
Actualités, Critique
L’Étranger de François Ozon
L’Étranger de Camus, roman inadaptable sur lequel même Visconti s’est cassé les dents, oblige François Ozon à une forme de sécheresse et de retenue qui décevra peut-être ses admirateurs.
Pourtant, Ozon n’est peut-être jamais autant lui-même que lorsque, délaissant les fantaisies factices, il retrouve un peu de la froideur et de la cruauté de ses courts métrages. Cet Étranger nous inspire des sentiments contradictoires que l’on peut résumer à ce que produit son utilisation du noir et blanc. D’abord, ce choix va dans le sens de la noirceur du roman, en rendant le paysage algérien tranchant, minéral, baignant dans une lumière aveuglante. On y ressent la matérialité agressive du monde qui écrase les humains, pèse sur leur volonté.
Le noir et blanc, comme dans Frantz, ancre aussi le film dans l’époque de son récit, le début des années 1940, et Ozon retrouve quelque chose du cinéma français d’alors : une forme de réalisme poétique sordide, avec ses ingénues dépassées (le personnage de Marie, interprété par Rebecca Marder), ses salauds intégraux (Raymond, incarné par Pierre Lottin) et ses désespérés pathétiques (le voisin campé par Denis Lavant en ignoble gouailleur).
Lire aussi : “Mon crime de François Ozon“
Là, le film prend des allures de qualité française un peu rance, pétrie de désillusion cynique à la Duvivier ou Clouzot, ce qui est somme toute une lecture possible du roman. Enfin, de manière assez contradictoire avec le reste, le cinéaste ne peut s’empêcher de chercher du glamour dans toute cette désolation (le noir et blanc aidant à fétichiser les coiffures et costumes d’époque), tout en érotisant Meursault (Benjamin Voisin), sa peau, son corps, ses gestes, et même son crime. Là, on s’éloigne de Camus, qui s’en tient au flux de conscience de son protagoniste, mais on est bien chez Ozon, où le voyeurisme pointe toujours.
Marcos Uzal
L’ÉTRANGER
France, 2025
Réalisation François Ozon
Scénario François Ozon (avec la collaboration de Philippe Piazzo)
Photographie Manu Dacosse
Son Emmanuelle Villard
Musique Fatima Al Qadiri
Production Foz
Distribution Gaumont
Durée 2h02
Sortie 29 octobre

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Smashing Machine de Benny Safdie : Haltères ego
Le scénario de Smashing Machine, portrait de Mark Kerr, pionnier du combat de MMA, dialogue tant avec Raging Bull, addictions et scènes de ménage comprises, que l’on pourrait y voir une forme de remake du film de Martin Scorsese. Ce récit si américain du dépassement de soi dans la compétition, de la victoire dans la défaite, de la vie personnelle sacrifiée au nom du sport, ainsi que cette complaisante théâtralisation du couple en crise (il faut que ça cogne et casse des portes), sont devenus si conventionnels que tout confine ici au déjà-vu, pour ne pas dire au cliché.
D’autant que Benny Safdie, qui signe ici son premier long métrage en solo, n’a aucun recul avec cette matière usée, qui semble rejouer des scènes de films (de Rocky à Cassavetes) plus qu’elle ne puise dans la vie. À la Mostra de Venise (où le film a obtenu le Lion d’argent du meilleur réalisateur), le cinéaste a revendiqué de faire un cinéma de « radical empathy », c’est-à-dire, en l’occurrence, totalement du côté de Kerr, sur le ring, dans sa chambre et dans son salon, mais aussi « dans sa tête ». L’idée que l’empathie puisse être radicale est en soi curieuse ; si on la prend au pied de la lettre, cela pourrait à la rigueur se traduire par une caméra subjective constante, mais ici l’expression souligne simplement que Safdie élude la grande affaire du cinéma : la distance.
Ainsi, Smashing Machine ne se risque à aucune distanciation intellectuelle et à aucun recul physique vis-àvis de son protagoniste. Au point que le cinéaste ne semble pas avoir conscience que Kerr se comporte parfois comme un véritable connard. C’est au fond peu généreux que de nous laisser faire ce constat par nous-mêmes. L’empathie, ce n’est pas aimer inconditionnellement son personnage en évitant de le penser, mais parvenir à nous le faire comprendre, parfois jusque dans ses recoins les plus obscurs, voire repoussants. Au contraire de ses modèles Scorsese et Cassavetes, Safdie n’ouvre aucune perspective romanesque ou tragique.
Emily Blunt et Dwayne Johnson dans Smashing Machine de Benny Safdie
Quant à la forme pseudo-documentaire de la mise en scène de Benny Safdie, très monotone car systématique (caméra portée gigotant, autant dans un salon que sur un ring) semble être une mauvaise copie, presque un pastiche, du style des films réalisés avec son frère. Il y a pourtant quelque chose qu’il aurait pu documenter : la présence de son acteur Dwayne Johnson. En termes de jeu, il n’a rien d’extraordinaire, et seul l’étonnement de le voir dans un rôle plus réaliste et dramatique qu’à l’accoutumée explique à mon sens que certains voient là une belle performance.
Il n’est ni Robert De Niro ni Stallone, et s’il touche parfois, c’est que sa maladresse rejoint celle du personnage, semblant comme lui perdu dans sa propre démesure physique. Mais le cinéaste ne fait pas grand-chose de cette masse inexpressive, il lui greffe même perruque et prothèses jusqu’à en faire une sorte de Big Jim, ajoutant encore de l’artifice à un film qui ne cesse pourtant de mimer le naturel, de fabriquer de la fausse spontanéité. La « radical empathy » de Safdie l’empêche ainsi de voir ce qu’il y a de monstrueux dans son personnage, c’est-à-dire, littéralement, de le montrer véritablement, et donc de nous donner à l’aimer en tant qu’autre. Beaucoup d’haltères, bien peu d’altérité.
Marcos Uzal
SMASHING MACHINE
États-Unis, 2025
Réalisation, Scénario, Montage Benny Safdie
Photographie Maceo Bishop
Son Steve Baine, Peter Persaud, Wyatt Sprague, Ben Greaves
Musique Nala Sinephro
Interprétation Dwayne Johnson, Emily Blunt, Ryan Bader, Bas Rutten, Oleksandr Usyk
Production A24 Films, Seven Bucks Productions
Distribution Zinc Film, Diamond Films
Durée 2h03

