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Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025, Un certain regard 2025

Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart

Femmes en miettes De part et d’autre de la Croisette, deux réponses cinématographiques à la violence masculine se faisaient face ce vendredi. Avec Que ma volonté soit faite, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Julia Kowalski prolongeait le récit et le geste amorcés avec son court J’ai vu le visage du diable (déjà à la Quinzaine en 2023). L’adolescente polonaise possédée par le démon se nomme désormais Nawojka ; toujours interprétée par l’épatante Maria Wróbel, elle est installée avec son père et ses deux frères dans une ferme française. La veille, L’Engloutie de Louise Hémon réactualisait déjà une mythologie associant le désir féminin à une puissance maléfique, mais semblait ne l’assumer qu’à moitié. La reprise prend ici un tour plus malicieux par la présence d’une « sorcière » tout ce qu’il y a de plus humain (Roxane Mesquida), rendue coupable aux yeux des villageois de la violence libidinale qu’elle éveille chez les hommes. Les actions surnaturelles de Nawojka apparaissent alors comme un juste retour des choses, comme si les projections patriarcales avaient elles-mêmes donné naissance au démon qui se manifeste à travers l’adolescente. Puisant aussi bien dans Carrie que dans le giallo, Julia Kowalski transcende par l’outrance du cinéma de genre l’aspect très explicite de son propos féministe, émeut par les matières que sa mise en scène convoque – boue, glaires et flammes. Autre forme d’intensité chez Kristen Stewart, dès la présentation de son premier long métrage The Chronology of Water, tout en « motherfucker » affectueux et « I love you » rageurs adressés à son équipe. De même que le diable se manifestait chez Nawojka à travers des visions fragmentaires, le parcours de Lidia (la romancière Lidia Yuknavitch, dont Stewart adapte l’œuvre), marquée par l’inceste, se donne dans le désordre, à la façon d’éclats mémoriels qui reviennent malgré soi. Autre façon de mettre à distance la rage : les mots, qui guident le récit et soutiennent le parcours d’apaisement de l’héroïne, course sans fin pour revenir à soi-même. Elle se déploie comme chez Kowalski à travers un motif sensoriel : celui de l’eau. De ces deux longs métrages se dégage le sentiment que la pleine restitution de l’expérience de ses héroïnes gagne à se donner par morceaux, façon de figurer la difficulté à faire tenir ensemble les injonctions contradictoires. Qu’il faut montrer le monde en miettes pour mieux en imaginer un autre. Olivia Cooper-Hadjian   À lire également :  Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski | Fiche film  The Chronology of Water de Kristen Stewart | Fiche film 
par Olivia Cooper-Hadjian
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Actualités, Critique, En compétition 2025

Nouvelle vague de Richard Linklater

Loin du temple Pour apprécier Nouvelle vague, il faut accepter que Godard devienne un personnage de fiction, c’est-à-dire ne pas exiger une fidélité mais s’amuser des projections que permettent son image, son mythe, avec leur part de clichés. La première raison pour laquelle Linklater gagne son pari est que son geste est amoureux, à l’inverse de celui, revanchard, du Redoutable d’Hazanavicius, dont ce film est en bien des points l’antithèse. Amoureux mais pas dévot ni solennel. Linklater n’est pas intimidé par son sujet, notamment parce que ce n’est pas Godard seul qui l’intéresse mais sa jeunesse, sa désinvolture, son insolence parfois un peu crapuleuse, et tout ce que cela dit d’une époque et d’une manière de faire du cinéma. Malgré le noir et blanc, le format carré et les clins d’œil, le film n’est pas non plus un pastiche, ni même un plagiat assumé (ce que Godard revendiquait) : s’il retrouve quelque chose de ce cinéma-là c’est moins dans la forme du film que dans l’énergie de sa fabrication. Ne cherchant pas non plus à l’« actualiser » en le regardant avec des yeux et des idées de 2025,  il le rend au présent par ses partis pris de tournage : essentiellement, une bande de jeunes acteurs réunis dans une aventure légère. Ainsi, on cesse vite de jouer au jeu des ressemblances, car là n’est pas la question. L’enjeu est plus libre, il est du côté du « on dirait que… » des enfants : « on dirait que je suis un réalisateur français de la fin des années 50 et que vous êtes Godard, Truffaut et compagnie… ». Un nom, un costume, une vague ressemblance, une imitation plus ou moins appuyée suffisent à s’amuser comme des gosses, c’est-à-dire sans le poids du mythe ou du surmoi. Bien heureusement, ça ressemble donc bien moins à un essai docte sur le génie suisse qu’au spectacle qu’offrirait une troupe de jeunes cinéphiles un peu fétichistes et surtout suffisamment désinvoltes pour démontrer aux gardiens du temple qu’il n’y a pas de temple qui vaille. De Godard, Linklater retient avant tout une forme de joie créatrice, qu’il rend contagieuse, et qu’il ait réalisé un petit film jovial sur un sujet si imposant prouve la tendre honnêteté de son geste. Marcos Uzal   À lire également :  Nouvelle vague de Richard Linklater | Fiche film
par Marcos Uzal
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Actualités, Critique, En compétition 2025

