
8 décembre 2025 à 14:00
De tant d’insouciance – une nouvelle tendance du cinéma français
Grand thème littéraire français, le voyage de la capitale vers la province (ou l’inverse) serait-il devenu un tube nostalgique constamment réinterprété ? De Klapisch à Lutz, point d’étape sur ce Tour de France version Nicolas Mathieu qu’aura été l’année 2025.
Amassés sur le pont d’un vapeur, des voyageurs lèvent le nez. La célèbre silhouette d’un monument grossissant à l’horizon annonce leur entrée dans la plus grande cité du pays. Les mines sont ébahies : sous l’auguste structure, la terre ferme grouille de promesses. Prologue de The Brutalist de Brady Corbet, avec sa statue de la Liberté offerte aux yeux mortifiés d’Adrian Brody ? Pas vraiment : la scène est extraite de La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch. Adèle (Suzanne Lindon), oie blanche montant à Paris depuis sa Normandie natale à l’orée du xxe siècle, s’émerveille de voir la tour Eiffel depuis le bateau qui la transporte le long de la Seine. D’un sommet l’autre, elle s’apprête à vivre une ascension sociale jusqu’en haut de la butte Montmartre, aux côtés de peintres et de photographes bohèmes. Deux hommages s’emboîtent ici : d’un côté, La Venue de l’avenir se pâme devant le patrimoine culturel français, d’autant que son intrigue tourne autour de l’héritage (au propre comme au figuré) légué par Adèle et ses amis artistes à une poignée de descendants dont on suit l’évolution en parallèle – ils sont censés dessiner le portrait kaléidoscopique de la France contemporaine. De l’autre, la scène regarde vers Hollywood et la sidération des immigrants d’America, America ou du Parrain 2, parvenus aux portes d’un éden plus ou moins trompeur.
Que raconte un tel enchâssement ? Que le cinéma français, ces temps-ci, habite son pays en traquant à tout prix son récit fondateur. Et qu’il furète en quête de signes prouvant l’existence d’un imaginaire romantique commun, quitte à emprunter des chemins balisés par le cinéma américain – un comble.
La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch (2025).
Le transfuge, ce copain d’avant
Si Adèle débarque dans la capitale, à l’assaut d’un prétendu French dream situé dans les beaux-arts, d’autres personnages font le trajet inverse. Ceux-là pullulent comme autant de variations autour d’une figure chérie de la fiction littéraire et cinématographique française des années 2020, le transfuge de classe. Il s’agit alors de retours au bercail de Paris vers la province. Mais les films concernés finissent par chercher la même chose que La Venue de l’avenir, un ressourcement, un point d’ancrage dans une France sans qualités (ni urbaine, ni banlieusarde, ni tout à fait agraire), en vue de poser la question : qu’est-ce qui nous fait tenir debout en tant que peuple ? S’ils évitent les réponses identitaires, tous brandissent l’art (la peinture donc, mais aussi et surtout la musique) afin d’exalter quelque chose comme un liant national oublié, dont le lyrisme serait la clef ; cette exaltation-là s’exprime en s’écartant du naturalisme, et en usant d’artifices aussi nettement assumés que franchement lénifiants. « Pourquoi filme-t-on essentiellement le peuple à travers le naturalisme ? », demandait Marcos Uzal dans nos pages, déplorant que « les personnages issus des milieux populaires aient si peu droit au romanesque, à l’imaginaire, au désir » (Cahiers no 784).
Les auteurs aventurés au-delà du périphérique auraient-ils entendu cet appel ? Loin de là. S’ils rompent avec la méthode Dardenne (ou Brizé), leur antinaturalisme fige les rapports sociaux dans des schémas pas moins sclérosants, et se déploie presque toujours selon le point de vue du personnage embourgeoisé, ou qui détient le pouvoir. Cadre en burn-out, Mélanie Thierry regagne les Vosges et renoue avec Bastien Bouillon autour d’un tube de Michel Sardou dans Connemara, adaptation de Nicolas Mathieu qui en talonne une autre (Leurs enfants après eux). Bouillon y incarne l’ex-Ryan Gosling du lycée, resté encroûté dans une carrière plan-plan mais aussi dans les souvenirs fantasmatiques de l’héroïne.
Non loin de là, après avoir remporté une saison de Top Chef, Juliette Armanet retrouve la ville de son enfance – et le même Bastien Bouillon, toujours dans l’habit d’un Gosling francisé, garagiste de son état – dans Partir un jour, comédie musicale célébrant autant les standards de la variété francophone que de la gastronomie « tradi ». De quoi rappeler le carton En fanfare (2024) : chef d’orchestre parisien, Benjamin Lavernhe contactait son frère biologique dans le Nord afin d’obtenir de lui un don de moelle osseuse. En retour, le virtuose de la grand-ville mettait son génie au service de l’harmonie municipale dont faisait partie le modeste employé de cantine.
Quant à Léa Drucker, elle enquête sur des violences policières en tant qu’inspectrice de l’IGPN dans Dossier 137 (exception de ce corpus, car sa mise en scène n’a rien de lyrique) et se trouve une attache avec la victime Gilet jaune : elle vient de la même commune, Saint-
Dizier – où Partir un jour s’est d’ailleurs partiellement tourné. Un peu plus au nord, Un homme en fuite voyait Bouillon rentrer dans les Ardennes (cette fois dans le rôle du transfuge devenu écrivain), avant de descendre vers le Jura tout récemment pour L’Incroyable Femme des neiges (un autre retour au pays sur fond de crise climatique, moins stéréotypé). Le Grand Est, carrefour de toutes les réconciliations depuis l’avènement de son saint patron Nicolas Mathieu ? Il faut sans doute poser la question au guichet de financement de la région, mais c’est une autre histoire.
Connemara d’Alex Lutz (2025).
Paye ta fracture
Comédies « popu » et fables grand public caressent de longue date le rêve de réparer un pays fracturé. C’est une vieille affaire française, et elle passe souvent par la convocation plus ou moins ironique d’une « France éternelle », où bourgeois et prolos s’affrontent grossièrement. Personne n’a oublié Amélie Poulain et son Disneyland montmartrois, ni Bienvenue chez les Ch’tis, Intouchables et la déferlante de Christian Clavier-movies initiée par le raz-de-marée Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?.
Mais la plus récente marotte consistant à jeter des ponts entre la capitale et le reste du territoire, à débarquer et re-débarquer de l’un à l’autre, se distingue par l’objet de ces quêtes métafrançaises. Comme un acte de contrition survenu en réaction aux Gilets jaunes, ce glissement des récits vers une « France périphérique » (expression controversée du géographe Christophe Guilluy) essentiellement blanche et plus ou moins réenchantée semble bien travailler à une décentralisation tardive de la fiction française, à qui on a longtemps reproché son parisianisme. Mais le « centre » n’a pas disparu, parce qu’il reste le prisme : les quatre coins de la France ne sont rien d’autre qu’un hors-champ de Paris. Là où des premiers films indépendants et plus aventureux inventent une vie propre à des sites pourtant proches du désertique (les Hautes-Alpes de L’Engloutie, la station de ski Laurent dans le vent), les décors de Connemara et consorts sonnent creux.
Les villes natales de certains protagonistes sont d’ailleurs à peine nommées, comme dans Partir un jour, situé dans le Loir-et-Cher (les gens n’y font pas de manières, comme disait le poète) mais donc tourné bien plus à l’est ; peu importe cette entorse, le paysage semi-rural y devenant une province générique, théorique presque. Le dispositif de comédie musicale le ramène à un arrière-fond oblitéré par les numéros chantés, et par le rapport socio-affectif qu’ils s’efforcent de mettre en scène (le tiraillement d’Armanet entre les enjeux de sa vie présente et ses amours passées). L’âme négligée desdites régions n’est donc pas le sujet ici, pas plus que les tensions intercommunautaires ou entre centres-villes et cités. Les conflits de classes pourraient sembler avoir pris le pas, mais ils sont traités par-dessus la jambe dans la mesure où ils apparaissent in fine comme de faux problèmes. Il suffit de les dépasser grâce à la musique donc, dans En fanfare, Partir un jour et Connemara, ou bien de les diluer dans des amourettes Harlequin améliorées ; puis chacun rentre chez soi, là où vaches et moutons seront bien gardés.
Lire aussi : “À quoi ressemble la production indépendante française en 2025 ? Entretien avec Antoine Simkine“
Les bluettes sociologiques à la Nicolas Mathieu sont en somme le pâle compromis entre les vaudevilles à la Clavier/Boon et ce vieil idéal d’un peuple à la fois fidèlement représenté et doté d’un destin romanesque (atteint par Renoir, Pagnol, Pialat ou Kechiche). Malaxant le thème du souvenir, de la nostalgie (vieux tubes partout, flash-back intempestifs dans Connemara, et même voyage chamanique vers le xixe siècle dans La Venue de l’avenir), elles permettent, en ces temps moroses, de poser en creux la question mémorielle du roman national – non plus seulement « Comment vivre ensemble en France ? », mais « Qu’est-ce au juste que la France ? » – sans pour autant sombrer dans l’idéologie réactionnaire des documentaires soutenus par la sphère Bolloré (Sacré Cœur et son catholicisme transi) ou des spectacles contre-historiques sponsorisés par Pierre-Édouard Stérin.