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La Disparition de Josef Mengele de Kirill Serebrennikov
En commençant par une séquence située bien après le décès de Josef Mengele, où le squelette du tortionnaire est présenté à une classe d’étudiants en médecine, Kirill Serebrennikov placarde ses intentions.
Avec cette adaptation du roman d’Olivier Guez, Serebrennikov aborde le biopic du médecin-bourreau d’Auschwitz, connu en tant qu’« ange de la mort », en retournant son bistouri contre lui : l’auteur s’en va inciser et disséquer l’ignominie à cœur ouvert. Début d’un film à l’os ? C’est l’inverse.
L’interprétation à la fois convaincante et en force d’August Diehl, que l’on découvre presque en même temps que le portrait du fameux archange funeste accroché dans sa chambre (pour qui n’aurait pas compris où il met les pieds), s’ajuste à un projet de (dé)monstration grandiloquent et littéral. Le noir et blanc soyeux sera abandonné parfois, lorsque surgissent de fausses images d’archives censées avoir été tournées dans le cabinet du docteur (détenus auscultés, sadisés et exécutés à la chaîne).
Mêlées à un effroyable home movie révélant le bon temps pris par le nazi et sa fiancée en milieu concentrationnaire, ces vignettes se distinguent par leur aspect brut et leurs teintes vives. Comme si la forme des scènes stylisées et sans couleurs ne visait qu’à mieux faire ressortir ce moment d’abjection, où clignote le vieux concept de banalité du Mal.
Lire aussi : “CANNES 2021 : La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, Un pied dans la tombe“
Le cinéaste n’a pas grand-chose d’autre à asséner : il s’agit de scruter les yeux grands ouverts et « au présent » les actes du monstre ainsi que sa psychologie de pervers ambitieux muré dans le déni – pour ne pas les laisser se banaliser, précisément, dans les livres d’histoire.
Ici, La Disparition de Josef Menguele s’apparente donc à l’anti-Zone d’intérêt. À la suggestion et au hors-champ, il oppose un théâtre où tout devient visible sans être plus évocateur. Pire, il aboutit à la muséification que dénonçait Jonathan Glazer. C’est flagrant lors d’une réception entre puissants occupés à préparer la Solution finale : la caméra serpente entre les convives pour montrer que tout est là, que l’on n’a oublié personne dans la reconstitution au cordeau. L’observation du Mal prend alors le tour d’une visite au musée Grévin.
Yal Sadat
LA DISPARITION DE JOSEF MENGELE
(DAS VERSCHWINDEN DES JOSER MENGELE)
Allemagne, France, 2025
Réalisation, scénario Kirill Serebrennikov
Image Vladislav Opelyants
Son David Almeida-Ribeiro, Simon Peter
Montage Hansjörg Weißbrich
Musique Ilya Demutsky
Interprétation August Diehl, Max Bretschneider, David Ruland, Frederike Becht, Mirco Kreibich, Dana Herfurth
Production CG Cinéma, Lupa Film, Arte France Cinéma
Distribution Bac Films
Durée 2h16
Sortie 22 octobre

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Entretien avec Kristen Stewart : Rire, jouir, pleurer, crier
Actrice depuis l’enfance, Kristen Stewart a toujours fait des choix de carrière surprenants. Passée derrière la caméra avec The Chronology of Water (en salles aujourd’hui), prix Révélation au Festival du cinéma américain de Deauville, elle a su imposer une forme dont elle détaille la portée politique dans un entretien de notre numéro d’octobre, dont nous vous offrons ici un extrait.
Est-ce la lecture du récit autobiographique de Lidia Yuknavitch, The Chronology of Water, qui vous a décidée à réaliser un premier long métrage ? Curieusement, votre court métrage Come Swim (2017) travaillait déjà le motif de l’eau.
Come Swim est parti d’une image que j’avais en tête, celle d’un homme dormant au fond de l’océan. J’aurais dû m’en tenir à ça. J’ai voulu y fourrer tout ce qui me traversait à l’époque, et finalement, quand je le regarde aujourd’hui, je trouve qu’il ne raconte rien. En tout cas, en lisant The Chronology of Water, j’ai eu le sentiment que c’était un tremplin pour plonger dans l’impression que j’ai moi-même d’être enfermée dans un corps de femme, de la joie qu’il peut y avoir à rompre cet enfermement.
Beaucoup de gens m’ont dit qu’il était inadaptable. C’est un point de vue américain, mais quand on adapte un livre, le but n’est pas de le recracher à l’identique. Les images ont la capacité d’externaliser des expériences intérieures incommunicables, par la manière dont elles sont agencées et par l’expérience du temps qu’elles proposent. Je n’ai pas voulu transformer un livre indiscipliné en récit en trois actes, mais créer une série de situations si vivantes et séditieuses qu’il fallait trouver de nouvelles manières de les organiser, comme on le fait avec ses propres souvenirs. Je voulais donner l’impression que le film vivait à l’intérieur du corps de cette femme, plutôt que de tenir un discours.
Je peux le dire parce qu’on en rit aujourd’hui : quand il a lu le scénario, mon producteur français, Charles Gillibert, m’a dit : « C’est impossible (en français) ! C’est trop gros pour un premier film. Tu devrais faire quelque chose de plus simple. » Il n’a même pas réussi à finir le scénario ! Il me disait qu’il n’avait pas de sens, je lui répondais que ça produirait autre chose : un sentiment très particulier. Ce n’est pas parce qu’un film est difficile à résumer qu’il n’est pas guidé par une intention très claire.
À l’inverse, il est difficile d’imaginer à quoi peut ressembler le scénario en voyant le film. Détailler chaque fragment d’image semble impossible, et pourtant c’est par eux que le récit se déploie. Les visions qui apparaissent comme des flashs étaient toutes dans le scénario, mais nous avons découvert ce que devrait être le contenu de ces visions en cours de route. Par exemple, un contrechamp de Lidia devait montrer un paysage pluvieux par la fenêtre ; quand on a tourné, il y avait un coin de plafond moisi dans la maison, qui faisait écho au motif de l’eau dans le film, en y ajoutant l’idée de dégât. On a remplacé le plan de pluie du scénario par un plan de moisissure.
Si votre film refuse de se focaliser sur un problème (l’inceste, l’addiction), est-ce pour être fidèle au fait que dans la vie de Lidia, et dans la vie en général, on a généralement plus d’un problème à affronter ?
Oui, et ce qui lui arrive n’est pas le propos du film, en fin de compte. Ce n’est pas non plus un film sur Lidia Yuknavitch en tant que personne ou écrivain. Il parle du fait de réorganiser les détails de sa vie d’une façon qui permette de les comprendre et de vivre avec, que ce soit par l’écriture ou d’une autre façon. Si on s’attachait trop à ce qui arrive à Lidia et dans quel ordre, on perdrait de vue le sujet réel du film, qui est que l’on peut réinventer ces récits dont on nous gave, ceux qui nous oppriment et nous privent de nos voix.
S’exprimer haut et fort est vraiment difficile pour une femme, voire impossible pour certaines. Il n’y a rien de plus exaltant que d’arriver à formuler les choses qui nous font souffrir, d’autant plus si on se sent écoutée. On s’affranchit alors de ce qui a voulu nous détruire.
C’est décidément un projet difficile à pitcher pour trouver des financements…
Je n’ai pas arrêté de réécrire les résumés du film. « Une nageuse olympique victime d’abus sexuels devient toxicomane puis mère. » Ce n’est pas ça ! Il s’agit d’écriture, de faire coïncider ses voix intérieure et extérieure, et de la façon dont ça peut sauver une vie. Le film a été difficile à produire parce qu’on me disait que tout cela était trop triste et trop sombre. Pourtant, il ne fait que déstigmatiser des choses qui arrivent à la plupart d’entre nous. Si on ne peut pas mettre de mots sur ce qui est difficile à regarder, on perpétue l’obscurité.
On vit dans un monde qui a été conçu par les hommes. Notre culture a placé dans nos psychés et sur nos corps une série de boutons et d’interrupteurs qui dessinent une carte, qui est censée représenter les filles comme il faut. Il nous faut redessiner cette carte. L’art le permet. Fatalement, si dans le programme télé on lit que le film parle d’inceste, de toxicomanie et de natation, on passe son tour. Mais il y a de la beauté et de l’humour dans ce récit. Imogen Poots a apporté une vraie drôlerie au personnage. Moi, je me marre tout du long, mais je comprends que ce ne soit pas le cas de tout le monde.
Il y a des moments drôles, je suis d’accord ! Vous avez aussi l’audace de flirter avec l’abstraction, d’une façon qui est plus commune dans les arts visuels ou le cinéma expérimental que dans le cinéma de fiction traditionnel.
En tout cas aux États-Unis. Les Français font ça tout le temps. […]
Entretien réalisé par Olivia Cooper-Hadjian à lire dans les Cahiers nº 824, en vente en kiosque en ligne.