Renoir de Chie Hayakawa

Depuis l’enfance Renoir (à mon sens, le film de la compétition cannoise le plus stimulant vu jusqu’à aujourd’hui) est de ces films dont on ne saurait résumer facilement ce qu’il raconte, encore moins de quoi « ça parle », et que l’on ne peut précisément aborder qu’en disant d’abord depuis où il regarde. Sa forme éclatée, flottante et impressionniste traduit les mille perceptions d’une enfant – Fuki, 11 ans –, qui vit avec sa mère tandis que son père est à l’hôpital, en phase terminale de cancer. Loin d’être larmoyant, le film endosse au contraire l’incertitude émotive de la fillette (génialement incarnée par Yui Suzuki). Dans le présent des sensations plus que dans le recul des sentiments, Fuki est guidée par son désir de voir et d’expérimenter, mais, peu expressive, elle saisit surtout la tristesse de ce qui lui arrive à travers les réactions des adultes. Comme elle, le film est à la fois hypersensible (aux lumières, aux couleurs, aux sons) et rétif au pathos, là où tout pourrait y conduire. Le récit frôle parfois le conte, par les rituels et croyances que s’invente Fuki pour répondre à la mort qui l’entoure, mais aussi à travers des figures d’hommes à la fois fascinants et répugnants, dont l’un (un jeune pédophile qui l’amène chez lui, d’où elle s’échappera à temps) serait l’ogre de l’histoire. Chie Hayakawa, plongeant dans ses propres souvenirs, parvient ainsi à retrouver la texture d’une perception enfantine, quand le sens des choses est encore si opaque que tout existe dans son intensité même, et que les adultes restent des mystères aussi vastes et inquiétants que le désir, la tristesse ou la mort. Marcos Uzal   À lire également : Renoir de Chie Hayakawa | Fiche Film
par Marcos Uzal
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Actualités, Critique, Semaine de la critique 2025

Un fantôme utile de Ratchapoom Boonbunchachoke

Déclaration de revenants Le cinéma n’a évidemment pas attendu le premier long métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke pour répondre à la question existentielle et rhétorique d’Alphonse (de Lamartine) : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». C’est donc dans le sillage des films séminaux de Segundo de Chomon et pas si loin des plus récents Rubber de Quentin Dupieux ou Yves de Benoit Forgeard, que le cinéaste thaïlandais s’attache dans un premier temps à livrer une vision animiste du monde. Son originalité est de convoquer les ressources inépuisables du film de fantômes et de proposer d’abord une fable sentimentale qui, sur fond d’alerte écologique, joue avec une vraie drôlerie de son potentiel comique.  Tout est donc affaire de possession lorsque l’âme des victimes de la pollution s’empare des objets liés à la tragédie qu’ils ont vécue. C’est ainsi, parmi d’autres cas, que la belle Nat, logiquement devenue aspirateur, va chercher, après sa mort, à continuer à vivre sa passion pour March. Alors que le premier segment du film traite à sa façon des difficultés du couple mixte pour en explorer les virtualités, succède à une intrigue qui dépoussière Mme Muir – comment vivre sa passion avec l’aimé.e que l’on est seul à voir ? – une version ectoplasmique de Devine qui vient dîner qui fustige la rigidité d’une société thaï refusant toute hybridation. Contre toute attente, le scénario a la bonne idée de ne pas s’arrêter aux conflits (électro)ménagers à la Dartyhausen. Car un autre film, foisonnant, nihiliste et violemment politique commence dès que les revenants collabos aident les humains révisionnistes à se débarrasser des encombrants. La scission, dès lors, s’opère selon d’autres critères. Et la lutte pour le souvenir devient l’enjeu du film qui bascule sans crier gare dans un fantastique horrifique et nihiliste où les sacrifiés de l’histoire récente de la Thaïlande (des manifestations de 2010 en particulier) semblent enfin demander des comptes.    Thierry Méranger   À lire également : A Useful Ghost de Ratchapoom Boonbunchachoke | Fiche Film
par Thierry Meranger
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Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025

Miroirs No. 3 de Christian Petzold

Miroir, mon beau miroir Il était une fois, une nouvelle fable de Christian Petzold. La mort y rôderait, de noir vêtue sur un paddle berlinois ou parée de l’écarlate d’une voiture lancée à travers champs. Elle s’immiscerait dans une de ces maisons de conte, à la lisière du monde, semblable au refuge cerné de flammes du Ciel rouge (2023). Un lieu plus hanté qu’enchanté par des histoires de famille, et la perte d’une fille disparue trop tôt. Depuis, la mémoire se dépose dans chaque interstice au point de tout pétrifier : l’évier qui goutte, le piano désaccordé, le lave-vaisselle en panne. Le vent même sonne des airs déjà entendus. Il faudrait un nouveau souffle, une déflagration. Alors, il était cette fois, un accident, une sortie de route qui fait dérailler les existences. De la tôle cabossée surgit Laura (magnétique et précise Paula Beer), une jeune pianiste en crise. La voilà qui se dirige vers la maison – en état de décomposition, bientôt de recomposition – trouvant refuge dans ce foyer qui n’est pas le sien. L’incident produit des incidences inattendues, comme sait le ménager ce subtil et déroutant metteur en scène. Passé de l’autre côté du miroir, les règles permutent. Paradoxalement, le choc fissure moins qu’il ne suture. La casse promet la réparation. Laura, dont l’identité n’est qu’ébauchée, constitue une sorte d’être fragmentaire capable d’endosser le rôle de pièce de substitution, de remplacement : enfilant les vêtements, occupant le perron ou posant les doigts sur l’instrument de la fille manquante, dont elle compose l’écho et le reflet. C’est un mirage à la fois beau et dérangeant autour duquel convergent parents et frère, réunis par ce miroir déformant. Le découpage, d’une grande justesse, alterne entre de vrais-faux tableaux de famille – à l’harmonie jamais complète, aux détails bancals, aux silences gênants, aux grâces éphémères – et le point de vue hypnotique de ceux et celles qui semblent désespérément et imaginairement les parfaire. Mais comment faire durer un bonheur qui n’opère plus que dans la reconstitution de scènes déjà vues, déjà vécues, déjà entendues ? Miroir magique, qui dit l’avenir, et à qui l’on confie nos vœux : supportera-t-on longtemps ce simulacre consolant ? Lorsque la glace sans tain se brise, chacun doit assumer de se voir et de se voir voyant, dans la rudesse de son désir. L’anamorphose saute aux yeux. La partition collective se défait. Le prisme diffracte un spectre d’attitudes et d’émotions contradictoires, sensiblement restituées par ces acteurs bouleversants. Il fallait peut-être ce film pour déjouer la malédiction du miroir cassé, et appeler tous les doubles, tous les reflets, à quitter son cercle en forme de piège. Élodie Tamayo
par Élodie Tamayo
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ACID 2025, Actualités, Critique

Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon

Qu’est-ce qu’un personnage de cinéma ? Pour certains metteurs en scène démiurges, un pion, un symbole, un jeton jeté dans la machine impitoyable du destin, comme c’est le cas des fêtards dans le désert d’Oliver Laxe (Sirat). Pour d’autres, une esquisse, une créature légère qui n’a d’autre compte à rendre au récit que celui de se laisser emporter par son errance, les aléas de l’être rivalisant d’imprévisibilité avec ceux du monde qu’il nous fait découvrir. C’est le cas de l’institutrice dans la neige de L’Engloutie (Louise Hamon, Quinzaine des cinéastes), mais c’est surtout celui de Laurent, filmé par le trio déjà auteur de Mourir à Ibiza. De Laurent, on sait très peu. On ne sait même pas qu’il ne va pas bien, au début. On sait juste qu’il laisse ouvert aux rencontres le temps a priori bref qu’il compte passer dans une station de ski des Alpes. Vieille dame solitaire qui s’abandonne à la mort, jeune homme rêvant d’une vie de viking : Laurent aide ceux qu’il croise sur son chemin et bizarrement, il leur fait du bien. Parfois il s’accroche à eux, lors de conversations où un projet de vie s’esquisse. Les mots donnent consistance à un quotidien qui, d’exceptionnel, pourrait devenir ordinaire. Il faut imaginer un récit pittoresque à la Guiraudie qui se nourrirait de la densité des échanges de Rohmer, et faisait surgir les affects et les désirs avec la plus grande simplicité. Voir le film à Cannes dévoie une de ses valeurs essentielles. Ce n’est pas seulement Laurent qui se prête au hasard, mais la station, la ville de vacances, les champs des bergers, tout ce territoire que Balekdjian, Couture et Eustachon filment ici. Touristique, codifié par les saisons, les commerces et les loisirs, le lieu accepte néanmoins dans ses flancs la différence entre les êtres, un vagabondage de l’âme qui l’emplissent d’une vie insondable : celle de la fiction. Accueillant cette galerie de personnages mystérieux et émouvants, les paysages de Laurent dans le vent symbolisent tout ce qu’un festival comme celui de Cannes, autoproclamé vertueux, ne peut qu’écraser sous le poids de ses apparences. On reviendra, à Laurent, car c’est tout simplement l’un des films les plus importants vus ici jusqu’à présent. Son premier plan, parachutage dément du récit, est entré dans notre mémoire pour l’emporter dans son envol. Fernando Ganzo À lire également : Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture, Mattéo Eustachon | Fiche film
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Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025

L’Engloutie de Louise Hémon

Après le succès « ès comté » de Vingt dieux à Un certain regard l’an dernier, chaque édition cannoise aura-t-elle désormais son lot de fictions montagnardes ? Coécrit avec Anaïs Tellenne (la réalisatrice de L’Homme d’argile), le premier long métrage de fiction de Louise Hémon fait débarquer dans les Hautes-Alpes de 1899 une jeune institutrice. Galatea Bellugi (sortie de la grotte de Lourdes de Tralala) a pour bagage une Marianne en stuc, un planisphère et une liasse de principes Troisième République. La poignée de paysans du hameau, appelé Soudain, coiffent un jour le toit de son logement de fonction d’un cercueil plein : dans l’attente du printemps, la couche de neige qui recouvre les tuiles conservera le vieil homme qui vient de mourir et que la terre gelée ne permet pas d’enterrer. La coutume, hygiénique, n’a rien d’hostile, mais elle confère dès lors au quotidien de « mademoiselle Aimée », alias maestra (on parle ici l’occitan alpin), une texture particulière. Contre toute attente fantastique, la mise en scène se tient à la matérialité ethnofolklorique des accents et des ustensiles, à la particularité des personnages, jamais réduits à une fonction dans le groupe ou à un cliché montagnard. « Ma chérie, la révolution ne se fera pas sans un peu de sucre », lit Aimée sur un mot de ses parents accompagnant une boîte de bonbons. De sucre, Louise Hémon n’en abuse pas : comme l’institutrice qui suit du doigt la gravure d’un homme nu dans son petit Descartes relié, les montagnards caressent en pensée l’Algérie et la Californie, mais aucun forçage scénaristique ne nourrit un imaginaire de l’exil. La neige, qui enserre le hameau à coup d’avalanches, décide des bifurcations narratives. Inspirée par les écrits de deux de ses ancêtres, la cinéaste amène la sécheresse documentaire d’un Vittorio De Seta vers l’incandescence d’un drame gionien. Charlotte Garson À lire également : L’Engloutie de Louise Hémon | Fiche film
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ACID 2025, Actualités, Critique

