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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang
À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier.
Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs.
Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter…
Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie.
Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.
Pierre Eugène

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Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts
Le premier long métrage du créateur de la série Succession a beau arriver précédé de la rumeur d’une déception parmi le public américain, il prouve que Jesse Armstrong vise toujours aussi juste.
Confession : encore stupéfait par la découverte du film de Jonathan Glazer, il ne m’était pas rare l’an dernier d’avoir le sentiment d’être dans la « zone d’intérêt ». Non par accointance politique avec la famille Höss, mais parce que le cinéaste me semblait être parvenu, tout en reconstituant minutieusement le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de ses proches, à saisir quelque chose d’un régime d’expérience très actuel : le clivage qu’entraîne la parfaite contiguïté du confort et de l’horreur, de la stabilité et du désastre. Vertige de ce mur protecteur, de cette routine lénifiante, dont il fallait bien constater qu’ils étaient, d’une certaine manière, les miens.
Sans avoir son acuité formelle, The Mountainhead partage avec La Zone d’intérêt son intelligence topographique. Il s’agit, là encore, de mesurer la distance à la fois abyssale et dérisoire entre deux mondes dont l’un s’obstine à ne pas voir qu’il est la condition de l’autre.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Référence appuyée au roman d’Ayn Rand devenu bréviaire des libertariens (The Fountainhead, La Source vive en français, adapté au cinéma par King Vidor), « Mountainhead » est le nom de la nouvelle résidence que s’est fait bâtir Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman) dans les montagnes de l’Utah. Ses matériaux cossus, ses dizaines de pièces et ses vastes baies vitrées n’impressionneront aucun des trois amis invités pour un week-end de poker, incommensurablement plus fortunés que ce créateur d’applications de méditation, bien incapable de se faire son premier milliard.
Mais, concentrant la dramaturgie, ce nid d’aigle matérialise à la perfection la volonté sécessionniste des ultra-riches, dont les existences tendent à se déployer à la verticale d’une quelconque réalité partageable. Le prologue ne manque à cet égard ni d’efficacité ni de pertinence, chaque invité glissant de jet privé en hélicoptère puis en flotte de SUV – et tant pis pour le docteur abandonné sur le tarmac après une consultation aérienne.
Lire aussi: “Vieillesse, addictions, dégénération sexuelle, libéralisme… Succession fait converger corps et argent, comme les parties intégrantes d’une même et obscène ruine sur pattes” (payant)
Quoi de mieux, surtout, que ces hauteurs immaculées pour célébrer le lancement d’une application nourrie à l’intelligence artificielle dont les effets dévastateurs ne parviendront jamais au quatuor que sous la forme de vidéos virales et de variations boursières ? Cet écart entre les actes et leurs conséquences est l’occasion pour Jesse Armstrong, après la série Succession (2018-2023), de continuer à dépeindre l’hubris des classes dominantes autant que leur dangereuse bêtise.
Le conflit moral entre les promoteurs d’un marché sans frein, et même d’une post-humanité, et l’unique partisan d’une régulation technologique se formule de manière théâtrale au sens le plus classique qui soit, mais offre une vulgarisation opportune des débats en cours dans les sphères du pouvoir américain – de façon plus ou moins transparente, les personnages s’inspirent en effet de figures comme Sam Altman, Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin.
Mountainhead de Jesse Armstrong (2025)
Le talent d’Armstrong est alors de faire entendre la langue de ce technocapitalisme, dans laquelle le jargon professionnel se mêle aux emprunts à la culture populaire et aux vannes permanentes. Alors que l’alliance du pouvoir et de l’humour, par son mépris des normes de discours, paraît corroder toujours plus la possibilité d’une opposition politique consistante, Mountainhead capte pratiquement en direct le triomphe de ce que les Anglo-Saxons, toujours percutants en matière de néologismes, nomment la « broligarchy ». Vingt ans après le triomphe de la comédie de potes à la Apatow, Steve Carell se fait en quelque sorte le relais des générations, témoignant du fait que le rire peut aussi servir à asseoir la domination la plus féroce.
Raphaël Nieuwjaer
MOUNTAINHEAD
États-Unis, 2025
Scénario, réalisation Jesse Armstrong
Image Marcel Zyskind
Montage Mark Davies, Bill Henry Décors Stephen H. Carter Costumes Sysan Lyall
Musique Nicholas Britell
Interprétation Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef
Production HBO
Durée 1h39
Diffusion Max

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Eddington d’Ari Aster : Rire à blanc
Dans la catégorie “films ayant divisé la rédaction des Cahiers au Festival de Cannes”, Eddington d’Ari Aster occupe une place privilégiée. Maintenant qu’il arrive en salles, on explore son regard de l’Amérique, pour savoir où Ari Aster situe son rire.
Pris dans l’assourdissante confusion dont il fait son sujet, Eddington pourrait passer pour ce qu’il n’est pas : le film le plus rigolard d’Ari Aster. C’est peut-être, au contraire, le moins comique à proprement parler. Le rire y est étouffé, plus douloureux encore qu’à ses débuts, suspendus entre terreur et peau de banane – de son court The Strange Thing About the Johnsons (sommet d’absurde malaisant) à la malice sourde d’Hérédité et de Midsommar, préludes au grotesque assumé de Beau Is Afraid.
Eddington donnerait moins le vertige s’il se limitait à ce qu’il laisse augurer : une satire tendance South Park, vautrée dans le nihilisme. Le patelin éponyme du Nouveau-Mexique est un biotope Southern Gothic mis sous cloche par le Covid. Les mauvais instincts de l’époque gagnent le shérif Cross (Joaquin Phoenix), incompétent notoire mais doux (au départ), sentinelle gélatineuse qui trimballe ses convictions MAGA à bord de son pick-up. Convictions, le mot est fort : il boude le masque car celui-ci gêne son souffle d’asthmatique, et se conforme au complotisme de sa belle-mère lorsqu’il vilipende son rival, l’édile démocrate Ted Garcia (Pedro Pascal) – voix veloutée, sourire Colgate, soft power.
Autour du chantier d’un centre de données énergivore promu par ce néolibéral sous couverture woke, le clash des candidats à la mairie est dopé par le meurtre de George Floyd. La campagne s’enlise sur fond de rixes (Black Lives Matter vs. nazillons) et de post-vérité. La bérézina sera précipitée par les sournoiseries de Cross, humilié par son adversaire mais prêt à dégainer.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Voyant poindre un western aux airs de cartoon enfiévré, chapeauté par un shérif dégénéré à la Jim Thompson, on se demande comment tout ça peut tenir tête au cirque de stupeur qu’offre l’Amérique actuelle (répression militarisée des émeutes, assassinats politiques, etc.). Les vidéos anxiogènes scrollées par les personnages semblent faire doublon avec l’image d’un État de droit délité qui nous arrive chaque jour par notifications push.
