires classiques qui constituent les plus longs chapitres (la nouvelle de moeurs tragique În treacat de Nicola Velea et Vampirul d’Amza et Bilciuresco) rapprochent l’exercice déboulonneur qu’est Dracula du patrimoine culturel roumain lui-même, comme constatant à la fois la force avec laquelle ces mythes irriguent une nation et la façon dont celle-ci ne saurait (ou ne devrait) plus en tirer quelque chose de vrai.
Si Albert Serra ratait déjà la très casse-gueule figure de Dracula dans Casanova, Jude va plus loin ici, en tentant ainsi un salto sans filet : détruire une grammaire du cinéma viciée par les dérives du monde auxquelles cet art a participé, sans que sa réécriture puisse en construire une nouvelle. C’est ainsi qu’il faut lire peut-être le constant polyglottisme des personnages : pas comme un esperanto-bouillie mais comme une novlangue inerte dont les plumes absolues seraient Trump et Musk, rois couronnés par leurs propres réseaux sociaux.
Lire aussi : “Berlin, à mots couverts“
Reconnaissons aussi au film une forme étrange d’élégance. Alors qu’il pratique l’exercice (lassant) d’offrir au spectateur une constante lecture critique de ce qu’il est en train de regarder (où la complicité se confond avec le paternalisme), Dracula se clôt de façon énigmatique. Un père éboueur regarde sa fille réciter publiquement un poème qui le ramène à sa situation humiliante (la direction de l’école l’oblige à suivre la représentation le plus loin possible de l’établissement : son uniforme de travail y ferait tache). Après 2h45 de postcinéma, Jude semble vouloir se lancer un dernier défi : chercher ce qu’il reste encore à filmer. Peut-être la façon dont un regard peut malgré tout basculer de l’ironie à l’empathie, s’émancipant du cirque d’humiliations constant qu’est devenue la vie ordinaire.
Fernando Ganzo
DRACULA
Roumanie, Autriche, Suisse, Luxembourg, Brésil, Royaume‑Uni, 2025
Réalisation, scénario Radu Jude
Image Marius Panduru
Montage Catalin Cristutiu
Son Sebastian Zsemlye, Jaime Baksht, Michelle Couttolenc, Odo Grötschnig
Musique Wolfgang Frisch, Hervé Birolini, Matei Teodorescu
Interprétation Lukas Miko, Alexandru Dabija, Oana Maria Zaharia, Gabriel Spahiu, Ilinca Manolache, Ana Dumitrascu, Doru Talos, Gheorghe Mezei, Rodica Negrea
Production Saga Film, Nabis Filmgroup, Bord Cadre Films, Paul Thiltges Distributions, RT Features, Sovereign Films, microFILM, Samsa Film
Distribution Météore Films
Durée 2h50
Sortie 15 octobre

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Hors-service de Jean Boiron-Lajous
Margot, Floriane, Mikael, Nabil, Blandine et Rachel étaient respectivement anesthésiste-réanimatrice, juge, facteur, policier et enseignantes. Ils ont en commun d’être démissionnaires de la fonction publique, épuisés par la dégradation de leurs conditions de travail.
Par sa manière d’investir le cinéma direct en groupe, Hors-service tient d’une version désillusionnée de Chronique d’un été, où la question récurrente était : « Êtes-vous heureux ? » Quand Nabil déclare que « le travail, c’est bien, mais ça peut te bouffer », c’est toute une génération qui semble concernée par les questions posées par le film, dont l’implicite « Pourquoi êtes-vous malheureux ? ». Jean Boiron-Lajous a réuni ces six travailleurs qui ne se connaissaient pas. Sa mise en scène repose sur un partage de leurs expériences : leur verbalisation de problèmes symptomatiques et le reenactment de situations professionnelles signifiantes.
