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Éditorial HS N°6 – Les métamorphoses de Pedro Almodóvar

Si Pedro Almodóvar a commencé à faire du cinéma au milieu des années 1970, au début de la Movida, ce mouvement underground effervescent et vivifiant qui naît dans les décombres du franquisme, c’est seulement à la fin des années 1980 qu’il s’est fait connaître en France. Sans généalogie évidente, son cinéma très expressif, très bigarré et plutôt transgressif, sur le plan sexuel comme sur le plan esthétique, n’a pas été immédiatement identifié par la critique française, en particulier dans les pages des Cahiers du cinéma. Il a fallu attendre 1988 et Femmes au bord de la crise de nerfs, en compétition à la Mostra de Venise, où il remporta le prix du meilleur scénario, pour qu’on s’intéresse de près à ce cinéaste qui proposait une comédie échevelée, très contemporaine, capable de capter des flux colorés, musicaux, émotionnels, très variés, sans lien avec le cinéma français, et même mondial, de cette période. Très vite, Talons aiguilles, film au budget plus conséquent, marque un deuxième temps de reconnaissance qui sera suivi, quelques années après, par des films majeurs, comme Tout sur ma mère et Parle avec elle, qui assoient définitivement sa réputation. Avec le temps, cette œuvre issue du terreau de l’underground n’a cessé de s’étendre de manière proliférante, en mélangeant les genres, passant de la comédie au mélodrame, brouillant constamment les cartes entre des tonalités souvent opposées, avec une maestria unique dans le cinéma contemporain. À partir du milieu des années 1990, et plus particulièrement de La Fleur de mon secret, une certaine gravité apparaît au cœur de son cinéma, comme si, en vieillissant, Almodóvar éprouvait un besoin impérieux d’explorer d’autres modes de narration, d’autres possibilités émotionnelles, plus conformes à ses préoccupations du moment. Sans perdre son excentricité légendaire, il est donc parvenu à faire évoluer son style, dans le sens d’une plus grande maturité qui s’affirme, de film en film, jusqu’à son dernier à ce jour, La Chambre d’à côté, premier long métrage réalisé en anglais (mais en grande partie tourné en Espagne), dans lequel la mort est omniprésente et qui s’inscrit parfaitement dans le monde largement désenchanté d’aujourd’hui. Narrateur virtuose, styliste incontestable, le chien fou des années 1970-80 s’est peu à peu métamorphosé en un cinéaste central, universel, capable de toucher des publics très variés. Ce numéro hors-série a été conçu comme une exploration, à la fois rétrospective et très contemporaine, des différents aspects du travail de Pedro Almodóvar, un cinéaste que la revue a accompagné sans faillir depuis 35 ans. La reprise de quatre entretiens importants, donnés à différentes époques, permet de mesurer l’intelligence et la précision d’un artiste dont la maîtrise croissante n’a jamais bridé l’imagination. En fin de numéro, une filmographie commentée qui intègre tous ses longs métrages donne à voir l’évolution très singulière d’un réalisateur qui a su rester fidèle à lui-même, tout en épousant un mouvement perpétuel. Entre ces deux blocs, nous avons eu envie d’intégrer des motifs et des thématiques majeures. Ainsi, nous nous arrêtons sur sa cinéphilie, sa relation à la musique, à la danse, à la science du récit, ou encore sur la manière dont il a abordé, avec une frontalité rare, les thématiques queer, dont il a été l’un des pionniers à une époque où elles étaient pratiquement absentes du cinéma mainstream. Quelques personnalités sont venues enrichir ces approches multiples : le cinéaste Alain Guiraudie, admirateur du cinéma d’Almodóvar, le musicien Caetano Veloso, dont nous traduisons un beau texte à propos de celui qui est devenu son ami, ou encore Paul B. Preciado, qui revient sur l’importance du cinéaste, notamment quant à la représentation des personnages transgenres. Sans oublier Frédéric Strauss, ancien rédacteur des Cahiers, auteur d’un précieux livre d’entretiens, qui trace un portrait du cinéaste en action. L’ensemble constitue une mosaïque vivante et multiforme, à l’image du cinéma si turbulent, généreux et peuplé de Pedro Almodóvar.   Thierry Jousse et Marcos Uzal À lire également Ancien numéro HS N°3 : Hors-série Cahiers du cinéma N°3, novembre 2023 Ancien numéro HS N°2 : Hors-série Cahiers du cinéma N°2, novembre 2023 Ancien numéro HS N°1 : Hors-série Cahiers du cinéma N°1, avril 2023
par La rédaction
La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025)
Actualités, Critique

La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania : La conjuration des larmes

Avant la voix de Hind Rajab, c’est celle de sa cousine qu’entend Omar (Motaz Malhees), depuis le centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien. Choqué par la mort de la jeune femme survenue à l’autre bout du fil, il reçoit une silhouette noire à accrocher à son bureau, dans l’attente de pouvoir identifier la défunte et d’ajouter son portrait à un tableau recouvert des photos d’autres personnes tuées pendant un appel. Contre la déshumanisation du traitement médiatique, Kaouther Ben Hania met d’emblée en scène l’importance de poser des voix et des visages sur les morts de Gaza. Le point de vue est également situé : ce ne sera pas celui, insoutenable, de la victime, mais celui des secours qui reçoivent la souffrance de l’autre à distance, depuis leurs bureaux en Cisjordanie. Pour composer avec cette distance, le film opère la suture entre l’enregistrement documentaire de la voix de Hind Rajab et la reconstitution fictionnelle. Il surimprime ici la courbe sonore et un personnage, laisse là une moitié d’écran noire s’emplir de paroles tandis que l’autre moitié montre l’écoute. Dans ce partage audio/visuel, la victime reste invisible et le visage mis sur sa voix est d’abord celui des acteurs. Animés de compassion et de colère (jusqu’aux larmes et au nez qui coule), ils aimantent l’identification du spectateur. Le huis clos de La Voix de Hind Rajab n’est pas minimaliste. Changements de mise au point brutales, jeu avec les reflets des parois vitrées, Ben Hania multiplie les effets pour imprimer un battement à l’image et mettre en scène les dynamiques relationnelles au sein de l’équipe du Croissant-Rouge (chacun atteindra un point de crise). Au terme d’une dispute entre Omar et Mahdi (Amer Hlehel), coordinateur des secours, leur collègue Rana (Saja Kilani) plaque la photo de Hind Rajab sur une vitre pour leur redonner le sens des priorités. Or le film mérite lui-même ce type de rappel. S’emparant d’un document aussi délicat que la voix d’une petite fille morte, le film aurait pu y trouver un garde-fou éthique : il choisit plutôt de convertir l’impuissance réelle en efficacité dramatique, et utilise l’aura de l’enfant comme un blanc-seing. Loin d’ébrécher la fiction par l’incursion du réel, Ben Hania convoque l’archive pour certifier conforme la reconstitution quand elle dédouble la voix de la véritable Rana en la superposant quelques secondes à celle de l’actrice qui l’interprète, ou quand une main brandit au premier plan un téléphone portable qui diffuse la vidéo d’origine, modèle d’une scène qui se déroule au second plan. La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025). Dans cette mise en scène qui porte l’attention sur la performance filmique plus que sur la situation, le semblant de réflexivité n’ouvre à aucune distanciation mais scelle l’appartenance du film à un régime de représentation réaliste dont l’ambition première est de coller au référent, en se prévalant de faits réels. En jouant l’ascenseur émotionnel, le suivi du parcours de l’ambulance pousse ainsi le malaise à son comble, faisant revivre au présent de la fiction un événement dont le spectateur connaît par avance la fin tragique. Lire aussi : “Festival de Venise, une Mostra en mode mineur“ Dans la bataille des imaginaires, parce qu’il mobilise autour d’une voix palestinienne les moyens de la fiction, La Voix de Hind Rajab peut être perçu comme un contrepoint attendu aux films partageant la conscience troublée des soldats et citoyens israéliens. Ce binarisme ne tient qu’à condition de ne pas considérer la façon dont les récits, en cadrant les souffrances, déterminent des façons de se sentir concernés. Entre la figure de la victime et l’impuissance des secours, le film sollicite essentiellement une capacité à être affecté, imbibé d’une croyance au cinéma comme vecteur d’empathie. Dommage que cela signifie envisager la voix d’une fillette de 6 ans comme une matière première dont faire jaillir par l’ingénierie du thriller psychologique les larmes d’un public en position d’en retirer un exorbitant bénéfice moral : s’identifier avec des secouristes palestiniens et, dans la communion des pleurs et des applaudissements, se rassurer sur son appartenance à une humanité commune. Romain Lefebvre LA VOIX DE HIND RAJAB (SAWT AL-HIND RAJAB) Tunisie, France, 2025 Réalisation, scénario : Kaouther Ben Hania Image : Juan Sarmiento G. Montage : Qutaiba Barhamji, Maxime Mathis, Kaouther Ben Hania Montage son : Elias Boughedir Musique : Amine Bouhafa Interprétation : Motaz Malhees, Saja Kilani, Amer Hlehel, Clara Khoury Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios Distribution : Jour2fête Durée : 1h29 Sortie : 26 novembre
par Romain Lefebvre
Les Filles de Sumitra Peries (1978).
Actualités, Festival des 3 Continents