La sidération à Eddington
Y a-t-il de quoi rigoler ? Là se niche le malentendu. Le trumpisme se manifestant comme spectacle, et sa violence s’enroulant dans une manière d’autoparodie (ce qui a découragé les satiristes caricaturant Trump – étant son propre avatar clownesque, il neutralise la charge), Eddington cherche moins à brocarder quiconque qu’à laisser le logiciel d’hyperréalité tourner à vide. La chienlit se donne d’elle-même : pas besoin de refaire South Park en live action, le réel algorithmé s’en charge. Ne reste qu’à enchainer les péripéties à la façon d’un feed Twitter devenu fou – le film donne l’impression d’être encapsulé dans un smartphone à l’écran fissuré. On est plus proche du Richard Kelly debordien (Souhthland Tales) que de Lanthimos et Ostlund, roitelets surplombant une mêlée de fantoches marxistes et réacs renvoyés dos à dos. Aster, lui, n’amalgame pas les camps mais montre des luttes qui, filtrées par TikTok, s’ajustent à la dynamique du pouvoir. Elles se muent en combats de catch, et s’éloignent avec la démocratie dans une représentation holographique.
Lire aussi : Beau is Afraid d’Ari Aster – Un boulevard de déception
Ce qui sépare Aster de ces ricaneurs, c’est sa très réelle sidération, son angoisse pure et contagieuse face au chaos. Mais aussi le soin pris de scruter vraiment le moteur d’une radicalisation conservatrice, en allant voir ce qui germe sous le Stetson de Phoenix. La figure frappe par sa blancheur. Son teint blafard raconte la fadeur de sa personnalité, gentille page blanche où le pire a la place de s’inscrire. Sa panoplie claire renvoie au white hat (le gentil archétypal des westerns) et pourquoi pas aux white supremacists. Cette aura laiteuse partagée avec sa femme (Emma Stone, toute délavée) est-elle le signe outré d’un lent repli identitaire vers le blanc du KKK ? En tout cas, l’effondrement procède ici d’une guerre entre Blancs. Les minorités trinquent, de l’agent amérindien Butterfly (sacrifié par les manigances de Cross) au flic stagiaire utilisé comme caution afro-américaine puis oublié dans le désert en position de tir couché, assigné ad vitam à cette posture défensive face à la société.
Mais le blanc, chez Cross, c’est aussi le vide de son inspiration. Il entend imposer des valeurs mais souffre d’impotence conceptuelle. À la flopée de slogans dont il couvre son pick-up – il peine à en choisir un seul – s’oppose la surface dégagée du tableau blanc installé dans son QG, où s’esquissent au feutre des mots vains. L’un, entouré, trahira un de ses crimes : « IDÉE », trace de l’unique pensée agitant cette tête creuse qu’Eddington s’efforce d’ouvrir, d’inciser littéralement (sans trop en dire) afin d’identifier les ressorts du fascisme ayant poussé sur ce néant – démarche politique s’il en est.
Eddington d’Ari Aster (2025).
Y trouve-t-on quelque chose ? Oui. Faute de mieux, cet esprit s’emplit de la grande geste américaine. Démocratie idéalisée, 2e Amendement divinisé, vieux fantasme qui bouge encore –surtout en temps de crise : devenir le pistolero qui redresse la nation.
Sur les brisées d’antihéros nixoniens des seventies (hantés par cet imaginaire de petit garçon qui déjà faisait retour), Cross réactive ce récit sur un mode paranoïaque ; mais sa paranoïa à lui produit des images formées dans une curieuse bouffonnerie épique. Pris en chasse par une milice antifa, il se réfugie dans une armurerie. Il en sort la fleur au fusil (mitrailleur) et court vers des ennemis drapés dans la nuit noire, tant espérés par son inconscient qu’il les projette peut-être – hologrammes, toujours – afin d’embrasser ce storytelling.
Culte des pétoires ou d’une démocratie ancestrale, même combat : ces vieilles lunes lobotomisent l’Amérique, à l’image de Cross paralysé devant une rediffusion de Vers sa destinée de John Ford. On peut entendre le rire d’Aster couvrir ces scènes. L’estimer déplacé, facile, dénué d’amour, serait de ne pas entendre qu’il s’agit d’un rire blanc, mais pas au sens identitaire. C’est un rire blanc comme la peur, un rire effaré d’auteur dont l’empathie même lui fait extrapoler l’horreur s’abattant sur Eddington, un rire singulier qui lui sert à défendre son être, à l’éloigner de l’image que lui inspire son pays : un bouffon trépané qui agonise dans un puits d’ombre.
Yal Sadat
EDDINGTON
États-Unis, 2025
Réalisation, scénario Ari Aster
Image Darius Khondji
Son Paul Hsu, Phillip Bladh
Montage Lucian Johnston
Musique Daniel Pemberton, Bobby Krlic
Décors Matthew Gatlin, Elliott Hostetter
Costumes Anna Terrazas
Interprétation Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Austin Butler, Emma Stone
Production A24, Square Peg, 828 Productions
Distribution Metropolitan Filmexport
Durée 2h27
Sortie 16 juillet

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Superman de James Gunn : Même pas cape
Après le virage très sérieux et sombre de DC (The Batman, Joker…), le Superman de James Gunn marque un retour à l’enfance qui ressemble fort à un repli régressif, symptôme du retard qu’ont pris les films de super-héros et leur ambition « réparatrice ».
Superman s’écrase au milieu d’un champ enneigé, ventre à terre, face tuméfiée contre la glace. Sa respiration évoque un roucoulement malade, puis un sifflement s’échappe de lui. Le voilà ramené à la métaphore ornithologique qu’on lui accole souvent : « Là-haut, dans le ciel ! Est-ce un oiseau ? » Cette fois, on dirait bien que oui. Mais, loin d’annoncer une vision plus animale du personnage, le sifflement attire une autre sorte de bête. Un toutou à cape rouge galope dans la poudreuse et vient fêter son maître putatif, manière de faire démarrer son aventure en donnant le ton : tout, dans ce nouveau Superman dont le super-chien est l’omniprésente mascotte, sera digne d’un spot de pub pour des croquettes. On sait d’ailleurs que ces dernières sont marketées en flattant les goûts des enfants, comme le fait James Gunn avec cette version infantile de la franchise DC – à rebours des ruminations adultes bouillonnant sous les masques dans Man of Steel, Justice League, The Batman ou Joker.
Retour à l’enfance du mythe ? Après tout, pourquoi pas : l’âge adulte selon DC ressemblait parfois à un fantasme d’ado gothique. La neige du début pourrait suggérer un effort de table rase. Clark Kent et son double, sous les traits de David Corenswet, concentrent la naïveté propre à la figure – c’est par essence un nouveau-né face à l’humanité, doublé d’un grand gamin godiche à la rédaction où il travaille avec Lois Lane. Naïveté ici mise au carré, nous incitant à être aussi enfant que lui.
Las, l’interview que Lois exige de Clark afin de clarifier son rôle dans un conflit entre nations (fictives) trahit une ambition contraire : coller à l’actualité géostratégique la plus sérieuse. Le surhomme a-t-il bafoué le droit international et fait preuve d’ingérence dans la guerre livrée par la Boravie, alliée des États-Unis, à la population opprimée du Jarhanpur ? Quelle est la légitimité de ce faiseur de paix filant à la rescousse des Jarhanpuriens ? Le vieil ennemi Lex Luthor, roi de la tech au crâne lisse de grand baby boss, profite de ce doute pour jeter l’opprobre sur Superman. Le justicier se voit accusé d’intervenir dans le seul but de se constituer un harem de Boraviennes.
