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27 mai 2025 à 10:00

Festival de Cannes, ouverture : Face aux Français

Face aux Français Deux salles, deux ambiances, une même France. Plateau de TF1 : le président, jupitérien autoproclamé, donne sa vision des enjeux (inter)nationaux qui attendent la nation, dans une émission spéciale intitulée « Emmanuel Macron – Les défis de la France ». Cannes, Grand Théâtre Lumière : le festival s’ouvre en brandissant lui aussi les grands défis planétaires, regardés depuis une mère patrie qui se rêve au centre du jeu. Les J.O. de Paris sont passés par là, et on devine une envie de croire dans les puissances du show à la française. Même lorsqu’il s’agit d’aborder les sujets délicats ? Surtout dans ce cas-là. Moustachu comme jamais, Laurent Lafitte donne le ton. Entre The Artist et une sorte de Tom Selleck cocorico, il s’acquitte du rappel de rigueur sans trainer : en ces lieux lustrés, Mesdames-Messieurs, on reste conscient du monde. S’avance Juliette Binoche, présidente non jupiterienne, papesse du cinéma bien-de-chez-nous mais engagé – voile blanc de mater dolorosa, lyrisme débridé, inventaire à la Prévert des injustices d’ici et de là-bas. Difficile de ne pas évoquer la photojournaliste Fatma Hassouna, tuée par un missile israélien à Gaza et sujet du documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (Acid). Puisqu’elle était presque muette, on s’attendait à ce que la grande famille du cinéma local saisisse l’occasion de se donner une (éphémère ?) voix d’actrice sur ce sujet-là. Même limonade politico-glamour que chaque année ? Oui et non. Ici transpire non seulement l’intention de prouver que le cinéma peut quelque chose (vielle rengaine), mais aussi cette conviction en vogue que la France peut exercer un soft power culturel à même de sauver le monde, de réenchanter les âmes meurtries comme l’a fait Hollywood. Ils avaient Lynch, on a Mylène Farmer : la Franco-Canadienne met son timbre au service d’un hommage au génie indirectement englouti par les feux dantesques de Los Angeles. Prélude à un autre effort de réenchantement littéral, moins rivé sur les lointaines terres dévastées que sur le cœur du pays lui-même : celui du film d’ouverture Partir un jour d’Amélie Bonnin. Devenus adultes, les ados français du XXᵉ siècle tardif continuent, après L’Amour ouf, de faire le bilan au son de leurs tubes favoris. Occasion de reconnecter affectivement et socialement : rentrée dans son village après l’infarctus de son père, une gagnante de Top Chef (Juliette Armanet, douceâtre et anxieuse comme la France) goûte au clivage Paris-Province. Il est vite transcendé par des numéros musicaux underplayed – de Dalida à K. Maro en passant par les 2Be3 –, chantés par les personnages sans danser ou bien en s’interrompant au milieu, comme si l’on se souvenait brutalement qu’on n’était pas à Hollywood. Où l’on voit que le sujet très C à vous du transfuge de classe en plein come-back est devenu une manne, ou un vernis sociologique voué à justifier un projet de mélodrame somme toute inoffensif. C’est d’ailleurs lorsque le sirop nostalgique s’assume comme tel (sans se chercher un objet politique bidon) que Partir un jour se montre décent, presque aussi aimable que la popote du restoroute tenu par les parents de l’héroïne (symbole du retour à la terre après les cimes parisiennes). Mais dans cette mission-prétexte que se donnent les mélos populaires aujourd’hui –  retrouver une patrie sympa quitte à l’inventer, bricoler un récit national et musical pour créer un liant entre classes et régions  –, il y a quelque chose d’aussi forcé qu’un discours de Macron. De l’état de la France et de sa cuisine, on n’apprendra rien ici, mais on retiendra au moins que c’est dans les vieux pots qu’on chante la meilleure soupe. Un autre geste de la cérémonie trahit inconsciemment le désir français de se mettre en scène comme peuple uni : la mise à l’honneur de l’Amérique, qui a su s’illustrer en la matière – et qui vole le show. Tarantino surgit comme un diable à ressort pour sonner le début des festivités façon Monsieur Loyal, et pour donner un grand coup de pied dans les mises en scène guindées du début, montrant qu’il reste le showman cannois de 1994 – avec lui, pas de réel social : « vive le cinéma », c’est tout. De Niro et sa palme d’honneur remise par DiCaprio arrivent au contraire à l’heure, en phase avec la sidération d’une part de leur peuple. Dignes, aussi soudés qu’un Trump et un JD Vance qui seraient tombés du côté clair de la Force, les deux acteurs choisissent les mots justes pour convoquer l’actualité. De Niro défend Cannes comme « marché d’idées », tandis que la Maison-Blanche « autocratique » et ses droits de douane asphyxiant l’art sont « des menaces contre la démocratie » auxquelles réagir « de façon non-violente mais organisée ». À l’écoute de cette petite musique si pragmatique, professionnelle, concrète, on se dit qu’en effet, en matière de soft power, ces gens-là ont fait du beau travail. La France a du chemin à faire. Keep up the good work. Yal Sadat   À lire également : Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi | Fiche film Partir un jour de Amélie Bonnin | Fiche film L’Amour ouf de Gilles Lellouche | Fiche film
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Cannes : IA pas photo