Réalismes sri-lankais au Festival des 3 Continents

Malgré les violentes coupes budgétaires de la région Pays de la Loire, le Festival des 3 Continents de Nantes tient vaillamment ses ambitions de défrichage du cinéma non occidental. Outre une sélection officielle dont nous aurons l’occasion de reparler, une intégrale Ang Lee et un hommage à Youssef Chahine, cette 47e édition propose (du 21 au 29 novembre) de découvrir le cinéma sri-lankais en une dizaine de films. Lester James Peries (1919-2018) reste le plus célèbre représentant d’une cinématographie méconnue. En 1968, Henri Langlois souhaitait déjà projeter ses films (mais « l’affaire Langlois » l’en empêcha), qui circulèrent dans les festivals et furent pour certains distribués en France. Ressorti en 2009 (Cahiers no 645), Changement au village (1963), qui l’a révélé, voit une jeune fille de la bourgeoisie campagnarde empêchée d’aimer un modeste instituteur qui, monté à la ville, capitalise, tandis que le domaine prospère de l’amoureuse tombe progressivement en ruine. Cette chronique sociale de la désolation, à la violence rentrée, étonne par ses champs-contrechamps excentriques qui vont dans le dos des personnages, autant que ses brusques changements de rythme : ainsi d’une belle séquence d’exorcisme qui inscrit une dynamique de rêve, ou de cette tache de lumière mouvante sur un mur en forme de méduse étrangement raccordée à l’orchestre du second mariage de l’héroïne. Ces bouffées d’irréalité pensives et fabulatoires au cœur du drame social se retrouvent développées dans Le Trésor (1972). Sumitra Peries (1935-2023), son épouse et monteuse, fut aussi la première femme cinéaste du Sri Lanka, et une grande (voir Cahiers no 757). Son premier film, Les Filles (1978), restauré et projeté à Cannes Classics en mai dernier, observe la vie gâchée d’une modeste adolescente, Kusum, aide-ménagère chez sa tante plus fortunée, dont l’amour pour son cousin est étouffé par l’ambition familiale. Boursière au lycée, elle abandonne ses études alors que le cousin devient son professeur, et que sa sœur, montée à la ville pour être mannequin, est revenue fille-mère. Un rare moment de bonheur voit Kusum œuvrer à la machine à coudre, en miroir du talent de monteuse de Peries, qui filme par touches délicates : les personnages masqués par des feuillages, des portes, des petits miroirs, des tours de papiers découpés, avec zoom et reculs sur leurs visages, exposant pudiquement leur retrait, leur passage à l’ombre du renoncement. Lire aussi : “Lueurs de Nantes – Festival des 3 Continents 2024“ Face à ces deux cinéastes de la chronique sociale lancinante, Dharmasena Pathiraja (1943-2018) s’inscrit au contraire comme un agitateur politique, avec des fictions à l’incroyable force documentaire dont la liberté solaire et inventive, la confiance dans le présent et les ruptures de tons évoquent À bout de souffle ou Accattone. Après avoir filmé les révoltes de sa génération en 1971, il réalise Ahas Gauwa en 1974, sur un groupe de jeunes chômeurs errant dans la ville, insouciants et joueurs, se frottant à la marginalité jusqu’à mal finir, avec pour dernière note d’espoir leur inclusion dans une manifestation de grévistes. Les guêpes sont là (Bambaru Avith) de Dharmasena Pathiraja (1978). Bambaru Avith (1978), tourné au bord de la mer, confronte un écosystème de pêcheurs à l’arrivée d’un groupe de jeunes urbains, bouleversant les habitudes économiques et morales, provoquant l’hostilité jusqu’à la mort (et là, le laïus communiste d’un jeune baba cool ne trouvera que le silence). C’est dans la sensualité de ses acteurs, dans l’énergie magnétique qui circule entre eux que se déploie le vivant lyrisme du cinéaste. Comme dans ce plan magnifique de Bambaru Avith où une fille s’abandonne à un garçon : la caméra l’observe allongée, encore habillée, puis s’approche alors de son visage jusqu’au flou, panotant silencieusement sur son corps, jusqu’à revenir sur le visage tressaillant. Un paysage intérieur brouillé, qui fait écho à tous les autres paysages, de soleil ou de nuit noire, que révèlent l’errance active des personnages, boussoles égarées dans une réalité imprenable. Pierre Eugène
par Pierre Eugene
Dossier 137 de Dominik Moll (2025).
Actualités, Critique

Dossier 137 de Dominik Moll : Qu’a fait la police ?

Plus encore qu’à l’exercice du film-dossier, Dominik Moll s’attaque ici à celui du « film d’après ». Le spectre de La Nuit du 12 rôde dans les bureaux de l’inspection générale de la police nationale où s’enracine Dossier 137 : le récit d’une investigation s’efforce encore d’éclairer le revers politique d’une effusion de violence. Difficile toutefois de retrouver la construction en entonnoir qui faisait l’intérêt de La Nuit du 12.  Dans ce dernier, l’enquête piétinait, les données s’obscurcissaient au fur et à mesure, et néanmoins le cadre s’élargissait en douce, laissant voir derrière un féminicide spécifique une sauvagerie masculine plus diffuse, larvée dans le corps social ; on peinait à identifier l’assassin car sa victime avait, en quelque sorte, été « tuée par tous les hommes ». À l’inverse, les prémices de Dossier 137, rivées sur la brutalité policière survenue en marge du mouvement des Gilets jaunes, installent d’emblée une dialectique inflammable qui suppose de marcher sur des œufs. Le statut de l’inspectrice de l’IGPN, Stéphanie Bertrand (Léa Drucker), est en soi périlleux : les autres flics voient en elle une traîtresse, tandis qu’aux yeux de la famille d’un manifestant atteint à la tête par un tir de LBD près des Champs-Élysées, elle roule pour sa corporation. Dans cette situation lose-lose, c’est le film qui a le plus à perdre. Or, on comprend vite que son numéro de funambule (à la fois aux côtés de la police et critique envers elle) finira par le faire chuter. Pour remonter aux origines d’une violence structurelle – le cas est loin d’être isolé, aussi Moll et son scénariste Gilles Marchand se sont-ils inspirés d’affaires similaires traitées par l’IGPN –, le polar doit s’effacer au profit d’une précision documentaire peinant à se départir du didactisme. La mise en scène observe une rigueur semblable à celle qu’affiche Drucker avec son habituel masque de froideur procérdurière, réservé aux contextes judiciaires. Elle qu’on a vu passer d’un côté à l’autre du bureau (plaignante, avocate, et dernièrement soignante aux prises avec l’administration dans L’Intérêt d’Adam) porte ce masque comme un instrument de travail. Dossier 137 de Dominik Moll (2025). Bien sûr, Dossier 137 tâche de le lui faire ôter çà et là, détaillant son quotidien intime sur l’air de « les flics aussi ont une vie, une famille ». Mais, au-delà de ce constat qui est en soi un poncif, le regard impassible de l’actrice est celui qu’impose Moll à son public, installé dans le fauteuil de l’analyste distant face à une enfilade d’interrogatoires, de champs-contrechamps fonctionnant comme autant de thèses-antithèses. Il s’agit de restituer les faits en se demandant : Bertrand peut-elle trancher l’affaire de l’intérieur ? Peut-elle faire advenir la justice depuis sa position écartelée ? Non, car elle fait partie d’un système sclérosé (les flics se vivent en héros injustement conspués) ; oui, parce que ses origines renvoient à celles du jeune insurgé (ils viennent l’un et l’autre de Saint-Dizier). Thèse, antithèse. Lire aussi : “TOP 10 – Rédaction 2022“ Et la synthèse ? Elle se cherche dans ce rapprochement entre l’extraction d’une garante de l’ordre et celle d’une jeunesse provinciale venue se révolter mais aussi « voir Paris ». Se devine le souci de prendre du recul, de considérer les êtres autrement que comme les émissaires d’institutions ou de mouvements, et de ne pas trancher trop nettement en défaveur de la police pour contourner le cliché de la « fiction de gauche ». Sauf qu’un tel recul fait que les personnages évoquent des figurants lointains, dépassés par la situation au point d’être déresponsabilisés : plus vraiment de bourreaux ni de victimes ici. C’est en scrutant de l’intérieur le tiraillement de l’héroïne que l’épais dossier aurait pu éviter de s’enliser dans ce paradoxe : entrer en immersion dans un métier tout en restant à la surface du bourbier politique dans lequel il s’exerce ; gratter l’écorce du social sans creuser dans le psychisme où se loge le venin qui l’empoisonne. Yal Sadat DOSSIER 137 France, 2025 Réalisation : Dominik Moll Scénario : Dominik Moll, Gilles Marchand Image : Patrick Ghiringhelli Son : François Maurel Montage : Laurent Rouan Décors : Emmanuelle Duplay Costumes : Elsa Capus Musique : Olivier Marguerit Interprétation : Léa Drucker, Guslagie Malanda, Jonathan Turnbull, Stanislas Merhar, Sandra Colombo, Côme Péronnet Production : Haut et Court, France 2 Cinéma Distribution : Haut et Court Durée : 1h55 Sortie : 19 novembre
par Yal Sadat
L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green (2025).
Actualités, Critique