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Il est assez bouleversant de voir se réincarner aussi aisément les gestes d’un métier, et ce que cela dit de vocations abîmées par l’irresponsabilité assumée de l’État. Les poignants témoignages énoncés au singulier, plein cadre, participent eux aussi au dialogue général. Écoutés et commentés par les autres, ils suscitent de nouveaux ponts entre les professions. Aucun doute n’est laissé : les souffrances individuelles sont générées par un déraillement structurel. Face à la désintégration programmée des services publics, les échanges filmés posent des points d’interrogation comme autant de points de suture. Sur le fil de la plaie comme de la pensée, chaque scène travaille à recréer du lien et redonne vie à l’hôpital désaffecté où le film est tourné. Hors-service fait ainsi primer la création d’un corps politique nouveau, en cherchant à faire société malgré tout, autrement, dans le soin.
Claire Allouche
HORS SERVICE
France, 2025
Réalisation, scénario Jean Boiron-Lajous
Image Arnaud Alain
Son Maxime Berland, Antonin Dalmaso
Montage Laureline Delom
Musique Këpa
Production Les Films de l’oeil sauvage
Distribution Les Alchimistes Films
Durée 1h27
Sortie 8 octobre

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Une bougie pour le diable d’Eugenio Martín (1973)
Une bougie pour le diable une des rares incursions dans l’horreur d’Eugenio Martín, artisan prolifique du cinéma populaire espagnol spécialisé dans le western, refait surface grâce à un coffret édité par Carlotta.
Supérieur à Poupée de sang de Carlos Puerto (l’autre titre de ce coffret « Terreur ibérique »), le film aborde la question du fanatisme religieux à travers la dérive meurtrière de deux soeurs bigotes, Marta et Veronica, accueillant dans leur pension de jeunes touristes dévergondées.
Par-delà sa description minutieuse de la vie d’un petit village du sud de l’Espagne livré au tourisme de masse naissant en pleine dictature franquiste, Une bougie pour le diable creuse surtout le conflit intérieur qui ronge son génial duo de sœurs maudites, happées l’une et l’autre par des désirs inavouables dans l’atmosphère irrespirable de l’été. Le cinéaste fait de ce trouble sensuel le point aveugle d’un récit où les jeux de report et de suspension (les parenthèses érotiques, les allées et venues dans la pension, les trouées gore) déjouent et opacifient la mécanique attendue des meurtres en série. Ces meurtres surprennent par leur beauté plastique (le vitrail brisé et ensanglanté du début), rompant avec le réalisme ambiant et ramenant aux éclats du giallo par leur dimension de rituels.
Une bougie pour le diable d’Eugenio Martín (1973). © Carlotta Films
C’est que l’auberge elle-même est un petit théâtre dont le cinéaste déplie et replie les espaces à l’envi (le restaurant bondé, la cuisine, la terrasse, la cave, l’escalier central) en un admirable jeu de renversement entre ouverture et fermeture, isolement et promiscuité. De la petite fenêtre à travers laquelle les soeurs épient les villageois et les proies qui s’apprêtent à investir l’auberge, le film fait son point de bascule : celui où la réalité extérieure du franquisme (un paisible village pittoresque) est brusquement ravalée en espace mental détraqué (la pension où croupissent les obsessions).
Avec sa grande cave aux jarres pleines de cadavres, sa cuisine organisée comme un laboratoire de l’horreur (la planche à découper, le sinistre four), son grand salon où ont lieu tous les meurtres, l’auberge apparaît comme une petite cathédrale d’images morbides, baroques et délirées du franquisme. Si le film, coproduit avec un studio anglais, voisine avec une autre atroce histoire de pension mortelle (celle de L’Étrangleur de Rillington Place de Fleischer), c’est moins par sa puissance d’effroi que par la réelle émotion que suscite le destin pathétique de ses deux victimes paradoxales de la fabrique de mort franquiste : Marta et Veronica.