Cannes : IA pas photo C’est un éléphant dans la pièce qui bouscule la raison d’être du cinéma, voire agite la menace de son remplacement. On l’appelle « l’Entité » dans Mission: Impossible – The Final Reckoning, programmé au début des festivités : il s’agit bien sûr de l’intelligence artificielle. Elle a rôdé comme un spectre d’un bout à l’autre du festival, s’invitant dans les films et les débats institutionnels accueillis un peu partout sur la Croisette. The Final Reckoning l’érige en déesse destructrice à même de faire la pluie, le beau temps et surtout l’hiver nucléaire – n’eût été l’intervention pétaradante de Tom « Ethan Hunt » Cruise. Alors que s’amorce la dernière ligne droite de l’édition 2025, un autre objet présenté hors-compétition boucle la boucle en convoquant à son tour l’IA – de façon moins directe, et plus franco-française : La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch, avec entre autres Suzanne Lindon et Vincent Macaigne. On a les Ethan Hunt qu’on mérite. Quel est cet avenir qui vient ? Celui de la France, rien de moins. Klapisch le médite poétiquement, pâquerette à l’oreille, en plongeant paradoxalement dans le passé artistique du pays. Un groupe de lointains cousins issus de milieux variés hérite d’une vieille maison normande : occasion de se replonger dans la vie de sa propriétaire originelle, Adèle Vermillard (Suzanne Lindon), une aïeule campagnarde montée dans le Paris artistique de 1895. Là encore, après Partir un jour et le calamiteux Connemara (adaptation de Nicolas Mathieu par Alex Lutz), la France recolle les morceaux éparpillés de son identité. Mais il s’agit aussi de l’avenir du cinéma, et des techniques qui viennent le bouleverser. Au centre du récit se trouve un cinéaste en herbe englué dans des commandes peu gratifiantes, au point de se demander si le médium possède bien un avenir. La biographie de son ascendante lui tend un miroir : la jeune femme découvre la photographie dans une ère où nombre de jeunes gens modernes prédisent la mort de la peinture. Un jeune peintre joué par Paul Kircher se voit raillé par son ami photographe (Vassili Schneider), qui lui répète que son art « ne sert plus à rien ». Mais puisque l’on est en 1895, c’est bientôt le cinématographe qui vient arbitrer leurs chamailleries, en permettant des spectacles plus révolutionnaires encore. Voilà le tout-numérique convoqué en creux, tandis que le film adopte une position digne d’un congrès de la tech organisé par l’Élysée : n’ayez crainte, chers artistes, les outils du futur avancent main dans la main avec le patrimoine ; face à l’algorithme, le cinéma demeurera. Mieux : l’un et l’autre cohabiteront, tels le pinceau et la photo. Orchestrant cette fable où défilent les figures du patrimoine culturel français, Klapisch se pose en réconciliateur des âges et des images. Il y a pire que cette conception mièvre de la technique : son pendant pessimiste et ringard. Entre Mission: Impossible et La Venue de l’avenir, le sujet s’est invité dans Dalloway de Yann Gozlan (Séances de Minuit). Gozlan regarde le problème avec les lunettes de l’algo-anxiété : une romancière (Cécile de France) tente d’écrire son prochain livre au sein d’une résidence artistique où l’assiste un chatbot vocal au timbre familier (Mylène Farmer). Découvrant que l’ordinateur la surveille pour mieux lui dérober son talent, elle entame un bras de fer sournois contre l’IA, cette fausse amie. Dystopie, vraiment ? Les enjeux semblent familiers et même déjà datés, si bien que cette collection de clichés censés rendre compte de l’incertitude ambiante se condamne à la péremption immédiate. Dalloway, ou les dérives de Chat GPT expliquées à nos grands-mères mortes. Là où certaines œuvres non-cannoises pensent l’IA au point d’en faire une matière filmique (cf. le travail d’Ismaël Joffroy Chandoutis ou encore Who Said Death is Beautiful? de Ryo Nakajima, présenté au dernier festival d’Annecy), le cinéma visible ici galope à la remorque de la technologie. Malgré la nature cartoonesque de son scénario, peut-être est-ce encore Mission: Impossible qui pose le mieux le problème. Certes, le numérique avale l’humanité, mais le spectacle tient ici à une promesse : c’est bien le corps de Tom Cruise, et non un avatar généré par une machine, qui se cramponne pour de vrai aux fuselages des avions afin d’aller court-circuiter l’apocalypse annoncée. Et si le meilleur moyen de cohabiter avec l’IA n’était pas de chercher à voir plus loin qu’elle, mais de revenir à des fondamentaux cinématographiques vieux comme Buster Keaton ? Yal Sadat À lire également :  Mission : Impossible – The Final Reckoning de Christopher McQuarrie | Fiche film La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch | Fiche film Dalloway de Yann Gozlan | Fiche film
par Yal Sadat
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Oui de Nadav Lapid

