
Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025, Un certain regard 2025
Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski et The Chronology of Water de Kristen Stewart
Femmes en miettes
De part et d’autre de la Croisette, deux réponses cinématographiques à la violence masculine se faisaient face ce vendredi. Avec Que ma volonté soit faite, présenté à la Quinzaine des cinéastes, Julia Kowalski prolongeait le récit et le geste amorcés avec son court J’ai vu le visage du diable (déjà à la Quinzaine en 2023). L’adolescente polonaise possédée par le démon se nomme désormais Nawojka ; toujours interprétée par l’épatante Maria Wróbel, elle est installée avec son père et ses deux frères dans une ferme française. La veille, L’Engloutie de Louise Hémon réactualisait déjà une mythologie associant le désir féminin à une puissance maléfique, mais semblait ne l’assumer qu’à moitié. La reprise prend ici un tour plus malicieux par la présence d’une « sorcière » tout ce qu’il y a de plus humain (Roxane Mesquida), rendue coupable aux yeux des villageois de la violence libidinale qu’elle éveille chez les hommes. Les actions surnaturelles de Nawojka apparaissent alors comme un juste retour des choses, comme si les projections patriarcales avaient elles-mêmes donné naissance au démon qui se manifeste à travers l’adolescente. Puisant aussi bien dans Carrie que dans le giallo, Julia Kowalski transcende par l’outrance du cinéma de genre l’aspect très explicite de son propos féministe, émeut par les matières que sa mise en scène convoque – boue, glaires et flammes.
Autre forme d’intensité chez Kristen Stewart, dès la présentation de son premier long métrage The Chronology of Water, tout en « motherfucker » affectueux et « I love you » rageurs adressés à son équipe. De même que le diable se manifestait chez Nawojka à travers des visions fragmentaires, le parcours de Lidia (la romancière Lidia Yuknavitch, dont Stewart adapte l’œuvre), marquée par l’inceste, se donne dans le désordre, à la façon d’éclats mémoriels qui reviennent malgré soi. Autre façon de mettre à distance la rage : les mots, qui guident le récit et soutiennent le parcours d’apaisement de l’héroïne, course sans fin pour revenir à soi-même. Elle se déploie comme chez Kowalski à travers un motif sensoriel : celui de l’eau. De ces deux longs métrages se dégage le sentiment que la pleine restitution de l’expérience de ses héroïnes gagne à se donner par morceaux, façon de figurer la difficulté à faire tenir ensemble les injonctions contradictoires. Qu’il faut montrer le monde en miettes pour mieux en imaginer un autre.
Olivia Cooper-Hadjian

Actualités, Critique, En compétition 2025
Nouvelle vague de Richard Linklater
Loin du temple
Pour apprécier Nouvelle vague, il faut accepter que Godard devienne un personnage de fiction, c’est-à-dire ne pas exiger une fidélité mais s’amuser des projections que permettent son image, son mythe, avec leur part de clichés. La première raison pour laquelle Linklater gagne son pari est que son geste est amoureux, à l’inverse de celui, revanchard, du Redoutable d’Hazanavicius, dont ce film est en bien des points l’antithèse. Amoureux mais pas dévot ni solennel. Linklater n’est pas intimidé par son sujet, notamment parce que ce n’est pas Godard seul qui l’intéresse mais sa jeunesse, sa désinvolture, son insolence parfois un peu crapuleuse, et tout ce que cela dit d’une époque et d’une manière de faire du cinéma. Malgré le noir et blanc, le format carré et les clins d’œil, le film n’est pas non plus un pastiche, ni même un plagiat assumé (ce que Godard revendiquait) : s’il retrouve quelque chose de ce cinéma-là c’est moins dans la forme du film que dans l’énergie de sa fabrication. Ne cherchant pas non plus à l’« actualiser » en le regardant avec des yeux et des idées de 2025, il le rend au présent par ses partis pris de tournage : essentiellement, une bande de jeunes acteurs réunis dans une aventure légère. Ainsi, on cesse vite de jouer au jeu des ressemblances, car là n’est pas la question. L’enjeu est plus libre, il est du côté du « on dirait que… » des enfants : « on dirait que je suis un réalisateur français de la fin des années 50 et que vous êtes Godard, Truffaut et compagnie… ». Un nom, un costume, une vague ressemblance, une imitation plus ou moins appuyée suffisent à s’amuser comme des gosses, c’est-à-dire sans le poids du mythe ou du surmoi. Bien heureusement, ça ressemble donc bien moins à un essai docte sur le génie suisse qu’au spectacle qu’offrirait une troupe de jeunes cinéphiles un peu fétichistes et surtout suffisamment désinvoltes pour démontrer aux gardiens du temple qu’il n’y a pas de temple qui vaille. De Godard, Linklater retient avant tout une forme de joie créatrice, qu’il rend contagieuse, et qu’il ait réalisé un petit film jovial sur un sujet si imposant prouve la tendre honnêteté de son geste.
Marcos Uzal