On leur saurait gré de tenter d’opposer à cette propagande des portraits plus nuancés du pays et de son héritage lyrique (dût-il s’agir de Sardou et des 2Be3), si l’entreprise ne s’éparpillait dans une collection de clichés candides voire abêtissants. Que les mêmes corps, les mêmes topoï reviennent d’un film à l’autre – la figure de Bastien Bouillon, les non-lieux filmés sans rien en dire sinon qu’ils détonnent avec le décor parisien, l’amour qui renaît à la patinoire dans Partir un jour comme dans Connemara… – dit bien que cette recherche existentielle du récit français se mord la queue, au point de devoir parfois imiter des cultures étrangères où le roman national dispose d’une imagerie prête à l’emploi (la citation hollywoodienne de Klapisch). Au moins ces tâtonnements rappellent-ils, par effet de contraste, que les rares cinéastes encore capables de saisir une idée juste et composite du peuple (Dumont, Ameur-Zaïmèche, Guiraudie, Diop, Kechiche…) y parviennent au prix d’une attitude contraire : filmer la francité des êtres tout en faisant de celle-ci un non-sujet.
Yal Sadat

Actualités, Ressorties
L’Œuf de l’ange (1985) de Mamoru Oshii
Bien que connu des sectateurs de Mamoru Oshii, à jamais ébahis par les deux Patlabor (1990 et 1993) et par l’indépassable Ghost in the Shell (1995), L’Œuf de l’ange, originellement montré en OVA – vendu directement sur support physique –, n’avait jamais connu de sortie nationale en France.
Gageons que sa (re)découverte en salles va permettre au troisième long métrage du cinéaste d’occuper la place qu’il mérite dans une filmographie singulière où la prise de vues réelles (ou tout du moins l’hybridation) semble avoir désormais pris le pas sur l’animation classique.
Le film de 1985 apparaît aujourd’hui comme la démonstration de force d’un cinéaste de 34 ans qui offre, en à peine plus d’une heure, une radicale concentration de l’art visuel et narratif qu’il s’attachera à développer par la suite : dialogues parcimonieux, palette chromatique somptueuse mais limitée, longueur et lenteur des plans, contrastes d’une bande-son oscillant entre silences anxiogènes et envols choraux soudains. L’association d’Oshii et de l’artiste multi-talentueux Yoshitaka Amano, sur le point de créer l’univers graphique du jeu Final Fantasy (1987), accouche d’une œuvre dont la puissance visuelle et sonore saisissante s’impose à contre-courant de l’opacité elliptique d’un scénario qui, entre lyrisme et épure existentielle, se plaît à se jouer des classifications.
Science-fiction postapocalyptique, fable métaphysique, drame psychologique, film d’errance : aucun genre ne suffit à caractériser l’énigmatique rencontre, dans une cité sans âme et sans soleil où des silhouettes fantomatiques s’évertuent à harponner des ombres, d’une préadolescente aux cheveux blancs occupée à préserver un œuf mystérieux et d’un jeune guerrier soudainement apparu dont on ne saura jamais vraiment s’il veut l’aider ou la trahir.
L’Œuf de l’ange de Mamoru Oshii (1985).
L’étonnante prolifération des références chrétiennes, à la fois précises et ambivalentes, semble dès lors une métaphore du film lui-même. Car Théorème n’est pas si loin : le jeune homme, inséparable d’une arme primitive cruciforme, apparaît d’emblée comme un Gabriel dont l’angélisme à la fois inséminateur et exterminateur vient visiter une vierge qui semble tenir entre ses mains et contre son ventre l’avenir de l’humanité.
God in the Shell ? Que l’unique tirade du film évoque parallèlement une version déceptive de l’épisode biblique du Déluge – où la colombe ne revient jamais sur une arche condamnée à toujours dériver – dit la capacité du film à dépasser l’univocité d’une fable de la fécondation pour générer, à mesure des visionnages, d’autres interprétations.
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« Peut-être n’existons-nous que dans la mémoire d’une personne qui a disparu », conclut alors le protagoniste, semblant renvoyer à d’autres références du cinéaste pour inviter à retrouver, en filigrane de certaines scènes – parmi lesquelles la séquence finale et son troublant travelling arrière – l’empreinte mémorielle et séminale de Tarkovski, Hitchcock ou Marker.
Thierry Méranger
L’OEUF DE L’ANGE
Japon, 1984
Réalisation Mamoru Oshii
Scénario Mamoru Oshii
Image Juro Sugimura
Montage Seiji Morita
Son Shigeharu Shiba
Interprétation Mako Hyodo, Jinpachi Nezu
Production Tokuma Shoten
Distribution Eurozoom
Durée 1h11
Sortie Film inédit, version restaurée en salles le 3 décembre.

Actualités, Hommage
Peter Watkins, solitude du coureur de fond
Peter Watkins est mort le 30 octobre à 90 ans dans une petite commune de la Creuse où il s’était établi après des années de pérégrinations de la Grande-Bretagne à la Suède, en passant par les États-Unis. Cet éternel jeune homme en colère laisse une œuvre colossale derrière lui.
La Bombe (The War Game), seul film qui valut à Peter Watkins un Oscar, fut achevé en 1966, un an après que Guy Debord eut déposé le brevet d’un jeu de guerre inspiré par les Kriegsspiel de l’armée prussienne au XIXᵉ siècle et destiné « au courant situationniste afin qu’il s’exerce à la dialectique ». Le film de Watkins, simulation des conséquences d’une attaque nucléaire sur l’Angleterre, emprunte au reportage télévisé son esthétique sur le vif et au film d’anticipation sa froide narration d’une dérive autoritaire de la démocratie parlementaire.
Mais s’il partage avec Debord le goût de l’anachronisme et de la critique des médias, Watkins s’avère surtout un franc-tireur dont les films entendent dénoncer le spectacle de ce qu’il appelle les « industries audiovisuelles de masse » (Hollywood et la télé), en sabotant leurs structures narratives et stylistiques sur leur propre terrain. Voilà comment, de La Bataille de Culloden (1964), du nom de la confrontation dans les Highlands en 1746 entre la rébellion jacobite et le pouvoir britannique protestant, à La Commune (2000), tous deux financés par des chaînes de télévision, le flux de la retransmission continue (« l’horloge universelle ») se trouve parasité par une caméra portée à hauteur des personnages et la parodie anachronique de médias télévisés transposés dans le passé.
Non seulement ces films deviennent des agents de l’histoire en offrant un autre point de vue sur les événements qu’ils mettent en scène, mais ils constituent eux-mêmes un événement en éclairant le présent sous un jour nouveau.
Le modèle du jeu de guerre informe encore Les Gladiateurs (1969), sorte d’Hunger Games à l’heure de la guerre froide, et le beaucoup plus réussi Punishment Park (1971) où, prenant au sérieux une loi appliquée par Nixon face aux mouvements protestataires, Watkins filme le calvaire de jeunes gens pris en chasse par les forces d’intervention de la police dans une course mortelle au cœur du désert californien.
La Bombe de Peter Watkins (1966).
S’il ne fait pas toujours dans la finesse, on peut lui reconnaître un certain talent pour imaginer des allégories politiques qui n’ont pas pâli avec le temps. Figures exemplaires de son cinéma, les adresses à la caméra, regards qui viennent désigner le dispositif de tournage ou interviews improvisées qui débordent la diégèse pour solliciter le point de vue des acteurs – presque toujours non professionnels –, ouvrent des parenthèses brechtiennes dans la trame du montage, comme dans Edvard Munch, la danse de la vie (1973), où le portrait de l’artiste, enrichi de ses accointances avec les milieux anarchistes et libertaires de l’époque, se mue irrésistiblement en autoportrait du cinéaste en paria.
On se souvient que, pour La Commune, le cinéaste composa respectivement le casting des versaillais et des communards en publiant des petites annonces dans Le Figaro et en allant donner des conférences à l’Université Paris 8. À La Parole Errante, où Armand Gatti avait accueilli le tournage, le printemps 1871 se rejouait au présent, dans une frénésie aux airs d’insurrection qui se prolongeait hors du plateau.
Lire aussi : “Fin de parties : Entretien avec Peter Watkins“
Watkins, formé au théâtre amateur dans sa jeunesse anglaise, savait si bien communiquer le feu de la révolte qu’il dut composer avec une contestation de sa position d’auteur par une partie de l’équipe. La forme même du film devenait indissociable de ses conditions d’élaboration, ses plans-séquences se coulant entre les insurgés sur les barricades pour mesurer les distances entre personnages et acteurs et conjuguer au présent les colères populaires.
Watkins, solitaire dans la foule, orchestrait le chaos, laissait chacun et tous écrire leur propre histoire. Parmi les visages juvéniles des insurgés, ceux d’Arthur et Tom Harari, alors étudiants, et d’autres qui, peut-être, éprouvèrent leur propre désir de cinéma à travers celui, inextinguible et furieux, de cet homme qui les avait tous emmenés dans son rêve.
Alice Leroy

Actualités, Doclisboa - Festival International du Film Documentaire
Doclisboa : où est la maison de nos images ?