Maudit oui-oui Convulsif, fiévreux, impactant, le dernier film de Nadav Lapid – sur un couple d’artistes Israéliens pris dans la tourmente propagandiste de l’après 7 octobre – fait disjoncter le sens commun, en commençant par repenser un duo de mots fondamentaux : le oui et le non. Y. et Yasmine – pianiste-performeur clownesque et danseuse sexy – se disent oui, à tout. Oui pour s’aimer, baiser, fêter, voire se vendre à des riches, à des corrompus, pour survivre, pour la puissance, pour le jeu. Mais que signifie dire oui à la vie, dans toutes ses intensités et ses promesses, au sein d’un État qui exerce une violence extrême ? Une partition claire, qu’énonce le film : le non résiste, le oui est soumis, le oui est un collabo. Le désir de bonheur et de jouissance se cogne alors aux rappels incessants de la brutalité. Le montage intempestif, au son notamment, est heurté de bips numériques qui annoncent de nouveaux massacres à Gaza, de rumeurs de bombardements, de dialogues à la Gertrude Stein scandant en plusieurs langues le trauma du dernier pogrom, d’accords stridents ou de basses assourdissantes faites pour recouvrir un quotidien devenu insupportable. Et pourtant ce film dit oui, un oui tonitruant. À quoi ? Au désir de faire du cinéma, même impossible, même monstre. Alors Lapid convoque les forces vives de genres hétérogènes. Le prisme tourne entre le film d’amour épileptique, version Sailor et Lula à Tel-Aviv ; la fiction politique décadente (tel un Pacifiction sous cocaïne), le cartoon brutal, la comédie musicale désespérée, le cirque fellinien, et l’ombre de Tobe Hooper plane sur des décors de piscine à balles. Les curseurs sont poussés au maximum, dans un geyser de couleurs, une explosion de textures sonores, un vortex de mouvements de caméra et d’effets spéciaux. On oscille entre la secousse organique, l’éveil des sens, et l’étourdissement. Ce mouvement contraire épouse celui des protagonistes en crise (on salue au passage l’extraordinaire présence du performeur Ariel Bronz et de l’actrice Efrat Dor) : à la fois affranchis et serviles, performatifs et passifs. Ses images malades restituent aussi une vérité médiatique, à la hauteur du grotesque sordide qui irrigue les réseaux sociaux (à l’exemple de la récente vidéo générée par IA « Trump Gaza Number One »). Plus discrètement, une inquiétude poétique (tenue de film en film depuis Synonymes) traverse la bande quant à la valeur des mots et la justesse des désignations. Et parfois, une décélération plus tendre, un appel à rêver, laissent croire à la possibilité d’un oui non souillé. Élodie Tamayo À lire également :  Yes de Nadav Lapid | Fiche film Sélection de la Quinzaine des Cinéastes 2025 Tableau des étoiles de la Quinzaine des cinéastes 2025
par Élodie Tamayo
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Sentimental Value de Joachim Trier

Trier la maison La « valeur sentimentale » du film de Joachim Trier est celle que deux sœurs accordent à leur maison familiale dont l’héroïne Nora (Renate Riesve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) avait fait la narratrice d’une rédaction marquante dans sa scolarité. Très vite, l’idée d’un dispositif à la Here de Robert Zemeckis (raconter l’histoire des habitants successifs d’une maison) est escamotée au profit de la prolifération d’autres scènes : celle du théâtre où Nora fait carrière avec un succès menacé par de soudaines crises d’angoisse, et celle à venir du plateau de cinéma où le père des deux femmes, cinéaste, propose à Nora de participer au film qui relancerait enfin son activité artistique de septuagénaire ringardisé. Sa demande, au moment de la mort de sa femme divorcée, déstabilise la fratrie : désormais seul propriétaire de la maison, il semble aussi s’approprier l’histoire familiale, alors qu’il a déserté le foyer quand ses filles étaient enfants. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans, déboulonnait les pères avec moult secousses, la manière « trierienne » consiste à décrire la tristesse insidieuse des conflits déminés, fluidifiés en larme à l’œil insistante, des pétages de plomb convertis en fond dépressif. Trier est tchéchoviste : un stakhanoviste de la douceur. Mais la « valeur sentimentale » se pose en général pour le cinéma du Norvégien désormais abonné de la compétition : mettre en scène des personnages émus suffit-il à émouvoir ? Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora et les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades pop-folk insistantes qui ouvrent et ferment le film). Trier accumule les échanges en champ-contrechamp entre sœurs et entre chacune d’elles et le père, fouillant les traits des acteurs, sûr que la psychologie possède une « valeur » à la fois existentielle et esthétique. On le sent convaincu de trouver encore dans le visage, unité originelle du cinéma, la transcendance athée qui manque. « Prier n’est pas s’adresser à Dieu, c’est exprimer son désespoir » : répétée au cours du film, cette phrase est à entendre en remplaçant « prier » par « tourner ». Mais la séquence du film finalement réalisé par le père vient souligner que ce volontarisme des émotions tient de la méthode Coué. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions. Charlotte Garson À lire également :  Valeur sentimentale de Joachim Trier | Fiche film Sélection de la Compétition officielle 2025 Tableau des étoiles de la Compétition officielle 2025
par Charlotte Garson
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L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho

L’espion qui venait du chaud Il y avait de quoi craindre la promesse « cinéma de genre » de L’Agent secret, tant Bacurau (2019) réduisait les codes narratifs du western et du film d’action à un manichéisme strictement discursif. Mais Kleber Mendonça Filho fait ici le contraire : se déroulant dans les années 1970, L’Agent secret suit un universitaire menacé par la dictature pour des raisons d’abord sombres et prend du polar ce qu’il a de plus éclaté, incohérent, déviant, se permettant les fausses pistes, excursions fantastiques et autres détours cauchemardesques. L’idée est simple, mais difficile à exécuter : un pays comme le Brésil, a fortiori en temps de dictature, est impossible à raconter. Et la beauté du film tient à sa façon de confondre les fausses pistes et les éléments clés pour la compréhension. Pas dans le sens où on ne saurait pas les distinguer, mais où les uns ne pourraient pas exister sans les autres, à l’image de cette séquence d’ouverture où le protagoniste (Wagner Moura) vit une rencontre tendue avec la police dans une station de service devant la présence d’un cadavre posé là comme un résidu en décomposition, scène sans conséquence dans le récit mais qui le hante autant que le destin du héros. Si le festival de Cannes n’est surtout pas la maison du spectateur attentif, les salles abondant en corps fatigués et en yeux basculant inévitablement dans la sieste, il y avait dans cette séance une forme de joie à s’abandonner, à laisser emporter sa conscience dans la complexité où les personnages eux-mêmes naviguent, entre faux noms, rencontres tordues avec la justice et le pouvoir, rassemblements de persécutés, labyrinthes bureaucratiques et fusillades. Si le cœur de la trame se déroule en plein carnaval dans l’état du Pernambouc, ce n’est pas par recherche d’exotisme ou volonté d’ajouter de la confusion à la confusion : la fin du film ôte petit à petit son déguisement, le montage dévoilant de façon de plus en plus visible un présent qui montre sa tête par la porte du récit et qui regarde ce passé sans le comprendre. Revoici Moura déguisé en docteur, fils du protagoniste, incapable lui-même d’en dire plus sur des événements dont il ne saurait tirer le fil dans un pays changeant constamment d’habits le corps meurtri de son histoire. Fernando Ganzo À lire également :  L’agent secret de Kleber Mendonça Filho | Fiche film Sélection de la Compétition officielle 2025 Tableau des étoiles de la Compétition officielle 2025
par Fernando Ganzo
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Ciudad sin sueño de Guillermo Galoe

Futur antérieur « Alors on vit des ombres de feu, et ces ombres de feu, c’était le futur. – Raconte-nous le futur ! – Encore ! Non, Toni, toi, raconte-leur. » Ce futur conjugué au passé du conte, immémorial, est celui d’un village d’or, survolé d’oiseaux colorés et baigné de trois fleuves : le premier de lait sucré, le second de vin, le troisième de café. Son histoire est narrée lors d’une veillée animée à La Cañada Real, l’un des plus grands bidonvilles d’Europe situé dans la banlieue de Madrid, où cohabitent des communautés roms et marocaines. Guillermo Galoe y a construit collectivement son premier long, développé d’après un court qui en posait déjà les fondations – Aunque es de noche (repéré à Cannes et couronné d’un Goya). Le film, très simple dans sa fiction, brosse la fin d’un temps : le démantèlement d’un monde (détruit pour des raisons de spéculation immobilière) dédoublé par la sortie de l’enfance du protagoniste. Le présent du quotidien et de la débrouille se voit creusé et amplifié des songes de ce qui aurait pu être ou de ce qui aura été ; de tous les temps rêvés ajoutés aux temps vécus. C’est que le désœuvrement de l’enfance donne accès à la durée : pour errer, jouer, imaginer des mondes alternatifs. Le film n’idéalise certes pas un lieu privé des ressources les plus élémentaires (comme l’électricité) ou engourdi par le trafic de toxiques. Mais il s’attache à peindre une culture affranchie : des champs à perte de vue plutôt que les clapiers des HLM et l’invention de rythmes propres, festifs, intempestifs, familiaux, rituels. Au son, les chants, cris, vrombissements de quads et aspirations de vapoteuses, donnent un souffle vital au site. À l’image, la transfiguration opérée par Rui Poças (brillant chef opérateur, entre autres pour Miguel Gomes) est saisissante. Les prises de vues réalistes, proches des visages et mobiles, alternent avec des tableaux qui nous emportent dans des mondes multiples : des nuits de Ribera aux hallucinations chromatiques de David Hockney. C’est que les enfants, par le biais des filtres de leur portable, documentent leur espace et y projettent tous les possibles d’une faune et d’une atmosphère surnaturelle. On aurait tort de rejeter ce principe comme un artifice esthétisant : cette lumière aura été là, cette maison imaginaire aura été construite, ce grand-père fort comme un roc aura été aimé, et ces couleurs à la limite du spectre sensible auront été imprimées dans nos rétines. Élodie Tamayo À lire également :  Ciudad Sin Sueño de Guillermo Galoe | Fiche film Sélection de Semaine de la critique 2025 Tableau des étoiles de la Semaine de la critique 2025
par Élodie Tamayo
Arco Cahiers du cinéma
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Arco de Ugo Bienvenu et Planètes de Momoko Seto