Vincent Malausa
UNE BOUGIE POUR LE DIABLE
Espagne, 1973
Réalisation Eugenio Martín
Scénario Eugenio Martín, Antonio Fos
Photographie Pablo G. Del Amo
Musique Antonio Pérez Olea
Interprétation Judy Geeson, Aurora Bautista, Esperanza Roy, Víctor Barrera
Production José López Moreno
Édition Coffret “Terreur Ibérique”, Carlotta Films
Durée 2h02
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Rembrandt de Pierre Schoeller
Pierre Schoeller poursuit sa radiographie de la France contemporaine en s’attachant à un couple d’ingénieurs, Claire (Camille Cottin) et Yves (Romain Duris), chargés de surveiller la construction de centrales nucléaires. Mais à la National Gallery, des toiles de Rembrandt parlent à Claire et lui confient un secret. Atteinte du syndrome de Stendhal, elle remet en question tout ce qui participe de la stabilité de son monde, social comme intérieur. Catastrophe du réchauffement climatique, dérive consentie vers le tout-nucléaire, prolifération ambiguë des EPR entre salut et menace… Schoeller refuse cependant de limiter son cinéma à celui d’un lanceur d’alerte. Il scrute à travers failles et fêlures de l’effondrement ce qui reste de lumière, même froide ou voilée. Pourtant, si la maladie et la dégradation s’attaquent aux toiles de l’intérieur, leurs voix fantômes sont contenues à quelques séquences. Schoeller a beau scruter l’altération et le devenir des images, les siennes restent indemnes, identiques à elles-mêmes. Il unifie les toiles de Rembrandt et les installations en réalité augmentée au nom d’une même conception romantique de l’art, qui allie émotion devant la fragilité de l’organique et actualisation du sublime. Le mutisme succède à la logorrhée, le désir d’ascèse aux discussions collectives, la monumentalité de la nature à celle des installations nucléaires comme les deux faces d’une même médaille. Le cinéaste s’entête à articuler une leçon morale, énoncée par les dernières paroles de Claire, à la tentation d’une sécession radicale libérée de la psychologie. La dérive vers la postmodernité ne sert encore qu’à faire contrepoint à la mauvaise conscience de la bourgeoisie. Plus qu’un saut dans l’inconnu, coincé entre deux héritages dont l’un est toujours le compromis de l’autre, Rembrandt se présente sous les auspices d’une synthèse impossible.
Jean-Marie Samocki
REMBRANDT
France, 2025
Réalisation Pierre Schoeller
Scénario Pierre Schoeller et Anne-Louise Trividic, en collaboration avec Violette Garcia
Photographie Nicolas Loir
Montage Laurent Rouan
Son Jean-Pierre Duret
Musique Pawel Mykietyn
Interprétation Camille Cottin, Romain Duris, Celeste Brunnquell, Denis Podalydès, Bruno Podalydès
Production Trésor Films
Distribution Zinc
Durée 1h 50

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Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi
Deux femmes piégées se regardent. Sepideh Farsi, cinéaste iranienne, dialogue via WhatsApp avec Fatima « Fatem » Hassouna, photo journaliste gazaouie. La première est comme enfermée hors de son pays : elle-même ex- photographe ayant couvert nombre de manifestations anti-mollahs, Farsi s’est exilée après avoir été condamnée pour dissidence. La seconde dit habiter « une prison à ciel ouvert » depuis le début des bombardements de Gaza par l’armée israélienne. La réalisatrice assure d’emblée voir un peu d’elle-même en cette jeune femme risquant sa vie pour documenter un massacre. Rivée à l’écran de Sepideh où apparaît le visage de Fatem, souvent rayonnant malgré les périls qui la menacent et emportent ses proches, la mise en scène renforcera ce jeu de miroirs.