Mi-octobre, pendant la 23E édition de Doclisboa, festival consacré aux formes les plus stimulantes du cinéma du réel, plusieurs films partageaient une même inquiétude sur la vulnérabilité des images, autant en termes de fabrication que de diffusion et de préservation.
Lors de son discours d’ouverture au cœur du majestueux cinéma São Jorge, la nouvelle équipe de programmation de Doclisboa (Hélder Beja, Cecilia Barrionuevo, Cíntia Gil, Boris Nelepo) nous prévenait de la fragile pérennité des salles lisboètes et de la nécessité redoublée de les peupler.
Une semaine plus tard, le Prix du meilleur film de la compétition internationale, La noche está marchándose ya d’Ezequiel Salinas et Ramiro Sonzini, répondait à ces mots. Ce premier long métrage argentin relate les derniers moments d’un ciné-club municipal, porté à bout de bras par le passionné Pelu.
Après avoir été le projectionniste du lieu, il est contraint d’en devenir le gardien permanent. En ouvrant les portes clandestinement la nuit, il donne refuge à une communauté de marginaux. Ensemble, ils regardent défiler l’histoire du cinéma autant qu’ils se laissent dévisager par elle.
Tourné dans un noir et blanc hors du temps, La noche está marchándose ya (« La nuit est déjà en train de s’en aller ») cultive tout du long une claustrophilie aussi mélancolique qu’irrévérencieuse. Une séquence cocasse met en scène un dialogue bruitiste entre les gamins pétomanes de Bonjour de Yasujirô Ozu et les flatulences de l’auditoire argentin contemporain.
La salle de cinéma est dépeinte par les vies qu’elle rend supportables ainsi que par la mémoire des hommes qu’elle rend accessible. Cet enjeu-là était également au centre de Cinema Kawakeb de Mahmoud Massad. Cet autre titre de la compétition internationale confronte le quotidien d’un cinéma jordanien sur le déclin, filmé en une ritournelle de plans fixes, à des archives filmées de la région.
Cinema Kawakeb de Mahmoud Massad (2025).
Comment faire tenir une salle pour que l’histoire d’un peuple continue à circuler ?
À cet égard, il était saisissant de voir dans le même élan trois documentaires réalisés au Moyen-Orient, dont la première mondiale a eu lieu il y a peu. Tous trois œuvraient à donner un lieu aux images de récents événements, alors que les pays de naissance ou de résidence des cinéastes sont en flammes, voire en ruines : sous la forme d’un puzzle impossible, contraint par le silence familial en Iran, dans The Vanishing Point de Bani Khoshnoudi ; par l’agencement de rushes datées de vingt ans dans With Hasan in Gaza de Kamal Alfajari ; et sous les traits d’une chronique familiale en temps de guerre au Liban dans Tales of the Wounded Land d’Abbas Fahdel.
Baumettes Studio d’Hassen Ferhani (Prix du meilleur court métrage) et Um Minuto é uma Eternidade para Quem Está Sofrendo de Wesley Pereira de Castro et Fábio de Castro travaillaient quant à eux à bâtir leur propre maison-cinéma pour s’extirper d’un état de suffocation.
Lire aussi : “Topoï et utopies à Doclisboa 2024“
Dans le studio pénitentiaire des Baumettes, Ferhani invite des détenus à réinventer le monde avec fougue, face caméra. En fond se succèdent des décors de fortune, de plage paradisiaque en désert de western.
De son côté, Wesley Pereira de Castro a été captif casanier pendant le long confinement brésilien. Pour s’éprouver vivant et donner sens au temps suspendu, il s’est filmé régulièrement. Il partage à la fois ses pulsions de survie et des mises au point sur sa cinéphilie.
Le résultat est déroutant : un journal anxiogène où le désir d’images déborde la possibilité de les réaliser. Seules les ellipses, qui répondent à un tempo organique, laissent présager un havre de paix.
Claire Allouche

Actualités, Critique
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski
Il y a quelque chose de dialectique dans la façon dont le second long métrage de Julia Kowalski entrechoque des formes et des idées apparemment contradictoires.
D’une part, la cinéaste s’inspire d’une pensée féministe qui analyse la diabolisation des femmes comme une stratégie du pouvoir patriarcal ; d’autre part, elle reprend à son compte ces fantasmes masculins, en puisant notamment dans le genre ontologiquement machiste du giallo.
Elle en imite l’atmosphère libidinale et onirique, ou encore l’artificialité du jeu des acteurs, qui évoque par moments le doublage de films italiens, mais décale l’effet produit en les transposant dans une campagne française. Point d’homme masqué à l’horizon : le récit évolue à l’écart des codes pour sonder les répercussions de la rencontre entre deux femmes indociles. Nawojka, adolescente polonaise impatiente d’échapper à l’autorité de son père et de ses deux frères, a hérité de sa défunte mère des accointances avec les ténèbres – un personnage repris du court J’ai vu le visage du diable, toujours interprété par l’intense Maria Wróbel.
Lire aussi : “Retour Cannois sur Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart“
Sandra (Roxane Mesquida), elle, revient dans le même village, qu’elle avait quitté après avoir répondu par la violence à celle de son compagnon, ce dont on la blâme, évidemment. Si le film touche, c’est que l’outrance parfois caricaturale employée pour dénoncer la tyrannie exercée par la gent masculine sur ces deux femmes s’y fonde sur une attention aux corps, aux lieux et aux matières restitués par le 16 mm – boue, glaires et sang – qui rend puissamment sensible l’expérience intime des deux femmes, et ainsi leur acharnement à exister coûte que coûte.
Olivia Cooper-Hadjian
QUE MA VOLONTÉ SOIT FAITE
France, Pologne, 2025
Réalisation Julia Kowalski
Scénario Julia Kowalski
Image Simon Beaufils
Montage Isabelle Manquillet
Son Olivier Pelletier, Yannis Do Couto – Fabien Bellevaire, Xavier Thieulin
Décors Anna Le Mouël
Interprétation Maria Wróbel, Roxane Mesquida, Wojciech Skibiński, Kuba Dyniewicz, Przemysław Przestrzelski, Raphaël Thiéry, Jean-Baptiste Durand, Eva Lallier Juan
Production Grande Ourse Films, Venin Films, Orka, en association avec la SOFICA Indéfilms 13
Distribution New Story
Durée 1h35
Sortie 3 décembre

Actualités, Enquête
Exploitation, distribution (2/2) : garder l’équilibre
Quelles initiatives peuvent juguler les tensions du secteur que nous pointions dans le dernier numéro ?
Lire aussi : “Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino“
Dans un paysage marqué par une nouvelle tendance à la concentration et un clivage entre circuits et indépendants, acteurs publics et privés, il faut ajouter aux rapports de force décrits le mois dernier d’autres pratiques venues perturber le rythme institué des sorties hebdomadaires, causant des déprogrammations sauvages qui peuvent toucher une catégorie de films auparavant épargnée.
Comme pour Gladiator 2 ou Sonic 3, 2024 aura vu se multiplier des avant-premières massives le week-end, avec parfois plusieurs séances dans un même établissement. Le cas Kaizen, destiné aux plateformes mais projeté sur 1 000 écrans un vendredi, aura également mis en avant le risque de dévoiement du mécanisme de visa exceptionnel, les programmateurs n’hésitant pas à s’asseoir sur la législation qui limite le nombre de séances « hors film » à 500.
En réponse à ces excès, le CNC a créé un comité de concertation distributeurs-exploitants se réunissant tous les quinze jours. Ce dernier a rendu le 17 juillet une première recommandation de bonnes pratiques : annoncer les avant-premières deux semaines à l’avance, ne pas les organiser le samedi, les limiter à une seule séance par établissement, etc.
Kaizen de Basile Monnot (2024).
Recommandations ou régulation ?
Alors qu’un nouveau cycle de discussions porte sur l’exposition des œuvres et les tensions en zones concurrentielles, le président du CNC Gaëtan Bruel s’est félicité lors du dernier congrès de la Fédération nationale des cinémas français que les échanges du comité aient su « laisser les rapports de force à la porte ».
Un esprit malin pourrait y voir une once de volontarisme, ou un lien logique avec la composition du comité : les acteurs du cinéma de recherche ont, de fait, été laissés à la porte (le plus petit distributeur convié est Jour2Fête) tandis qu’y siègent, venus de Metropolitan Filmexport et de Warner, les présidents de la Fédération nationale des éditeurs de films et du Syndicat franco-américain de la cinématographie. Soit deux organisations qui avaient exclu au sortir du Covid de participer à une concertation qui aurait permis d’éviter la loi de la jungle en déterminant collégialement un calendrier des sorties. Ce passage du refus à la participation marque une évolution et témoigne du fait que les difficultés touchent de plus en plus d’acteurs. La capacité de chacun à jouer collectif et à s’accorder sur des niveaux de contraintes reste cependant soumise à caution.
Si le CNC veut croire à l’autorégulation du secteur, l’échec relatif d’autres dispositifs nourrit les doutes sur l’efficacité d’une instance bornée à de simples recommandations. « À l’instar des engagements de programmation, les outils de régulation existants sont peut-être insuffisamment exigeants ou appliqués de manière insatisfaisante », avance Hugues Quattrone, délégué général du Dire (Distributeurs indépendants réunis européens).