L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green : Le Lisboète et ses bêtes

Si L’Arbre de la connaissance (A Árvore do Conhecimento), avec ses nombreuses blagues sur le tourisme, les réseaux sociaux, les nouvelles causes politiques et autres signes d’époque, peut être vu comme une satire des temps modernes, il faut déjà lui reconnaître de prendre le chemin contraire à celui qui domine actuellement dans ce registre (Ruben Östlund, par exemple) : il chemine du cynisme vers l’humanisme. Le film se met d’emblée dans les pas de Gaspar, jeune Lisboète découragé par la vie citadine et par une famille en décomposition. S’initie alors un récit picaresque dans lequel Gaspar tombera d’abord entre les mains de l’Ogre (Diogo Dória), l’un des plus grands acteurs de l’histoire du cinéma qui réussit en quelques grimaces à alléger son rôle, dont le pouvoir est de transformer les touristes, caricaturés en attroupements d’idiots à casquette, en animaux à viande. Deux d’entre eux, devenus ânesse et chien, accompagneront Gaspar dans sa fuite. Avec la frontalité et le sens de l’épure de sa mise en scène et un humour potache, volontiers boomer (terme dont le film n’hésiterait pas à se moquer, en bon boomer), Green prolonge le contraste grinçant de certains de ses derniers films qui rend difficile toute réponse empathique. Filmer un présent méprisé depuis la perspective d’un idéal révolu, d’une pureté qui n’est plus à l’œuvre : comment échapper à cette perspective stérile ? La solution trouvée par Green est simple comme un conte : tourner son regard vers le passé, quitte à l’évoquer comme une incantation fantasmagorique. Gaspar et ses camarades poilus trouvent refuge dans la demeure d’une reine, un château qui comme Brigadoon semble exister dans une faille temporelle. Elle s’avère être la vraie Marie Ire qui juge et décapite tous les soirs une poupée représentant son ennemi et celui de la noblesse, le Marquis de Pombal. Sa détermination contre-révolutionnaire, à la fois ridicule et monstrueuse, en devient touchante. L’Arbre de la connaissance d’Eugène Green (2025). Le picaresque et le conte fantastique glissent de plus en plus dans la magie, sorcières (Leonor Silveira), vieillardes (Teresa Madruga) et femmes-serpent nourrissent le film de dialogues sur la nature, l’économie, la mort, l’histoire, et lui donnent le ton naïf, comique et étrangement profond d’une métamorphose. Il y a un vrai paradoxe dans cette façon de trouver une ouverture au monde par l’aristocratie. Conte oblige, la résolution est simpliste : c’est en commençant à regarder les troupeaux de touristes comme des individus que film et personnages finissent par accepter l’évolution du monde. Lire aussi : “Östlund, marchand de merde“ Même en continuant de se moquer pathétiquement des causes contemporaines (« Droit au mariage pour les chiens LGBT », sic), le film apprend à les respecter en tant qu’elles sont le fruit d’histoires et de raisons intimes (le sbire de l’Ogre, dégoûté de son passé, devient antispéciste). La simplicité peut être bouleversante. En aidant une touriste allemande à se relever, Gaspar échange quelques mots avec elle, sans qu’ils se comprennent. La frontalité du cadre de Green n’a jamais autant fait office de lien. La touriste et le jeune homme du cru se retrouvent dans une forme de fragilité des corps incapables de communiquer par la parole. Et, sans crier gare, sous ses allures idéalisées, L’Arbre de la connaissance s’affirme alors comme un grand traité de l’impureté. Fernando Ganzo L’ARBRE DE LA CONNAISSANCE (A ÁRVORE DO CONHECIMENTO) Portugal, France, 2025 Réalisation, scénario : Eugène Green Image : Raphaël O’Byrne Son : Henri Maïkoff, Jocelyn Robert, Stéphane Thiebaut Montage : Laurence Larre Décors : Arthur Pinheiro Costumes : Patrícia Dória Interprétation : Rui Pedro Silva, Ana Moreira, Diogo Dória, João Arrais, Leonor Silveira, Maria Gomes, Teresa Madruga Production : O Som E A Fúria, Le plein de super Distribution : JHR Films Durée : 1h41 Sortie : 19 novembre
par Fernando Ganzo
Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé de Bogdan Muresanu (2024).
Actualités, Festival Un Week-end à l'Est

Week-End à l’Est : zoom sur la Roumanie

Du 18 au 23 novembre au Christine Cinéma Club (Paris), la 9e édition de Week-End à l’Est consacrée à la Roumanie et parrainée par Cristian Mungiu permet de revenir sur le Nouveau cinéma roumain apparu au début des années 2000, mais aussi de frayer ses voies futures. À cette occasion, le critique Victor Morozov nous adresse cette lettre sur l’état du cinéma de son pays. La Mort de Dante Lazarescu, deuxième long métrage de Cristi Puiu, fait l’objet d’une ressortie nationale en Roumanie pour fêter ses 20 ans. En remportant le prix Un certain regard à Cannes en 2005, ce grand film avait contribué à mettre sur la carte cinéphile internationale un « pays sans images », pour reprendre l’expression de Serge Daney juste après la révolution de 1989. Revoir le film aujourd’hui permet surtout de constater la force avec laquelle il a imposé certaines options stylistiques et idéologiques qui ont longtemps guidé l’évolution du cinéma roumain. Si ses films récents se présentent comme des expériences intransigeantes (l’ésotérisme grandiloquent de Malmkrog, épopée messianique et bavarde à costumes, puis MMXX, variation paranoïaque en huis clos sur la pandémie poussant à l’extrême la conception de la mise en scène comme geste virtuose), Puiu lui-même est devenu une figure assez marginale, voire marginalisée, perdant son statut de gourou cryptique. Sa place a été prise en quelque sorte par Radu Jude, qui a accéléré ces dernières années le rythme de sa production conçue comme un laboratoire permanent. MMXX de Cristi Puiu (2023). Là où le Nouveau cinéma roumain avait consolidé une série de codes narratifs largement imités depuis, Jude s’est positionné en explorateur vorace des voies laissées en friche par Mungiu et les autres. Il a mis au goût du jour la revendication politique (Peu m’importe si l’Histoire nous considère comme des barbares), le relief conflictuel des images (N’attendez pas trop de la fin du monde), et même un cinéma imprégné de poésie (Sleep #2, post-scriptum drôle et mélancolique à l’œuvre warholienne). Dracula, dernier opus en date, va au bout de ses obsessions et postule la bêtise comme à la fois maladie et remède du monde environnant. Lire aussi : “Dracula de Radu Jude : Cinéma empalé“ En télescopant l’expérimentation avant-gardiste et les sensibilités les plus trash, Jude montre une voie possible pour le cinéma tout en perdant à son tour l’aura de « bon objet » progressiste. C’est pourtant dans cette veine que sont apparus les films roumains les plus stimulants ces dernières années. Je pense surtout à Sorella di clausura (2025), troisième film de la Serbo-Roumaine Ivana Mladenovic, véritable synthèse risquée d’une filmographie voluptueusement farcesque, dont le penchant anthropologique pour les dépossédées et les excentriques, ainsi que le balkanisme vieux jeu, font d’elle la figure-clef d’une spécificité régionale rien moins que flamboyante. Parallèlement, on constate aussi la réverbération prolongée du moment révolutionnaire, véritable événement qui scinde l’histoire récente de la Roumanie en un avant et un après difficilement conciliables. Avec Libertate (2023) et Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé (2024, lire Cahiers no 820), Tudor Giurgiu et Bogdan Muresanu, deux réalisateurs cherchant la synthèse entre le cinéma d’auteur et le film populaire, sont revenus auprès de ce moment fondateur. Structuré comme une histoire chorale pleine de coïncidences improbables, le film de Muresanu marque une nouvelle étape dans notre rapport à la révolution. Il pose un regard d’ensemble sur le communisme tardif, voyant dans la révolution un point d’orgue épique qui achève, par un spectacle grandiose (et un brin kitsch), un monde à l’agonie. Car si le premier long métrage de Corneliu Porumboiu, 12h08 à l’est de Bucarest (2006), facétieuse leçon d’historiographie populaire, voyait dans la mémoire révolutionnaire diffuse un prétexte dérisoire pour l’autocélébration individuelle (synthèse d’une confusion toujours d’actualité), Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé a l’ambition d’illuminer un passé de plus en plus lointain. En ressort une série d’images d’Épinal ambivalentes qui, tout en critiquant l’ère Ceausescu, finissent par la neutraliser, comme si elles clôturaient définitivement cet épisode révolu de l’histoire nationale. Victor Morozov Programmation disponible sur weekendalest.com
par Victor Morozov
The Sex Warriors and the Samurai de Nick Deocampo (1995).
Actualités, Festival International du Film d'Amiens