La diffraction du dessin Le premier long métrage d’animation d’Ugo Bienvenu, présenté dans la section Séances Spéciales, est l’une des belles découvertes de la sélection, science-fiction simple et ambitieuse qui part en quête des origines du dessin et d’une nouvelle humanité. Le personnage éponyme d’Arco, un petit garçon du futur, voyage dans le temps et retourne par erreur, alors qu’il voulait voir les dinosaures, à une époque moins lointaine pour lui, en 2075, au moment où l’humanité n’a pas encore mis la Terre « en jachère », ne vit pas encore dans des maisons autonomes, en haut des cimes, ne sait pas encore parler aux oiseaux. Il découvre une société toute robotique arrivée presque à son terme, qui se protège comme elle peut d’épisodes climatiques extrêmes. Tout va bien de toute façon : dans ce récit utopique, où l’on sait dès le départ que l’humanité a su se réinventer, place est faite à une aventure moins tonitruante que les récits de fin du monde, articulée autour d’un phénomène infime, celui de la diffraction de la lumière. Pour traverser le temps, Arco revêt une combinaison spéciale et, une fois élancé, se transforme en arc-en-ciel. Contre toute attente, il n’y a rien de kitsch là-dedans, car le voyage temporel déforme le personnage au point de le faire apparaître ni plus ni moins comme ce qu’il est par essence : une créature de couleurs. Si, comme tous les enfants, Arco fantasme la préhistoire, le film s’attache ainsi lui-même à explorer ses propres origines, fondamentales et inatteignables : l’arc-en-ciel, palette de l’animateur, révèle aussi en la décomposant de quoi est faite la lumière, que le cinéma d’animation, contrairement à la prise de vue réelle, n’a pas besoin de capter pour créer ses images. Pour rentrer chez lui, Arco utilise un prisme que trois frères très attardés lui ont dérobé (Vincent Macaigne, Louis Garrel et William Lebghil prêtent merveilleusement leur voix à ces clowns éberlués). Pour y parer, Arco et Iris, la petite fille au nom éloquent qu’il rencontre en 2075, créent artificiellement avec un tuyau d’arrosage un arc-en-ciel dans le jardin ; les frères, cherchant à filmer la scène en cachette, oublient d’allumer la caméra au moment où Arco décolle. Du côté du bricolage de la lumière comme de son enregistrement photographique, c’est l’échec, comme si, pour être opérants, les arcs-en-ciel devaient avant tout se manifester comme une décomposition du dessin et non de la lumière, une invention propre au cinéma d’animation. Programmé à la Semaine de la critique, Planètes de Momoko Seto, film d’animation aux techniques multiples (time-lapse, hyper ralenti, ultra macro, robotique), trouvant au plus près de la vie des espèces végétales et animales l’originalité de sa forme, suit le périple de quatre graines de tournesol en quête d’une terre fertile, et fait récit, à leur niveau, d’une recréation du monde ; Arco, en remplaçant les peintures pariétales par les dessins d’un robot de 2075 en fin de vie, anéanti par un incendie géant, fait de cet état du monde, proche du nôtre, une nouvelle préhistoire. Dans les deux cas, une genèse est visée : l’animation, pendant des fictions de destruction et de leur cynisme, semble prendre discrètement en charge, sans le dramatiser (à hauteur de graine, ou actant une révolution passée depuis longtemps), l’imaginaire du futur. Mathilde Grasset À lire également : Arco d’Ugo Bienvenu | Fiche film Planètes de Momoko Seto | Fiche film Sélection Cannes Spéciales 2025 Tableau des étoiles – Séances Spéciales 2025 Semaine de la Critique 2025 Tableau des étoiles – Semaine de la Critique 2025  
par Mathilde Grasset
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Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart

Femmes en miettes De part et d’autre de la Croisette, deux réponses cinématographiques à la violence masculine se faisaient face ce vendredi. Avec Que ma volonté soit faite, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Julia Kowalski prolongeait le récit et le geste amorcés avec son court J’ai vu le visage du diable (déjà à la Quinzaine en 2023). L’adolescente polonaise possédée par le démon se nomme désormais Nawojka ; toujours interprétée par l’épatante Maria Wróbel, elle est installée avec son père et ses deux frères dans une ferme française. La veille, L’Engloutie de Louise Hémon réactualisait déjà une mythologie associant le désir féminin à une puissance maléfique, mais semblait ne l’assumer qu’à moitié. La reprise prend ici un tour plus malicieux par la présence d’une « sorcière » tout ce qu’il y a de plus humain (Roxane Mesquida), rendue coupable aux yeux des villageois de la violence libidinale qu’elle éveille chez les hommes. Les actions surnaturelles de Nawojka apparaissent alors comme un juste retour des choses, comme si les projections patriarcales avaient elles-mêmes donné naissance au démon qui se manifeste à travers l’adolescente. Puisant aussi bien dans Carrie que dans le giallo, Julia Kowalski transcende par l’outrance du cinéma de genre l’aspect très explicite de son propos féministe, émeut par les matières que sa mise en scène convoque – boue, glaires et flammes. Autre forme d’intensité chez Kristen Stewart, dès la présentation de son premier long métrage The Chronology of Water, tout en « motherfucker » affectueux et « I love you » rageurs adressés à son équipe. De même que le diable se manifestait chez Nawojka à travers des visions fragmentaires, le parcours de Lidia (la romancière Lidia Yuknavitch, dont Stewart adapte l’œuvre), marquée par l’inceste, se donne dans le désordre, à la façon d’éclats mémoriels qui reviennent malgré soi. Autre façon de mettre à distance la rage : les mots, qui guident le récit et soutiennent le parcours d’apaisement de l’héroïne, course sans fin pour revenir à soi-même. Elle se déploie comme chez Kowalski à travers un motif sensoriel : celui de l’eau. De ces deux longs métrages se dégage le sentiment que la pleine restitution de l’expérience de ses héroïnes gagne à se donner par morceaux, façon de figurer la difficulté à faire tenir ensemble les injonctions contradictoires. Qu’il faut montrer le monde en miettes pour mieux en imaginer un autre. Olivia Cooper-Hadjian   À lire également :  Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski | Fiche film  The Chronology of Water de Kristen Stewart | Fiche film Sélection Quinzaine des Cinéastes 2025 Sélection Un Certain Regard 2025 Tableau des étoiles – Quinzaine des Cinéastes 2025 Tableau des étoiles – Un Certain Regard 2025
par Olivia Cooper-Hadjian
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Nouvelle vague de Richard Linklater