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Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé
Reconnaissons à Dracula le courage d’exposer ses limites : ses épisodes disparates, reliés par les échanges face caméra entre un cinéaste et une IA fictifs, s’accumulent comme autant de tentatives de démystifier ce qui n’est déjà plus vu comme mythique, de tordre la relation littéralement monstrueuse entre cinéma et histoire, mais aussi entre le présent et son excès nauséabond de représentation.
 Dracula est une expérience pénible, symbolisée dans la fiction par ce cabaret où le film revient sans cesse comme point de chute, cercle infernal où des touristes payent pour persécuter un vampire de pacotille, voire forniquer avec lui, seule respiration possible entre les chapitres qui sont autant de variations plus ou moins grotesques (Dracula et TikTok, Dracula et Le Capital…). Le malaise suscité par les images génératives (ici en roue libre) se mélange à celui des jeux de distanciation constants. Décors, costumes, interprétation… tout ici pointe vers la farce.
Sorti à peine un mois après Kontinental ’25, tourné également à Cluj, le nouvel opus de Jude mérite d’être vu à l’ombre de ce petit frère (Cahiers no 823) : le relatif sérieux de cette thèse sur la culpabilité serait le contrepoint de l’irrévérence qui domine dans Dracula (dès les nombreux « Je suis Dracula, tu peux sucer ma bite » qui ouvrent le film aux sexes volants prêts à sodomiser quiconque croise leur chemin dans une des dernières histoires). Pourtant, les deux naissent d’un même désespoir : si les remords de l’héroïne de Kontinental ’25 tendent à symboliser (titre oblige) ceux de tout un continent et de toute une époque, Vlad l’empaleur est approché ici comme icône de l’Europe, incarnation de la dévitalisation de toute une culture dont ne restent que la part vulgaire de ses représentations. Fantoches horrifiques, comiques et pornographiques que l’IA transperce de son imaginaire maladif comme si elle pénétrait le rectum d’une civilisation jusqu’à en faire remonter les immondices vers une régurgitation aberrante.
C’est aussi la grande question de Nadav Lapid dans Oui : Jude se demande quoi faire de la vulgarité omniprésente. Comment le cinéma pourrait-il accepter que l’immonde soit devenu le monde (ou n’a jamais cessé de l’être) ? Il peine cependant à dévier d’une ironie quasi constante dans sa réponse, ce qui rend le procédé, à son tour, quelque peu touristique.
Dracula de Radu Jude (2025). © Météore Films
Le cinéaste lui-même se singe le temps d’un plan en voyeur mi-amusé, mi-sceptique, filmant de son portable l’une des visites guidées du film. Les deux adaptations littéraires classiques qui constituent les plus longs chapitres (la nouvelle de moeurs tragique În treacat de Nicola Velea et Vampirul d’Amza et Bilciuresco) rapprochent l’exercice déboulonneur qu’est Dracula du patrimoine culturel roumain lui-même, comme constatant à la fois la force avec laquelle ces mythes irriguent une nation et la façon dont celle-ci ne saurait (ou ne devrait) plus en tirer quelque chose de vrai.
Si Albert Serra ratait déjà la très casse-gueule figure de Dracula dans Casanova, Jude va plus loin ici, en tentant ainsi un salto sans filet : détruire une grammaire du cinéma viciée par les dérives du monde auxquelles cet art a participé, sans que sa réécriture puisse en construire une nouvelle. C’est ainsi qu’il faut lire peut-être le constant polyglottisme des personnages : pas comme un esperanto-bouillie mais comme une novlangue inerte dont les plumes absolues seraient Trump et Musk, rois couronnés par leurs propres réseaux sociaux.
Lire aussi : “Berlin, à mots couverts“
Reconnaissons aussi au film une forme étrange d’élégance. Alors qu’il pratique l’exercice (lassant) d’offrir au spectateur une constante lecture critique de ce qu’il est en train de regarder (où la complicité se confond avec le paternalisme), Dracula se clôt de façon énigmatique. Un père éboueur regarde sa fille réciter publiquement un poème qui le ramène à sa situation humiliante (la direction de l’école l’oblige à suivre la représentation le plus loin possible de l’établissement : son uniforme de travail y ferait tache). Après 2h45 de postcinéma, Jude semble vouloir se lancer un dernier défi : chercher ce qu’il reste encore à filmer. Peut-être la façon dont un regard peut malgré tout basculer de l’ironie à l’empathie, s’émancipant du cirque d’humiliations constant qu’est devenue la vie ordinaire.
Fernando Ganzo
DRACULA
Roumanie, Autriche, Suisse, Luxembourg, Brésil, Royaume‑Uni, 2025
Réalisation, scénario Radu Jude
Image Marius Panduru
Montage Catalin Cristutiu
Son Sebastian Zsemlye, Jaime Baksht, Michelle Couttolenc, Odo Grötschnig
Musique Wolfgang Frisch, Hervé Birolini, Matei Teodorescu
Interprétation Lukas Miko, Alexandru Dabija, Oana Maria Zaharia, Gabriel Spahiu, Ilinca Manolache, Ana Dumitrascu, Doru Talos, Gheorghe Mezei, Rodica Negrea
Production Saga Film, Nabis Filmgroup, Bord Cadre Films, Paul Thiltges Distributions, RT Features, Sovereign Films, microFILM, Samsa Film
Distribution Météore Films
Durée 2h50
Sortie 15 octobre