L’Aventura de Sophie Letourneur

Au bout de l’île Second opus de ce qui deviendra une trilogie, L’Aventura pousse plus loin la méthode de réécriture du réel mise en œuvre par Sophie Letourneur dans Vacances en Italie : enregistrement de conversations de famille en vacances, dont seront ensuite montés ensemble des extraits pour former les dialogues rejoués par les comédiens et comédiennes pendant le tournage. Le film réitère l’entreprise de s’emparer de ce que le quotidien a de plus trivial – choix de l’hôtel, conflits sur la commande à passer au restaurant, transit intestinal trop vif ou trop lent… –, de s’approcher d’aspects de l’existence trop proches de nous pour paraître au premier abord dignes d’être racontés, et d’en faire pourtant une matière qui sera modelée avec la plus grande précision.  Les vacances se déroulent cette fois en Sardaigne, réunissant Sophie, ses enfants Claudine et Raoul, et Jean-Phi, père du garçon – la première du film en ouverture de l’Acid avait ceci de particulier qu’elle rassemblait modèles et interprètes, et qu’ont ainsi pu participer au débat qui suivit aussi bien l’excellente interprète de Claudine (Bérénice Vernet) que le « vrai » Raoul.  Mais la structure du film travaille plus frontalement la relation entre le vécu et son récit : l’essentiel des scènes rassemble la famille autour du projet de Claudine de consigner dans des enregistrements le récit du voyage au fur et à mesure qu’il se déroule. L’imbrication vertigineuse d’un présent et d’un passé du récit, toujours relatifs, ménage cet écart qui constitue aussi une place pour la personne qui regarde cette famille sans en faire partie.  Il nous invite à participer à cette tentative de remémoration qui est aussi, sourdement, le temps de la construction du sens. Le couple devient dans cet opus la toile de fond sur laquelle les couleurs des émotions enfantines viendront s’exprimer. C’est l’autre écart dans lequel on peut se glisser : entre les propos sans filtre des plus jeunes et les discours parfois plus sinueux des adultes se racontent les modulations de l’expérience au cours d’une existence. Pour les uns et les autres, la même question se pose : entre ce que l’on vit et ce que l’on retient, quel rapport ? Comment une somme d’événements insignifiants et souvent pénibles en vient-elle à constituer une vie (de famille) heureuse ? Loin d’apparaître stérile, la réflexivité du film révèle plus nettement la profondeur du geste de Letourneur, son audace obstinée. Olivia Cooper-Hadjian   À lire également :  L’Aventura de Sophie Letourneur | Fiche film
par Olivia Cooper-Hadjian
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Actualités, Critique, Festival Cinéma du Réel