On a pris l’habitude des portraits documentaires dont les sujets semblent devenir, face à leur webcam, les amis du cinéaste et du spectateur. De là à chercher en eux un reflet, il y a un pas.Le franchir pose ici problème : à moins de subir soi-même la guerre, peut-on se voir comme dans une glace en dévisageant un être qui survit dans les flammes ? Sans pour autant couper les canaux de l’empathie, ce postulat d’une équivalence existentielle entre les deux femmes paraît discutable. Surtout s’il cache la prétention de faire éprouver à tous la souffrance d’Hassouna. « Tu vas souffrir avec moi », sourit-elle tristement au début. Est-ce seulement possible ? L’échange trouve néanmoins son sens plus tard, à mesure qu’il témoigne justement d’une symbiose irréalisable. La photographe est enfermée dans une image friable, lointaine. C’est une lueur proche de l’extinction : les pixels se figent parfois dans une stase angoissante, la connexion est fra- gile, on perd contact. Le cœur du projet est là, dans l’expression non pas de « ce que peut le cinéma », mais de ses limites. Plus document que documentaire, le film semble prendre conscience qu’il ne saura rendre compte du hors-champ qui entoure une telle image.
Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (2025).
« Fatem m’a prêté ses yeux pour voir Gaza », disait pourtant Farsi en le présentant à la projection de l’Acid à Cannes. Plutôt qu’un miroir, elle rechercherait donc un prisme permettant de scruter un enfer opaque – les journalistes à même de le montrer étant nombreux à s’y faire tuer. Si les regards de l’une et de l’autre fusionnent, c’est au sens où ils scrutent chacun un brouillard. Les photos d’Hassouna révèlent un horizon obstrué par la poussière, comme si l’observatrice était face à une situation qui ne pouvait s’envisager pleinement, même de l’intérieur. Lorsque Farsi la questionne sur son sentiment face au carnage terroriste du 7-Octobre, Hassouna répond de biais, parle de « montrer au monde que la Palestine peut se défendre », puis, comme pour ravaler toute justification, sanglote et élude en s’avouant accablée par le sujet. L’intérêt de la scène est de discerner non pas ce que pense précisément Fatem, mais le fait qu’elle peine à le penser.
Lire aussi : “La voix des Palestiniens est vraiment absente”, entretien avec Sepideh Farsi.
Au quotidien qu’elle décrit, Farsi oppose le confusionnisme des reportages télé. Elle zoome – lourdement – sur les bouches pour insister sur le bla-bla cryptant la réalité. Manière de relier deux cécités : de près comme de loin, l’horreur est floue. Le mérite du documentaire est de découper dans cette brume une maigre fenêtre de communication hésitante mais sincère. La mort de Fatem, tuée par un missile israélien, vient clore ce qui s’offre plus comme lambeau que comme œuvre : l’autrice n’a pas la main sur cette clausule épouvantable. In fine, l’écran noir semble bien tendre un miroir où se reflète l’im- puissance de Farsi, qui est aussi celle du cinéma et la nôtre.
Yal Sadat
PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK
France, Palestine, Iran, 2025
Réalisation Sepideh Farsi
Scénario Sepideh Farsi
Image Sepideh Farsi
Montage Sepideh Farsi
Son Pierre Carrasco
Musique Cinna Peyghamy
Production Rêves d’Eau Productions, 24images Production
Distribution New Story
Durée 1h 50

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L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel
Le premier film de Laura Wandel se distinguait par le jusqu’au-boutisme de son ascèse formelle. Un monde prenait à la lettre la promesse d’une mise en scène « à hauteur d’enfant » (porte ouverte aux dérives gnangnan, en général) en escamotant les adultes du cadre – ajusté au pas d’une écolière témoin du harcèlement subi par son frère. L’Intérêt d’Adam recourt également aux plans-séquences, mais l’immersion est plus fragile. L’infirmière en chef d’un service hospitalier (Léa Drucker) accueille un garçonnet souffrant de malnutrition et dont la mère (Anamaria Vartolomei) s’efforce de conserver la garde. De la chambre où la jeune femme protège maladroitement son fils aux bureaux où l’infirmière plaide pour la clémence des services sociaux envers ce petit bout de famille dysfonctionnelle, les travellings serpentent entre les facettes d’un dilemme politico-moral, glissant du théâtre humaniste de la médecine à ses froides coulisses administratives. La chorégraphie sinueuse embrasse moins un point de vue ou une absence, comme dans Un monde, qu’elle ne des- sine une chaîne, un continuum schéma- tique : conflit conjugal = faille parentale = couperet légal = tentative de laisser une chance à une femme précarisée sans mettre en péril son enfant. La soignante dévie de l’ornière procédurale afin de sauver à la fois Adam de sa mère, et cette dernière d’elle-même. Mais le dispositif, lui, reste sur des rails tout tracés. C’est le propre du travelling, même tremblotant façon Dardenne : forcer l’empathie grâce à des effets immersifs qui orientent le regard sur les événements au point de cadenasser les conclusions que l’on peut en tirer, sans ménager d’espace pour se faire sa propre idée de ce qu’est le réel intérêt d’Adam.