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Quêtes de soi au Panorama du Cinéma Colombien
Pour sa 13E édition, du 14 au 19 octobre, le Panorama du cinéma colombien (PACCPA, au cinéma L’Arlequin, Paris) fait la part belle aux parcours intimes et leurs intrications avec la sphère familiale.
Ce rendez-vous annuel confirme la vigueur documentaire de la Colombie ; les récits de soi, frôlant l’autofiction, cherchent leur forme, notamment dans trois portraits remarquables. Dans Alma del desierto de Monica Taboada Tapia, Georgina, femme transgenre âgée exilée, traverse le pays pour être enfin reconnue comme elle l’entend. El Principe de Nanawa de Clarisa Navas, sorte de Boyhood à la frontière paraguayo-argentine, s’attache à Ángel, garçon de 9 ans qui croise la cinéaste au hasard du tournage d’un reportage et se voit confier une caméra pour qu’il enregistre sa vie malgré la distance qui les sépare – elle vit en Argentine mais lui rend visite. Enfin, le court métrage 1 Hijo & 1 Padre d’Andrés Ramirez Pulido s’intéresse à Kevin, envoyé en thérapie comportementale avec son beau-père, raillé par les autres binômes pour son physique de bambin.
Lire aussi : “Panorama du cinéma colombien 2024 : Colombie des esprits“
Ces trois films se confrontent au déterminisme social chacun à leur manière et questionnent l’identité de leur pays, élargissant leurs cadrages. Georgina est toujours droite, inflexible face aux vents du désert comme aux revers administratifs ; son stoïcisme inspire toutes les personnes qu’elle croise.
Ángel, dont l’autoreportage s’étale sur sept ans, donne à voir l’étendue des troubles d’une jeunesse aux rêves empêchés – mort du père, Covid, abandon des études pour ce garçon qui fonde une famille dès ses 16 ans – par l’hybridation des régimes d’images où le cadre vertical du smartphone s’impose peu à peu.
Kevin devient quant à lui l’acteur-spectateur comique d’une série de vignettes mettant à l’épreuve son tuteur, révélant la douce mélancolie de celui prêt à tout pour aider son prochain. Ou l’importance de s’accepter tel que l’on est pour mieux retisser des liens et faire face, ensemble, aux violences éparses du quotidien.
Elie Bartin
Du 14 au 19 octobre, 13e édition du Panorama du cinéma colombien (PACCPA), au cinéma L’Arlequin, Paris.

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Héros limite – Entretien avec Jean Boiron-Lajous
Le réalisateur de Hors-Service a conçu son troisième long métrage à l’image du décor qui abrite les six anciens salariés de la fonction publique qu’il filme : comme un lieu où la mise en scène permet à la parole de trouver sa force et sa contradiction. 
Hors-service réussit subtilement à éviter le piège du « film à sujet », tout en exposant avec transparence la souffrance du burn-out et la décadence des services publics français. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?
Dès le départ, je voulais faire un film très interventionniste qui ne se contente pas d’aller filmer les gens dans leur réalité. L’idée était de rejoindre ces solitudes et d’en faire émerger une parole qui ne viendrait pas isolément, mais parallèlement à des actions. Quand on est seul face à une caméra, on ne parle pas de la même façon que dans un hôpital désaffecté en train d’exécuter des gestes, surtout quand la parole est provoquée par une rencontre.
Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films
 
Peut-être par son allure de décor de fiction, ce lieu offre avec votre caméra quelque chose de protecteur aux personnages, est-ce que c’était une recherche consciente ?
Il y avait une volonté de faire les choses avec beaucoup d’attention. Mais je voulais être très prudent avec cette notion de « soin » très à la mode. Il ne fallait pas que ça nous empêche d’accéder en même temps à la colère et à la beauté, dans le sens cinématographique, de ces personnes.
On sent une volonté d’établir des conditions qui permettent ensuite aux personnes filmées se relayer entre elles, que le film se fasse un peu entre elles.
Pour chaque scène, on avait beaucoup réfléchi à qui participe, dans quel décor, et avec quel éventail de sujets possibles. Il y avait donc beaucoup de contrôle au départ. Mais une fois à l’intérieur de la scène, l’équipe se faisait la plus discrète possible. Il y avait quelque chose de cérémonial. Les six personnes filmées étaient convoquées comme des acteurs sur une fiction, et même si en dehors du tournage ils communiquaient énormément, une fois devant la caméra ils oubliaient qu’ils étaient vus et ils disaient d’autres choses. Là il y avait une perte de contrôle de ma part, certainement.
Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films
Est-ce que vous avez été particulièrement surpris de certaines choses ?
Oui, y compris lors de passages qui ne sont pas restés dans le montage final. Il y a évidemment le moment de bascule, les craquages. Je pense au facteur, surtout. J’ai parlé avec lui ensuite : C’est comme s’il avait eu besoin de craquer devant la caméra pour laisser une trace de sa souffrance et de celle de ses collègues. Mais surtout, j’ai vu progressivement l’élaboration d’une pensée qui dépassait celle que j’avais pu anticiper. Je pense par exemple au moment où l’ancienne juge, l’ancienne prof et l’ancien flic commencent à échanger sur la notion de normalité et qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas préféré être plus ordinaires, se limiter à suivre des ordres. Il se produit alors ce qui m’intéressait : le paradoxe, la complexité. Car ce sont les moments de discussion contradictoires qui créent de véritables scènes.
Lire aussi : “Cahier Critique : Hors-service de Jean Boiron-Lajous“
Ces échanges vont aussi à l’encontre de certains stéréotypes.
Je me suis vraiment posé la question de la représentation des travailleurs et travailleuses du public dans le cinéma français. Soit, dans la comédie, elle est cantonnée à la figure du fonctionnaire flemmard qui ne fait rien, soit, dans des drames réalistes, à la figure du héros, du médecin qui se bat contre tout l’hôpital et contre le monde entier pour sauver un de ses patients. Je pense à État limite de Nicolas Peduzzi que j’ai beaucoup aimé, et à certaines saisons d’Hippocrate qui, même avec certains défauts, étaient très intéressantes là-dessus. C’est parce que ces films existent que je me suis permis de faire un contrepoint, de dire qu’il n’y a pas d’un côté les héros qui résistent, de l’autre les faibles qui partent, puis ceux qui ne font rien, mais que ce sont les mêmes personnes. Puisque le système dysfonctionne, on est obligés de devenir des héros du quotidien pendant un temps jusqu’à… ce qu’on voit dans mon film : la démission, la souffrance, l’arrêt maladie de longue durée.
 
Propos recueillis par Fernando Ganzo au téléphone le 6 octobre.