Superman de James Gunn (2025)
En résumé, Superman roule pour l’Ukraine et la Palestine, s’en va les défendre la bouche en cœur avant qu’un crypto bro (krypto-bro ?) technophile, libertarien et chauve lui savonne la planche en ajoutant son nom aux dossiers Epstein, en vue de mieux sponsoriser un dictateur mi-Poutine, mi-Netanyahou. Problème : une réalité alternative voyant un Elon Musk (patronyme très DC en soi) financer les massacres perpétrés par des amis de la Maison-Blanche n’a rien de très original.
L’homme qui vole au-dessus des lois en fourguant la paix mondiale, c’est désormais Trump, dont la stratégie en matière d’image a changé de camp. Élu une première fois sous les atours d’un Joker populiste, voire d’un Bane (méchant de The Dark Knight Rises) promettant de « prendre le pouvoir aux élites pour le rendre au peuple » – les memes comparant le milliardaire à un super-vilain avaient fleuri parmi ses propres supporters –, l’actuel président est revenu dans le costume de Superman, précisément. Celui d’un homme providentiel au visage maculé de sang, brandissant le poing en contre-plongée devant le Stars and Stripes. Comment, alors, faire de l’icône Superman la protectrice des territoires envahis, alors qu’elle est préemptée par un gouvernement qui humilie Zelensky et projette de changer Gaza en resort géant ? Gunn court après une actualité imagière plus rapide que lui.
Superman de James Gunn (2025)
La boussole morale (et esthétique) des films de super-héros semble affolée par cette redistribution des rôles. L’Amérique n’étant plus perçue, en dehors du camp MAGA, comme une âme pure parée des couleurs du fameux monde libre, le genre est contraint de renoncer au principe réparateur adopté dès les années 2000. Il s’agissait alors de panser les plaies ouvertes par le 11 Septembre, et de montrer non seulement l’opposition de deux blocs, mais la possibilité d’une troisième voie pour sauver le monde. Les héros rejetaient à la fois le terrorisme et la war on terror, personnifiant une puissance honteuse, durement réveillée de sa candeur fifties : à la fin de Captain America, l’avenger était décongelé dans le présent pour découvrir, hébété, que sa nation était devenue une technocratie next-gen corrompue, et que son bon vieux monde bipolarisé n’était qu’un décor d’après-guerre destiné à entretenir ses illusions (donc son patriotisme).
Depuis, l’imagerie trumpiste a ravivé ce décor-là, alors que les enjeux stratégiques sont moins binaires que jamais (Chine, Europe et Iran se partageant le masque du super-vilain aux yeux de Trump). Ce qui ne laisse d’autre choix à Gunn que simplifier l’équation, mettre les angoisses (inter)nationales à la portée des tout petits. D’où ce dessin animé humain, moins proche de Disney que des cartoons matinaux qui accompagnent les céréales. D’où aussi l’aberrant chien à cape, signe d’un repli régressif, d’une abdication devant un état du monde qui n’inspire plus Gunn.
Lire aussi : Hollywood rêve-t-il encore ?
L’ex-scénariste du studio Troma n’est pourtant pas le moins respectable des artisans au service du super-héroïsme. Ici, il se cherche en vain une contre-imagerie, délire les échelles, reconduit son goût très bis pour les golems plus larges que hauts (Ultraman, héritier du King Shark de The Suicide Squad et des monstres de Troma) et esquisse les silhouettes comme si elles revenaient de la « Vallée de l’étrange » (comme on nomme l’inquiétante réalité qu’évoquent les cyber-simulations diverses), sans obtenir autre chose qu’une dérision flemmarde – fagoté comme un trio de musiciens baltes à l’Eurovision, le Justice Gang en fait les frais.
C’est dans la prison hi-tech de Luthor, où les cellules s’empilent au sein d’une structure dont le gigantisme miniaturise les détenus, alignés comme autant de figurines sur une étagère, que s’éclaire le projet : non pas rendre à Superman ses souvenirs et sa nature organique (vrai-faux sujet du film), mais le pétrifier dans un devenir de jouet animé par des marionnettistes adultes qui, face au chaos qu’ils prétendent représenter, préfèrent finalement jouer à coucou-caché.
Yal Sadat

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Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985)
Nul besoin d’être un adorateur des Talking Heads pour savourer le film de Jonathan Demme, rare exemple d’harmonie entre les puissances propres du cinéma et du concert de rock. Dès les premiers plans et l’apparition progressive du leader, David Byrne, c’est tout un genre (celui du film-concert) qui redémarre à zéro, promet d’être autre chose que l’enregistrement d’une prestation donnée tel jour, tel lieu, pour tel public. Le montage restitue d’ailleurs une essence rêvée, hybridant trois soirées distinctes. Mimant la timidité du novice qui passe une audition (« J’ai une cassette que j’aimerais vous faire écouter »), le personnage-Byrne reprend d’abord « Psycho Killer » au stade de la feuille blanche. Mieux, à celui d’une fiction sonore : un beat électronique paraît jaillir tout droit de sa radiocassette, posée sur la scène nue. Le trucage, indissociablement scénique et filmique, fait de toute musique une possible bande-son, ici pour les allers-venues de son corps instable, pas rassurant, avec ses riffs syncopés et son refrain tout en fricatives (« fa fa fa fa »).
Stop Making Sense raconte, pour une bonne part, l’histoire de ce corps protéiforme, auquel vient peu à peu s’agglomérer le corps social des musiciens. Bassiste, batteur, choristes, la bande grossit à chaque morceau jusqu’à aboutir, au bout d’une vingtaine de minutes et avec l’aide des machinistes, à cette formation élargie (mixte et multiethnique) qu’appelaient à l’époque les riches arrangements funk et afrobeat du groupe. Sans être aussi exubérants que le chanteur, tous auront leur moment, l’occasion de se distinguer. Le frottement des deux types de présence (rôles habités chez Byrne, sourires détendus et adresses au public chez les autres) fait d’ailleurs le sel du show.
Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985).
Domine donc l’impression d’une synchronie magique – concert engendrant film, film engendrant concert. Les changements à vue du décor et le crescendo des performances tendaient forcément la perche au cinéma, encore fallait-il les épouser sans les aplatir, comme dans le style MTV alors dominant, sous une couche d’artifices. Épurée, la mise en scène ne donne pas non plus dans le voyeurisme gestuel de nombreux documentaires sur le rock, prompts à traquer le mystère de la musique sous la peau des interprètes ou les grimaces des fans.
Lire aussi : “On vivait la nuit, on fréquentait les clubs où des groupes comme les Talking Heads ou les New York Dolls faisaient l’événement.” Entretien avec Bette Gordon
Hormis à la toute fin, le public reste caché dans le noir, et c’est le monde théâtral de la scène, ses lumières et ses ombres, ses chorégraphies variées et pimentées par les numéros de Byrne (séance d’aérobic, danse fredastairienne avec un porte-manteau, costume de cartoon…) qui focalise l’attention minutieuse des caméras. En vase clos ? Si le film a traversé aussi facilement le temps, il le doit justement à ce côté abstrait, retournant la « captation » contre le spectateur : nous voilà captés et captifs, titillés dans notre immobilité jusqu’au dilemme (on danse, ou on regarde ?). À trop gesticuler, on raterait pourtant le beau suspense formel qui s’ouvre à chaque morceau, aucun n’étant filmé de la même manière. Le découpage paraît anticiper et accompagner à la fois le rythme et l’esprit des chansons, jouant parfois des forces accumulatrices du plan long (« Once in a Lifetime »), oscillant ailleurs d’un espace à l’autre de la scène pour créer duos, face-à-face ou indifférences mutuelles. Comme dans la musique du groupe elle-même, comme aussi dans les meilleures comédies musicales, l’exaltation physique dérive ici du contrôle, la frénésie de la rigueur.