Permettant d’imposer aux circuits ou aux ententes de programmation à fort pouvoir de marché national une part minimum de séances dévolues à des cinématographies européennes et peu diffusées, à des films de petits ou moyens distributeurs, et de limiter la multidiffusion, les engagements de programmation constituent un levier pour atténuer les difficultés d’accès des indépendants aux grandes salles.
Or ce garde-fou pâtit de faiblesses : le niveau des engagements est fixé par les exploitants eux-mêmes (qui les soumettent à l’homologation du CNC), et ceux-ci ont jusqu’à présent été peu contrôlés et sanctionnés en cas de non-respect (de nombreux groupes s’en sont dispensés entre 2019 et 2025 et auraient dû être interdits d’exercer). De nouvelles lignes directrices publiées en mai traduisent une volonté de renforcement, mais sans qu’il y soit directement question de ce que suggérait le dernier rapport d’activité de la Médiatrice du cinéma : adapter les niveaux d’exigence en fonction des situations monopolistiques des salles et de l’éventuelle présence de salles art et essai dans leur zone.
Destiné aux distributeurs, un mécanisme d’engagements de diffusion vise quant à lui à améliorer l’accès des salles à certains films, mais il est lui aussi peu contrôlé et se concentre sur l’accès des salles situées dans des agglomérations de moins de 50 000 habitants à des films art et essai diffusés au-delà de 175 copies en première semaine (avec le potentiel effet pervers d’accroître la diffusion des films les plus porteurs).
« Nous défendons l’idée d’un engagement qui encadrerait certaines pratiques excessives des distributeurs en limitant le nombre de semaines et de séances exigibles », précise Hugues Quattrone. L’affinement nécessaire des pratiques pourrait passer par plusieurs types et échelles d’initiatives. La petite exploitation propose aux distributeurs d’expérimenter une exposition des films porteurs plus étalée dans la durée.
Vaincre ou mourir de Vincent Mottez et Paul Mignot (2023).
Concentration, extension
L’incertaine poursuite d’un équilibre vertueux se déroule dans un contexte où les circuits sont portés à s’inscrire dans une logique industrielle de concentration récemment illustrée par les prises de capital du groupe CMA-GGM dans Pathé (à hauteur de 20 %) et de Canal+ dans UGC (34 %, avant un potentiel rachat en 2028). Laissant entrevoir une intégration verticale, l’inquiétude suscitée par ce dernier rapprochement porte sur deux points : le risque de voir se réduire le spectre des films programmés dans les salles UGC et celui de leur instrumentalisation idéologique sous l’impulsion de Vincent Bolloré.
Le président du directoire de Canal+, Maxime Saada, s’est voulu rassurant aux dernières Rencontres cinématographiques de l’ARP en affirmant qu’il était dans l’intérêt du groupe de programmer de la diversité et que Canal+ n’avait pas de « prisme politique ». Si la logique commerciale suppose en effet de penser la programmation en fonction du public, le Groupement national des cinémas de recherche a produit lors de rencontres organisées en janvier une analyse statistique basée sur des chiffres du CNC qui compare la programmation du Majestic et du Métropole à Lille avant et après son rachat par UGC en 2019.
Le passage de la ville sous monopole du circuit a signifié entre 2019 et 2023 une baisse de moitié du nombre de films programmés (-47 % pour le Métropole, -56 % pour le Majestic). L’appréciation de la « diversité » reste donc relative et doit être mise à l’épreuve des faits, tout comme l’absence de prisme politique doit être considérée à l’aune de décisions de programmations.
Comme celles d’autres circuits, les salles UGC se sont dernièrement mises à programmer des films proposés par le très catholique distributeur Saje, contribuant au succès récent de Sacré-Cœur, après avoir déprogrammé en juin Kneecap à la suite de la polémique entourant l’un des membres du groupe qui affichait son soutien au Hezbollah. Si Canal+ a par exemple soutenu La Petite Dernière, il avait aussi coproduit avec le Puy du Fou Vaincre ou mourir, si bien que le rachat pourrait impliquer le renforcement de certaines dynamiques.
La prudence est donc de mise face à des acteurs dont le pouvoir se renforce en même temps que leur poids. Dans le paysage actuel où une partie des salles indépendantes parisiennes est devenue tributaire de la part des entrées réalisées à travers lui, l’abonnement UGC illimité constitue à la fois un levier d’attractivité et un moyen de pouvoir : il permet au circuit de capter une partie du public art et essai, mais aussi d’exercer une coercition, comme l’a montré l’an dernier l’imposition de lourds remboursements à plusieurs salles pour des usages jugés abusifs de la carte. Au positionnement accru sur l’art et essai porteur s’ajoutent des phénomènes partagés par d’autres grands groupes : l’investissement de l’éducation à l’image et du cinéma itinérant. Gaumont a lancé son kit d’éducation « Alice et Léon font leur cinéma » et Canal+ le camion CinéMo proposant des séances gratuites.
Si elles semblent relever de la bonne nouvelle, ces initiatives brouillent les lignes entre missions éducatives et intérêts commerciaux : tandis que la force de frappe économique (CinéMo a aussi reçu de l’aide publique) permet de grignoter un terrain occupé de longue date par des acteurs culturels associatifs, les corpus se trouvent limités aux catalogues des entreprises.
CinéMo, le camion sur la route
L’indépendance : tout un programme
Déléguée générale de l’association Ciné 32 à Auch, programmatrice de ses deux salles du Gers et co-présidente du groupe Inédits de l’Afcae, Sylvie Buscail souligne : « Il y a un danger à dire que tout se vaut. La question de l’éditorialisation est complexe : un circuit de 18 salles peut aller vers l’art et essai, mais son travail n’a pas le même objectif. Les associations qui programment les salles ont besoin d’un budget à l’équilibre mais n’ont pas le même enjeu de rentabilité. Politiquement et éthiquement, cela fait une différence. »
Ancien directeur du Reflet Médicis à Paris, Jean-Marc Zekri rappelle que les indépendants se distinguent historiquement par un lien de proximité, tout en notant une évolution : « Il y a quinze ans, les postes de directeur et de programmateur étaient distincts, mais ils tendent aujourd’hui à être réunis. La programmation est parfois confiée à une entente et non à un programmateur propre à une salle. D’un autre côté, les circuits se calent sur des modèles mis en place par les indépendants, avec des “films cultes” ou, par exemple, la “séance du directeur” à l’UGC Ciné Cité des Halles. »
Face à ces stratégies d’événementialisation qui contribuent à rendre indistincts des types d’animations qui diffèrent néanmoins, la capacité de porter des propositions singulières est primordiale pour que « l’indépendance » conserve un sens et serve une vitalité future.
« On met les exploitants face à une demande paradoxale : il faut à la fois que ça marche et que l’on maintienne une curiosité. On peut craindre dans ces conditions que les salles qui tiennent une ligne exigeante soient peu à peu diluées dans le marché, et il faut aussi réfléchir à de nouvelles pratiques en accord avec la responsabilité des programmateurs d’entretenir un certain rapport au cinéma », avance Luc Lavacherie, programmateur de La Coursive à La Rochelle.
Lors du congrès de la FNCF, le directeur de CGR, Laurent Desmoulins, a posé une question : le CNC ne pourrait-il pas influer sur la production de films répondant davantage aux attentes des spectateurs d’aujourd’hui ? Il existe ainsi un désir de conformer les œuvres à un goût supposé de spectateurs profilés et ciblés par les données et les études de marché.
Une approche historiquement portée par les salles indépendantes estime qu’il convient de programmer les œuvres à même d’entretenir le goût et le sens critique d’un public épaulé de passeurs.
« Banquiers et industriels s’arrachaient les cheveux à essayer de produire en série des répliques de modèles à succès, à essayer de mettre de l’ordre dans ce chaos. Ils n’y sont jamais parvenus, et n’y parviendront jamais. Le cinéma est une dichotomie insoluble où s’opposent et se mêlent l’art et les affaires : l’art étant à long terme le cheval gagnant sur lequel il faut miser. » Voilà une citation de Frank Capra à inscrire à l’ordre du jour d’un prochain congrès.
Quant aux politiques publiques, il leur appartient plus que jamais de ne pas engraisser le mauvais cheval.
Romain Lefebvre
Propos recueillis à Paris, Saint-Ouen et par téléphone entre le 24 septembre et le 8 octobre.

Actualités, Festival International du Film de La Roche-sur-Yon
Étincelles du Festival international du film de La Roche-sur-Yon
La 16e édition du Festival international du film de La Roche-sur-Yon, qui s’est tenue du 13 au 19 octobre, a mis en lumière quelques cinéastes dont l’œuvre brillera inévitablement ces prochaines années – si elle se fraye un chemin vers les salles.
Quelles leçons tirer du fait que les plus beaux films présentés cette année à La Roche-sur-Yon risquent de ne jamais sortir en France ? Au-delà du mérite et de l’audace de l’équipe de programmation, ce constat est révélateur d’une crise profonde de la distribution, où se perdent trop souvent des œuvres étrangères privées de têtes d’affiche et rétives à toute classification.