Yal Sadat
L’INTÉRÊT D’ADAM
Belgique, France, 2025
Réalisation Laura Wandel
Scénario Laura Wandel
Photographie Frédéric Noirhomme
Montage Nicolas Rumpl
Interprétation Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Alex Descas
Production Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Dragons Films, Lunanime
Distribution Memento
Durée 1h13

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South Park (Saison 27) de Trey Parker et Matt Stone
Après deux ans d’absence, le monde de South Park s’est ranimé avec virulence cet été. La saison 27 s’est ouverte sur un épisode au démarrage inégalé de 6 millions de vues, où un Trump idiot et despotique – que Satan même trouve toxique – balade son micropénis. L’épisode opte littéralement pour de l’humour au-dessous de la ceinture, mais ce « simple appareil » cache un appareillage pertinent.
La blague anatomique constitue un moyen direct pour attaquer ce chantre viriliste, en prenant pour ainsi dire le mal à la racine. La Maison-Blanche, touchée à vif, s’est défendue en assénant qu’« aucune série de quatrième ordre ne peut compromettre la série de succès du président Trump ». Or c’est déjà prêter un certain pouvoir à l’émission que de se prémunir ainsi de ses potentiels effets. S’en prendre symboliquement au corps présidentiel, c’est aussi tenter d’ébranler l’incarnation de son autorité.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ses détracteurs pratiquent la mise à nu de son effigie. Des statues de mousse géantes – molles, difformes et n’épargnant rien de sa physionomie – avaient éructé lors des précédentes campagnes présidentielles avec des messages du type « corrompu et obscène » ou « L’Empereur n’a pas de couilles ». C’est que Trump fabrique une incarnation retorse de son pouvoir. La fusion de son corps politique (sacré) avec son corps biologique (familier) combine l’imposant jusqu’au pesant, le prosaïque jusqu’à l’obscène et l’artifice (par chirurgie, prothèse et teint mandarine). Le recours à l’IA en délire sur son réseau Truth Social gonfle cette baudruche numérique qui paraît d’au- tant plus invulnérable à mesure qu’elle devient plus chimérique. Les régimes d’images choisis par Trey Parker et Matt Stone s’accordent à ce tournant : si les saisons précédentes grimaient le référent sous les traits du maître d’école M. Garrison, celle-ci anime une photo de la face présidentielle puis génère une vraie-fausse vidéo de propagande en IA où le président rampe nu comme un ver dans le désert. Le second épisode épingle encore le carnaval morbide du pouvoir en prenant pour motif le masque esthétique et médiatique de l’entourage présidentiel (et ses dites « Mar-a-Lago faces », retouchées au point de sembler clonées).
Les satiristes le savent, concurrencer Trump sur le terrain du grotesque reste une gageure difficile, tant sa propre machinerie devance et digère la caricature. South Park joue donc à s’avouer vaincu : si Jésus revient, il travaille à la solde du gouvernement ; les anges mêmes ne sont plus à l’abri de la police migratoire ; Cartman est détrôné par les influenceurs masculinistes et xénophobes ; et Paramount (qui produit et héberge la saison) apparaît muselé par la présidence. Les retards qui impactent déjà la diffusion de cette saison indiquent les difficultés qui attendent ses créateurs. Pour l’instant, seuls deux épisodes sont visibles sur les dix prévus. Espérons que leur méthode (six jours de travail par épisode, le septième pour le repos), qui singe la temporalité biblique, continuera à produire longtemps cette contre-genèse absurde de l’actualité.