Actualités
Harutyun Khachatryan, l’Arménie intranquille
Du 9 octobre au 30 novembre, la Cinémathèque du documentaire à la BPI permet de découvrir au MK2 Bibliothèque (Paris) les films d’Harutyun Khachatryan, cofondateur du festival Golden Apricot et figure du cinéma arménien.
Face à la prédominance des sujets ou des personnages, la découverte des films d’Harutyun Khachatryan rappelle que la pratique du documentaire commence par une attention singulière portée à la vie quotidienne. Tournés dans un bidonville d’Erevan et dans le village de Géorgie où le cinéaste né en 1955 a grandi, Kond (1987) et White Town (1988 – le programme indique les titres internationaux) font ainsi éprouver le plaisir d’observer le réel à travers un regard pénétrant, variant les positions et usant de zooms pour saisir la beauté glacée d’un paysage autant que des détails, démarches et gestes des corps, talons sur un sol gelé, chiens au milieu des rues.
Resserré autour d’une famille forcée de s’installer dans un village reculé, Return to the Promised Land (1991) montre parfaitement que l’acuité du cadre s’augmente d’un art de la mise en relation. Des chevaux hennissent tandis que le père répare un tracteur, des cochons s’agitent pendant que l’on aide une vache à vêler. Héritant des théories soviétiques, le montage décentre les figures principales, et les individus souvent étrangement immobiles se voient rapportés à un milieu concret et à leur communauté.
L’œuvre compte de nombreux fragments d’intérieurs où photos et objets divers constituent de véritables traits de caractère en même temps que les indices d’une culture. Return of the Poet (2006), qui suit une statue du poète arménien Jivani, alterne entre des plans du visage de l’effigie et des paysages. Une poétique de l’imprégnation qui culmine dans la finesse de l’entrelacs sonore, les dialogues cédant la place aux bruits, aux chants et à des nappes musicales.
Déchirures de l’Histoire
L’ambiance est aussi empreinte d’une histoire nationale marquée par les occupations et partitions territoriales, les déplacements de population, le traumatisme du génocide de 1915. La destruction et la mort surgissent au cœur de Kond via des archives trouvant un écho dans celles qui, au début de Return to the Promised Land, montrent les pogroms commis dans le Haut-Karabagh. Ouvert au son d’hélicoptères et à la vue de baraques fumantes, Border (2009) redistribue et multiplie les lignes de fracture où passe la violence en s’attachant à une bufflone sauvée d’un marécage et emmenée dans une ferme. Ce décentrement étonne, mais la mise en avant du regard-témoin de l’animal s’accorde à la façon dont Khachatryan cherche moins à figer le sens ou forcer sa propre opinion (il filme des chasses et des découpes de viande qui font partie d’une culture) qu’à transmettre une intranquillité.
Sorte d’inventaire désespéré de la misère de l’Arménie postsoviétique, Documentarist (2003) effectue un retournement réflexif à travers la mise en scène d’un personnage de documentariste. Il montre qu’un regard qui prétend enregistrer le monde depuis l’extérieur n’est en réalité pas hors scène, et qu’il peut infliger une violence aux personnes filmées comme au spectateur.
White Town d’Harutyun Khachatryan (1988).
Dans les portraits d’exilés tournés sur une vingtaine d’années que sont Endless Escape, Eternal Return (2014), Deadlock (2016) et Three Graves of the Artist (2022), la parole jusque-là parcimonieuse devient profuse, témoignant d’un rapport troublé à la patrie qui, loin de la terre, se construit dans la tête. Filmant des espaces souvent précaires et exigus, Khachatryan approche des mondes intérieurs où la lucidité et la spiritualité côtoient la perte des liens et le fantasme de vie dans la nature ou dans le Royaume de Dieu.
Hayk, ancien homme de théâtre à la personnalité forte, déclare qu’en quittant l’Arménie pour la Russie, il s’est dissous. Dans leurs décentrements, les films de Khachatryan donnent forme à des existences à la fois profondément liées à leur pays et dispersées comme des cendres au vent de l’Histoire, étirées entre le mouvement des êtres et la fixité des tombes où s’opère le retour à la terre.
Romain Lefebvre

Actualités, Entretiens
Entretien avec Richard Linklater : Pari(s) avec les esprits
Richard Linklater était venu à la rédaction des Cahiers pendant le tournage de Nouvelle Vague une première fois, avant cette deuxième rencontre, une fois son film fini. Retrouvez dans notre numéro d’octobre la suite de nos échanges avec lui, dont nous vous offrons ici un extrait. 
Il y a un an, les Cahiers consacraient un reportage au tournage de Nouvelle Vague, en particulier le scène de la visite de Rossellini dans les bureaux de la revue…
Cette séquence était très émouvante. Je n’étais pas préparé émotionnellement à voir en même temps tous les acteurs que nous avions choisis, parmi lesquels ceux qui interprétaient Demy, Varda, Resnais, Rouch ou Rozier. Ils ne sont pas des Cahiers, bien sûr, mais nous nous sommes dit que si Rossellini, qui était souvent dans le coin à l’époque, était en ville, leur présence était plausible. C’est à ce moment que j’ai réalisé que plus aucun d’eux n’était parmi nous, mais qu’ils étaient tous de retour ce jour-là, comme si des fantômes marchaient dans la pièce. C’était magique, presque une expérience de spiritisme à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Il y avait là toute la Nouvelle Vague. Nous avions tous les larmes aux yeux. Moi le premier.
Y a-t-il eu d’autres moments du tournage aussi émouvants ?
Ce qui était amusant, c’était de revenir tourner sur les lieux mêmes du tournage d’À bout de souffle et de se dire que nous étions là où l’histoire du cinéma s’était écrite. Par exemple, l’immeuble de l’appartement de Liliane David, au bas duquel Belmondo lit le journal, le froisse pour lustrer ses chaussures et saute quelques marches. Nous avons parlé aux habitants du lieu et ils nous ont demandé ce que nous faisions. Ils connaissaient À bout de souffle mais ne savaient pas que le film avait été tourné dans leur immeuble. Il n’y a aucune plaque commémorative. Le seul endroit où l’on trouve un rappel du tournage, c’est rue Campagne-Première, où se déroule la séquence finale du film. Oui, il y a un café-restaurant où il y a des photos. C’est la rue célèbre ! Elle est maintenant asphaltée, et son aspect est un peu différent. Nous avons dû utiliser des effets spéciaux pour recréer les pavés et des éléments à l’arrière-plan, mais les bâtiments n’ont pas changé. Il faut effacer des éléments plutôt qu’en ajouter. Partout à Paris, il y a des potelets qui bordent les rues, ce sont les ennemis des films d’époque ! Il faut payer pour les enlever. Il n’empêche que tourner sur place a été magique.
Il pleuvait beaucoup ce jour-là, c’était en mars ou avril. Nous venions de finir de déjeuner et Zoey (Deutch) a dit : « Allons rendre visite à Jean. » Jean Seberg est enterrée juste en face, au cimetière Montparnasse. Alors nous avons pris des parapluies et nous y sommes allés. Zoey était Jean Seberg, c’était comme si elle marchait vers sa propre tombe. C’était déjà plutôt étrange, mais il y a eu un événement plus troublant : la pluie a cessé quand on s’est approchés, et dès que Zoey est arrivée devant la tombe, le soleil est apparu. Il ne nous a plus quittés de tout l’après-midi. C’est assez incroyable de se trouver à retourner la scène la plus célèbre de la vie de Jean alors qu’elle est enterrée tout près… Ensuite, je lui ai rendu visite plusieurs fois. Tout cela nous a permis de nous imaginer que nous étions bénis, protégés par les dieux du cinéma ou quelque chose comme ça !
Vous avez vous-même une relation particulière avec Paris.
Oui, mais tout le monde n’a-t-il pas cette impression ? Le tournage était génial. Mais il y a eu tant de films tournés à Paris, tant de clichés…
Lire aussi : “Les Cahiers au cinéma“
Votre film n’est pas tant pour nous un jeu sur les clichés qu’une forme de revival.
Tant mieux, c’est aussi mon point de vue. J’ai tourné deux films à Paris, et la tour Eiffel n’apparaît dans aucun des deux !
Vous nous disiez que votre idéal serait de tourner « un film sur Godard réalisé par Rozier ». Y êtes-vous parvenu ?
J’espère que Nouvelle Vague est dans cet esprit-là. Il était surtout important qu’il ne ressemble pas à un film de Godard, mais à un film réalisé par quelqu’un d’autre de cette époque, avec la syntaxe et le langage d’alors, et à petit budget. Nous avons fait un film au budget relativement modeste selon les standards d’aujourd’hui, même si reconstituer l’époque revenait plus cher, à cause de tous les effets visuels. À l’arrivée, nous avons atteint nos limites et trouvé des solutions pour que tout fonctionne. On doit toujours réagir à ce que le monde réel nous renvoie. Je choisis de ne pas voir cette situation comme une opposition. En sport, une équipe tente de gagner et de faire perdre l’autre. Au cinéma, il s’agit juste d’essayer de se synchroniser avec le monde et de créer son art à l’intérieur de celui-ci. Il n’y a pas d’antagonisme. C’est juste le monde réel. […]
Entretien réalisé par Thierry Méranger à lire dans les Cahiers nº 824, en vente en kiosque en ligne.