Élie Raufaste

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Barbara Stanwyck, une boule de feu au Fema La Rochelle
De L’Ange blanc de Wellman à Désir de femme de Sirk, le Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet, avant une reprise au Majestic Bastille de Paris les week-ends de l’été) honore en neuf films Barbara Stanwyck, la plus pro et la plus vibrante des stars de l’âge classique.
Avec sa perruque blonde à frange et sa chaîne de cheville, l’épouse vénéneuse à la Marlène d’Assurance sur la mort (1944) a biaisé la postérité de Barbara Stanwyck : la bien nommée Phyllis Dietrichson fige le jeu génial de cette actrice de Brooklyn qui fut d’abord Ziegfield girl à 16 ans. On comprend que Wilder ait puisé dans l’incandescence pré-code de Baby Face d’Alfred Green la séduction de son héroïne de film noir.
Mais l’intrigue schématique de 1933 – l’ascension d’une fille prostituée par son père et décidée à utiliser les hommes – servait de base à un portrait plus nuancé. À chaque nouvel étage franchi dans la banque où elle se fait embaucher, Lily couche avec un homme dans une ellipse et se retrouve au-dessus mieux habillée. Les tenues dessinées par Orry-Kelly passent du col pelle à tarte au col-cape, au col à frou-frous, puis au col-dentelle Art déco quand elle approche du sommet ; au-delà, ce ne seront plus, autour de ses épaules, que des animaux ou des hommes morts. Aux États-Unis, on appelle ça le power-dressing. Or la Lily que joue Stanwyck a pour nom « Powers ». Elle s’est fait révéler ses pouvoirs par un client sobre du café de son père qui lui a lu Nietzsche dans le texte : « Tu es puissante ! », ce à quoi elle a d’abord répondu : « C’est ça, je suis une boule de feu… »
Barbara Stanwyck dans Boule de feu d’Howard Hawks (1941).
D’Howard Hawks à Frank Capra, Stanwyck comme autrice
Lily Powers ne croit pas si bien dire puisque, peu après, elle regarde brûler son père dans un incendie sans lever le petit doigt, avec un visage pensif qui devient la marque de fabrique de l’actrice. En 1941, Howard Hawks lui donne le rôle-titre de Boule de feu. Étincelante dans un costume commandé à Edith Head, Stanwyck éblouit le lexicographe coincé joué par Gary Cooper quand elle ôte son manteau de fourrure. Son numéro de cabaret est à deux vitesses : « Drum Boogie » est d’abord chanté fort, puis le batteur Gene Krupa prend pour baguettes deux allumettes, la percussion n’est plus qu’un frottement, avant qu’elle et lui ne soufflent sur les flammes finales. Il en va ainsi du jeu de Stanwyck : elle sait opérer la bascule du forte au mezzo sans perdre en intensité.
Plus qu’aucun autre cinéaste, Frank Capra a adapté sa méthode à l’ignition rapide de cette actrice qui, ayant commencé sur scène à Broadway, n’était jamais meilleure qu’à la première prise. Dans L’Homme de la rue (1941), leur dernier film ensemble, la chroniqueuse qu’elle joue évite le licenciement en bidonnant un faux courrier des lecteurs, avant d’embaucher un quidam pour lui faire jouer le rôle de « John Doe » en public. Elle confie en coulisses à sa mère : « J’ai créé quelqu’un »… Cet enfant de papier, il faut lui écrire un discours, autant dire : des dialogues. Capra avait tout compris en confiant souvent à Stanwyck une fonction auctoriale. Dans Un cœur pris au piège (1941), Sturges lui fait aussi repérer Henry Fonda, dans son miroir de poche, comme une documentariste filmant à son insu un spécimen rare. Elle commente les réactions de l’ahuri abordé par diverses passagères de leur paquebot.
Lire aussi : Barbara Stanwyck au carré, par Cyril Beghin.
Faire tenir les autres dans le cadre : c’est là un passage de relais avec l’un de ses plus beaux rôles des premières années, Stella Dallas de King Vidor (1937). Pour ne pas gâter les chances d’ascension sociale de sa fille, Stella regarde son mariage huppé derrière la fenêtre, depuis la rue. La mère au mouchoir était le portrait d’une spectatrice de cinéma ; dans la décennie suivante, Stanwyck a pris la parole et la plume. Boule de feu invite même Cooper à venir voir « plus près, tout au fond » de sa gorge : vers une autre origine, textuelle, du monde.
Charlotte Garson

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13 Jours, 13 Nuits de Martin Bourboulon
Difficile de voir, dans ce film d’action « inspiré de faits réels » autre chose qu’un changement de décor pour le réalisateur d’Eiffel et des Trois Mousquetaires : la Kaboul de l’été 2021, abandonnée aux talibans (l’Orient lointain et barbare), et le tragique de l’Histoire encore chaude valent bien le passé fantaisiste de Dumas et son romanesque échevelé. C’est qu’il se trouvait là-bas un authentique héros français, le commandant de police Mohamed Bida, témoin (le scénario est l’adaptation de son livre) mais surtout homme de la situation, en l’occurrence l’évacuation vers l’aéroport de centaines de personnes menacées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
« Mo » (Roschdy Zem) est donc de tous les plans, « pro » mais rebelle quand il le faut, viril et autoritaire mais à l’écoute : un D’Artagnan en gilet pare-balles, un simple fonctionnaire de la trempe des justiciers eastwoodiens, prêt à sauver le plus de vies possible au péril de la sienne. Ici pourtant le « un pour tous, tous pour un » n’a plus cours, tant ces vies prennent l’aspect d’une foule chaotique, autodestructrice, peut-être la vraie antagoniste de l’histoire. Dans des séquences tirant vers le film catastrophe ou le péplum biblique, le spectacle de cette masse humaine, filmée en surplomb depuis les murs de l’ambassade puis de l’aéroport, sert un embarrassant « suspense d’envahissement ». On peut décliner l’exfiltration, puisque c’est de cela qu’il s’agit, à tous les niveaux : dehors l’ambiguïté psychologique (un personnage : une fonction), dehors les causes et le contexte politique de la débâcle, dehors enfin ce pays, reconstitué à grands frais pour mieux le fuir et raconter l’épopée d’une France‑radeau de survie, finalement pas à court de mythes lorsqu’il s’agit de faire monter à bord la foule (paisible) des spectateurs.