Loin du temple Pour apprécier Nouvelle vague, il faut accepter que Godard devienne un personnage de fiction, c’est-à-dire ne pas exiger une fidélité mais s’amuser des projections que permettent son image, son mythe, avec leur part de clichés. La première raison pour laquelle Linklater gagne son pari est que son geste est amoureux, à l’inverse de celui, revanchard, du Redoutable d’Hazanavicius, dont ce film est en bien des points l’antithèse. Amoureux mais pas dévot ni solennel. Linklater n’est pas intimidé par son sujet, notamment parce que ce n’est pas Godard seul qui l’intéresse mais sa jeunesse, sa désinvolture, son insolence parfois un peu crapuleuse, et tout ce que cela dit d’une époque et d’une manière de faire du cinéma. Malgré le noir et blanc, le format carré et les clins d’œil, le film n’est pas non plus un pastiche, ni même un plagiat assumé (ce que Godard revendiquait) : s’il retrouve quelque chose de ce cinéma-là c’est moins dans la forme du film que dans l’énergie de sa fabrication. Ne cherchant pas non plus à l’« actualiser » en le regardant avec des yeux et des idées de 2025,  il le rend au présent par ses partis pris de tournage : essentiellement, une bande de jeunes acteurs réunis dans une aventure légère. Ainsi, on cesse vite de jouer au jeu des ressemblances, car là n’est pas la question. L’enjeu est plus libre, il est du côté du « on dirait que… » des enfants : « on dirait que je suis un réalisateur français de la fin des années 50 et que vous êtes Godard, Truffaut et compagnie… ». Un nom, un costume, une vague ressemblance, une imitation plus ou moins appuyée suffisent à s’amuser comme des gosses, c’est-à-dire sans le poids du mythe ou du surmoi. Bien heureusement, ça ressemble donc bien moins à un essai docte sur le génie suisse qu’au spectacle qu’offrirait une troupe de jeunes cinéphiles un peu fétichistes et surtout suffisamment désinvoltes pour démontrer aux gardiens du temple qu’il n’y a pas de temple qui vaille. De Godard, Linklater retient avant tout une forme de joie créatrice, qu’il rend contagieuse, et qu’il ait réalisé un petit film jovial sur un sujet si imposant prouve la tendre honnêteté de son geste. Marcos Uzal   À lire également :  Nouvelle vague de Richard Linklater | Fiche film Sélection Compétition 2025 Tableau des étoiles – Compétition officielle 2025
par Marcos Uzal
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Renoir de Chie Hayakawa

Depuis l’enfance Renoir (à mon sens, le film de la compétition cannoise le plus stimulant vu jusqu’à aujourd’hui) est de ces films dont on ne saurait résumer facilement ce qu’il raconte, encore moins de quoi « ça parle », et que l’on ne peut précisément aborder qu’en disant d’abord depuis où il regarde. Sa forme éclatée, flottante et impressionniste traduit les mille perceptions d’une enfant – Fuki, 11 ans –, qui vit avec sa mère tandis que son père est à l’hôpital, en phase terminale de cancer. Loin d’être larmoyant, le film endosse au contraire l’incertitude émotive de la fillette (génialement incarnée par Yui Suzuki). Dans le présent des sensations plus que dans le recul des sentiments, Fuki est guidée par son désir de voir et d’expérimenter, mais, peu expressive, elle saisit surtout la tristesse de ce qui lui arrive à travers les réactions des adultes. Comme elle, le film est à la fois hypersensible (aux lumières, aux couleurs, aux sons) et rétif au pathos, là où tout pourrait y conduire. Le récit frôle parfois le conte, par les rituels et croyances que s’invente Fuki pour répondre à la mort qui l’entoure, mais aussi à travers des figures d’hommes à la fois fascinants et répugnants, dont l’un (un jeune pédophile qui l’amène chez lui, d’où elle s’échappera à temps) serait l’ogre de l’histoire. Chie Hayakawa, plongeant dans ses propres souvenirs, parvient ainsi à retrouver la texture d’une perception enfantine, quand le sens des choses est encore si opaque que tout existe dans son intensité même, et que les adultes restent des mystères aussi vastes et inquiétants que le désir, la tristesse ou la mort. Marcos Uzal   À lire également : Renoir de Chie Hayakawa | Fiche Film Sélection Compétition 2025 Tableau des étoiles – Compétition 2025
par Marcos Uzal
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Un fantôme utile de Ratchapoom Boonbunchachoke

Déclaration de revenants Le cinéma n’a évidemment pas attendu le premier long métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke pour répondre à la question existentielle et rhétorique d’Alphonse (de Lamartine) : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». C’est donc dans le sillage des films séminaux de Segundo de Chomon et pas si loin des plus récents Rubber de Quentin Dupieux ou Yves de Benoit Forgeard, que le cinéaste thaïlandais s’attache dans un premier temps à livrer une vision animiste du monde. Son originalité est de convoquer les ressources inépuisables du film de fantômes et de proposer d’abord une fable sentimentale qui, sur fond d’alerte écologique, joue avec une vraie drôlerie de son potentiel comique.  Tout est donc affaire de possession lorsque l’âme des victimes de la pollution s’empare des objets liés à la tragédie qu’ils ont vécue. C’est ainsi, parmi d’autres cas, que la belle Nat, logiquement devenue aspirateur, va chercher, après sa mort, à continuer à vivre sa passion pour March. Alors que le premier segment du film traite à sa façon des difficultés du couple mixte pour en explorer les virtualités, succède à une intrigue qui dépoussière Mme Muir – comment vivre sa passion avec l’aimé.e que l’on est seul à voir ? – une version ectoplasmique de Devine qui vient dîner qui fustige la rigidité d’une société thaï refusant toute hybridation. Contre toute attente, le scénario a la bonne idée de ne pas s’arrêter aux conflits (électro)ménagers à la Dartyhausen. Car un autre film, foisonnant, nihiliste et violemment politique commence dès que les revenants collabos aident les humains révisionnistes à se débarrasser des encombrants. La scission, dès lors, s’opère selon d’autres critères. Et la lutte pour le souvenir devient l’enjeu du film qui bascule sans crier gare dans un fantastique horrifique et nihiliste où les sacrifiés de l’histoire récente de la Thaïlande (des manifestations de 2010 en particulier) semblent enfin demander des comptes.    Thierry Méranger   À lire également : A Useful Ghost de Ratchapoom Boonbunchachoke | Fiche Film Sélection Semaine de la Critique 2025 Tableau des étoiles de la Semaine de la critique 2025
par Thierry Meranger
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Miroirs No. 3 de Christian Petzold