Deocampo, camp au Festival international du film d’Amiens

Pour sa 45e édition, le Festival international du film d’Amiens (du 14 au 22 novembre) observe la « ville en mouvement » et propose de découvrir les rares longs et courts métrages du Philippin Nick Deocampo. Dans Amiens, ville ouverte de Franju (1967) résonne le discours de Malraux au cœur de la Maison de la culture, qui fête ses 60 ans cette année. On ne sait pas si cette ville rassemble toujours en 2025 « 5000 ans de culture humaine », mais il est réconfortant de savoir qu’elle permettra de voir, du 14 au 22 novembre, News from Home de Chantal Akerman, Un homme qui dort de Perec et Queysanne ou Winnipeg mon amour de Guy Maddin – pour ne citer que quelques-uns des grands films dans lesquels on (re)visite singulièrement les villes fuies ou adoptées par les unes ou par les autres grâce à la programmation « ville en mouvement ». Mais c’est sans doute depuis les films du méconnu Nick Deocampo qu’on observera encore mieux le monde tanguer. Depuis les Philippines et dès les années 1980, il a interrogé à sa façon, toute camp, l’intersectionnalité, la fluidité et la crise de l’identité, autant psychosociale que sexuelle. Il est le type de cinéaste que l’on chérit pour l’audace et la frontalité du geste. News from Home de Chantal Akerman (1977). Lire aussi : “Regards lucides au Festival international du film d’Amiens 2024“ Comme dans Oliver, documentaire de 1983 consacré à un jeune homme qui se travestit dans un cabaret pour gagner sa vie et subvenir aux besoins de ses cinq frères et sœurs, de sa grand-mère et de son fils. Il témoigne depuis un bidonville : il est heureux de vivre un peu plus loin avec sa famille, tout en sachant que c’est au jour le jour, et sans doute pour toujours. Golden boy misérable, corps nu couvert d’or, il se fait aussi Spiderman sans costume, déroulant son fil habilement avec son derrière, tissant sa toile dans l’espace scénique, là où Deocampo parvient à dénouer la sensualité de l’absurde. Mélange de stupéfaction et d’infinie tristesse parfois, ses films font aussi état de l’emprise d’une société (la philippine ou la japonaise) sur de jeunes êtres en montrant à quel point un combat (The Sex Warriors and the Samurai, 1995) ou une survie (Private Wars, 1996) doivent sans cesse être reconduits. Philippe Fauvel
par Philippe Fauvel
Peter Watkins sur le tournage de Privilege (1967).
Actualités, Entretiens, Hommage