Protocoles du réel

FESTIVAL. Si la 47ᵉ édition de Cinéma du réel, qui s’est tenue du 22 au 29 mars, se déroulait pour la première fois hors du Centre Pompidou, la compétition (37 titres sur une centaine au programme) continuait de donner une place conséquente à des gestes frayant avec l’art contemporain. Le Centre Pompidou étant fermé pour travaux, Cinéma du réel se tenait cette année dans plusieurs salles du Quartier latin. Or la sortie de l’institution soulignait, par contraste, la culture muséale de la manifestation. La compétition comptait près d’un tiers de films d’artistes travaillant au seuil du cinéma, de l’exposition et de l’installation. Le programme – international et intergénérationnel (la jeune garde y côtoie des figures installées) – couvrait bien des formes plurielles, tant en matière de format (court et long), que de support (argentique et numérique) et d’approches (film de voyage, portrait, autofiction, etc.). La provenance socioculturelle des cinéastes se révélait plus homogène : issus d’écoles d’art internationales, de grandes universités telles que Columbia, Duke et Harvard, ou représentés par de prestigieuses institutions comme le MoMA. De cette ligne éditoriale se dégagent en particulier des films à dispositif dont il s’agit d’interroger les méthodes, entre risque du vase clos et création de vases communicants. Certains films proposaient de mettre en boîte le réel au sein d’un diagramme formel plus ou moins strict. Ces projets abstraient le réel en une somme d’objets à manipuler et agencer, à la manière dont les sciences expérimentales reproduisent des univers depuis leur laboratoire pour tester hypothèses et paramètres. Little Boy, du vétéran de l’avant-garde James Benning, repose sur un principe de miniaturisation de l’espace et du temps, au gré d’une frise de type « avant/après ; cause/conséquence ». Avant : une succession de mains (jeunes puis vieillissantes) peignent des maquettes de modélisme ferroviaire sur des chansons populaires. Après : chaque miniature finie est exposée en plan fixe sur un extrait de discours politique (d’Eisenhower à Clinton). Ce protocole jalonne l’histoire du pays et l’existence du cinéaste. Peu coercitif, le montage joue entre des éléments aux liens peu explicités, aux échos plus ou moins perceptibles. L’absence de clefs pour lire ce faisceau d’indices culturels s’avère pourtant frustrante. Evidence de Lee Anne Schmitt propose un dispositif plus didactique pour brosser le paysage idéologique des États-Unis. Fille d’un employé de l’Olin Corporation, elle documente l’impact de cette entreprise de produits chimiques et de munitions. Sur sa table de travail s’accumulent les pièces à conviction : objets, livres, lieux. Autant de traces de la pollution matérielle et immatérielle générée par cette industrie qui a dissimulé ses méfaits environnementaux, mais aussi financé des réseaux néoconservateurs durant des décennies. Sans hiérarchiser entre archives privées et publiques, la réalisatrice interroge la résonnance entre ces superstructures politiques et les schèmes intimes, entre distance et engagement à la première personne. On regrette toutefois le caractère itératif du montage et sa voix off monocorde qui donne à ce film-essai des accents de cours magistral. D’autres oeuvres cherchaient à confronter leur programme à plus d’aléas, en le frottant aux dissonances du collectif et au « facteur humain ». Ainsi de deux films qui éprouvent la plasticité de leur matériau initial, à partir des figures de Médée et de Don Quichotte. Recherche Médée de Mathilde Girard (psychanalyste, cinéaste et écrivaine, collaboratrice de Pierre Creton) soumet le texte d’Heiner Müller, Médée- Matériau, à un réseau de proches. Ce protocole de lecture sert de maillage pour tisser leurs sensibilités face au personnage de Médée et rendre compte des mutations actuelles du désir et des modèles familiaux (dans le couple ou en dehors, avec ou sans enfant, selon un prisme féministe ou queer). Dans l’étau d’un format 4/3, l’entre-soi glisse vers l’entrée en soi, pour tenter des modes d’adresse et d’énonciation capables de faire entendre ces voix, avec leur violence et leur douceur. Stimulant documentaire picaresque, Je suis la nuit en plein midi de Gaspard Hirschi transporte Don Quichotte (Manolo Baez, performeur équestre et hommecentaure), affublé d’un Sancho Panza à scooter tuné (Daniel Saïd) dans Marseille. Au fil de son errance, le film documente l’effet de son propre protocole. La réaction des populations ou des forces de l’ordre raconte un certain rapport à l’urbain, aux frontières, aux clôtures. Les lieux habituellement inaccessibles de la ville – des ensembles résidentiels sécurisés aux quartiers nord – s’entrouvrent par la fiction, suscitant des interactions tour à tour épiques (Don Quichotte combattant des pelleteuses), cocasses, tendres ou tendues. En retour, le chevalier solitaire, cette forteresse impénétrable à la psyché solipsiste, se cogne au réel, l’interpelle et le somme de lui livrer des clefs de notre présent. Élodie Tamayo
par Élodie Tamayo
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Actualités, Critique, Ressorties

Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme

Le Joli Mai est un film clivé. Entre des vues des toits de Paris et le pavé des rues battu en mai 1962 par la caméra mobile de Pierre Lhomme, entre des paroles saisies au fil des rencontres par le magnétophone synchrone d’Antoine Bonfanti et le commentaire prononcé par Yves Montand, entre film-essai et cinéma direct naissant. Film clivé et clivant, faisant s’affronter à sa sortie partisans et détracteurs, jusque dans ces pages où Louis Marcorelles vantait le point de vue sur les Parisiens (Cahiers n°143), quand Michel Delahaye épinglait le retrait de la « conscience-Marker » qui donne la parole pour mieux la reprendre et s’attribuer, sur le dos des personnes filmées, la place de l’intellectuel lucide (Cahiers n°147). Il importe de se souvenir de ces débats face à l’aura dont bénéficie aujourd’hui un film comportant d’indéniables pointes d’ironie cruelle. Entre autres : les fameux plans de chats parasitant un échange verbeux sur le travail, le montage sautant d’une femme disant qu’il serait bon que le peuple sache davantage à d’autres femmes qui déclarent lire les aventures de Tintin ou les potins de France Soir. Mais un sentiment poignant résiste dans les plans, se faufile dans les écarts. Cela ne tient pas seulement au tri que l’on pourrait effectuer entre ces moments et ceux où une parole peut effectivement se déployer, comme lors d’un entretien avec un étudiant du Dahomey ou avec un ouvrier algérien. C’est plutôt que le regard n’abandonne pas l’empathie envers la manière dont les individus s’attachent à l’existence : si des questions accusent le caractère égoïste du bonheur d’un couple, le jugement se suspend quand l’homme énonce à la fin croire au bonheur éternel. Plus que d’un éventuel mépris pour le peuple, la limite tient à la forme du micro-trottoir (devenu repoussoir du cinéma documentaire), et à une approche panoramique qui, multipliant les entrées dans l’époque, se condamne à un effleurement. Mais il faut en outre ajouter à cela d’autres clivages, entre désir englobant et particularisation, entre sérieux et facétieux. Le montage saute d’un tribunal où l’on juge le général putschiste Salan à un club où l’on danse le madison, avec une part de superficialité amusée. Comme son prédécesseur Chronique d’un été, Le Joli Mai fait date et inspire en donnant l’impression d’une réactualisation toujours possible. Le débat qui s’est engouffré dans ses failles et ses tendances opposées peut lui-même se prolonger dans une interrogation sur ce que serait aujourd’hui l’auteur documentaire. Bourgeonnant en 1962, le cinéma direct recule désormais face à une mise en avant de « l’écriture », une demande de « formes innovantes », du desktop movie au machinimas. « J’aurais aimé voir le prêtre-ouvrier se retourner vers Marker et lui dire “vous croyez en dieu ?”  […] Si quelqu’un fait un film où il s’engage en somme très complètement, puisque c’est lui qui conduit les choses, je crois qu’il est nécessaire qu’il soit dans le coup » (Jean Rouch. Cinéma et anthropologie, Cahiers du cinéma, 2009, ndlr) Peut-être faut-il entendre ces réserves de Jean Rouch et, sans nier les beautés hors catégorie, faire la part entre des tendances solipsistes et l’ouverture d’un « je » au risque du réel.  Romain Lefebvre
par Romain Lefebvre
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Actualités, Critique