À l’image de la merveilleuse étrangeté de Pin de fartie d’Alejo Moguillansky et du collectif argentin El Pampero Cine, ludique et poétique variation autour du texte de Beckett (voir le compte-rendu de la Mostra, no 824).
C’est la section « Nouvelles vagues » qui s’est distinguée cette année par son originalité. Son Grand prix a été justement attribué à Bouchra d’Orian Barki et Meriem Bennani, un film d’animation inspiré d’un dialogue enregistré entre une fille vivant aux États-Unis et sa mère restée au Maroc.
La famille traverse une crise à la suite de la révélation par la protagoniste de son homosexualité. La nature hybride des personnages, mi-animaux mi-humains, transforme le récit en fable universelle qui est aussi une réflexion sur l’art et le processus de création.
Dans la même section, Blue Heron de la Canadienne Sophy Romvari, déjà récompensé du Prix du premier film à Locarno, se déroule au sein d’une famille d’origine hongroise installée sur l’île de Vancouver dans les années 1990, dont l’un des enfants souffre d’un autisme sévère.
Blue Heron de Sophy Romvari (2025).
Le regard tendre de la cinéaste sur cette famille (la sienne) confrontée à la maladie et à la difficulté d’intégration est prolongé par une partie contemporaine. Romvari y revient sur ce passé en s’interrogeant sur la manière dont la pratique cinématographique peut atténuer la douleur et accompagner le travail de deuil.
Enfin, un autre film canadien a illuminé la section Perspectives : Shifting Baselines de Julien Élie, brillant documentaire tourné principalement sur le site de lancement de missiles et de satellites de Boca Chica, au Texas.
Lire aussi : “Le miracle de La Roche 2024“
Le cinéaste y analyse avec ironie la folle conquête de l’espace comme une fuite en avant d’une humanité incapable de faire face aux crises environnementales qui menacent la vie sur terre.
En donnant une visibilité à ce type d’œuvres inclassables et en permettant aux distributeurs potentiels de les découvrir, La Roche-sur-Yon accomplit pleinement sa mission de défense d’un cinéma libre et exigeant.
Ariel Schweitzer

Actualités, Critique
Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche – Le Ventre et le Flingue
Pour qui se souvient du vitalisme et de l’ardeur de Mektoub, My Love : Canto uno, il y a des risques que ce Canto due paraisse en deçà, d’autant que ce nouvel opus est presque symétriquement construit en miroir du précédent. Or c’est là que réside son intérêt : le Canto due est le reflet inquiet, pour ne pas dire mortifère, du Canto uno.
Exemple le plus flagrant : l’un des moments les plus mémorables du Canto uno était la séquence de la mise-bas de la brebis, épiphanie photographiée par Amin (Shaïn Boumedine) ; au même endroit, dans Canto due, Ophélie (Ophélie Bau) ramasse des agneaux morts de maladie en précisant à Amin : « Ne t’inquiète pas, ce ne sont pas ceux que tu as pris en photo. » Autre effet de miroir obscur : le premier film s’ouvrait sur des plans d’Amin roulant à vélo au petit matin, on le revoit ici dans des plans très proches filmés à la nuit tombante. D’autres éléments donnent ainsi l’impression de passer de l’aube au crépuscule, de la vitalité à la morbidité.
Ce sentiment si fort de l’instant, qui explosait dans la longue montée de sève que constituaient les 3h30 d’Intermezzo, est ici remis en cause par l’impatience, l’incertitude, le malaise qui s’installent dans toutes les scènes, où les personnages parlent de partir, rêvant d’un ailleurs, d’une autre vie. Mais chez Kechiche, qui est un naturaliste au sens fort – c’est-à-dire qu’il s’intéresse avant tout à ce qui advient par le corps, au désir physique, aux pulsions et fonctions animales –, cette dimension crépusculaire et mortifère relève beaucoup plus du physiologique que du psychologique ou du romanesque. Ici on danse peu, on se baigne moins, le rapport à la nourriture est presque malsain – on est passé de la mer à la piscine, de la faim à la boulimie. Ce malaise général est en grande partie dû à l’entrée en scène de deux nouveaux personnages, juste évoqués dans Canto uno : l’actrice Jessica Patterson (Jessica Pennington) et son mari producteur Jack (André Jacobs).
On les découvre dans une formidable séquence où ils forcent, avec la douceur de ceux qui ne doutent pas de leur pouvoir, le personnel du restaurant tenu par la famille d’Amin à leur préparer un couscous alors que les cuisines sont déjà fermées. Ces riches touristes américains arborent une condescendance dont Camélia (Hafsia Herzi) arrivera à tirer profit, car Jack lira le scénario d’Amin grâce à elle. Le projet plaît au producteur, qui propose alors au jeune homme de le financer à Hollywood. Il pourrait être un personnage d’Adieu Philippine ou Maine Océan : un impresario d’opérette, tocard mais séducteur qui promet un rêve ayant au moins le mérite d’ouvrir une perspective, de réveiller l’enthousiasme. Mais nous ne sommes pas dans un film de Rozier, et chez Kechiche cet homme est immédiatement chargé d’une certaine violence. Ce milliardaire possessif incarne à la fois le pouvoir de classe, d’origine et de genre. Quant à sa femme actrice, on sent immédiatement en elle une dépression provoquée par les astreintes de son métier et le contrôle de son mari sur sa vie.
Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche (2025).
Ce qui paraîtrait lourd et clicheton sur le papier passe là encore par l’incarnation. L’actrice se rebelle en laissant parler son corps : au régime, elle répond par la boulimie et à la fidélité par la grivoiserie. Dans les relations que ce couple établit avec Amin, son cousin Tony (Salim Kechiouche) et le reste de la famille (au restaurant) se dessine une différenciation entre le rapport physique à la vie et au monde des Américains et des Maghrébins. Kechiche ne craint pas ce genre de jeux avec les stéréotypes parce que pour lui ils ne relèvent pas de l’idée mais quasiment de l’expérience scientifique : c’est une question d’épiderme, d’estomac, de souplesse du corps. En se goinfrant de couscous, en se baladant nue au soleil, et en se laissant séduire par Tony jusqu’à faire l’amour avec lui sur une musique orientale, Jessica s’abandonne à la volupté méditerranéenne contre le puritanisme et l’uniformisation hollywoodienne. C’est ce que raconte à sa manière le scénario écrit par Amin : l’histoire d’une femme robot tombant amoureuse d’un mortel, soit une machine accédant au sentiment de la chair. Et pour Kechiche, il n’y a pas loin entre une actrice formatée et un robot.
Le rêve hollywoodien d’Amin et son projet de science-fiction romantique peuvent ressembler à une blague tant ils paraissent loin de Kechiche, mais à travers l’intrusion de ces « corps étrangers » dans son film, le cinéaste se confronte lui-même au cinéma américain. Après avoir en quelque sorte plongé le corps de l’actrice américaine dans le bain méditerranéen, vient la réponse du mari trompé : il ne pique pas une crise comme un macho du Sud, mais sort son pistolet en silence comme un cow-boy. Le film se déplace alors quelque part entre le psychodrame à la Cassavetes et le thriller halluciné à la Ferrara. Cette partie désarçonne, mais c’est assez passionnant de voir ainsi Kechiche laisser son cinéma être contaminé par un autre, et précisément pour filmer la crise que finit par produire la rencontre improbable entre deux mondes.
Lire aussi : “Retour au Festival de Locarno de Mektoub My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche“
La phrase d’Ophélie citée plus haut sur les agneaux dit aussi que ce qui se passe dans ce Canto due n’est pas exactement une conséquence directe du Canto uno, pas le crépuscule de son soleil ou la mort de sa vitalité. Les animaux morts ne sont pas ceux que l’on a vus naître, et le Canto due est peut-être plus une virtualité de ce qui se déploie dans le premier qu’une suite ou une conclusion. C’est ce que produit l’apparition de personnages précédemment hors champ, comme de nouvelles cartes venant reconfigurer le jeu – le couple d’Américains et Clément, le petit ami d’Ophélie. Mais aussi les dilemmes qui donnent à ce film une saveur plus mélancolique, plus suspendue dans l’incertitude du temps : avorter ou garder l’enfant, partir à Paris ou à Los Angeles…
Et c’est ce que suggère de manière assez vertigineuse, quasi resnaisienne, la reprise de la scène de la plage d’Intermezzo : cet épisode intermédiaire nous montrerait-il ce qui adviendrait si Amin et Tony étaient partis danser plutôt que de rester avec les Américains – dancing/no dancing ? On rêve maintenant de voir les trois épisodes à la suite, ne doutant pas que l’expérience serait sidérante.