Fin de parties : Entretien avec Peter Watkins

Il y a près de vingt et un ans, au moment de la ressortie d’Edvard Munch (1974), Peter Watkins, après une rencontre avec les Cahiers (no 598), poursuivait la conversation avec Thierry Méranger en enregistrant dès le lendemain les réponses aux questions que notre rédacteur n’avait pas eu le temps de lui poser. Ce prolongement qui, faute de place, n’avait pas été publié, est resté inédit. Nous vous l’offrons ici en guise d’hommage au cinéaste, qui s’y livre longuement, de façon profonde et naturelle. Si son regard est déjà tourné vers une œuvre au passé, ses craintes et ses constats, qui en disent long sur le monde d’aujourd’hui, s’avèrent plus visionnaires qu’amers. La diversité des formats que vous avez utilisés (16 mm, 35 mm, vidéo) participe-t-elle de la lutte contre ce que vous appelez la « monoforme », ou a-t-elle été imposée par les circonstances ? Les deux. Je n’ai jamais aimé utiliser le 35 mm avec lequel j’ai réalisé Privilege et Les Gladiateurs. Pour Punishment Park, je me suis juré de ne plus jamais utiliser de caméra 35 mm et je suis content de ne pas l’avoir fait depuis lors. L’immobilité et la rigidité, la lourdeur et la lenteur vont complètement à l’encontre de tout type de cinéma improvisé, elles affectent directement la forme mais aussi l’exploration de la forme, qui est pour moi l’un des aspects les plus passionnants du travail cinématographique. Il m’est aujourd’hui devenu impossible de trouver un financement, à cause de la forte censure contre mon travail à la télévision et par la télévision. Donc, même si je dispose d’un support léger en numérique, à moins de trouver le soutien total d’une communauté ou une sorte de souscription publique, je me retrouve toujours bloqué.   Pour quelles raisons avez-vous renoncé au cinéma ? J’ai tellement de raisons de me retirer. Je défie quiconque d’affronter le genre d’obstacles contre lesquels j’ai lutté pendant près de quarante ans en voulant encore faire des films. En substance, je n’ai plus aucun respect pour le cinéma. Je ne parle pas du médium, ni des nombreux très bons films réalisés dans le passé, mais de la profession, qui est devenue répugnante, sans honneur, sans respect, hypocrite, avide, motivée par le pouvoir. L’une des choses qui me préoccupent beaucoup dans le cinéma contemporain, c’est son refus de débattre de son propre rôle dans la société et de remettre en question la hiérarchie qu’il crée.   N’avez-vous plus le souhait de continuer à explorer la dimension pédagogique du cinéma ? Je suppose que, dans des circonstances normales, le cinéma peut être très pédagogique. Consciemment ou inconsciemment, nous apprenons quelque chose de chaque film. Pour le meilleur et pour le pire. C’est particulièrement négatif si nous ne comprenons pas ce que nous apprenons ; c’est là que l’effondrement de l’éducation critique aux médias dans le système scolaire devient un problème très important. Le Libre Penseur de Peter Watkins (1992). Quelle a été le rôle du Libre Penseur (1992), consacré à Strindberg et conçu avec vingt-quatre étudiants en photographie, dans votre parcours vers La Commune (2000) ? Le Libre Penseur est basé sur un scénario de film biographique sur Strindberg que j’ai écrit pour l’Institut suédois du cinéma, mais qui a été rejeté. Je l’ai utilisé plus tard comme base pour un projet pédagogique. Je dirais qu’environ la moitié des étudiants ont très bien travaillé ensemble, contribuant énormément au processus de réalisation. Au moment critique où le manque de cohésion du groupe est devenu trop important, certains ont quitté le projet, et ceux qui voulaient travailler collectivement sont restés. Cela s’est produit juste après la fin du tournage, pendant le montage. Le travail, partagé entre eux et moi, s’est très bien passé, mais je ne peux pas affirmer que Le Libre Penseur a été une expérience pédagogique collective totalement réussie. Le média audiovisuel lui-même et le processus de réalisation cinématographique comportent tellement d’aspects traditionnellement hiérarchiques : « Je suis le réalisateur, tu es le caméraman », « Je veux que tu filmes ça », etc., ce qui est toujours un problème pour tout projet pédagogique qui se veut collectif. Parfois, quand je regarde ce film, je dois vraiment faire un effort pour me rappeler si telle scène est tirée de mon scénario ou si elle a été écrite et/ou réalisée par les étudiants. Ce film de quatre heures et demie a été une étape importante vers La Commune, comme Culloden et Punishment Park. La contribution des étudiants me conforte dans l’idée qu’il faut désormais explorer de nouvelles voies dans l’enseignement du cinéma, si tant est qu’on puisse l’enseigner. Les études cinématographiques et télévisuelles ont besoin d’horizons complètement nouveaux vers lesquels tendre, ce qui peut et doit impliquer de travailler directement avec le public. Et dès que vous commencez à le faire, inévitablement, il est alors difficile d’employer la « monoforme » : on se rend compte qu’on doit avoir recours à des formes plus complexes de processus critiques cinématographiques. Et c’est pourquoi, quand je parle de crise des médias dans le titre de mon livre, Media Crisis (2004), il faut aussi l’entendre comme une crise de l’éducation.   À l’instar du titre original de La Bombe, The War Game, vos films lient très souvent le jeu et la guerre. C’est sans doute vrai, même si je ne pense pas qu’il faille le surinterpréter. Punishment Park est une sorte de jeu, très cruel et cynique, basé en réalité sur le jeu que nous appelons la vie. Il n’y a rien de ludique dans ce film à part son titre. Je suppose que j’ai choisi inconsciemment le titre en raison de l’utilisation militaire des jeux dans les manœuvres et les exercices des armées, mais aussi parce qu’il me semblait à l’époque que les militaires jouaient avec la vie de millions de personnes dans leurs stratégies nucléaires. Des gens comme l’Américain Herman Kahn, par exemple, semblaient bouger des pions sur un plateau sur des écrans d’ordinateur. Si nous attaquions Moscou, nous pouvions donc sacrifier Londres, mais pas New York, mais peut-être Washington. Ce genre de jeu dangereux était très cruel à mes yeux. Mais je ne veux pas vraiment accorder trop d’importance à cela. De la même façon, Edvard Munch, par exemple, ne se limite pas à une thématique artistique. Je me sens parfois mal à l’aise lorsque je lis qu’il est différent de mes autres films parce que c’est le seul que j’ai réalisé sur un artiste. Or, Edvard Munch était aussi un homme. Un homme qui avait une relation avec une femme, qui a vécu à une époque et dans une société particulières, avec des problèmes sociaux et économiques particuliers. Toutes ces questions et bien d’autres encore sont autant de facettes d’Edvard Munch, tout comme elles ont été des facettes d’autres films que j’ai réalisés. La Bombe de Peter Watkins (1966). En quoi vos films s’inscrivent-ils dans une continuité ? Je pense qu’il est très important de voir la continuité entre Culloden et Punishment Park et même certainement avec Privilege, à mon avis très sous-estimé, et que je considère accompli à plusieurs niveaux : technique, créatif et politique. Edvard Munch a aussi été une étape dans le développement de mon travail, avec la logique du récit, la forme dite documentaire ou quasi documentaire, l’utilisation de statistiques, les interviews face caméra, etc. Il mêle passé, présent et avenir de manière complexe et souvent asynchrone. C’est important, je crois, car je pense que nous sommes en train de perdre aujourd’hui notre histoire personnelle et notre histoire sociale, collective, ce qui me paraît directement attribuable à la télévision et à son niveau de stupidité totale, qui a conduit, au cours des trente dernières années, à une docilité croissante du public. Par perte, je ne désigne pas seulement l’oubli de ce qui est advenu dans le passé, mais le sens de la relation avec le passé et l’avenir. Si nous avions une perception plus forte de cette relation, je ne peux pas croire que nous détruirions délibérément la planète comme nous le faisons actuellement par notre surconsommation, encouragée par les médias. Lire aussi : “Contre-chants – le cinéma de Terence Davies” Pourquoi le scenario d’Edvard Munch s’arrête-t-il avant la reconnaissance officielle du peintre ? Parce qu’à mes yeux la partie importante de la vie et de l’œuvre de Munch se situe avant cette reconnaissance. Lorsque je suis allé faire des recherches à Oslo, j’ai découvert que les honneurs qui lui étaient accordés étaient complètement hypocrites. Il a été constamment et violemment attaqué jusqu’en 1910 à peu près, la société a essayé de le détruire, ce qui n’est pas vraiment évoqué aujourd’hui par les institutions norvégiennes. En fait, il y avait tellement de jalousie à son égard que, lorsqu’il est mort en 1944, sa maison a été immédiatement démolie, et il a fallu au moins quinze ans pour construire un musée qui accueille correctement son œuvre. Par conséquent, quand j’entends parler de la nomination de Munch au titre de chevalier de Saint-Olaf et de toutes ces absurdités, je trouve révoltante l’hypocrisie des Scandinaves, et en particulier des Norvégiens, envers Munch. Edvard Munch est le premier film à mettre en évidence le fait qu’il avait une relation avec la femme connue sous le nom de Mme Heiberg, montrant le lien entre ses sentiments et son chef-d’œuvre de 1885, L’Enfant malade. Je vous assure que, lorsque je suis allé pour la première fois en Norvège et que j’ai décidé de faire un film sur lui, la réaction n’a pas été très bonne, surtout de la part de la télévision norvégienne. Non seulement j’étais anglais, mais certains aspects personnels de sa vie ne leur convenaient pas du tout. Punishment Park de Peter Watkins (1971). À quoi a tenu l’annulation du projet de Proper in the Circumstances sur lequel vous avez travaillé aux États-Unis avec Marlon Brando à la fin des années 1960, avant de tourner Punishment Park ? Le projet que j’avais l’intention de réaliser avec Heyman après Privilege portait sur les guerres indiennes qui s’étaient terminées par la bataille de Little Bighorn, en 1876, où George Custer avait été tué avec plusieurs centaines de ses hommes par Crazy Horse, Sitting Bull, les Sioux et les Cheyennes. L’idée était de réaliser plusieurs films avec Marlon Brando ; Proper in the Circumstances aurait été le premier. Je suis allé aux États-Unis et j’ai écrit un scénario très ambitieux, après avoir fait beaucoup de recherches sur la vie et la culture sioux avec la costumière Vanessa Clarke et le directeur artistique Bill Brody. Le projet a été arrêté après l’écriture ; les responsables d’Universal ont tout simplement décidé de ne pas le faire. S’agit-il d’une forme de censure ? Bien sûr. Un ou deux autres projets avec Brando ont aussi été annulés. L’un d’eux était basé sur Kit Carson et la longue marche des Navajos de leur réserve jusqu’à une sorte de camp de concentration au Nouveau-Mexique. C’est un autre événement tristement célèbre dans l’histoire entre les Américains et les Amérindiens. J’étais sur le point de le tourner, en 1972, quand j’ai reçu un télégramme de mes producteurs londoniens. Ils me disaient que, si je réalisais mon film sous la forme d’un documentaire où les personnages étaient interviewés devant la caméra, personne ne viendrait le voir, même si Marlon Brando y jouait. Les producteurs sont fondamentalement des gens très, très conservateurs.   Entretien réalisé par Thierry Méranger par CD, le 24 décembre 2004.
par Thierry Meranger
Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera (2025).
Actualités, Critique

Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera

Jean-Henri est troublé : il croit se reconnaître dans un plan de La Jetée où l’on aperçoit un enfant et ses parents de dos. Par chance, cette putative inscription dans le film de Chris Marker concerne une cinéaste habituée à croiser cinéma et histoire familiale (d’Ici là-bas à Grandir). Jean-Henri est en effet le cousin de Dominique Cabrera, pour qui ce cinquième plan devient motif à un film-enquête. Investissant les locaux du laboratoire cinématographique de l’Etna à Montreuil, la cinéaste convoque face aux écrans des membres de sa famille ou des proches de Marker dont les paroles successives s’assemblent pour tenter de recoller des morceaux. Depuis l’aéroport d’Orly, le récit avance ainsi sur un fil qui trame ensemble la genèse de La Jetée et les traces de son auteur avec le passé des Cabrera, débarqués à Paris au moment de l’indépendance algérienne. Progressant par tâtonnements, recoupements et trouvailles, l’enquêtrice sait s’amuser des hasards (jusqu’à un calcul de probabilités effectué au tableau par un cousin) et admet en commentaire une légère tendance au délire. Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera (2025). C’est que, face aux dos tournés des images, la façon dont la caméra scrute les visages ne trompe pas : Le Cinquième Plan de La Jetée documente avant toute chose la manière dont le défaut du voir et du savoir aiguillonne le désir et laisse place à une projection imaginaire, tout comme le défilé d’images fixes de Marker invite le spectateur à halluciner un mouvement. Lire aussi : “Le Joli Mai de Chris Marker et Pierre Lhomme“ Si certaines interventions semblent faire piétiner l’enquête factuelle, les longueurs mêmes témoignent de la générosité d’un geste qui prend aussi le temps de s’attarder sur une assistante, pur regard et présence anonyme. Plus que la vérité finale comptent les liens tissés autour des images, la saisie commune des traces du passé et de l’émotion présente, le rapprochement du documentaire et de la fiction dans la valse des « peut-être ». Romain Lefebvre LE CINQUIÈME PLAN DE LA JETÉE France, 2025 Réalisation : Dominique Cabrera Image : Karine Aulnette, Magali Léonard, Mariana Potier Son : François Waledisch, Elias Boughedir, Nathalie Vidal Montage : Sophie Brunet, Dominique Barbier Musique : Béatrice Thiriet, Elise Bertrand, Oscar Turbant Production : Ad Libitum Durée : 1h37 Distribution : Les Alchimistes
par Romain Lefebvre
Extraits de vidéos générées par I.A. diffusées sur TikTok après l’assassinat de Charlie Kirk, le 10 septembre.
Actualités, Réseaux Sociaux