La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel

La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel (2024) Un mois après La Cache de Lionel Baier, construit autour de l’interstice où s’était dissimulé un père de famille juif pendant l’Occupation, La Chambre de Mariana semble présenter le revers de ce vide tenu secret longtemps après. Ici, le réduit où l’enfant (inventé par Aharon Appelfeld à partir d’un matériau autobiographique) trouve refuge dans le Czernowitz occupé de 1942 apparaît moins comme un repli de l’histoire que comme un lieu imposant au film ses dimensions. Si ce placard est vivable, c’est qu’Hugo (Artem Kyryk), juif confié par sa mère à une amie non juive, va bientôt en étendre les limites aux murs d’une chambre. Mariana (Mélanie Thierry, qui a appris l’ukrainien pour ce film), prostituée affectueuse, a l’audace de loger ce gamin dans la mai- son close où elle vit et travaille, malgré une maquerelle et un tenancier qui n’ont aucune envie de jouer les Justes. Emmanuel Finkiel se concentre moins sur le quotidien de l’établissement ou le destin singulier des Juifs ukrainiens que sur la façon dont la relation avec Mariana maintient Hugo dans la vie. Au suspense (sera-t-il découvert ? quand pourra-t-il sortir ?) se substitue une durée ductile qui rend la question spatiale obsédante, pour le cinéaste comme pour le personnage. Le premier ménage des brèches pour rendre la pièce poreuse au monde. Le second étend à des dimensions vivables l’étroitesse d’un tombeau, tâche qui se révèle aussi celle de son hôte, presque aussi confinée que lui, usée par l’alcool et les rapports forcés avec l’occupant. Peu à peu, les souvenirs en images et en sons du passé familial d’Hugo s’effacent sous ceux d’une sexualité dont il est témoin. Moins inspiré une fois que le garçon s’aventure au-dehors, Finkiel réussit dans cette deuxième partie un geste risqué : l’enfant dont l’environnement visuel a été restreint pendant des années affronte à peine sorti la vue insoutenable d’un charnier. Elle surgit et brûle comme si c’était le premier contrechamp du film. Et même, le seul. Charlotte Garson
par Charlotte Garson
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Actualités, Critique

Lettres Siciliennes

Dans le but de retrouver Matteo (Elio Germano), en fuite depuis la mort de son père, un mafieux redouté, les services secrets italiens forcent Castelo (Toni Servillo), un ancien maire corrompu qui vient de sortir de prison, accessoirement parrain de Matteo, à nouer avec lui une correspondance clandestine dans l’espoir de découvrir dans ces lettres un indice qui l’obligera à sortir de sa cachette. Lettres siciliennes ne se rattache à un poliziottesco qu’à la marge. Grassadonia et Piazza questionnent surtout le rapport impossible entre deux générations. Les pères préfèrent devenir des « traîtres normaux » plutôt que d’abandonner un résidu de pouvoir : comme un symbole, Castelo prend pour nom de code Salluste, stratège politique mais aussi écrivain tourmenté par le sens de l’histoire. Quant aux fils, pour survivre, ils ne peuvent que disparaître : Matteo se fait pourtant appeler Emmanuel, l’un des noms de Jésus, entre goût du martyre et accès d’hybris. Les cinéastes échouent à faire de la relation épistolaire un dispositif de mise en scène. Ils ne s’appuient ni sur l’écriture en tant que telle, ni sur les effets de voix (Matteo dicte ses réponses), ni sur le rythme des échanges. En s’empêchant d’utiliser effets de miroir ou paroles contradictoires, ils isolent les deux protagonistes et se privent des conditions d’une interaction véritable. Lorsque la violence surgit, elle se situe à l’extérieur de cette relation et fragilise finalement la tension dramatique. L’ambiguïté provient dès lors de l’interprétation : Servillo s’amuse à varier les tonalités au sein de la même séquence, passant en un clin d’oeil de l’idiotie feinte à la froideur calculatrice, du masque de l’idiot à la cruauté vide du puissant, démontrant par son jeu la volonté carnivore des anciens aux dépens de l’agitation vaine de leurs héritiers. Jean-Marie Samocki
par Jean-Marie Samocki
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Actualités, Critique, Hors salles