Élie Raufaste

Actualités, Critique
Columbo de Richard Levinson et William Link
Mais qui bruisse depuis le fond du plateau, se prenant les pieds dans le projecteur tout en faisant « chut » le doigt sur la bouche (« Requiem pour une star », 1973) ? C’est le célèbre lieutenant Columbo qui mène l’enquête, quitte à faire tache dans le décor. Son allure maladroite et foutraque laisse supposer trop rapidement au meurtrier, toujours issu de la haute société californienne (et par mépris de classe bien souvent), qu’il sera vite débarrassé de ce guignol de policier. Mais Columbo n’est pas un guignol, il fait le guignol – nuance. Car s’il peut souvent en sortir un oeuf dur, ce qu’il n’a pas dans sa poche, c’est son oeil. Et il y a toujours un détail qui le dérange, au-delà du fait qu’il dérange lui-même l’entourage de la victime et s’en excuse en permanence. On jubile, car comme un enfant qui voit tout depuis le début et crie avec joie la réponse à Guignol, nous avons vu le crime et sa préparation, et suivons le lieutenant à la recherche du « détail qui tue », jusqu’à ce qu’il assène le dernier coup de bâton. Columbo ne lâche rien, ressasse et devient harassant par ses gesticulations comiques. Columbo sort, revient et son bien connu « Juste une dernière chose… » tombe. Comme les va-et-vient d’un pantin dans le théâtre de marionnettes, il multiplie les entrées et sorties de champ, quitte à se cacher derrière une porte ou une plante verte, et d’en sortir tout à trac. Une attitude qui fait se muer au fil de l’épisode la condescendance souriante du meurtrier en une crise de nerfs autoritaire. L’homme à l’imperméable trouble les codes et les classes, désarme (et ne porte pas d’arme) et, par là même, fait justice.
Qu’il surgisse littéralement du décor tient au fait que les épisodes se déroulent souvent sur scène, de théâtre ou de cabaret, et dans des studios, de télévision ou de cinéma (ceux d’Universal en particulier). La série naît à l’intersection de la fin d’un cinéma de série B et de l’émergence du Nouvel Hollywood : elle accueille aussi bien le jeune Steven Spielberg (réalisateur du premier épisode) que des stars vieillissantes d’un âge d’or révolu : Ida Lupino, Myrna Loy, Anne Baxter ou Janet Leigh… À travers le lieutenant, c’est aussi Peter Falk qui glisse dans la coulisse. Falk, acteur chez Ray, Capra ou Cassavetes (qui joue dans « Symphonie en noir », 1972), reste indissociable de Columbo, jusqu’à être reconnu comme tel dans le cinéma de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987).
C’est un art de la mise en scène venu du grand écran dans le petit, sur quatre décennies. Et Columbo est finalement celui qui tire les ficelles hors champ. Débonnaire, il laisse le ou la coupable faire son cinéma et s’extasie parfois de la comédie qu’on vient de lui jouer. Mais c’est bien lui qui met tout en scène et déjoue celle du crime presque parfait jusqu’à ce que l’assassin trébuche, vacille. Ce « “comment ça marche ?” y devient un spectacle en soi », écrivait Daney. Véritable Monsieur Loyal de l’enquête, Columbo est le maître de la piste. Roulement de tambour, il salue après le générique (« Ombres et lumières », 1989) : tada !
Anna Buno
L’intégrale de Columbo est disponible en DVD, (Universal Picture HomeEntertainment) et en édition Blu‑ray (L’Atelier d’images).

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Adolescence de Jack Thorne et Stephen Graham
Qui a le plus gros plan-séquence ?
Propulsée en haut des audiences Netflix, succès viral à l’origine d’un débat politique au Royaume-Uni sur la criminalité juvénile, Adolescence a-t-elle autre chose à vendre que sa prouesse événementielle ? Oui, a répondu son acteur principal et co-créateur, Stephen Graham : la prouesse de son tournage. Lequel a tenu en quatre uniques plans-séquences, vantés comme des tours de force, pour chacun des quatre épisodes de la série.
Si Adolescence a su mettre en avant son sujet de société en parallèle de son exploit technique et esthétique, c’est que l’un et l’autre cherchent à s’épauler mutuellement. Au drame social, centré sur les conséquences du meurtre perpétré par un adolescent sur une camarade de classe qui se moquait de lui, le plan-séquence offrirait la glu du réel. Collée aux pas de ses personnages, la mise en scène tente de dessiner le visage d’une Angleterre prolétaire mais digne. Des couloirs d’un commissariat (1er épisode) à ceux d’un collège public en état d’épuisement (2e épisode), des déshérences de la psychiatrie judiciaire (3e épisode) à la vie ordinaire de la petite banlieue pavillonnaire, le plan-séquence dessine une exploration géographique de son drame social. À l’autre bout, la fiction à sujet amplifie la mise en scène en injectant une dramaturgie politique dans une narration serrée autour de noeuds interpersonnels ou intimes. Chaque dialogue, chaque affrontement filmé comme une pièce de théâtre est ainsi lesté de représentations sur les services publics ou la jeunesse à l’ère post- MeToo, si bien que le Premier ministre britannique a cru bon de parler de « documentaire » à l’endroit d’une fiction pourtant très fabriquée. Une forme consentie de lapsus qui révèle l’échec de la série comme si l’attention portée sur son sujet comme sur son tournage servaient à en couvrir la faille béante.
Adolescence ne prend, en effet, pas la peine de regarder ses personnages autrement que comme les pièces du débat social soutenant son projet. Un cri, rentré ou évacué, une crispation du visage ou un débordement de violence ne sont que les symptômes d’une nécrose de la société britannique. Une déchirure dans le tissu social dont les causes sont ici résumées en de vaguesformules éditoriales sur les réseaux sociaux ou le masculinisme, nourrissant quelques séquences inquiètes sur l’idée très convenue d’une jeunesse désormais incompréhensible aux yeux des adultes. Pour pallier alors sa réduction sociologique devant ce crime juvénile dont elle maintient la part insondable, la série fait donc de son plan-séquence le moyen de regarder le secret d’un coeur humain. Quoi de mieux, en effet, que de filmer en continu le visage d’un acteur ? Les deux derniers épisodes sont alors l’occasion de mettre en scène le fils puis le père, soit la source du mystère et son incompréhension, en s’attachant à la fixité de leur portrait. Mais le dispositif produit un effet déréalisant, tant il transforme le jeu des comédiens en tour de force consistant à maintenir coûte que coûte leur personnage au milieu des aléas techniques du tournage. Le portrait sensible se mue en performance d’acteur, dont la réussite supposée justifie l’intense campagne promotionnelle dont elle a été l’objet. À la fin, la forme épaule moins le fond qu’elle ne l’écrase sous ses acrobaties démonstratives, dans un geste narcissique de créateur dont la rutilance paralyse la finesse de trait.
Guillaume Orignac

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Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov
RESSORTIE. En décembre dernier, la rétrospective Paradjanov à la Cinémathèque française a dévoilé un phénomène que cette belle restauration présentée par Carlotta permet en même temps de constater et de corriger : aussi connues que soient l’oeuvre et la figure du cinéaste soviétique, Sayat Nova (1969) a fini avec le temps par tout recouvrir.
Il est urgent donc de faire à nouveau émerger, pour commencer, Les Chevaux de feu, tourné quatre ans plus tôt, adaptation des Ombres des ancêtres oubliés de l’Ukrainien Mikhaïl Kotsiounbinski, où Paradjanov, loin du film-parchemin qu’est Sayat Noya, ouvre et perce au contraire l’espace de chaque scène avec une caméra aux mouvements vertigineux, qui transforme constamment ce conte aux allures de Roméo et Juliette en poème lyrique.