Actualités
Moisson de muets japonais à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé
Du 8 au 28 octobre, la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé offre une carte blanche au National Film Archive de Tokyo, qui présente des raretés et de grands films japonais de l’ère muette, pour la plupart restaurés et méconnus.
La carte blanche vise la variété des genres : des jidai-geki (fictions historiques) et gendai-geki (fictions contemporaines), des documentaires tournés peu après le grand séisme du Kantô (région de Tokyo) en 1923, qui observent la vie après la catastrophe et les efforts de reconstruction, des films d’animation (dessin animé, stop motion, papier découpé) tournés par des cinéastes indépendants.
L’un d’eux, Shigeji Ogino, se révèle d’une étonnante modernité. Dans une poignée de films graphiques, il anime et déforme des figures géométriques plus ou moins anthropomorphes (comme dans An Expression et Rythme, 1935) ou transforme l’écran en un plafond de verre où s’impriment des pneus et des empreintes (Rhythmic Triangles / Fighting Cards, 1932), rappelant, en plus léger, les études formelles de Hans Richter dans Rythmus 21 ou les fantaisies graphiques de Norman McLaren.
Entre un grand classique de cinémathèque (Une page folle de Teinosuke Kinugasa, 1926), et des débuts de carrière de cinéastes célèbres (Mizoguchi, Naruse, Shimizu…), une séance de trois films de Yasujirô Ozu permet de découvrir, outre Femmes et voyous (1933), ressorti il y a deux ans, deux splendides courts métrages, Le Galopin (1929) et Amis de combat (1929).
Dans le premier, un kidnappeur tente d’enlever un enfant dégourdi qui les martyrise gentiment, lui et son acolyte, jusqu’à les faire fuir. Le second voit deux amis unis dans leur quotidien paupérisé recueillir une demoiselle en détresse, puis se disputer ses faveurs avant de se retrouver de bon cœur quand elle part avec un troisième. Le rythme musical d’Ozu, moins lancinant et étale que dans ses parlants, s’approche de la dextérité joyeuse d’un Keaton : un monde matériel de grands enfants, peu psychologique, où les objets tant prisés par le cinéaste se font monnaie d’échange, manière d’associer physiquement des personnages et de les rendre inséparables, par le jeu ou le soin (le galopin volant la fausse moustache de son ravisseur, les deux amis partageant un œuf ou une cigarette).
The Scent of Pheasant’s Eye de Jirô Kawate (1935).
La vitesse gagnée par les nouveaux moyens de transport (train et voiture) offre aussi de belles envolées en « caméra embarquée » dans l’environnement social stationnaire, saisi de manière quasi documentaire.
Parmi les films méconnus : The Scent of Pheasant’s Eye de Jirô Kawate (1935). Cet audacieux mélodrame adapté d’un récit de Nobuko Yoshiya (1896-1973), autrice lesbienne pionnière, voit dans un cadre campagnard une adolescente tomber follement amoureuse de l’épouse de son frère, amour réciproque entre deux « sœurs » qui se courent littéralement après. Leur relation est moins empêchée par la famille (malgré de multiples crises de jalousie de la cadette) que mise à mal par des coups du sort économiques.
Lire aussi : “Une femme dans le vent de Yasujirô Ozu“
Ces bourgeois tranquilles dont le père est conseiller du village (le début observe longuement chacun des villageois le saluer en plan subjectif avant même de nous le montrer) se retrouvent en effet brutalement ruinés dans une accélération typique du mélo : à la faillite de leur banque et la vente aux enchères de leurs meubles, s’adjoint la mort du grand-père et même, devant sa tombe, celle d’un petit chien écrasé par un train à l’arrière-plan.
Au plus proche de l’adolescence sportive et fougueuse, incarnation de la modernité et de l’indépendance, le film déploie ses chassés-croisés sacrificiels en toute ignorance du monde masculin, et donc des mœurs, laissant courir la liberté affective de ses jeunes filles en fleurs.
Pierre Eugène

Actualités, Critique
Hors-service de Jean Boiron-Lajous
Margot, Floriane, Mikael, Nabil, Blandine et Rachel étaient respectivement anesthésiste-réanimatrice, juge, facteur, policier et enseignantes. Ils ont en commun d’être démissionnaires de la fonction publique, épuisés par la dégradation de leurs conditions de travail.
Par sa manière d’investir le cinéma direct en groupe, Hors-service tient d’une version désillusionnée de Chronique d’un été, où la question récurrente était : « Êtes-vous heureux ? » Quand Nabil déclare que « le travail, c’est bien, mais ça peut te bouffer », c’est toute une génération qui semble concernée par les questions posées par le film, dont l’implicite « Pourquoi êtes-vous malheureux ? ». Jean Boiron-Lajous a réuni ces six travailleurs qui ne se connaissaient pas. Sa mise en scène repose sur un partage de leurs expériences : leur verbalisation de problèmes symptomatiques et le reenactment de situations professionnelles signifiantes.
Lire aussi : “Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme“
Il est assez bouleversant de voir se réincarner aussi aisément les gestes d’un métier, et ce que cela dit de vocations abîmées par l’irresponsabilité assumée de l’État. Les poignants témoignages énoncés au singulier, plein cadre, participent eux aussi au dialogue général. Écoutés et commentés par les autres, ils suscitent de nouveaux ponts entre les professions. Aucun doute n’est laissé : les souffrances individuelles sont générées par un déraillement structurel. Face à la désintégration programmée des services publics, les échanges filmés posent des points d’interrogation comme autant de points de suture. Sur le fil de la plaie comme de la pensée, chaque scène travaille à recréer du lien et redonne vie à l’hôpital désaffecté où le film est tourné. Hors-service fait ainsi primer la création d’un corps politique nouveau, en cherchant à faire société malgré tout, autrement, dans le soin.
Claire Allouche
HORS SERVICE
France, 2025
Réalisation, scénario Jean Boiron-Lajous
Image Arnaud Alain
Son Maxime Berland, Antonin Dalmaso
Montage Laureline Delom
Musique Këpa
Production Les Films de l’oeil sauvage
Distribution Les Alchimistes Films
Durée 1h27
Sortie 8 octobre