Élodie Tamayo
SOUTH PARK (SAISON 27)
États-Unis, 2025
Réalisation Trey Parker
Scénario Trey Parker, Matt Stone
Production South Park Studios, Comedy Central
Diffusion Paramount +
Durée 10 épisodes de 22 minutes

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Palombella rossa de Nanni Moretti (1989)
Avec Palombella rossa, Nanni Moretti transforme l’errance d’un député communiste amnésique en parabole burlesque et mélancolique sur une gauche déboussolée, déjà confrontée à l’oubli et à la spectacularisation du politique.
Lorsque Palombella rossa sort en Italie en septembre 1989, le Parti communiste italien se cherche encore un cap cinq ans après la mort de son dirigeant historique Enrico Berlinguer. Le film est distribué dans les salles françaises à la fin du mois de novembre, trois semaines à peine après la chute du Mur de Berlin. Un an et demi après, en février 1991, le PCI est officiellement dissous et donne naissance au Parti démocrate de gauche. On aurait pu craindre que le mouvement de l’Histoire condamne Palombella rossa à une forme d’obsolescence. Loin d’être anachroniques ou incompréhensibles, les tribulations du député communiste Michele Apicella (Nanni Moretti) pendant une partie de water-polo, alors qu’il n’a pas encore recouvré sa mémoire perdue dans un accident de voiture, n’ont jamais paru aussi pertinentes.
La vulnérabilité dont Moretti dote son député communiste s’est désormais étendue à toute la gauche européenne, attaquée par des adversaires agressifs et caricaturaux qui ne cessent de la renvoyer à un devenir minoritaire et divisé. Le cinéaste pointe déjà l’hystérisation du débat public et la spectacularisation des discours, qui se résorbent et se perdent dans le cri, la cacophonie, l’exaspération. Lors d’un débat télévisé, la tirade de l’opposant de droite qui veut obliger Michele à reconnaître sa dette envers les États-Unis résonne comme l’aveu prémonitoire d’une servitude volontaire, à un moment où les dirigeants américains imposent brutalement leurs conditions à une Europe ouvertement méprisée. Quant à l’amnésie, Moretti l’a constaté dans son dernier film : elle n’est plus le fait d’un homme seul. Elle s’est emparée de plusieurs générations d’Italiens qui ont tiré un trait sur les espérances et les contradictions suscitées par le communisme dans l’Italie d’après-guerre. D’ailleurs, le cirque itinérant hongrois qui traverse Vers un avenir radieux porte le nom de Budavari, tout comme le poloïste moustachu affronté par Michele.
Pourtant, cet oubli de l’Histoire ne possède pas seulement une vertu critique qui permet de questionner ce qui reste d’une utopie et d’un engagement. Le politique constitue un axe autour duquel Moretti ne cesse de se décentrer, une force de gravitation à laquelle il s’efforce de se soustraire. Par l’amnésie, Michele regarde ceux qui l’environnent comme il ne les avait jamais vus. Il s’écarte de son équipe dans un geste de retrait défiant, mais se découvre aussi des points de contact qu’il avait ignorés : avec les joueurs, le public du match ou ceux qui pleurent devant Le Docteur Jivago. Le regard qui rend le monde à son absurdité et justifie une attitude de fière solitude est le même que celui qui fait émerger une nouvelle solidarité.