Miroir, mon beau miroir Il était une fois, une nouvelle fable de Christian Petzold. La mort y rôderait, de noir vêtue sur un paddle berlinois ou parée de l’écarlate d’une voiture lancée à travers champs. Elle s’immiscerait dans une de ces maisons de conte, à la lisière du monde, semblable au refuge cerné de flammes du Ciel rouge (2023). Un lieu plus hanté qu’enchanté par des histoires de famille, et la perte d’une fille disparue trop tôt. Depuis, la mémoire se dépose dans chaque interstice au point de tout pétrifier : l’évier qui goutte, le piano désaccordé, le lave-vaisselle en panne. Le vent même sonne des airs déjà entendus. Il faudrait un nouveau souffle, une déflagration. Alors, il était cette fois, un accident, une sortie de route qui fait dérailler les existences. De la tôle cabossée surgit Laura (magnétique et précise Paula Beer), une jeune pianiste en crise. La voilà qui se dirige vers la maison – en état de décomposition, bientôt de recomposition – trouvant refuge dans ce foyer qui n’est pas le sien. L’incident produit des incidences inattendues, comme sait le ménager ce subtil et déroutant metteur en scène. Passé de l’autre côté du miroir, les règles permutent. Paradoxalement, le choc fissure moins qu’il ne suture. La casse promet la réparation. Laura, dont l’identité n’est qu’ébauchée, constitue une sorte d’être fragmentaire capable d’endosser le rôle de pièce de substitution, de remplacement : enfilant les vêtements, occupant le perron ou posant les doigts sur l’instrument de la fille manquante, dont elle compose l’écho et le reflet. C’est un mirage à la fois beau et dérangeant autour duquel convergent parents et frère, réunis par ce miroir déformant. Le découpage, d’une grande justesse, alterne entre de vrais-faux tableaux de famille – à l’harmonie jamais complète, aux détails bancals, aux silences gênants, aux grâces éphémères – et le point de vue hypnotique de ceux et celles qui semblent désespérément et imaginairement les parfaire. Mais comment faire durer un bonheur qui n’opère plus que dans la reconstitution de scènes déjà vues, déjà vécues, déjà entendues ? Miroir magique, qui dit l’avenir, et à qui l’on confie nos vœux : supportera-t-on longtemps ce simulacre consolant ? Lorsque la glace sans tain se brise, chacun doit assumer de se voir et de se voir voyant, dans la rudesse de son désir. L’anamorphose saute aux yeux. La partition collective se défait. Le prisme diffracte un spectre d’attitudes et d’émotions contradictoires, sensiblement restituées par ces acteurs bouleversants. Il fallait peut-être ce film pour déjouer la malédiction du miroir cassé, et appeler tous les doubles, tous les reflets, à quitter son cercle en forme de piège. Élodie Tamayo   À lire également : Miroirs N0. 3 de Christian Petzold | Fiche Film Sélection Quinzaine des Cinéastes 2025 Tableau des étoiles – Quinzaine des Cinéastes 2025
par Élodie Tamayo
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Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon

Qu’est-ce qu’un personnage de cinéma ? Pour certains metteurs en scène démiurges, un pion, un symbole, un jeton jeté dans la machine impitoyable du destin, comme c’est le cas des fêtards dans le désert d’Oliver Laxe (Sirat). Pour d’autres, une esquisse, une créature légère qui n’a d’autre compte à rendre au récit que celui de se laisser emporter par son errance, les aléas de l’être rivalisant d’imprévisibilité avec ceux du monde qu’il nous fait découvrir. C’est le cas de l’institutrice dans la neige de L’Engloutie (Louise Hamon, Quinzaine des cinéastes), mais c’est surtout celui de Laurent, filmé par le trio déjà auteur de Mourir à Ibiza. De Laurent, on sait très peu. On ne sait même pas qu’il ne va pas bien, au début. On sait juste qu’il laisse ouvert aux rencontres le temps a priori bref qu’il compte passer dans une station de ski des Alpes. Vieille dame solitaire qui s’abandonne à la mort, jeune homme rêvant d’une vie de viking : Laurent aide ceux qu’il croise sur son chemin et bizarrement, il leur fait du bien. Parfois il s’accroche à eux, lors de conversations où un projet de vie s’esquisse. Les mots donnent consistance à un quotidien qui, d’exceptionnel, pourrait devenir ordinaire. Il faut imaginer un récit pittoresque à la Guiraudie qui se nourrirait de la densité des échanges de Rohmer, et faisait surgir les affects et les désirs avec la plus grande simplicité. Voir le film à Cannes dévoie une de ses valeurs essentielles. Ce n’est pas seulement Laurent qui se prête au hasard, mais la station, la ville de vacances, les champs des bergers, tout ce territoire que Balekdjian, Couture et Eustachon filment ici. Touristique, codifié par les saisons, les commerces et les loisirs, le lieu accepte néanmoins dans ses flancs la différence entre les êtres, un vagabondage de l’âme qui l’emplissent d’une vie insondable : celle de la fiction. Accueillant cette galerie de personnages mystérieux et émouvants, les paysages de Laurent dans le vent symbolisent tout ce qu’un festival comme celui de Cannes, autoproclamé vertueux, ne peut qu’écraser sous le poids de ses apparences. On reviendra, à Laurent, car c’est tout simplement l’un des films les plus importants vus ici jusqu’à présent. Son premier plan, parachutage dément du récit, est entré dans notre mémoire pour l’emporter dans son envol. Fernando Ganzo   À lire également : Laurent dans le vent d‘Anton Balekdjian, Léo Couture, Mattéo Eustachon | Fiche film Sélection Acid 2025 Tableau des étoiles – Acid 2025
par Fernando Ganzo
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L’Engloutie de Louise Hémon