Charlie Kirk et l’évangile « synthétique »

Le meurtre de l’influenceur MAGA évangéliste Charlie Kirk (abattu le 10 septembre lors d’un débat à l’université de l’Utah) a suscité une myriade d’images. Parmi elles se distingue une veine générée par IA qui agrège le cérémonial posthume, l’histoire eschatologique et les technologies synthétiques. « Ils peuvent tuer le messager, mais pas le message. » La phrase se répand en soutien à Charlie Kirk depuis son assassinat. Ce mantra s’accompagne pourtant d’une étonnante contradiction : les représentations qui pullulent sur les réseaux sociaux tirent parti de la disparition du corps réel de Kirk pour lui substituer un corps « glorieux », synthétique, créé par IA. Les speechs et images post-mortem, délivrés depuis l’au-delà du Net, se joignent aux faux hommages de stars (telles ces chansons endeuillées mimant la voix de Rihanna, Eminem ou Céline Dion). Technologie de résurrection à portée de clic, l’intelligence artificielle actualise le schème chrétien du retour du Christ sous forme d’une entité dotée de propriétés nouvelles, débarrassée des contraintes physiques. Le messager, artificiellement sauvé de la mort, prolonge sa prédication de façon posthume. Il devient un ange médiatique, soit un « porteur de message » venu d’un outre-monde. Ces productions font aussi résonner la célèbre formule du théoricien des médias Marshall McLuhan : « Le message, c’est le médium. » Car ce nouveau type d’évangile (qui signifie « bonne nouvelle ») allie le prophétique au prosthétique. Extraits de vidéos générées par I.A. diffusées sur TikTok après l’assassinat de Charlie Kirk, le 10 septembre. L’IA, vitrail contemporain Ces contenus participent en particulier d’une sortie de l’Histoire au profit de l’eschatologie et d’un recul de l’image-indice au profit de l’image-allégorie. Les comptes chrétiens en hommage à l’influenceur multiplient les réécritures du passé biblique. Kirk, inscrit dans une généalogie sainte, apparaît au milieu des foules de disciples devant la Croix, au panthéon des martyrs aux côtés des apôtres, voire carrément en apothéose céleste auprès du Christ. Ces brèves vignettes condensent une certaine tradition hollywoodienne du péplum biblique. Dans la tradition des images d’Épinal, l’artificialité jusqu’au kitsch constitue moins un défaut qu’une vertu. Ces chromos animés associent des symboles évidents à des couleurs chatoyantes, pour une reconnaissance immédiate. Leur fabrication prend la forme d’un fan-art mêlant le mystique au populaire. Quant à l’anachronisme et au télescopage des temps, il s’accorde au désir d’une histoire spirituelle qui s’accomplirait dans l’actualité. Lire aussi : “Festival de Cannes : IA pas photo“ En ce sens, l’IA devient un nouveau vitrail, comme on en trouvait dans les églises durant la Grande Guerre, où les poilus, martyrs patriotiques, remplaçaient les figures bibliques (de fait, certaines de ces créations en IA ont été diffusées dans des lieux de culte aux États-Unis). On peut même supposer que le prompt (texte performatif qui ordonne la création d’images) rejoue quelque chose du pouvoir du verbe démiurgique, qui se fait désormais « chair numérique ». La mystification autour de l’exécution de ces contenus, qui masquent l’intervention de l’auteur, pourrait les associer à une origine techno-divine. Le mélange et la reprise sur de multiples supports concourent en tout cas à brouiller les spécificités médiatiques au profit d’un pot-pourri immatériel. Ainsi de cette « peinture » virale numérique, représentant une accolade entre Kirk et le Christ sur fond de nuées géométrisées dont la « touche » renvoie tout autant à de possibles traces de pinceau qu’à une composition pixélisée. Habituellement associé à la suspicion et à l’illisibilité conspirationniste (zoomé jusqu’à ne plus rien y voir), le pixel, monté au ciel, devient un carré de lumière et d’information glorieuse. L’organisation de Kirk – baptisée Turning Point USA – trouve dans la mort de son prophète une sorte d’accomplissement de sa doctrine : ce point de bascule dans la culture visuelle américaine scelle le mariage du numérique et du messianique. Élodie Tamayo
par Élodie Tamayo
Six jours, ce printemps-là de Joachim Lafosse (2025).
Actualités, Critique

Six jours, ce printemps-là de Joachim Lafosse

Devant la vision du poulpe que Jules (Jules Waringo) pêche et dont le dépeçage est filmé en plan rapproché, Raphaël (Leonis Pinero Müller) ne partage pas l’enthousiasme de son petit frère (Teudor Pinero Müller) ni de leur mère, Sana (Eye Haïdara). Non qu’il soit soudain pris de pitié envers le céphalopode, mais parce qu’il vient de comprendre que Jules, son ancien entraîneur de foot, est le nouvel amoureux de Sana. Six jours, ce printemps-là obéit constamment à ce principe : les choses filmées (de près) importent moins pour leur réalité matérielle que comme indices de l’évolution psychologique des personnages. La villa tropézienne de l’ex-belle-famille que squattent les protagonistes pendant ces vacances de Pâques sert avant tout de cadre à l’exploration des doutes et tourments de Sana au moment d’assumer son droit à refaire sa vie (très chargée). Lire aussi : “Miroirs No. 3 de Christian Petzold“, par Élodie Tamayo Exit un soupçon chabrolien où les tensions sociales qu’on devine finiraient par faire exploser le récit ; exit aussi l’hypothèse du conte, à l’image des derniers films de Petzold, qui aurait exploré tous les visages des personnages dans ce microcosme domestique qui n’est plus censé être le leur. La structure même de la maison reste d’ailleurs difficile à reconstituer, ce qui amoindrit la tension suggérée par les irruptions plus ou moins violentes du voisinage. Reste malgré tout une tendresse insistante, comme si le refus de ces potentialités était moins le fruit d’un filtrage psychologique que le moyen d’accorder aux personnages une forme de répit, de consolation. Fernando Ganzo SIX JOURS, CE PRINTEMPS-LÀBelgique, France, Luxembourg, 2025Réalisation : Joachim LafosseImage : Jean-François HensgensScénario : Joachim Lafosse, Chloé Duponchelle, Paul IsmaëlSon : Alain Goniva, François Dumont, Thomas GauderMontage : Marie-Hélène DozoDécors : Julietta FernandezCostumes : Virginia FerreiraInterprétation : Eye Haïdara, Jules Waringo, Leonis Pinero Müller, Teoudor Pinero Müller, Emmanuelle Devos, Damien BonnardProduction : Stenola Productions, Les Films du Losange, Samsa Film, MenuettoDistribution : Les Films du LosangeDurée : 1h33Sortie : 12 novembre
par Fernando Ganzo
Hall d’entrée du cinéma L’Archipel à Paris.
Actualités, Enquête

Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino

Avec -15 % de fréquentation depuis le début de l’année, les cinémas français font grise mine. Si le CNC a mis en place un plan d’urgence face à l’endettement de la petite et moyenne exploitation, la situation actuelle accentue les tensions au sein de l’exploitation et de la distribution. Quiconque s’imagine l’exploitation et la distribution comme des métiers où l’on découvre des films avant de choisir librement et par passion lesquels on porte à la vue du public s’expose à une désillusion. La réalité est faite de négociations, dans des rapports de force où certains pèsent plus que les autres : en 2023, les trois premiers circuits d’exploitation concentraient 51 % des recettes, les six premiers distributeurs, 60 %, et les dix premiers films, 26 % des entrées. Les déséquilibres du marché accentuent des problématiques qui, si elles ne datent pas d’hier, prennent aujourd’hui un tour particulier : l’accès des salles à certains films importants, et l’accès des distributeurs indépendants aux salles. « La baisse de fréquentation de la grande exploitation est plus importante que celle des cinémas indépendants, qui se sont maintenus. Et la pénurie de l’offre américaine liée à la grève des scénaristes a créé les conditions systémiques pour que les multiplexes programment plus fortement des films art et essai », pointe Rafael Maestro, président de la branche de la petite exploitation à la Fédération nationale des cinémas français. À une compétition accrue, principalement sur les films porteurs, s’ajoute un rapprochement dans la temporalité d’exposition : « Avant le numérique, les salles de continuation¹ avaient accès aux films en cinquième semaine, maintenant c’est plutôt en troisième. Et si les problèmes entre distributeurs ont toujours existé, ils se retrouvent maintenant entre exploitants », avance Martin Bidou, directeur des ventes chez Haut et Court (société de production et de distribution qui a acquis il y a quelques années deux salles à Paris et cinq en province). Lire aussi : “À quoi ressemble la production indépendante française en 2025 ?” La course aux films porteurs Alors qu’ils évoluaient sur des terrains éloignés, les grands groupes et les indépendants cultivent les mêmes plates‑bandes. S’il serait exagéré de parler d’un dérèglement total, le brouillage des lignes est particulièrement sensible dans des zones concurrentielles où différents types de salles coexistent. Là où certains films se répartissaient harmonieusement, l’on assiste régulièrement à une multiplication des copies : Sirât était par exemple visible dans trois salles différentes à Dijon et dans l’agglomération de Caen, ou dans deux salles à La Rochelle. Or cette multiplication dilue la fréquentation mais aussi les identités des salles, l’attribution d’un film par un distributeur répondant à des demandes immédiates sans tenir compte des lignes éditoriales de longue durée et des classements art et essai des salles qui peuvent rendre plus légitimes certaines demandes de films recommandés. Ce phénomène côtoie de fait une tendance plus grave. Les distributeurs définissent leurs plans de sortie, mais la répartition des films entre les salles pose problème et l’hégémonie des circuits fait souvent pencher la balance en défaveur de l’indépendant. L’exploitation de Dijon se partage entre deux multiplexes Pathé, une salle du groupe Cinéville, et une salle privée indépendante, L’Eldorado. Son codirecteur, Matthias Chouquer, explique : « Parce qu’ils ont en main les clefs d’accès à de nombreuses salles sur le territoire, les acteurs les plus puissants sont les circuits, suivis de quelques grandes ententes de programmation. Il est donc difficile pour un distributeur de leur refuser une copie ». Lire aussi : “Corée du Sud, les recettes d’une crise“ À Caen, la situation est comparable : le Café des Images et le Lux, réunis dans le Groupement Associatif de Programmation, cohabitent avec une salle Pathé et un UGC. « Les circuits peuvent en venir à dicter aux distributeurs ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire dans les autres salles, en imposant par exemple l’exclusivité sur les trois premières semaines d’exploitation, ce qui nous empêche de montrer certains films en sortie nationale », affirme Gautier Labrusse, directeur du cinéma Lux. Le positionnement stratégique de plus en plus prononcé d’un circuit comme UGC sur les films art et essai porteurs (mais aussi sur du répertoire, comme David Lynch) rend la programmation parfois erratique : à La Rochelle, La Coursive n’a obtenu Anatomie d’une chute qu’après une requête auprès de la Médiatrice, tandis que L’Eldorado n’a pas eu accès à Vingt dieux malgré une médiation. Les circuits appuient ces captations des films sur l’idée que les salles indépendantes constituent une concurrence déloyale en raison de tarifs moins élevés. Or non seulement la politique tarifaire est libre en fonction du droit de la concurrence, mais constitue aussi pour des salles remplissant des objectifs culturels un levier d’accessibilité pour le public. Une étude récente commandée par le Syndicat des cinémas de proximité auprès du cabinet Hexacom sur les agglomérations de plus de 200 000 habitants (hors Paris) tend par ailleurs à montrer que la perte de public de la grande exploitation n’est pas corrélée à un transfert vers la petite exploitation. Le syndicat Uniciné réunissant les circuits a déjà discuté la méthode, mais l’hypothèse d’un essoufflement du modèle des multiplexes n’est pas à exclure. Façade du cinéma L’Eldorado à Dijon. Tout le monde attend tout le monde La pression des circuits sur les distributeurs peut se conjuguer à celle des distributeurs sur les salles. Avoir en magasin un film porteur permet d’imposer ses conditions : une salle n’y aura accès qu’en acceptant un nombre important de séances, selon la pratique du « plein programme.² » Cet usage est particulièrement ancré à Paris où les salles se surveillent entre elles et imposent au distributeur de programmer en miroir : deux salles différentes avec un même film devront avoir le même nombre de séances. Enlever une séance à l’une peut ainsi offrir un prétexte à l’autre pour déprogrammer le film. Ces exigences censées offrir une meilleure visibilité aux films et aplanir la concurrence instaurent en fait une uniformisation problématique, comme l’observent Emmanuelle Lacalm et Margot Merzouk, coprogrammatrices de L’Archipel à Paris : « Les films très diffusés prennent la place des autres et créent un encombrement. D’un côté on observe que des distributeurs nous appellent aujourd’hui alors qu’ils avaient avant une sortie assurée à l’UGC Ciné Cité Les Halles, au MK2 Beaubourg (les deux salles parisiennes les plus fréquentées de l’art et essai) ou au Luminor. De l’autre, on a aussi plus de mal à accéder aux “locomotives” nécessaires pour préserver la diversité. On voit de plus en plus de films qui sortent aux Halles et sont repris au MK2 Beaubourg, ce qui prive les indépendants de ces entrées essentielles. » Chacun se trouve ainsi pris dans un effet domino, comme le décrit Jonathan Musset, distributeur chez Wayna Pitch : « les programmateurs des salles importantes n’ont pas intérêt à s’engager trop tôt avec les distributeurs. Qui, eux, n’ont pas intérêt à s’engager tôt avec les petites salles : si un distributeur veut travailler avec MK2 ou UGC, il doit garder une certaine place et ne pas placer le film ailleurs trop vite. Finalement, comme les gros attendent, tout le monde attend tout le monde, ce qui crée un manque de visibilité et une tension folle ». « Le danger de la concentration sur certains films, c’est qu’on les repère tout de suite comme ceux qui vont marcher, et se met alors en place une sorte de formule magique – les programmateurs se transforment en IA », regrette Luc Lavacherie, programmateur de La Coursive à La Rochelle. Ces automatismes compriment la diversité : la vie des films tend à se raccourcir avec des entrées concentrées sur les premières semaines, les films labellisés Recherche voient leurs plans de sortie se réduire. Attisé par la crise, ce tableau amène des questions : quels mécanismes existent pour contenir ces logiques ? Quel sens profond donner au partage entre circuits et indépendants, acteurs privés et publics, quand leurs salles se partagent les mêmes films ? En attendant des réponses, il ne fait pas bon être le dernier des dominos. Romain Lefebvre ¹ Par opposition aux salles qui obtiennent des films en sortie nationale, une salle de continuation les diffuse dans un second temps. ² Le « plein programme » définit un nombre maximum de séances par semaine pour un film et varie selon le nombre d’écrans des salles. Propos recueillis à Paris, en visioconférence et par téléphone entre le 22 septembre et le 1er octobre. Suite de l’enquête le mois prochain.
par Romain Lefebvre
Bouchra d’Orian Barki et Meriem Bennani (2025).
Actualités, Festival International du Film Indépendant de Bordeaux