Le plan d’ensemble permet à Moretti d’associer ces directions opposées. Il isole évidemment son personnage et place sa gestuelle du côté d’un burlesque mélancolique : le sportif maladroit devient alors une variante du clown triste, et ses gestes dérythmés le séparent du collectif. Mais le vide n’est qu’un moment du plan : il n’est ni son destin ni sa fin. Palombella rossa ne cesse de remplir ses plans de figurants, d’élargir ses cadres pour y accueillir la foule. « Qu’est-ce qu’être communiste ? C’est un sentiment de totalité », déclare le maître spirituel incarné par Raoul Ruiz.
Cette logique d’expansion mène à un « silence », comme le répète Michele dans un regard-caméra adressé au spectateur : « Chaque but est un silence et chaque silence un but.» Ce silence n’appartient pas uniquement à l’ordre de la parole, il s’agit aussi d’un inachèvement qui prend la forme d’un faux mouvement, comme le penalty que Michele tire trop tôt, ou d’un geste suspendu, telles ces mains dirigées vers le haut dans le plan de conclusion, incarnation fragile d’un désir de dépassement. Le sentiment d’exclusion et l’appel de la fuite cohabitent en permanence avec la volonté de se rassembler comme de se ressembler : rester « différents » mais « semblables », comme il le crie dans sa toute dernière tirade.
Moretti cherche à articuler un temps qui n’existe plus et un monde qui n’existe pas encore. Vers un avenir radieux témoigne encore de cette ambition, mais sur une alternance entre la réalité et le film-dans-le-film. En régulant la mise en scène de l’intérieur, depuis sa position d’acteur, il unifie sa persona, alors que Palombella rossa s’ingénie au contraire à la faire éclater : différents acteurs pour un seul personnage, différents états du corps pour un seul acteur. Film de famille, autofiction et confession à la première personne constituent sa part fellinienne, avec ses éclats de passé imprévisibles qui exhument des sensations primitives. En montrant un adolescent qui bouge ses lèvres en même temps que Bruce Springsteen chante « I’m on Fire » ou des spectateurs émus par la musique de Maurice Jarre, Moretti recrée un espace commun avec le spectateur en deçà de toute psychologie, comme il le fera dans Journal intime avec des morceaux de Leonard Cohen et de Keith Jarrett. Face caméra, en citant « E ti vengo a cercare » de Franco Battiato, Michele exalte un « sentiment populaire ». Palombella rossa épuise l’efficacité supposée des discours et leur violence latente pour libérer une émotion conjointe hors de l’étau de la langue.
Jean-Marie Samocki
PALOMBELLA ROSSA
Italie, France, 1989
Réalisation Nanni Moretti
Scénario Nanni Moretti
Image Giuseppe Lanci
Son Franco Borni
Montage Mirco Garrone
Musique Nicola Piovani
Décors Giancarlo Basili, Leonardo Scarpa
Interprétation Nanni Moretti, Silvio Orlando, Mariella Valentini, Asia Argento
Production Banfilm, Palmyre Productions, La Sept Cinéma
Distribution Banfilm / Reprise Malavida
Durée 1 h 26 min
Sortie 29 novembre 1989

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Hommage : Stéphane Bouquet
Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil.
En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004).
Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films.
Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry.
Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs).
Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ?
Stéphane Bouquet

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Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling
Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme.
Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres.
À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace.
Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions.
Charlotte Garson
VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI)
Norvège, 2025
Réalisation Joachim Trier
Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt
Image Kasper Tuxen Andersen
Son Gisle Tveito
Montage Olivier Bugge Coutté
Musique Hania Rani
Décors Jørgen Stangebye Larsen
Costumes Ellen Dæhli Ystehede
Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre
Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film
Distribution Memento
Durée 2h14
Sortie 20 août

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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang
À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier.
Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs.
Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter…
Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie.
Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.
Pierre Eugène

Actualités, Critique, Hors salles
Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts
Le premier long métrage du créateur de la série Succession a beau arriver précédé de la rumeur d’une déception parmi le public américain, il prouve que Jesse Armstrong vise toujours aussi juste.