Fasciné par le monde qu’il a recréé, le cinéaste semble cependant le découvrir avec nous. Le temps fait bien son oeuvre : si chaque décor et chaque corps ici filmé semblait sans doute déjà venir d’un univers révolu en 1965, voir le film aujourd’hui donne le sentiment de voyager hors du temps et de l’espace : les Carpathes ukrainiennes et le peuple Houtsoul qui les habite semblent à chaque plan avoir été créés de toutes pièces, impossibles à reproduire ou à singer.
À la sortie du film en France, Sylvain Godet, dans les Cahiers, inscrivait Paradjanov dans la famille (peu nombreuse) des cinéastes heureux. Il avait raison. Mais il faudrait aussi introduire dans l’équation cette crainte constante que Paradjanov a toujours dénoncée, propre à tout artiste du régime soviétique. Or la peur provoque une urgence, et elle semble ici moteur de vie, animant tout, de l’arbre qui tombe sur le frère d’Ivan dans la séquence d’ouverture aux danses funéraires qui closent le film. Du sang qui éclabousse la caméra aux pages des Saintes Écritures, la mise en scène de Paradjanov comprend le concret autant que l’abstrait, et leur insuffle la vie.
Fernando Ganzo
Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov est disponible en version restaurée 4K et en salles depuis le 18 juin.

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Le surhomme de la rue
Attention, blockboomer : « Tu… passes… trop… de temps… sur… internet », lâche Ethan Hunt (Tom Cruise) à un adversaire qu’il bourre de coups entre chaque mot dans MI 8. Longtemps, la franchise a participé de la surenchère technologique qui étend les pouvoirs de la surveillance pour nourrir la bête scénaristique, sans lâcher son argument publicitaire de premier ordre : la prise de risque physique de son acteur-producteur. Il est donc logique que ce pan ultime (réel ou supposé) se ronge de l’intérieur en mettant en scène l’affrontement de « l’Entité », une IA destinée à détruire la planète sans visée idéologique, et de l’espion Ethan Hunt (Tom Cruise), dont la force de travail réside dans sa santé de sexagénaire bien entretenu. Plus besoin d’inventer des intérêts stratégiques, encore moins d’incarner un méchant majuscule ; le monde réel suffit à faire croire à l’existence d’une force destructrice empruntant tous les prétextes pour mener le monde à sa fin. L’intelligence du film consiste à raccorder d’emblée, sans la nommer ou la personnifier, l’urgence politique entropique qui ravage la terre hors écran (« La vérité disparaît, la guerre approche », entend-on au début) aux effets concrets de l’âge du capitaine. Bagarres moins fréquentes, pistolets rares et résurgence de l’arme blanche (le couteau sert à tuer, bricoler, opérer, déminer) vont de pair avec le support sur lequel Hunt reçoit sa dernière mission : une bonne vieille cassette VHS. Quant à la mémoire du cinéma qui affleure ici, ce n’est pas celle des franchises concurrentes ni de la vidéo, mais celle de l’âge classique, moins cité que métabolisé. Lors d’une longue et efficace poursuite aérienne, sous la réminiscence du biplan jaune cherchant à dégommer Cary Grant dans La Mort aux trousses affleure une séquence moins connue du Dictateur où Chaplin et son copilote volent tête en bas sans le savoir, les cheveux plaqués au crâne, le visage bizarrement remodelé par la gravité.
Cette organicité accentuée par l’âge de l’acteur, la mise en scène parvient à la conférer aux objets et aux décors : il faut bien que l’on tienne à ce monde cabossé pour que sa disparition soit encore à craindre ; aussi importe-t-il que l’on reconnaisse tel détail du métro londonien, et que les effets visuels ne soient jamais que des adjuvants. La circulation accélérée des données d’un bout à l’autre du globe amène Hunt à ne jurer que par « l’analogique » – une affaire de coordonnées maritimes stockées sur une disquette désormais obsolète donne l’indice d’une poussée vintage, mais celle-ci est écartée pour un primitivisme plus radical : la disquette est effacée, mais son détenteur a tout simplement mémorisé l’information, qu’une bête feuille de papier suffit à partager. Cette lo-fi gaguesque participe d’un entêtement généralisé de la matérialité. Les machines ne doivent pas être les coffres-forts du savoir humain, mais ses dépositaires éphémères. Quant aux véhicules, ils renoncent au rôle de prolongement prosthétique du corps : celui de Cruise se dégage toujours de l’habitacle qui le propulse et qui, sans quoi, se transformerait en tombeau.
Ce dépiautage concerté de la technique au bénéfice de l’organique, pas nouveau mais particulièrement appuyé dans cette huitième Mission, impose un ralentissement partiel du film d’action. Si Ethan Hunt recrute une pickpocket hors-pair au motif que, dans son métier, « tout est une question de timing », ce précepte habituellement limité à un éloge de la célérité et du kaïros glisse vers l’apologie d’un temps ductile. The Final Reckoning prend la mesure des trente ans qui le séparent du Mission: Impossible de De Palma, faisant par exemple resurgir un petit rôle d’alors (Rolf Saxon) ; il habite désormais une île de la mer de Béring, autant dire qu’il a été conservé dans le frigo Paramount. Les vertus de la banquise sont la forme géologique du ralentissement qui passe, à l’échelle individuelle, par les nombreux plans de personnages « tazés », drogués, sonnés ou assoupis. Sa forme politique s’appelle la désescalade : « L’Entité veut qu’on panique », résume l’homme d’action qui, en plaidant pour la diplomatie, applique la devise de Theodore Roosevelt : « Parle doucement et porte un gros bâton. »
Pour autant, il ne s’agit pas dans cet ultime « calcul » (reckoning) de faire littéralement ralentir le héros âgé, ou de remplacer les coups par des pourparlers. Affaire de jeu, de décor, de découpage et de montage, la forme qui se cherche allie impacts et amortis au sein d’une même séquence, et joue d’échelles opposées, du monumental au microscopique. Dans le morceau de bravoure du film, Hunt doit récupérer un petit objet dans un sousmarin coulé. Le nageur progresse dans un espace de plus en plus complexe, à la perspective sans cesse reconfigurée par le roulis aléatoire du cylindre. Les multiples sas qu’il franchit mènent à un passage plus étroit qui lui impose de détacher son ombilical tuyau d’oxygène – mort physiologique qui fusionne avec la mise en scène d’une naissance quand le haut et le bas du cadre s’inversent. En faisant du sauveur un mort aux allures de nouveau- né, McQuarrie et Cruise inscrivent leur héros dans la lignée des hommesenfants christiques de Capra, dont John Doe (Gary Cooper) qui dans L’Homme de la rue refuse le culte de la personnalité qu’on lui bâtit. Ethan Hunt (réanimé par son acolyte du nom de… Grace) décline comme eux de prendre à son tour le pouvoir, et il se qualifie de « dispensable ». Si son groupe a pour devise « Nous travaillons pour ceux qu’on ne rencontre jamais », c’est moins par discrétion naturelle que par une croyance quasi religieuse dans l’adresse envers des anonymes qui ne sont autres que le public. Embrassant mais dépassant la visée commerciale, Cruise, comme Capra, prend au sérieux le public, non comme masse mais comme somme de spectateurs irréductiblement plurielle, symétrique inverse de l’Entité. La fiole dans laquelle ce mauvais génie est finalement piégé ressemble au DCP du futur : un film enfin « dans la boîte », émerveillant l’équipe esquintée, médusée de l’avoir « achevé ».