Actualités, Festival International du Film de Locarno, Festivals
L’Angleterre d’après-guerre à Locarno
Au festival de Locarno, une rétrospective consacrée au cinéma anglais de l’après-guerre, assortie d’un album collectif paru en France, met en avant la place centrale des réalisateurs exilés et des femmes cinéastes.
C’est une période relativement méconnue du cinéma anglais qui est mise en lumière dans cette vaste rétrospective de quarante-cinq films située entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la vague moderne du swinging London. Une période sombre où la population britannique est encore très marquée par le traumatisme de la guerre, la misère, l’austérité et la politique de rationnement.
La belle idée du programmateur Ehsan Khoshbakht (codirecteur d’Il Cinema Ritrovato à Bologne) consiste à s’en tenir aux films de cette époque abordant les préoccupations du moment, renonçant volontairement à un bon nombre de classiques (les films historiques ou de guerre). Ces « différentes nuances de cinéma populaire ancrées dans une réalité dont elles s’écartent selon leurs propres partis pris génériques, auteuristes ou formels » exclut d’emblée bon nombre de clichés habituellement associés au cinéma anglais. En premier lieu, celui qui réduit la production de l’époque aux films de studio (Ealing, Pinewood, Shepperton) tournés en intérieur et caractérisés par une dimension théâtrale.
Les extérieurs laissent apparaître des villes détruites, déchiquetées par les bombardements. Ruines, terrains vagues, immeubles évacués sont le théâtre d’une série de films noirs, sans doute le genre le plus passionnant de la période, qui traduisent par leur violence inouïe toute sa dureté. C’est le cas de Je suis un fugitif du cinéaste d’origine brésilienne Alberto Cavalcanti (1947), de Tiger in the Smoke de Roy Ward Baker (1956) ou de Rapt de Charles Crichton (1952, l’un des premiers grands rôles de Dirk Bogarde), qui mettent en scène des fugitifs traqués, solitaires évoluant dans un univers d’incertitude et d’angoisse.
Rapt de Charles Crichton (1952).
Ce climat paranoïaque est à mettre en lien avec un autre aspect central du programme : le grand nombre de cinéastes étrangers, notamment des Américains blacklistés qui ont trouvé refuge en Angleterre, exorcisant leur propre traumatisme par le biais du cinéma de genre. Edward Dmytryk (d’abord dénoncé comme sympathisant communiste, puis dénonciateur de plusieurs de ses collègues) réalise en Angleterre le formidable et méconnu L’Obsédé (1949), Joseph Losey tourne à Londres un pamphlet contre la peine de mort, Temps sans pitié (1957). Quant à Jules Dassin, il réalise en Angleterre l’une de ses meilleures œuvres, Les Forbans de la nuit (1950). L’un des points d’orgue du programme était Train d’enfer de Cy Endfield (1957), lui aussi victime de la chasse aux sorcières. Dans le milieu des camionneurs, les manifestations de violence, d’oppression, voire de sadisme, s’intègrent dans une réflexion sur les rapports de classes.
Lire aussi : “Cercle polar nordique” – Rétrospective films noirs scandinaves à Il Cinema Ritrovato de Bologne.
Aux côtés de ce cinéma « d’hommes », « Great Expectations » a eu le mérite de mettre en évidence le rôle fondamental joué par des femmes-cinéastes. Durant la guerre, nombre d’entre elles ont pu intégrer des postes clefs dans les services cinématographiques de l’armée. Loin de se limiter à leurs contributions en tant que productrices, scénaristes ou monteuses, la rétrospective a présenté les films de quatre femmes réalisatrices : Muriel Box, Jill Craigie, Margaret Tait et Wendy Toye.
La plus prolifique étant la première, autrice de treize longs métrages, notamment des comédies dynamitant la structure familiale traditionnelle et le rôle de la femme dans le monde du travail, comme The Happy Familly (1952) ou l’hilarant Simon et Laura (1955). Dans une veine plus expérimentale, soulignons le formidable court métrage de Wendy Toye primé à Cannes en 1953, The Stranger Left No Card (1952), que le président du jury Jean Cocteau avait défini comme « un petit chef-d’œuvre diabolique ».
Ariel Schweitzer
Great Expectations. British Postwar Cinema (1945-1960), sous la direction d’Ehsan Khoshbakht. Les éditions de l’oeil (en anglais).

Actualités, Festival International du Film de Locarno, Festivals
Le Canto 78 du Festival de Locarno
La 78E édition du festival tessinois a tenu les promesses d’une sélection internationale ambitieuse et audacieuse où a brillé le dernier volet, très attendu, du Mektoub d’Abdellatif Kechiche.
Si Locarno fut, en cet été de pleine canicule, the place to be, ce n’est pas tant pour la fraîcheur vainement espérée des rives du lac Majeur que pour une compétition internationale de dix-huit titres, dont la moitié au moins nous vampait sur le papier. Que l’éclectisme osé de la sélection ait conduit à la célébration par le jury emmené par Rithy Panh de titres plus timorés ou convenus n’étonne guère, consensus électif oblige.
En témoigne le Léopard somme toute très apprivoisé offert à Sho Miyake, réalisateur japonais chevronné peu identifié chez nous, pour Two Seasons, Two Strangers. La délicatesse du film, qui adapte en mode mineur deux œuvres clefs du mangaka Yoshiharu Tsuge (A View of the Seaside et Mr. Ben et son igloo), est aussi sa limite, tant la substitution du tiroir au miroir paraît jouée d’avance dès lors qu’une scénariste est la protagoniste d’un des deux récits.
Autre film primé, White Snail des Autrichiens Elsa Kremser et Levin Peter repose pour beaucoup sur l’interprétation de Marya Imbro et Mikhail Senkov (eux-mêmes récompensés), dont on sait qu’ils rejouent en partie leur propre existence en Biélorussie. Cette rencontre dans une morgue de deux solitaires en proie à la toxicité de leurs milieux respectifs (l’une est une mannequin suicidaire, l’autre s’inspire de son expérience de thanatopracteur pour peindre) ne peut que déboucher sur une romance dont les contrariétés qu’elle subit ne parviennent pas à gommer la prévisibilité.
Two Seasons, Two Strangers de Sho Miyake (2025).
Unique hardiesse du jury, un « Prix spécial » a été remis à Dry Leaf d’Alexandre Koberidze. Le cinéaste géorgien, qui faisait déjà tourner ses parents dans Sous le ciel de Koutaïssi en 2022, met ici en scène son père errant sur les traces supposées d’une fille photographe dont le projet professionnel était d’immortaliser, jusqu’aux tréfonds des moindres hameaux, les terrains de foot du pays. L’hypnotique singularité de cette quête low-fi du savoir-voir, tournée avec un téléphone antédiluvien, repose en outre sur la présence d’un compagnon de route invisible pour les quidams dont nous faisons partie.
Autrement plus tapageur s’annonçait l’événement cinéphilique de l’été, Mektoub, My Love : Canto due, suite d’un Intermezzo qui demeure sous le boisseau. L’absence d’Abdellatif Kechiche et la présence d’une partie de l’équipe du film – acteurs compris – qui le revendique pleinement ont permis le recentrage sur un nécessaire retour à l’œuvre. Largement à la hauteur de l’attente, ce deuxième volet nous offre à la fois le plaisir revivaliste virtuose de sa chronique chorale, l’écriture subtile de ses personnages et la séduction de leur interprétation. S’y ajoute, plus que jamais, une science rythmique qui s’affranchit des séquences de danse pour proposer l’exploration d’autres pistes et, tout en creusant une veine métafilmique plutôt jouissive, constitue, plus près de Cassavetes que jamais, un appel à d’autres genres. La série est assurément l’un d’eux puisque le film refuse de se clore et exige un Canto tre.
Lire aussi : “Festival Cinemed 2022 : Kechiche, un revenant“
Parmi les autres confirmations tessinoises, il convient de relever l’appétence pour la fable du dernier Ben Rivers qui, dans Mare’s Nest, ne met en scène que des enfants – un monde sans adultes qu’il décrit lucidement comme « un univers empreint d’incertitude ».
Frappe parallèlement l’ambition d’autres œuvres que leur propos éloigne de leur ancrage réaliste. C’est le cas du passionnant essai de Fabrice Aragno, Le Lac, premier long du collaborateur de Godard qui s’éloigne peu à peu d’un contexte très factuel (la régate, l’helvétisme assumé, le huis clos à ciel ouvert) pour se muer en expérience sensorielle osant les références picturales et littéraires… et un montage que le riverain de Rolle eût très certainement prisé.
C’est aussi au carrefour des genres que se tient un autre premier long, Les Saisons de Maureen Fazendeiro, dont le feuilletage temporel, tout en évoquant superbement la région de l’Alentejo, touche à l’universalité d’un film babélien peuplé d’archéologues allemands et de fantômes portugais.
Thierry Méranger