Confession : encore stupéfait par la découverte du film de Jonathan Glazer, il ne m’était pas rare l’an dernier d’avoir le sentiment d’être dans la « zone d’intérêt ». Non par accointance politique avec la famille Höss, mais parce que le cinéaste me semblait être parvenu, tout en reconstituant minutieusement le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de ses proches, à saisir quelque chose d’un régime d’expérience très actuel : le clivage qu’entraîne la parfaite contiguïté du confort et de l’horreur, de la stabilité et du désastre. Vertige de ce mur protecteur, de cette routine lénifiante, dont il fallait bien constater qu’ils étaient, d’une certaine manière, les miens.
Sans avoir son acuité formelle, The Mountainhead partage avec La Zone d’intérêt son intelligence topographique. Il s’agit, là encore, de mesurer la distance à la fois abyssale et dérisoire entre deux mondes dont l’un s’obstine à ne pas voir qu’il est la condition de l’autre.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Référence appuyée au roman d’Ayn Rand devenu bréviaire des libertariens (The Fountainhead, La Source vive en français, adapté au cinéma par King Vidor), « Mountainhead » est le nom de la nouvelle résidence que s’est fait bâtir Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman) dans les montagnes de l’Utah. Ses matériaux cossus, ses dizaines de pièces et ses vastes baies vitrées n’impressionneront aucun des trois amis invités pour un week-end de poker, incommensurablement plus fortunés que ce créateur d’applications de méditation, bien incapable de se faire son premier milliard.
Mais, concentrant la dramaturgie, ce nid d’aigle matérialise à la perfection la volonté sécessionniste des ultra-riches, dont les existences tendent à se déployer à la verticale d’une quelconque réalité partageable. Le prologue ne manque à cet égard ni d’efficacité ni de pertinence, chaque invité glissant de jet privé en hélicoptère puis en flotte de SUV – et tant pis pour le docteur abandonné sur le tarmac après une consultation aérienne.
Lire aussi: “Vieillesse, addictions, dégénération sexuelle, libéralisme… Succession fait converger corps et argent, comme les parties intégrantes d’une même et obscène ruine sur pattes” (payant)
Quoi de mieux, surtout, que ces hauteurs immaculées pour célébrer le lancement d’une application nourrie à l’intelligence artificielle dont les effets dévastateurs ne parviendront jamais au quatuor que sous la forme de vidéos virales et de variations boursières ? Cet écart entre les actes et leurs conséquences est l’occasion pour Jesse Armstrong, après la série Succession (2018-2023), de continuer à dépeindre l’hubris des classes dominantes autant que leur dangereuse bêtise.
Le conflit moral entre les promoteurs d’un marché sans frein, et même d’une post-humanité, et l’unique partisan d’une régulation technologique se formule de manière théâtrale au sens le plus classique qui soit, mais offre une vulgarisation opportune des débats en cours dans les sphères du pouvoir américain – de façon plus ou moins transparente, les personnages s’inspirent en effet de figures comme Sam Altman, Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Le talent d’Armstrong est alors de faire entendre la langue de ce technocapitalisme, dans laquelle le jargon professionnel se mêle aux emprunts à la culture populaire et aux vannes permanentes. Alors que l’alliance du pouvoir et de l’humour, par son mépris des normes de discours, paraît corroder toujours plus la possibilité d’une opposition politique consistante, Mountainhead capte pratiquement en direct le triomphe de ce que les Anglo-Saxons, toujours percutants en matière de néologismes, nomment la « broligarchy ». Vingt ans après le triomphe de la comédie de potes à la Apatow, Steve Carell se fait en quelque sorte le relais des générations, témoignant du fait que le rire peut aussi servir à asseoir la domination la plus féroce.
Raphaël Nieuwjaer
MOUNTAINHEAD
États-Unis, 2025
Scénario, réalisation Jesse Armstrong
Image Marcel Zyskind
Montage Mark Davies, Bill Henry Décors Stephen H. Carter Costumes Sysan Lyall
Musique Nicholas Britell
Interprétation Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef
Production HBO
Durée 1h39
Diffusion Max
Anciens Numéros