Trou de souris

  Broken Rage de Takeshi Kitano (2024) Broken Rage de Takeshi Kitano (2024) Absent des écrans français depuis quinze ans, Takeshi Kitano revient par la petite porte des plateformes avec un court opus (1h06), déconcertant comme un invité qu’on n’attendait pas. Il y interprète un tueur à gages, taciturne et modeste : Monsieur Souris (Samouraï de Melville + Furet de Mocky) qu’on voit dans la sobre première moitié du film exécuter impassiblement deux contrats, avant de se faire capturer et retourner par deux flics pour infiltrer une micromafia. La seconde moitié, « spin off » de la première, rejoue la même trame (jusqu’à en reprendre périodiquement les plans), la détournant en mode vidéo gag, burlesque et non sensique. Le polar assagi se refait alors une nouvelle jeunesse sous le masque de la comédie, ou mieux, du catch (la défroque abandonnée du dernier plan) : le train-train de la fiction première, qui fonctionnait comme sur des roulettes, bégaye, déconne, fantasme. La syntaxe classique de la première intrigue se fait « fantaxe », pour reprendre ce mot-valise de Pierre Alferi devant la poésie d’Anne Portugal. Le format court accentue l’épure théorique, carre la démonstration : Kitano initie une limpide leçon de grammaire en gardant pour la seconde séance toutes les exceptions. La « rage cassée » de Broken Rage est aussi sourde qu’une rage de dent. Cet art de la fêlure, qui hantait autrefois les films de Kitano et se révélait par de brusques accès de violence, a ici quelque chose de moins maîtrisé et de lancinant. La partition n’est pas si tranchée : la gravité de la première moitié délire en mineur (gag de l’haltère ou du tapis roulant) tandis que la seconde, dans son acharnement à embrasser les codes contemporains (des trucages numériques aux réactions de réseaux sociaux) tend à la ringardise mélancolique (une photo de cible s’anime comme dans un cadre photo à écran LCD démodé), voire au musée Grévin (les postures figées des accidents de Souris, surlignées de jingles). Dans ce poker menteur de vieux pépères (« Beat » Kitano, 78 ans) avec ses trucs et ses martingales, la ruse ultime, c’est la coupe : le film scindé en deux ne cesse en fait de se subdiviser en morceaux de plus en plus menus, de s’éparpiller, d’ellipses en inserts, comme un épuisant désir de se refaire et de n’en jamais finir. Le genre de l’impromptu, effet de la liberté du grand âge (voir Schubert), est affaire de démesure ; mais moins dans l’outrance ou l’outrage que dans la coupe mal taillée – à la Matisse –, associant malicieusement les gestes sûrs du métier aux déliés de maladresses assumées. En deçà du rétrospectif, Kitano inscrit le sentiment du temps dans les limites mêmes de son film, mobilisant les allers-retours décalés de notre mémoire par son jeu des sept différences. Broken Rage rappelle alors ces oeuvres tardives mais pas spécialement testamentaires, souvent courtes, qui s’offrent comme un patchwork de motifs intimes sans grand souci de raccords. Manière pour les cinéastes d’observer jusqu’où les scènes peuvent aller, de tester leur « forme » physique et esthétique plutôt que de séduire ou convaincre leurs contemporains. Ainsi de Belle toujours d’Oliveira (2006, 1h08), des derniers Godard ou du malheureusement invisible Juif de Lascaux de Louis Skorecki (2015, 52 minutes), où Pascal Cervo portait un masque de souriceau aussi enfantin que celui dont s’affuble le vieux Kitano. Pierre Eugène
par Pierre Eugene
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Actualités, Critique

Sûre mesure

Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing (2024) On n’a peut-être jamais vu la première partie, ou saison (Le Printemps), de Jeunesse. On a peut-être rêvé l’avoir vue, puisqu’ici tout recommence, presque à l’identique. Retour aux ateliers textiles de Zhili, quartier environnant mais invisible, limité aux immeubles dans lesquels, de nouveau, la caméra de Wang Bing circule en vase clos, la moindre embardée dans la rue tenant de l’incursion périlleuse. Avec les lieux, reviennent leurs occupants, jeunes et moins jeunes ouvriers exilés des campagnes occidentales de la Chine : leur nom et leur âge se surimpriment toujours à l’écran, associés à leur village et province d’origine. Après le premier chapitre, qui s’achevait sur le retour d’un couple au pays, ces rappels toponymiques prennent toutefois une autre épaisseur, ils lorgnent vers une image latente, les lointains paysages que les travailleurs regagneront là encore, après un long confinement (plus de trois heures à l’écran, des mois dans la réalité). Puissants décrochages qui prouvent combien la longue durée est tout, chez le cinéaste, sauf une signature ou un « format » visé pour lui-même : ici, le montage des masses temporelles répercute le déphasage intime de l’exil. Les Tourments apparaît en fait comme une séquelle du Printemps, une suite qui dégénère. Leurs structures se ressemblent tout comme se ressemblent les scènes de négociation de salaire, les gestes machinaux des ouvriers, les tissus pliés et repliés (le film s’ouvre sur une histoire d’ourlets), façon toile de Pénélope. Wang ne craint pas la redondance, parce qu’il ne considère pas, chose rare dans le documentaire, que le réel se réduise à un éventail de situations exemplaires. Il esquisse des portraits, traque ce qui varie dans l’invariable, l’accroc, le trou, l’événement. Or dans Les Tourments, les événements les plus graves sont invisibles. On y signale plusieurs disparitions : après le livret de paie d’un garçon désemparé, c’est au tour d’un patron endetté de s’évaporer dans la nature en ayant, au passage, tabassé un fournisseur. L’incident, qui éclate dans la rue, crée une sorte de dépressurisation, il aspire le tournage depuis le dehors : posté auprès des ouvriers, le cinéaste « rate » la scène, puis enregistre son infini après-coup, une cascade de déboires se perdant aux confins des jours et des nuits. À côté des stratég ies de survie (revendre les machines pour se payer un minimum, plutôt qu’espérer un geste de l’État), le film documente alors le temps ahuri de l’abandon, du déboussolage. Le temps du débat moral existe, mais il est bref, le scandale se périmant vite dans un lieu où parler signifie ralentir, freiner la cadence : « Ça cause, mais faut bosser aussi », souffle-t-on en coulisses. Menacent donc l’effritement de la colère, l’accoutumance à la marche des choses. On apprend que les fuites de patrons ne sont pas rares. L’événement s’effiloche, reflue à l’état d’anecdote. La concurrence au sein d’un même atelier étouffe la possibilité d’une grève. C’est le moment que Wang Bing choisit pour créer un contrepoint minuscule et implacable. Au bord de l’inertie, il perce un trou, mais dans le dispositif : alité dans le noir, un homme lui parle directement, un peu comme le faisait Fengming, survivante des camps de travail, dans Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007). Il lui raconte la révolte du quartier en 2011 lors de la mise en place d’une taxe, puis la répression policière, brutale, lancée contre les travailleurs migrants. L’irruption calme, presque rieuse, de ce témoin nocturne est aussi inattendue que les feux d’artifices allumés par un père fêtant le retour de son fils à la campagne : ainsi la « vitalité extraordinaire » des sujets filmés, saluée par le cinéaste dans un carton final, paraît-elle d’autant plus surprenante lorsqu’elle surgit, infime et pétaradante, au détour d’un plan-séquence. Élie Raufaste
par Élie Raufaste
© Cahiers du Cinéma
Actualités, Critique