Après le succès « ès comté » de Vingt dieux à Un certain regard l’an dernier, chaque édition cannoise aura-t-elle désormais son lot de fictions montagnardes ? Coécrit avec Anaïs Tellenne (la réalisatrice de L’Homme d’argile), le premier long métrage de fiction de Louise Hémon fait débarquer dans les Hautes-Alpes de 1899 une jeune institutrice. Galatea Bellugi (sortie de la grotte de Lourdes de Tralala) a pour bagage une Marianne en stuc, un planisphère et une liasse de principes Troisième République. La poignée de paysans du hameau, appelé Soudain, coiffent un jour le toit de son logement de fonction d’un cercueil plein : dans l’attente du printemps, la couche de neige qui recouvre les tuiles conservera le vieil homme qui vient de mourir et que la terre gelée ne permet pas d’enterrer. La coutume, hygiénique, n’a rien d’hostile, mais elle confère dès lors au quotidien de « mademoiselle Aimée », alias maestra (on parle ici l’occitan alpin), une texture particulière. Contre toute attente fantastique, la mise en scène se tient à la matérialité ethnofolklorique des accents et des ustensiles, à la particularité des personnages, jamais réduits à une fonction dans le groupe ou à un cliché montagnard. « Ma chérie, la révolution ne se fera pas sans un peu de sucre », lit Aimée sur un mot de ses parents accompagnant une boîte de bonbons. De sucre, Louise Hémon n’en abuse pas : comme l’institutrice qui suit du doigt la gravure d’un homme nu dans son petit Descartes relié, les montagnards caressent en pensée l’Algérie et la Californie, mais aucun forçage scénaristique ne nourrit un imaginaire de l’exil. La neige, qui enserre le hameau à coup d’avalanches, décide des bifurcations narratives. Inspirée par les écrits de deux de ses ancêtres, la cinéaste amène la sécheresse documentaire d’un Vittorio De Seta vers l’incandescence d’un drame gionien. Charlotte Garson À lire également : L’Engloutie de Louise Hémon | Fiche film Sélection Quinzaine des Cinéastes 2025 Tableau des étoiles – Quinzaine des Cinéastes 2025
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L’Aventura de Sophie Letourneur

Au bout de l’île Second opus de ce qui deviendra une trilogie, L’Aventura pousse plus loin la méthode de réécriture du réel mise en œuvre par Sophie Letourneur dans Vacances en Italie : enregistrement de conversations de famille en vacances, dont seront ensuite montés ensemble des extraits pour former les dialogues rejoués par les comédiens et comédiennes pendant le tournage. Le film réitère l’entreprise de s’emparer de ce que le quotidien a de plus trivial – choix de l’hôtel, conflits sur la commande à passer au restaurant, transit intestinal trop vif ou trop lent… –, de s’approcher d’aspects de l’existence trop proches de nous pour paraître au premier abord dignes d’être racontés, et d’en faire pourtant une matière qui sera modelée avec la plus grande précision.  Les vacances se déroulent cette fois en Sardaigne, réunissant Sophie, ses enfants Claudine et Raoul, et Jean-Phi, père du garçon – la première du film en ouverture de l’Acid avait ceci de particulier qu’elle rassemblait modèles et interprètes, et qu’ont ainsi pu participer au débat qui suivit aussi bien l’excellente interprète de Claudine (Bérénice Vernet) que le « vrai » Raoul.  Mais la structure du film travaille plus frontalement la relation entre le vécu et son récit : l’essentiel des scènes rassemble la famille autour du projet de Claudine de consigner dans des enregistrements le récit du voyage au fur et à mesure qu’il se déroule. L’imbrication vertigineuse d’un présent et d’un passé du récit, toujours relatifs, ménage cet écart qui constitue aussi une place pour la personne qui regarde cette famille sans en faire partie.  Il nous invite à participer à cette tentative de remémoration qui est aussi, sourdement, le temps de la construction du sens. Le couple devient dans cet opus la toile de fond sur laquelle les couleurs des émotions enfantines viendront s’exprimer. C’est l’autre écart dans lequel on peut se glisser : entre les propos sans filtre des plus jeunes et les discours parfois plus sinueux des adultes se racontent les modulations de l’expérience au cours d’une existence. Pour les uns et les autres, la même question se pose : entre ce que l’on vit et ce que l’on retient, quel rapport ? Comment une somme d’événements insignifiants et souvent pénibles en vient-elle à constituer une vie (de famille) heureuse ? Loin d’apparaître stérile, la réflexivité du film révèle plus nettement la profondeur du geste de Letourneur, son audace obstinée. Olivia Cooper-Hadjian   À lire également :  L’Aventura de Sophie Letourneur | Fiche film Sélection Acid 2025 Tableau des étoiles – Acid 2025
par Olivia Cooper-Hadjian

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