Le Fifib consolé par Bouchra

Du 7 au 12 octobre s’est tenue la 14E édition du Festival international du film indépendant de Bordeaux, célébration d’un cinéma modique mais persévérant. Chambre d’écho d’un cri universellement poussé et annonçant au mieux la catastrophe, au pire la fin du monde, cette édition du festival de Bordeaux a présenté une fois encore des films aux formes très diverses. Avec en ligne de mire une question toujours plus actuelle : comment le cinéma indépendant peut-il s’exprimer depuis l’entonnoir dans lequel il semble pris, comment peut-il retourner en force la fragilité de sa fabrication ? Les réponses les plus urgentes venaient de territoires en crise : le Liban (Un monde fragile et merveilleux de Cyril Aris, Manal Issa d’Elisabeth Subrin), l’Algérie (Roqia de Yanis Koussim) et, bien sûr, la Palestine. Le Sel de la mer de Annemarie Jacir (2008). Gaza était au cœur d’une carte blanche programmée par la chercheuse Lola Maupas, de la rétrospective consacrée à la cinéaste Annemarie Jacir (Le Sel de la mer) et du troublant With Hasan in Gaza de Kamal Aljafari (évoqué dans notre compte rendu des États généraux du film documentaire de Lussas, lire Cahiers no 824), montage de found footage de 2001 par lequel la dévastation actuelle est d’autant plus présente à l’esprit. Lire aussi : “Ça braconne au Fifib 2024” par Mathilde Grasset La cinéaste guadeloupéenne Malaury Eloi Paisley, autrice du très beau portrait de Pointe-à-Pitre par quelques habitants de ses marges, L’Homme-Vertige, proposait un « Regard sur le cinéma caribéen ». L’occasion de voir en salle De cierta manera de Sara Gómez, œuvre emblématique du cinéma cubain des années 1970. Ce film de crises multiples (au travail, dans les rapports de genres et de classes postrévolutionnaires), peut sembler pessimiste sur le fond, mais est résolument optimiste par sa forme, qui se permet toutes les ruptures avec un enthousiasme bouleversant. Le Grand Prix de la compétition, Bouchra d’Orian Barki et Meriem Bennani, explore une crise identitaire intime, celle d’une jeune cinéaste marocaine vivant à New York ; sa mère et son pays d’origine la tiennent, elle et son homosexualité, à une distance dont le film raconte la patiente résorption. Les enjeux autofictifs de ce trajet sont déplacés et sublimés par une animation splendide et très sensuelle, qui sera finalement parvenue à consoler un peu. Louis Séguin
par Louis Seguin
Fiume o morte ! d’Igor Bezinovi (2025).
Actualités, Festival de Film de la Villa Médicis

Histoire coupée, histoire décalée au festival de la Villa Médicis

Archives et reenactment animent deux découvertes faites à la 5e édition du festival de la Villa Médicis (Rome). Mi-septembre, le festival de la Villa Médicis se situe entre une saison de grands rendez-vous (Berlin, Cannes, Locarno, Venise) et le Rome Film Fest, son aîné. De ce calendrier, le directeur Sam Stourdzé et son équipe tirent parti en se détachant des exigences de premières diffusions pour composer une programmation propice aux connexions entre public international et local, écritures expérimentales et grand public (des séances en plein air le soir), projections et travail des artistes pensionnaires (la section « Contrechamp » articulait à d’autres les films de Ben Russell, Thu Van Tran ou Elitza Gueorguieva). À partir de rushs filmés dans les années 1990 par l’artiste sino-canadien Lloyd Wong alors malade du sida, Lloyd Wong Unfinished de Lesley Loksi Chan (Grand Prix) interroge la réappropriation des archives d’un autre. Si la matière première, entre incrustation vidéo et affichage cru d’un corps et d’une parole, témoigne déjà d’un puissant désir d’affirmer une identité complexe et socialement niée, le choix de la cinéaste d’intégrer à la fois ses propres notes de travail et la multiplication des prises effectuées par Lloyd Wong défont l’illusion de connaissance et de complétude de la mise en récit. Lloyd Wong, Unfinished de Lesley Loksi Chan (2025). Lire aussi : “L’âge de conscience – Festival de Film de la Villa Médicis 2024″, par Alice Leroy Un décalage réflexif caractérisait également Fiume o morte! d’Igor Bezinovic, qui revient sur l’épisode improbable de l’occupation en 1919 d’une ville croate par les troupes du poète italien Gabriele d’Annunzio. Fort de nombreuses archives, le film s’éloigne autant du dossier historique que de la reconstitution conventionnelle en choisissant de « retourner » l’histoire avec les habitants actuels de la ville de Rijeka (ex-Fiume). Le transport du passé dans le présent rend à la fois sensible le mélange d’anachronisme et de contemporanéité de l’entreprise fasciste. Comme dans un plan réunissant les sept interprètes amateurs et chauves de D’Annunzio, le décalage est aussi ludique, le plaisir des participants se communiquant au spectateur au fil d’un récit à la fois instructif et enlevé. Romain Lefebvre
par Romain Lefebvre
Université de Pittsburgh, Hillman Library, vue de l’exposition réalisée à partir des pièces issues de la Horror Studies Collection, dont font partie les archives de George A. Romero.
Actualités, Archives

Georges A. Romero : archives de l’horreur à l’Université de Pittsburg

Plongée dans les boîtes du père des zombies de cinéma à l’Université de Pittsburg, dont les archives, ouvertes à la consultation, ont vocation à devenir un centre d’études du genre horrifique. Sur le campus de l’Université de Pittsburgh, à deux pas de la monumentale « Cathedral of Learning » où se déroulent les cours, se trouve une petite galerie dans le bâtiment de la bibliothèque Hillman. Un masque de zombie, le matériel promotionnel de The Blair Witch Project (1999), les badges multicolores collectionnés par George A. Romero au gré des festivals… Benjamin Rubin, coordinateur du fonds d’archives consacré à l’horreur en littérature et au cinéma, explique : « Il s’agit des plus beaux éléments de nos archives, choisis une fois par an par nos étudiants en muséographie ou en histoire de l’art en fonction de nos acquisitions. » L’archiviste raconte qu’avant de se diversifier la collection s’est constituée en 2019 autour du don d’une centaine de boîtes par l’épouse, la fille et le producteur de Romero à partir d’Incidents de parcours, Peter Grunwald : « La plupart d’entre elles sont pleines de papiers ; cela déçoit souvent les fans qui s’adressent à nous. Il ne s’agit pas d’un ensemble d’accessoires, mais d’un fonds universitaire qui permet aux chercheurs de reconstituer la genèse créative de l’oeuvre de Romero avec ses brouillons annotés, sa centaine de scénarios non réalisés et plus ou moins aboutis, les documents liés à la production ou à la distribution de ses films. » Quelques lettres de John Carpenter, Stephen King ou des Wachowski au moment de la sortie de Matrix évoquent des projets qui n’ont jamais vu le jour ; des story-boards, comme celui du Territoire des morts tourné à Pittsburgh, dessiné par Rob McCallum, complètent l’ensemble. « Nous avons beaucoup de matériel autour de ce film, confirme Rubin. En consultant les versions du scénario qui datent de juillet et août 2001, on apprend qu’il devait se terminer par l’explosion du gratte-ciel dans lequel les riches sont confinés. Rien n’est écrit explicitement, mais il est évident qu’après le 11 Septembre il est devenu impossible de filmer une telle séquence. Comparer les différentes versions d’un scénario nous éclaire autant sur un artiste au travail que sur l’histoire culturelle des États-Unis. » Le Jour des morts-vivants de George A. Romero (1985). Une fois accomplis l’inventaire et la classification, une partie du travail de Benjamin Rubin consiste à acquérir de nouveaux documents : par exemple certains scénarios de Wes Craven, de John Carpenter, une version précoce de celui des Dents de la mer, ou les archives du premier festival de cinéma aux États-Unis consacré aux films de genre réalisés par des femmes, fondé par Heidi Honeycutt (Etheria Film Festival). « Je veille à ce que toute la diversité de l’horreur soit représentée. C’est surtout du côté de la littérature que la collection s’étoffe, en partenariat avec l’Horror Writers Association dont je suis membre. » Lire aussi : “Dellamorte Dellamore de Michele Soavi (1993)”, par Vincent Malausa Six ans après sa création, les premiers ouvrages écrits à partir de la collection commencent à paraître, à l’instar de Raising the Dead d’Adam Charles Hart, ancien étudiant de l’Université de Pittsburgh qui a participé au tri des archives à leur arrivée. « Dès le départ, nous voulions travailler en étroite collaboration avec les enseignants. Nous recevons chaque semestre des étudiants, qui peuvent consulter ce qu’ils souhaitent pour leurs travaux », précise Rubin. À terme, l’objectif est de créer un centre de recherches géré par l’université autour de l’horreur, qui pourrait accueillir et aider financièrement étudiants et chercheurs. Autre projet : la création d’un musée Romero, pour faire place à la dimension pop-culturelle de l’héritage du réalisateur. « À Pittsburgh, on peut encore aller visiter le cimetière où a été tournée la scène d’ouverture de La Nuit des morts-vivants, ou le centre commercial de Zombie », explique l’archiviste. Pittsburgh pourrait devenir un lieu incontournable de l’horreur pour des publics très différents, mais il faut pour cela beaucoup d’investissements. Nous n’en sommes encore qu’au début. Mathilde Grasset
par Mathilde Grasset

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