Marcos Uzal
MEKTOUB, MY LOVE : CANTO DUE
France, 2025
Réalisation Abdellatif Kechiche
Scénario Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
Image Marco Graziaplena
Montage Luc Seugé, Alex Goyard
Son Andrea Caucci, Léo Caresio, Hugo Rossi, Karim Toukabri
Décors Marcello Di Carlo, Michel Charvaz
Interprétation Shaïn Boumedine, Jessica Pennington, Salim Kechiouche, Andre Jacobs, Ophélie Bau, Dany Martial, Delinda Kechiche, Alexia Chardard, Hafsia Herzi
Production Bling Flamingo, Quat’sous films, Pathé Films, Why Not Productions, Goodfellas
Distribution Pathé Films
Durée 2h19
Sortie 3 décembre

Actualités, Critique
Les enfants vont bien de Nathan Ambrosioni
À l’image de sa protagoniste, agent d’assurances droite et distante, Nathan Ambrosioni aborde son postulat étonnant la tête froide : peu d’épanchements lorsque Suzanne (Juliette Armanet) disparaît de son plein gré en laissant derrière elle deux enfants de 6 et 9 ans, confiés à Jeanne (Camille Cottin), sa sœur célibataire et volontairement nullipare.
Quand celle-ci hurle sur le répondeur de Suzanne après avoir découvert son projet déjà accompli, c’est hors champ, le son étouffé par la porte entrouverte à travers laquelle le petit Gaspard l’observe. L’ensemble du film est marqué par cette même retenue : passés quelques éclats initiaux, Jeanne réagit au changement de vie qui lui est imposé de façon peu expansive, et les aléas du récit – manifestations de détresse des enfants, obstacles institutionnels – restent eux-mêmes modérés.
Lire aussi : “Les pieds dans le plat – Cannes 2024“
D’une étonnante maturité, le toujours très jeune cinéaste, déjà auteur de cinq longs métrages à 26 ans, refuse de jouer sur le suspense ou le pathos. En variant les distances – les personnages sont tantôt observés de loin, comme par une présence extérieure, tantôt de très près, comme pour scruter leur complexité –, il fait entrer l’émotion par la petite porte, dans la progressive détente des traits d’une femme qui parvient au fil du temps à habiter une réalité contraire.
La délicatesse même du film empêche toutefois de percer tout à fait la profondeur de cette victoire, gagnée à bas bruit plutôt qu’arrachée à la vie.
Olivia Cooper-Hadjian
LES ENFANTS VONT BIEN
France, 2025
Réalisation Nathan Ambrosioni
Scénario Nathan Ambrosioni
Image Victor Seguin
Montage Nathan Ambrosioni
Son Laurent Benaïm, Alexandre Hecker, Olivier Guillaume, Laure-Anne Darras
Décors Rozenn Le Gloahec
Interprétation Camille Cottin, Juliette Armanet, Monia Chokri, Manoâ Varvat, Nina Birman, Guillaume Gouix
Production Chi-Fou-Mi Productions, France 2 Cinéma
Distribution StudioCanal
Durée 1h51
Sortie 3 décembre

Actualités, Festival du nouveau cinéma de Montréal
Jeunesse de Jean-Pierre Lefebvre au Festival du nouveau cinéma de Montréal
Des multiples entrées offertes par la 54e édition du Festival du nouveau cinéma de Montréal (dont des rétrospectives liées à sa longue histoire nourrie de cinéma indépendant et underground), la plus émouvante fut cette année l’hommage rendu en sa présence au cinéaste Jean-Pierre Lefebvre.
L’œuvre conséquente (27 films) et sidérante de Jean-Pierre Lefebvre (né en 1941) est tombée dans un oubli relatif pour au moins deux raisons : d’une part, la disparition d’une majorité des films québécois sitôt leur carrière commerciale terminée (la Cinémathèque québécoise demeurant le seul lieu de conservation) ; d’autre part, le fait que ceux de Lefebvre furent tournés dans des conditions d’extrême précarité.
Le travail d’exhumation du patrimoine québécois par la jeune société philanthropique Elephant Films a permis cette année la redécouverte de quatre films, dont l’un demeurait invisible depuis sa sortie (Mon œil, « farce révolutionnaire et tragédie nationaliste », 1966).
Admiré en ces pages dès son premier film (Le Révolutionnaire, 1965), Lefebvre a accompagné la « révolution tranquille » et l’humeur politique tourmentée de la jeunesse québécoise des années 1960 de ses récits largement improvisés, à peine écrits, où les tableaux tour à tour graves, iconoclastes et burlesques (il cite volontiers Keaton et Tati) s’enchaînent à plusieurs vitesses : numéros en roue libre des comédiens fétiches du cinéaste (Raôul Duguay, Marcel Sabourin), saisissements proches du ciné-tract (les formules, disruptions sonores et mises en abyme qui jalonnent Mon œil et Q-Bec My Love, 1970) ou plaisir de la durée requalifiée selon les mots du cinéaste en « durée du plaisir » (les ivres plans-séquences de discussions entre les acteurs amateurs de Mon amie Pierrette, 1969, et les longues stases amoureuses d’Il ne faut pas mourir pour ça, 1967).
L’esprit de lutte qui mobilise les films de Lefebvre passe par une chaîne d’états de jeu et de sautes d’humeur. Affublés de costumes grotesques (colon, marine américain, patron libidineux, artiste beatnik) ou littéralement mis « à poil » (les horrifiantes scènes nudistes au bureau de Q-Bec My Love), les personnages incarnés d’un tableau l’autre par Raôul Duguay dans Mon œil ou Q-Bec My Love (où une jeune actrice symbolisant le pays se voit asservie à toutes les formes de pornographie de l’époque) oscillent entre hilarité et colère, violence et mélancolie, férocité et nausée.
Le Révolutionnaire de Jean-Pierre Lefebvre (1965).
Entre la frénésie carnassière d’un Mocky et le funambulisme poétique d’un Rozier, l’art politique de Lefebvre est avant tout un art du court-circuit : on y avance sur un fil toujours prêt à rompre (la malice presque immaculée d’Il ne faut pas mourir pour ça, qui repose entièrement sur les improvisations si gracieuses de Marcel Sabourin), et la plus facétieuse des saynètes peut s’y déployer en longue robinsonnade hallucinée – les aventures exotiques à quelques kilomètres de Montréal de Mon œil ou de Mon amie Pierrette.
Henri Langlois voyait dans ce dernier film, dit-on, quelques-uns des plus beaux plans de l’histoire du cinéma. C’est que ses images semblent revenues du muet, et qu’il y a dans le cinéma de Lefebvre une puissance sauvage, enfantine et libertaire qui rappelle à la fois Vigo et cette quête rimbaldienne d’un langage dégagé de tout système.
Lire aussi : “Le Canada à perte de vue à la Cinémathèque du documentaire“
On ne s’étonnera guère que Lefebvre ait consacré l’un des plus beaux films qui soient au poète ardennais, Le Vieux Pays où Rimbaud est mort (1977) : si fuyante et si volante soit-elle, sa voix a déchiré le ciel du cinéma québécois par sa jeunesse et sa modernité.
Vincent Malausa

Actualités, Festival CInemed
Cinemed à l’heure syrienne
Et si le mercredi 22 octobre, au mitan de la 47e édition de Cinemed, avait permis de poser, à Montpellier, la première pierre de la reconstruction d’un paysage cinématographique syrien ?
Comment reconstruire le cinéma syrien ? Quatorze ans après la répression sanglante qui a marqué le début de la guerre civile et un an après la chute du régime Assad, qui a porté au pouvoir Ahmed al-Charaa, c’est à l’initiative de Cinemed que les principaux intéressés ont pu donner leur réponse. Le festival, loin de se contenter d’un hommage en 6 longs et 16 courts au « jeune cinéma syrien », a littéralement choisi de lui donner l’occasion d’exister.
Réunir autour de tables rondes une bonne partie des forces vives de la création émergente syrienne tenait du tour de force, et l’importance historique de la rencontre du mercredi 22 octobre n’a pas échappé aux participants, émus d’une opportunité jusqu’ici inimaginable puisque la plupart d’entre eux se côtoyaient alors pour la première fois. C’est évidemment un constat de dispersion et d’isolement qui domine chez les cinéastes qui se considèrent, qu’ils travaillent dans leur pays ou en exil, comme membres d’une diaspora souffrant d’un « échec de l’État à nous réunir tous », selon Majd Hafiry, producteur-acteur d’Amygdala, réalisé par son frère Osama.
Emblématique et prometteur est ainsi le travail du collectif Al-Ayoun (« l’œil »), lieu virtuel de partages, dont les coordinatrices, Sara Kontar et Diala Al Hindaoui, sont installées en France depuis 2016. Les deux femmes souhaitent ainsi fédérer les créateurs dans une instance qui deviendrait l’interlocutrice du pouvoir en place. Car domine aujourd’hui chez les cinéastes le sentiment de précarité.
Madonna Adib, en postproduction d’un long après une fiction courte, le très sensible Overnight, rappelle qu’« il n’y a pas actuellement d’espace qui garantit ma liberté et ma sécurité dans la Constitution » et que « parler du corps, du queer, des femmes et du féminisme » requiert une protection encore loin d’être acquise.
Se pose aussi avec acuité la question de la diffusion. L’exemple du « Salon de Damas », dans le contexte d’une raréfaction de sites de projection, pourrait faire école : ce ciné-club mis en place par George Ashkar, étudiant naguère de la première promotion d’un Institut supérieur du cinéma en jachère, a diffusé après la chute du dictateur, pour sa première séance, Étoiles de jour d’Ossama Mohammed (1988), banni depuis sa création. Résultat : plus de 1 200 réservations pour 120 places.