Charlotte Garson

Actualités, Critique
The Phoenician Scheme de Wes Anderson
THE MAGNIFICENT ANDERSON
Il y a évidemment quelque familiarité à parcourir les allées du dernier long métrage de Wes Anderson. Celle qui consiste à arpenter les travées ratissées à la perfection d’un jardin à la française où semble prévaloir, en des tons pastel, la science du quadrillage, de la planification, de la segmentation et de l’ordonnancement. Au point que, pour reprendre le titre d’un fameux compte Instagram et du livre d’images qu’il a engendré (Accidentally Wes Anderson), la vie supposée vraie ne coïnciderait qu’accidentellement avec l’univers surcadré par les lignes claires du Texan francophile. Au point aussi que quelques fâchés – probablement natifs d’Ennui-sur- Blasé – instruisent un procès en muséification, répétition et désincarnation à l’encontre du cinéaste. Défauts qu’illustreraient, outre l’appétence du maître pour l’animation, les maquettes en coupe et les cabinets de curiosités, ou encore le recours foisonnant à une distribution pléthorique et caméophile. The Phoenician Scheme, sa cohorte de vedettes internationales, son chapitrage ostentatoire et ses plans-signatures (frontaux ou zénithaux, fixes ou balayés en travelling latéral) ne se contentent pourtant pas de remplir avec zèle le cahier des charges du cinéaste. Là où les opus précédents avaient fait le choix de la diffraction chorale, favorisant le modèle de l’emboîtement (Asteroid City), de la juxtaposition (The French Dispatch), voire de l’émiettement sériel (les quatre courts adaptés de Roald Dahl pour Netflix), le nouveau long opte pour un retour à la linéarité. Si la famille dans son ensemble est à nouveau questionnée, c’est bien un unique protagoniste, en la personne du milliardaire Zsa-zsa Korda qu’interprète Benicio del Toro dans toute sa massivité matoise, dont nous suivons la progression à mesure qu’il tente de mener à bien le montage de l’opération politico-industrielle de sa vie. Et l’enjeu, sous ses dehors fantaisistes empruntés aux décors des jeux de plateau (on songe à Risk, évoqué par le réalisateur dans notre précédent numéro, mais aussi au fameux Richesses du monde, parangon du capitalisme ludique et décomplexé) est d’importance. Car derrière le projet phénicien et financier, sa cartographie fantasmée, son décorum moyen-oriental de bédé vintage (nous sommes en 1950) et les stratégies d’alliance qu’il implique, se devine une profonde aspiration à l’unité. Celle qui, d’abord symbolisée par le tapis sur lequel reposent les boîtes à chaussures qu’il faut ouvrir l’une après l’autre, culminera en fin de film par l’exhibition d’une maquette synthétisant les différents épisodes d’un jeu de l’oie qui ne vise ni plus ni moins que la réappropriation progressive successive des montages financiers qui conditionnent leur existence. Si la métaphore des affres de la création cinématographique s’observe en filigrane (le tournage d’un film ne serait au fond qu’un autre jeu… de plateau), cette quête se double d’une dimension plus intime qui renvoie directement à la réflexion sur la mort et l’héritage.
Éternel assassiné, rescapé de multiples tentatives de meurtre ourdies par des confrères aussi peu scrupuleux que lui qui cherchent obstinément à l’éliminer, Zsa-zsa n’est pour l’heure que le visiteur occasionnel d’un au-delà en noir et blanc. Mais ses résurrections récurrentes et improbables, dans un contexte de plus en plus violent et morbide (Anderson nous sert en incipit la séquence probablement la plus gore de son cinéma, ce qui révèle chez lui une porosité inattendue à l’actualité), trompent désormais l’oeil davantage que la mort elle-même. Le ciel peut encore attendre, mais plus pour très longtemps. La vie n’est peut-être plus si belle. Et les questions de vie ou de mort se résument désormais à une affaire de transmission. De là naît la confrontation parent-enfant qui constitue – en se surimposant aux ressorts ludiques de l’intrigue – la vraie dynamique du scénario. Car il s’agit d’abord pour Korda de faire de sa fille naturelle, unique et jusqu’ici négligée, l’apprentie-nonne Liesl (Mia Threapleton), sa légataire universelle en jaugeant sa capacité à assumer son patrimoine, qu’il soit génétique ou boursier. La « période d’essai » qu’il lui propose fait de la participation au projet phénicien, à la fois opus magnum et vitrine de ses activités semi-malhonnêtes, un test à grandeur réelle. L’intérêt que suscite la proposition repose pourtant sur sa parfaite réversibilité : ce temps de probation, qui court sur toute la durée du film, vaut tout autant pour lui, d’autant que la religieuse en rodage, a priori peu encline à céder aux sirènes des milieux d’affaires, a d’abord tout lieu de suspecter son père d’avoir assassiné sa mère et qu’il lui faudra ouvrir toutes les boîtes pour trancher définitivement la question. Entretemps, la personnalité du magnat capitaliste a été éclairée – et a pu évoluer – d’un chapitre à l’autre, grâce aux rencontres plus ou moins amicales qui jalonnent sa quête d’un actionnariat majoritaire.
Si l’on se souvient que La Famille Tenenbaum, il y a plus de vingt ans, questionnait déjà la figure du patriarche Royal, interprété par Gene Hackman, et citait La Splendeur des Amberson, on reconnaît aisément, dans The Phoenician Scheme, qui a recours après la première fausse mort du tycoon à une nécro journalistique en voix off, le principe narratif de base de Citizen Kane. Zsa-zsa Korda est jusque dans son hybridation onomastique une créature wellesienne : Zsa Zsa Gabor, starlette aux conquêtes multiples dont l’autobiographie s’intitulait Une vie ne suffit pas, fut actrice dans La Soif du mal. Alexander Korda a été quant à lui le producteur et scénariste du Troisième Homme, dont le prequel fut une série radio à l’origine de l’autre mogul movie de Welles, Dossier secret…, film de 1955 où le magnat Gregory Arkadin, interprété par le Big O himself, prenait les traits du milliardaire Gulbenkian (fils du collectionneur Calouste, lui-même surnommé « Monsieur 5% »), excentrique dont le prénom arménien – Nubar – et la pilosité soignée appartiennent désormais au personnage de frère félon qu’interprète ici Benedict Cumberbatch. Libre à chacun de conclure à la vanité de ce jeu de piste vertigineux et référencé, lui-même éminemment wellesien, qui se joue des frontières supposées entre fiction et vérité établie. Mais aussi, et surtout, de voir en cet hommage ludique au maître la preuve d’une audace baroque qui revendique plus que jamais sa flamboyante maturité.