Actualités, Festivals, les États Généraux du Film Documentaire
Lussas, les voies de la résistance aux États généraux du film documentaire
En août, les 37e États généraux du film documentaire ménageaient des échos entre des réalités politiques distantes.
Les films de la section « Histoire du documentaire », programmée par Federico Rossin et consacrée cette année au cinéma ouest-allemand des années 1970, abordaient autant l’histoire que l’historiographie.
Dans Der Hamburger Aufstand Oktober 1923 (1971), Klaus Wildenhahn, Gisela Tuchtenhagen et Reiner Etz reviennent sur un épisode oublié : une insurrection communiste réprimée à Hambourg un demi-siècle auparavant. Partant à la rencontre de survivants longtemps emprisonnés, le film substitue au didactisme linéaire une approche critique s’appuyant sur des citations théoriques.
Dans le bouleversant Tue Recht und Scheue Niemand (1975), Jutta Brückner donne la parole à Gerda Siepenbrink, sa mère, qui raconte en voix off une vie marquée par les guerres. Mêlant archives publiques et privées, le film se transforme lorsqu’il aborde un passé plus récent : des photographies élaborées en collaboration avec Abisag Tüllmann montrent alors Gerda rejouer les étapes de sa prise de conscience marxiste, comme si elle devenait enfin la protagoniste de sa vie.
Tue Recht und Scheue Niemand de Jutta Brückner (1977).
Dans le monumental Fluchtweg nach Marseille (1977), Ingemo Engström et Gerhard Theuring reparcourent le trajet du personnage du roman Transit (inspiration du film réalisé par Christian Petzold en 2018), dans lequel Anna Seghers puise dans son expérience de fuite en direction de Marseille après l’invasion nazie, pour échapper à l’emprisonnement par le régime de Vichy et à l’extradition. Se mêlent à ce pèlerinage un commentaire à deux voix, des entretiens avec des compagnons de route de la romancière et des scènes jouées par les comédiens Rüdiger Vogler et Katharina Thalbach, cette dernière évoquant aussi sa relation à l’œuvre. Par la multiplication des points de vue et des approches, le croisement des faits et de la fiction, l’Histoire retrouve ses liens avec le présent, redevient une matière à travailler sans relâche.
L’édition fut aussi marquée par les actions du collectif La Palestine sauvera le cinéma, formé l’année passée à Lussas par des festivaliers estimant que les évocations de la guerre à Gaza manquaient cruellement dans la programmation. Les leçons en furent tirées cette année, quatre séances y étant consacrées. Autant de tentatives de redonner corps à une population déshumanisée par le suprémacisme du gouvernement israélien, à travers différentes approches.
Lire aussi : “Bande spectrale“
Dans With Hasan in Gaza (2025), Kamal Aljafari propose un retour vers le passé en exhumant des rushes tournées là-bas en 2001, images presque anodines devenues traces terribles de ce qui n’existe plus, et des antécédents du génocide. Dans À Gaza (2025), Catherine Libert utilise des images filmées par des journalistes gazaouis, avec la volonté d’éveiller les consciences en les confrontant directement à la violence, quitte à tomber dans le sensationnalisme en multipliant les plans montrant des enfants blessés ou morts.
En marge de ces propositions « officielles », le collectif a organisé plusieurs événements, notamment une discussion passionnante avec le cinéaste israélien exilé Eyal Sivan, reprenant les thèses exposées dans son ouvrage coécrit avec Armelle Laborie (Un boycott légitime : Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël, La Fabrique, 2016), et une AG visant à explorer les voies concrètes de la résistance au présent par des festivaliers constatant que les films et les discours n’ont, jusqu’à présent, produit aucun effet notable.
Olivia Cooper-Hadjian

Actualités, Festivals, Silhouette Festival
Silhouette Festival, lumière dans l’ombre
Vingt-quatre ans après sa création par un groupe d’étudiants, le festival de courts métrages Silhouette reste soucieux d’éclectisme, du cinéma d’animation aux clips en passant par le documentaire, le cinéma expérimental et les films d’école.
Le cinéma « silhouetté » tel que le dessine la programmation du festival s’avère d’abord hybride, nourri d’expérimentations. Tandis qu’en off des employés vénézuéliens, kenyans et philippins expliquent leur travail, les images de Their Eyes de Nicolas Gourault sont celles qu’ils dissèquent et décrivent sur ordinateur pour alimenter l’algorithme des voitures autonomes américaines. À partir d’innombrables photographies urbaines, ils délimitent manuellement et nomment les formes, « humain », « poteau », « végétation », façonnant une vision schématisée d’un monde qui leur est inaccessible.
Dans Les Fenêtres d’Elsa Pennacchio, Étienne de Villars et les six participants à leur atelier en milieu carcéral, crédités à part égale, les récits de ces derniers s’illustrent dans les encadrures, théâtres fantasmagoriques de leurs ombres, interfaces entre un ailleurs et leur enfermement.
La silhouette cinématographique est donc bel et bien politique, avant tout dans sa part d’invisibilité : Les Habitants de Maureen Fazendeiro superpose aux activités quotidiennes et muettes de villageois anonymes une voix off au ton étrangement neutre, adressée comme une lettre, décrivant la vie ostracisée d’une communauté de Roms qu’on ne verra jamais.
Lire aussi : “Les films de la 34e édition du festival Côté court de Pantin ont manifesté un mal-être diffus et anti-dramatique.”
Dans les images d’archives retrouvées par Theo Panagopoulos, dans The Flowers Stand Silently, Witnessing, la Palestine des années 1930 et 40 filmée par un missionnaire écossais est comme vidée de sa population, à peine aperçue entre les images de plantes et de colons.
Le cinéma d’animation était fièrement représenté dans la sélection, car la silhouette est aussi, par définition, ce qui se dessine à partir d’une ombre et se découpe dans le papier. Dans le très beau Puriykachay, Rocío Quillahuaman fait défiler son petit personnage sur des photographies en noir et blanc de Rome, au rythme d’une voix off fine et enlevée qui interroge parmi les vieilles pierres son identité d’immigrée. Dans l’intervalle des images pleines de la ville photographiée ou filmée, la figure ludique en graphite sur fond blanc cadence mine de rien un discours existentiel, y compris pour le cinéma lui-même : « Je sens que je suis quelqu’un quand je suis immobile, et que je deviens quelqu’un d’autre quand je me mets à marcher. »
Mathilde Grasset
Anciens Numéros

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