Étoiles de jour Ossama Mohammed (1988)
Plusieurs programmes de courts contemporains ont été présentés ensuite. Parmi eux, ceux de Rand Abou Fakher, artiste vivant à Bruxelles, dont So We Live (2020), brillant plan-séquence, a alors été projeté en Syrie pour la première fois. Comme tous ses collègues, la réalisatrice, en reconnaissant que les thématiques de la séparation et de la douleur nourrissent ses récits, insiste sur le piège que constitue l’évocation de la violence passée.
Lire aussi : “Trois héroïnes sous les feux de Cinemed 2022“
« Sommes-nous condamnés à n’être que des victimes de guerre qui ne parlent que de la souffrance ? », demande Majd Hafiry. « Quelle sera la valeur de mes récits quand il n’y aura plus d’exil ? », s’inquiète Sara Kontar. Ziad Kalthoum, auteur de Taste of Cement (primé à Nyon en 2017), lie pour sa part l’identité du cinéma syrien à la poursuite d’un travail en phase avec l’actualité : « L’Institut engage à parler du régime d’Assad mais nie les massacres d’aujourd’hui. »
Attentif auditeur des débats, le directeur du CNC, Gaëtan Bruel, de retour de Damas, a souligné en préambule le rôle que la France, dont il réaffirme l’universalité de l’engagement, doit jouer dans la structuration du paysage cinématographique syrien. Affaire à suivre, d’autant qu’il y a, comme il le dit, « urgence à accompagner les cinéastes dans la transition historique que connaît leur pays ».
Thierry Méranger

Actualités, Viennale
Morceaux de choix à la Viennale
Du 16 au 28 octobre, la vaste sélection de l’autrichienne Viennale, mêlant rétrospectives, inédits et la plupart des films intéressants de l’année, favorisait les échos entre œuvres distantes
Est-ce en raison de l’actualité toujours plus terrible que les films de cette 63e édition de la Viennale semblaient si souvent poser la question de la responsabilité ? C’était en tout cas un fil que l’on pouvait tirer des œuvres aux formes diverses rassemblées par la directrice artistique Eva Sangiorgi.
L’interdépendance des êtres est annoncée dès le titre du moyen métrage de Nathan Silver, Carol & Joy : si on peut le considérer, au premier chef, comme un portrait de Joy, 98 ans, il y associe celui de sa fille (Carol Kane, actrice de Carla et moi), qui vit avec elle, et y insère un tas de contingences quotidiennes.
Remarques sur le stock de café, cours de chant à dispenser et fins de bobines apparentes laissant l’enregistrement sonore courir sur un écran noir viennent apparemment interrompre le récit d’une vie, mais en fait décaler et enrichir le tableau. Tout en montrant la force de caractère de Joy, le film souligne par son approche en quoi son destin est lié à tant d’autres.
La Néerlandaise Digna Sinke, à laquelle le festival consacrait une rétrospective, pose aussi à sa façon la question du libre arbitre dans The Hope of the Fatherland (1982), premier long au sujet étonnant : le journal du lycée qu’elle a fréquenté, où les élèves publiaient notamment de la poésie.
En faisant dialoguer hommes et femmes d’aujourd’hui avec les adolescents qu’ils étaient pour se demander pourquoi si peu ont continué à écrire, la cinéaste tente de s’infiltrer entre l’intime et les injonctions, dans cet interstice où se joue le choix de se conformer à des attentes sociales.
Une question abordée différemment dans un autre film revisitant le lycée, cette fois aux États-Unis : Some of You Fucked Eva de Lilith Grasmug. Prenant pour point de départ un fait divers – l’évanouissement simultané de plusieurs pom-pom girls –, la jeune réalisatrice convoque des images trouvées dont elle met à profit la basse définition, ainsi que le témoignage fictif d’une élève.
Some of You Fucked Eva de Lilith Grasmug (2025).
À travers la monstruosité de figures pixelisées, un impensé émerge, expliquant en partie le mystère par les injonctions contradictoires s’exerçant sur les corps et l’intériorisation des attentes – tandis que ceux qui les formulent restent aveugles aux conséquences qui en découlent.
Si Aucun autre choix de Park Chan-wook (sortie le 11 février prochain) fait du sentiment d’irresponsabilité un motif comique, le nouveau documentaire de Nikolaus Geyrhalter, Melt, l’interroge subtilement en croisant différents états de la neige.
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Alors qu’il s’ouvre sur la description du quotidien d’un village japonais où l’on cultive un riz de grande qualité et où l’on estime qu’il faut vivre sur place plusieurs années pour se familiariser avec les différents aspects de la poudreuse, on se retrouve de proche en proche à Val-d’Isère, symptôme parmi d’autres d’une cécité délibérée concernant le climat, où un technicien en charge du système produisant la neige artificielle assume de vendre du rêve aux vacanciers qui veulent croire que le monde n’a pas changé.
En articulant différentes réalités, traçant progressivement un chemin, le cinéaste autrichien permet de prendre du recul face aux logiques individuelles.
Urchin d’Harris Dickinson (en salles le 11 février prochain) aborde tout aussi finement la question du déni. Quand Mike, ex-SDF en voie de réinsertion, perd les pédales, les belles ellipses du film grèvent progressivement la sympathie que ce personnage de loser enfantin suscite spontanément pour nous faire prendre conscience que nous avons, comme lui-même, préféré fermer les yeux sur sa violence.
Olivia Cooper-Hadjian

Actualités, Ressorties
Coup de cœur (1981) de Francis Ford Coppola
En apercevant Hank (Frederic Forrest) torse nu, un drap sur l’épaule comme un empereur d’opérette, on réalise que Coup de cœur et Megalopolis, à quarante ans de distance, ont un air de famille.
Grosses machines inséparables de leurs dispositifs, les deux films portent haut leur futurisme, tout en exhibant le champ de ruines, la mélancolie et la défection qui les entourent. L’ambition affichée s’ombre de la préscience de leurs insuccès publics, retour de karma sanctionnant tant d’hubris visuelle et de mégalomanie théorique, laissant tout seul celui qui est encore allé trop loin.
Au début des années 1980, le cinéaste se vivait alors comme un grand œil démiurgique. Son Coup de cœur fut le coup d’envoi de ses nouveaux studios Zoetrope, jouet grandeur nature pour mettre le monde en boîte. Après avoir reconstitué Las Vegas in situ et renoncé à tourner live avec neuf caméras, ce selfish Mabuse, planqué dans son camion-régie-jacuzzi surnommé « The Silver Fish », dirigeait à distance, via le retour vidéo d’un steadicam baladeur, une simplissime comédie de remariage.
Hank et Frannie (Teri Garr), couple fatigué, se déchire la veille du 4th of July, rencontrent dans la foulée le compagnon idéal, et y renoncent dans les larmes pour revenir à leur première vie. Cette trame rebattue interprétée par des acteurs joliment empâtés se retrouve au beau milieu d’un énorme kaléidoscope de décors truqués, de lumières changeant à vue, de complaintes chantées en off (par Tom Waits et Crystal Gayle), qui projettent autour du maigre statu quo du couple les couleurs électriques et artificielles du fantasme. Et ça en jette.
Coup de cœur de Francis Ford Coppola (1981).
À la sortie du film, Daney, à la fois admiratif et écœuré, pouvait encore dire, pointant le maniérisme émergent des années 1980 : « Il n’arrive plus rien aux humains, c’est à l’image que tout arrive » (Ciné journal). Aujourd’hui, tandis que nous baignons dans un environnement saturé d’icônes, de marques et de scrolls, lot quotidien d’inauthenticité observé de loin, à travers le petit bout de lorgnette de nos écrans « Silver Fish », c’est plutôt l’humanité du film qui saute aux yeux : les blasons non normatifs des corps (bedaine, traits irréguliers, boucles flagada) et les mouvements imprévisibles (maladresse, hésitations), dont on sent bien qu’ils sont valorisés par Coppola, et que son esthétique artificielle est une façon de les rehausser.
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Mais même ses trucages ont fini par acquérir une patine historique. Et en regardant Coup de cœur, on est moins ému par ses rapports homme-femme (qui ont assez mal vieilli) ou rêveur devant ses inventions visuelles (trop multitâches que nous sommes, trop habitués à naviguer entre les images) que touché par l’étrange intimité du film, sa manière quasi protectrice de nous entraîner dans sa taupinière et d’inventer un « habillage » d’images et de sons qui resterait habitable, pour les personnages et pour nous. On jugera ainsi de la générosité du visionnaire : non pas apercevoir une image du futur, mais créer celle qui continuerait d’accueillir ses spectateurs, les années passant.
Pierre Eugène
Versions restaurées 4K de Dementia 13, Conversation secrète, Apocalypse Now Final Cut, Coup de cœur, Outsiders, Tucker (également en combo DVD-Blu-Ray, les 19 novembre et 10 décembre, Pathé), et Twixt en salles le 19 novembre
COUP DE COEUR
États-Unis, 1981
Réalisation Francis Ford Coppola
Scénario Armyan Bernstein et Francis Ford Coppola
Image Vittorio Storaro, Ronald Víctor García
Montage Rob Bonz, Rudi Fehr, Anne Goursaud, Michael Magill, Randy Roberts
Son Bones Howe
Décors Dean Tavoularis
Interprétation Nastassja Kinski, Frederic Forrest, Teri Garr, Raúl Juliá.