Thierry Méranger

Actualités, Critique, Festival de Cannes 2025, Quinzaine des cinéastes 2025
Oui de Nadav Lapid
Maudit oui-oui
Convulsif, fiévreux, impactant, le dernier film de Nadav Lapid – sur un couple d’artistes Israéliens pris dans la tourmente propagandiste de l’après 7 octobre – fait disjoncter le sens commun, en commençant par repenser un duo de mots fondamentaux : le oui et le non.
Y. et Yasmine – pianiste-performeur clownesque et danseuse sexy – se disent oui, à tout. Oui pour s’aimer, baiser, fêter, voire se vendre à des riches, à des corrompus, pour survivre, pour la puissance, pour le jeu. Mais que signifie dire oui à la vie, dans toutes ses intensités et ses promesses, au sein d’un État qui exerce une violence extrême ? Une partition claire, qu’énonce le film : le non résiste, le oui est soumis, le oui est un collabo. Le désir de bonheur et de jouissance se cogne alors aux rappels incessants de la brutalité. Le montage intempestif, au son notamment, est heurté de bips numériques qui annoncent de nouveaux massacres à Gaza, de rumeurs de bombardements, de dialogues à la Gertrude Stein scandant en plusieurs langues le trauma du dernier pogrom, d’accords stridents ou de basses assourdissantes faites pour recouvrir un quotidien devenu insupportable.
Et pourtant ce film dit oui, un oui tonitruant. À quoi ? Au désir de faire du cinéma, même impossible, même monstre. Alors Lapid convoque les forces vives de genres hétérogènes. Le prisme tourne entre le film d’amour épileptique, version Sailor et Lula à Tel-Aviv ; la fiction politique décadente (tel un Pacifiction sous cocaïne), le cartoon brutal, la comédie musicale désespérée, le cirque fellinien, et l’ombre de Tobe Hooper plane sur des décors de piscine à balles. Les curseurs sont poussés au maximum, dans un geyser de couleurs, une explosion de textures sonores, un vortex de mouvements de caméra et d’effets spéciaux. On oscille entre la secousse organique, l’éveil des sens, et l’étourdissement. Ce mouvement contraire épouse celui des protagonistes en crise (on salue au passage l’extraordinaire présence du performeur Ariel Bronz et de l’actrice Efrat Dor) : à la fois affranchis et serviles, performatifs et passifs. Ses images malades restituent aussi une vérité médiatique, à la hauteur du grotesque sordide qui irrigue les réseaux sociaux (à l’exemple de la récente vidéo générée par IA « Trump Gaza Number One »). Plus discrètement, une inquiétude poétique (tenue de film en film depuis Synonymes) traverse la bande quant à la valeur des mots et la justesse des désignations. Et parfois, une décélération plus tendre, un appel à rêver, laissent croire à la possibilité d’un oui non souillé.
Élodie Tamayo
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
Sentimental Value de Joachim Trier
Trier la maison
La « valeur sentimentale » du film de Joachim Trier est celle que deux sœurs accordent à leur maison familiale dont l’héroïne Nora (Renate Riesve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) avait fait la narratrice d’une rédaction marquante dans sa scolarité. Très vite, l’idée d’un dispositif à la Here de Robert Zemeckis (raconter l’histoire des habitants successifs d’une maison) est escamotée au profit de la prolifération d’autres scènes : celle du théâtre où Nora fait carrière avec un succès menacé par de soudaines crises d’angoisse, et celle à venir du plateau de cinéma où le père des deux femmes, cinéaste, propose à Nora de participer au film qui relancerait enfin son activité artistique de septuagénaire ringardisé.
Sa demande, au moment de la mort de sa femme divorcée, déstabilise la fratrie : désormais seul propriétaire de la maison, il semble aussi s’approprier l’histoire familiale, alors qu’il a déserté le foyer quand ses filles étaient enfants. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans, déboulonnait les pères avec moult secousses, la manière « trierienne » consiste à décrire la tristesse insidieuse des conflits déminés, fluidifiés en larme à l’œil insistante, des pétages de plomb convertis en fond dépressif. Trier est tchéchoviste : un stakhanoviste de la douceur.
Mais la « valeur sentimentale » se pose en général pour le cinéma du Norvégien désormais abonné de la compétition : mettre en scène des personnages émus suffit-il à émouvoir ? Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora et les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades pop-folk insistantes qui ouvrent et ferment le film). Trier accumule les échanges en champ-contrechamp entre sœurs et entre chacune d’elles et le père, fouillant les traits des acteurs, sûr que la psychologie possède une « valeur » à la fois existentielle et esthétique. On le sent convaincu de trouver encore dans le visage, unité originelle du cinéma, la transcendance athée qui manque. « Prier n’est pas s’adresser à Dieu, c’est exprimer son désespoir » : répétée au cours du film, cette phrase est à entendre en remplaçant « prier » par « tourner ».
Mais la séquence du film finalement réalisé par le père vient souligner que ce volontarisme des émotions tient de la méthode Coué. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions.
Charlotte Garson
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Actualités, Critique, En compétition 2025, Festival de Cannes 2025
L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho
L’espion qui venait du chaud
Il y avait de quoi craindre la promesse « cinéma de genre » de L’Agent secret, tant Bacurau (2019) réduisait les codes narratifs du western et du film d’action à un manichéisme strictement discursif. Mais Kleber Mendonça Filho fait ici le contraire : se déroulant dans les années 1970, L’Agent secret suit un universitaire menacé par la dictature pour des raisons d’abord sombres et prend du polar ce qu’il a de plus éclaté, incohérent, déviant, se permettant les fausses pistes, excursions fantastiques et autres détours cauchemardesques. L’idée est simple, mais difficile à exécuter : un pays comme le Brésil, a fortiori en temps de dictature, est impossible à raconter. Et la beauté du film tient à sa façon de confondre les fausses pistes et les éléments clés pour la compréhension. Pas dans le sens où on ne saurait pas les distinguer, mais où les uns ne pourraient pas exister sans les autres, à l’image de cette séquence d’ouverture où le protagoniste (Wagner Moura) vit une rencontre tendue avec la police dans une station de service devant la présence d’un cadavre posé là comme un résidu en décomposition, scène sans conséquence dans le récit mais qui le hante autant que le destin du héros. Si le festival de Cannes n’est surtout pas la maison du spectateur attentif, les salles abondant en corps fatigués et en yeux basculant inévitablement dans la sieste, il y avait dans cette séance une forme de joie à s’abandonner, à laisser emporter sa conscience dans la complexité où les personnages eux-mêmes naviguent, entre faux noms, rencontres tordues avec la justice et le pouvoir, rassemblements de persécutés, labyrinthes bureaucratiques et fusillades. Si le cœur de la trame se déroule en plein carnaval dans l’état du Pernambouc, ce n’est pas par recherche d’exotisme ou volonté d’ajouter de la confusion à la confusion : la fin du film ôte petit à petit son déguisement, le montage dévoilant de façon de plus en plus visible un présent qui montre sa tête par la porte du récit et qui regarde ce passé sans le comprendre. Revoici Moura déguisé en docteur, fils du protagoniste, incapable lui-même d’en dire plus sur des événements dont il ne saurait tirer le fil dans un pays changeant constamment d’habits le corps meurtri de son histoire.
Fernando Ganzo
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