De mal en pigeon

Aimer perdre de Harpo Guit, Lenny Guit (2025) « Comment soigner » sont les mots qu’inscrit Armande, l’anti-héroïne d’Aimer perdre, dans la barre de recherche. Vif d’esprit, Google suggère la suite. Comment soigner quoi ? Une angine ? Un panaris ? Non : un pigeon. Celui qu’elle a recueilli alors qu’il stagnait au milieu de la route, placide, dépressif. Les noms de petits bobos s’affichant à l’écran éclairent tout de même l’allégorie : qui veut sauver autrui se retrouve surtout devant ses propres plaies, ses propres tares. Et l’oiseau de personnifier un double évident de la protagoniste – si évident que son nom complet est Armande Pigeon. Harpo et Lenny Guit n’ont pas peur d’être littéraux, leur cinéma étant branché à un cerveau comico-épileptique qui se moque bien, à raison, de jouer au fin psychologue. Pas plus qu’ils n’ont peur de tirer sur des ficelles usées par d’autres – tels que les frères Safdie, influence revendiquée dont semble provenir l’ossature du récit. Combinarde bruxelloise vivant aux dépens des autres, parieuse fauchée et malchanceuse (logique), Armande croise le pigeon mais aussi Ronnie, sémillant échalas qui agit sur elle comme un portebonheur; formant un duo gagnant, ces flambeurs discount se jettent dans une frénétique virée nocturne entre casino et caniveau. Le pigeon convalescent comme métaphore du care que la joueuse néglige pour elle-même, en revanche, évoque moins les Safdie que Showing Up de Kelly Reichardt, où Michelle Williams soignait un colombidé. Influence bien plus lointaine, certes, mais Aimer perdre prolifère autour du même doute que suscite la lose au féminin chez Reichardt : de la baby-sitter pour animaux et de la société qui la regarde s’embourber dans ses problèmes, qui est le boulet ? Ce doute hante l’odyssée chancelante d’Armande, jalonnée d’enjeux prosaïques – lorsqu’on survit en comptant sur le hasard, le trivial est capital : un sandwich au camembert barboté dans un frigo se change en graal. Qu’il s’agisse de Catherine Ringer (logeuse maternelle au verbe haut), de Melvil Poupaud (noctambule cupide et crasseux comme pourrait en jouer Bouli Lanners) ou d’inconnus glanés dans le Bruxelles souterrain, les regards posés sur Armande sont duels. Tous trahissent un légitime agacement envers la tornade humaine qui joue de mauvais tours à son entourage ; en même temps, ils représentent l’austère jugement du destin qui s’abat injustement sur elle. Dès lors, le moteur qu’est la galère, déjà à l’œuvre dans Fils de plouc et réaffirmé ici comme système burlesque et motif obsessionnel (« C’est quoi, cette galère ? » est la première réplique), acquiert une dimension politique : la galérienne bouscule, salit, profite – mais la société en face fait pareil, comme ses ex et soupirants toujours prêts à monnayer en nature leurs dépannages. La galère façon Guit ne suscite aucun apitoiement, mais une solidarité passant par une mise en scène accordée au défaut magnifique d’Armande : son énergie sourde et aveugle. Comme elle, Aimer perdre ne tient en place (modèle pour un cours de nu, elle est réprimandée car elle parle et frétille), tourne comiquement en rond (tels les aéromodélistes au nez en l’air, dont elle voudrait tirer profit), n’écoute rien des mises en garde (une comédie d’action aussi pauvre que l’héroïne : risqué, mais les auteurs tentent leur chance eux aussi) afin de mieux foncer bille en tête par-delà les conventions, avec le même regard de taureau que l’actrice Maria Cavalier-Bazan, révélation électrique dont la grâce hypernerveuse tranche finalement avec l’oiseau apathique du début. Avec ses lorgnades foudroyant autrui par en dessous, Maria/Armande se rend aimable et haïssable, gagnante et perdante, arnaqueuse arnaquée, si bien qu’elle brouille le regard : allez savoir qui est la vraie, le vrai pigeon(ne) de cette histoire. Yal Sadat
par Yal Sadat

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