Production American Zoetrope
Distribution Columbia Pictures (US), Pathé (FR)
Durée 1h43
Sortie 29 septembre 1982 (initale), 19 novembre 2025 (ressortie)

Actualités
Éditorial HS N°6 – Les métamorphoses de Pedro Almodóvar
Si Pedro Almodóvar a commencé à faire du cinéma au milieu des années 1970, au début de la Movida, ce mouvement underground effervescent et vivifiant qui naît dans les décombres du franquisme, c’est seulement à la fin des années 1980 qu’il s’est fait connaître en France. Sans généalogie évidente, son cinéma très expressif, très bigarré et plutôt transgressif, sur le plan sexuel comme sur le plan esthétique, n’a pas été immédiatement identifié par la critique française, en particulier dans les pages des Cahiers du cinéma. Il a fallu attendre 1988 et Femmes au bord de la crise de nerfs, en compétition à la Mostra de Venise, où il remporta le prix du meilleur scénario, pour qu’on s’intéresse de près à ce cinéaste qui proposait une comédie échevelée, très contemporaine, capable de capter des flux colorés, musicaux, émotionnels, très variés, sans lien avec le cinéma français, et même mondial, de cette période. Très vite, Talons aiguilles, film au budget plus conséquent, marque un deuxième temps de reconnaissance qui sera suivi, quelques années après, par des films majeurs, comme Tout sur ma mère et Parle avec elle, qui assoient définitivement sa réputation.
Avec le temps, cette œuvre issue du terreau de l’underground n’a cessé de s’étendre de manière proliférante, en mélangeant les genres, passant de la comédie au mélodrame, brouillant constamment les cartes entre des tonalités souvent opposées, avec une maestria unique dans le cinéma contemporain. À partir du milieu des années 1990, et plus particulièrement de La Fleur de mon secret, une certaine gravité apparaît au cœur de son cinéma, comme si, en vieillissant, Almodóvar éprouvait un besoin impérieux d’explorer d’autres modes de narration, d’autres possibilités émotionnelles, plus conformes à ses préoccupations du moment. Sans perdre son excentricité légendaire, il est donc parvenu à faire évoluer son style, dans le sens d’une plus grande maturité qui s’affirme, de film en film, jusqu’à son dernier à ce jour, La Chambre d’à côté, premier long métrage réalisé en anglais (mais en grande partie tourné en Espagne), dans lequel la mort est omniprésente et qui s’inscrit parfaitement dans le monde largement désenchanté d’aujourd’hui. Narrateur virtuose, styliste incontestable, le chien fou des années 1970-80 s’est peu à peu métamorphosé en un cinéaste central, universel, capable de toucher des publics très variés.
Ce numéro hors-série a été conçu comme une exploration, à la fois rétrospective et très contemporaine, des différents aspects du travail de Pedro Almodóvar, un cinéaste que la revue a accompagné sans faillir depuis 35 ans. La reprise de quatre entretiens importants, donnés à différentes époques, permet de mesurer l’intelligence et la précision d’un artiste dont la maîtrise croissante n’a jamais bridé l’imagination. En fin de numéro, une filmographie commentée qui intègre tous ses longs métrages donne à voir l’évolution très singulière d’un réalisateur qui a su rester fidèle à lui-même, tout en épousant un mouvement perpétuel. Entre ces deux blocs, nous avons eu envie d’intégrer des motifs et des thématiques majeures. Ainsi, nous nous arrêtons sur sa cinéphilie, sa relation à la musique, à la danse, à la science du récit, ou encore sur la manière dont il a abordé, avec une frontalité rare, les thématiques queer, dont il a été l’un des pionniers à une époque où elles étaient pratiquement absentes du cinéma mainstream. Quelques personnalités sont venues enrichir ces approches multiples : le cinéaste Alain Guiraudie, admirateur du cinéma d’Almodóvar, le musicien Caetano Veloso, dont nous traduisons un beau texte à propos de celui qui est devenu son ami, ou encore Paul B. Preciado, qui revient sur l’importance du cinéaste, notamment quant à la représentation des personnages transgenres. Sans oublier Frédéric Strauss, ancien rédacteur des Cahiers, auteur d’un précieux livre d’entretiens, qui trace un portrait du cinéaste en action. L’ensemble constitue une mosaïque vivante et multiforme, à l’image du cinéma si turbulent, généreux et peuplé de Pedro Almodóvar.
Thierry Jousse et Marcos Uzal
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Actualités, Critique
La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania : La conjuration des larmes
Avant la voix de Hind Rajab, c’est celle de sa cousine qu’entend Omar (Motaz Malhees), depuis le centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien. Choqué par la mort de la jeune femme survenue à l’autre bout du fil, il reçoit une silhouette noire à accrocher à son bureau, dans l’attente de pouvoir identifier la défunte et d’ajouter son portrait à un tableau recouvert des photos d’autres personnes tuées pendant un appel.
Contre la déshumanisation du traitement médiatique, Kaouther Ben Hania met d’emblée en scène l’importance de poser des voix et des visages sur les morts de Gaza. Le point de vue est également situé : ce ne sera pas celui, insoutenable, de la victime, mais celui des secours qui reçoivent la souffrance de l’autre à distance, depuis leurs bureaux en Cisjordanie.
Pour composer avec cette distance, le film opère la suture entre l’enregistrement documentaire de la voix de Hind Rajab et la reconstitution fictionnelle. Il surimprime ici la courbe sonore et un personnage, laisse là une moitié d’écran noire s’emplir de paroles tandis que l’autre moitié montre l’écoute. Dans ce partage audio/visuel, la victime reste invisible et le visage mis sur sa voix est d’abord celui des acteurs. Animés de compassion et de colère (jusqu’aux larmes et au nez qui coule), ils aimantent l’identification du spectateur. Le huis clos de La Voix de Hind Rajab n’est pas minimaliste. Changements de mise au point brutales, jeu avec les reflets des parois vitrées, Ben Hania multiplie les effets pour imprimer un battement à l’image et mettre en scène les dynamiques relationnelles au sein de l’équipe du Croissant-Rouge (chacun atteindra un point de crise).
Au terme d’une dispute entre Omar et Mahdi (Amer Hlehel), coordinateur des secours, leur collègue Rana (Saja Kilani) plaque la photo de Hind Rajab sur une vitre pour leur redonner le sens des priorités. Or le film mérite lui-même ce type de rappel. S’emparant d’un document aussi délicat que la voix d’une petite fille morte, le film aurait pu y trouver un garde-fou éthique : il choisit plutôt de convertir l’impuissance réelle en efficacité dramatique, et utilise l’aura de l’enfant comme un blanc-seing. Loin d’ébrécher la fiction par l’incursion du réel, Ben Hania convoque l’archive pour certifier conforme la reconstitution quand elle dédouble la voix de la véritable Rana en la superposant quelques secondes à celle de l’actrice qui l’interprète, ou quand une main brandit au premier plan un téléphone portable qui diffuse la vidéo d’origine, modèle d’une scène qui se déroule au second plan.
La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025).
Dans cette mise en scène qui porte l’attention sur la performance filmique plus que sur la situation, le semblant de réflexivité n’ouvre à aucune distanciation mais scelle l’appartenance du film à un régime de représentation réaliste dont l’ambition première est de coller au référent, en se prévalant de faits réels. En jouant l’ascenseur émotionnel, le suivi du parcours de l’ambulance pousse ainsi le malaise à son comble, faisant revivre au présent de la fiction un événement dont le spectateur connaît par avance la fin tragique.
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Dans la bataille des imaginaires, parce qu’il mobilise autour d’une voix palestinienne les moyens de la fiction, La Voix de Hind Rajab peut être perçu comme un contrepoint attendu aux films partageant la conscience troublée des soldats et citoyens israéliens. Ce binarisme ne tient qu’à condition de ne pas considérer la façon dont les récits, en cadrant les souffrances, déterminent des façons de se sentir concernés. Entre la figure de la victime et l’impuissance des secours, le film sollicite essentiellement une capacité à être affecté, imbibé d’une croyance au cinéma comme vecteur d’empathie. Dommage que cela signifie envisager la voix d’une fillette de 6 ans comme une matière première dont faire jaillir par l’ingénierie du thriller psychologique les larmes d’un public en position d’en retirer un exorbitant bénéfice moral : s’identifier avec des secouristes palestiniens et, dans la communion des pleurs et des applaudissements, se rassurer sur son appartenance à une humanité commune.
Romain Lefebvre
LA VOIX DE HIND RAJAB (SAWT AL-HIND RAJAB)
Tunisie, France, 2025
Réalisation, scénario : Kaouther Ben Hania
Image : Juan Sarmiento G.
Montage : Qutaiba Barhamji, Maxime Mathis, Kaouther Ben Hania
Montage son : Elias Boughedir
Musique : Amine Bouhafa
Interprétation : Motaz Malhees, Saja Kilani, Amer Hlehel, Clara Khoury
Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios
Distribution : Jour2fête
Durée : 1h29
Sortie : 26 novembre
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