Actualités, Critique, En compétition 2025
Renoir de Chie Hayakawa
Depuis l’enfance
Renoir (à mon sens, le film de la compétition cannoise le plus stimulant vu jusqu’à aujourd’hui) est de ces films dont on ne saurait résumer facilement ce qu’il raconte, encore moins de quoi « ça parle », et que l’on ne peut précisément aborder qu’en disant d’abord depuis où il regarde. Sa forme éclatée, flottante et impressionniste traduit les mille perceptions d’une enfant – Fuki, 11 ans –, qui vit avec sa mère tandis que son père est à l’hôpital, en phase terminale de cancer. Loin d’être larmoyant, le film endosse au contraire l’incertitude émotive de la fillette (génialement incarnée par Yui Suzuki). Dans le présent des sensations plus que dans le recul des sentiments, Fuki est guidée par son désir de voir et d’expérimenter, mais, peu expressive, elle saisit surtout la tristesse de ce qui lui arrive à travers les réactions des adultes. Comme elle, le film est à la fois hypersensible (aux lumières, aux couleurs, aux sons) et rétif au pathos, là où tout pourrait y conduire. Le récit frôle parfois le conte, par les rituels et croyances que s’invente Fuki pour répondre à la mort qui l’entoure, mais aussi à travers des figures d’hommes à la fois fascinants et répugnants, dont l’un (un jeune pédophile qui l’amène chez lui, d’où elle s’échappera à temps) serait l’ogre de l’histoire. Chie Hayakawa, plongeant dans ses propres souvenirs, parvient ainsi à retrouver la texture d’une perception enfantine, quand le sens des choses est encore si opaque que tout existe dans son intensité même, et que les adultes restent des mystères aussi vastes et inquiétants que le désir, la tristesse ou la mort.
Marcos Uzal

Actualités, Critique, Semaine de la critique 2025
Un fantôme utile de Ratchapoom Boonbunchachoke
Déclaration de revenants
Le cinéma n’a évidemment pas attendu le premier long métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke pour répondre à la question existentielle et rhétorique d’Alphonse (de Lamartine) : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? ». C’est donc dans le sillage des films séminaux de Segundo de Chomon et pas si loin des plus récents Rubber de Quentin Dupieux ou Yves de Benoit Forgeard, que le cinéaste thaïlandais s’attache dans un premier temps à livrer une vision animiste du monde. Son originalité est de convoquer les ressources inépuisables du film de fantômes et de proposer d’abord une fable sentimentale qui, sur fond d’alerte écologique, joue avec une vraie drôlerie de son potentiel comique. Tout est donc affaire de possession lorsque l’âme des victimes de la pollution s’empare des objets liés à la tragédie qu’ils ont vécue. C’est ainsi, parmi d’autres cas, que la belle Nat, logiquement devenue aspirateur, va chercher, après sa mort, à continuer à vivre sa passion pour March. Alors que le premier segment du film traite à sa façon des difficultés du couple mixte pour en explorer les virtualités, succède à une intrigue qui dépoussière Mme Muir – comment vivre sa passion avec l’aimé.e que l’on est seul à voir ? – une version ectoplasmique de Devine qui vient dîner qui fustige la rigidité d’une société thaï refusant toute hybridation. Contre toute attente, le scénario a la bonne idée de ne pas s’arrêter aux conflits (électro)ménagers à la Dartyhausen. Car un autre film, foisonnant, nihiliste et violemment politique commence dès que les revenants collabos aident les humains révisionnistes à se débarrasser des encombrants. La scission, dès lors, s’opère selon d’autres critères. Et la lutte pour le souvenir devient l’enjeu du film qui bascule sans crier gare dans un fantastique horrifique et nihiliste où les sacrifiés de l’histoire récente de la Thaïlande (des manifestations de 2010 en particulier) semblent enfin demander des comptes.
Thierry Méranger

Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025
Miroirs No. 3 de Christian Petzold
Miroir, mon beau miroir
Il était une fois, une nouvelle fable de Christian Petzold. La mort y rôderait, de noir vêtue sur un paddle berlinois ou parée de l’écarlate d’une voiture lancée à travers champs. Elle s’immiscerait dans une de ces maisons de conte, à la lisière du monde, semblable au refuge cerné de flammes du Ciel rouge (2023). Un lieu plus hanté qu’enchanté par des histoires de famille, et la perte d’une fille disparue trop tôt. Depuis, la mémoire se dépose dans chaque interstice au point de tout pétrifier : l’évier qui goutte, le piano désaccordé, le lave-vaisselle en panne. Le vent même sonne des airs déjà entendus. Il faudrait un nouveau souffle, une déflagration.
Alors, il était cette fois, un accident, une sortie de route qui fait dérailler les existences. De la tôle cabossée surgit Laura (magnétique et précise Paula Beer), une jeune pianiste en crise. La voilà qui se dirige vers la maison – en état de décomposition, bientôt de recomposition – trouvant refuge dans ce foyer qui n’est pas le sien.
L’incident produit des incidences inattendues, comme sait le ménager ce subtil et déroutant metteur en scène. Passé de l’autre côté du miroir, les règles permutent. Paradoxalement, le choc fissure moins qu’il ne suture. La casse promet la réparation. Laura, dont l’identité n’est qu’ébauchée, constitue une sorte d’être fragmentaire capable d’endosser le rôle de pièce de substitution, de remplacement : enfilant les vêtements, occupant le perron ou posant les doigts sur l’instrument de la fille manquante, dont elle compose l’écho et le reflet. C’est un mirage à la fois beau et dérangeant autour duquel convergent parents et frère, réunis par ce miroir déformant.
Le découpage, d’une grande justesse, alterne entre de vrais-faux tableaux de famille – à l’harmonie jamais complète, aux détails bancals, aux silences gênants, aux grâces éphémères – et le point de vue hypnotique de ceux et celles qui semblent désespérément et imaginairement les parfaire. Mais comment faire durer un bonheur qui n’opère plus que dans la reconstitution de scènes déjà vues, déjà vécues, déjà entendues ? Miroir magique, qui dit l’avenir, et à qui l’on confie nos vœux : supportera-t-on longtemps ce simulacre consolant ?
Lorsque la glace sans tain se brise, chacun doit assumer de se voir et de se voir voyant, dans la rudesse de son désir. L’anamorphose saute aux yeux. La partition collective se défait. Le prisme diffracte un spectre d’attitudes et d’émotions contradictoires, sensiblement restituées par ces acteurs bouleversants. Il fallait peut-être ce film pour déjouer la malédiction du miroir cassé, et appeler tous les doubles, tous les reflets, à quitter son cercle en forme de piège.
Élodie Tamayo

ACID 2025, Actualités, Critique
Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon
Qu’est-ce qu’un personnage de cinéma ? Pour certains metteurs en scène démiurges, un pion, un symbole, un jeton jeté dans la machine impitoyable du destin, comme c’est le cas des fêtards dans le désert d’Oliver Laxe (Sirat). Pour d’autres, une esquisse, une créature légère qui n’a d’autre compte à rendre au récit que celui de se laisser emporter par son errance, les aléas de l’être rivalisant d’imprévisibilité avec ceux du monde qu’il nous fait découvrir. C’est le cas de l’institutrice dans la neige de L’Engloutie (Louise Hamon, Quinzaine des cinéastes), mais c’est surtout celui de Laurent, filmé par le trio déjà auteur de Mourir à Ibiza. De Laurent, on sait très peu. On ne sait même pas qu’il ne va pas bien, au début. On sait juste qu’il laisse ouvert aux rencontres le temps a priori bref qu’il compte passer dans une station de ski des Alpes.
Vieille dame solitaire qui s’abandonne à la mort, jeune homme rêvant d’une vie de viking : Laurent aide ceux qu’il croise sur son chemin et bizarrement, il leur fait du bien. Parfois il s’accroche à eux, lors de conversations où un projet de vie s’esquisse. Les mots donnent consistance à un quotidien qui, d’exceptionnel, pourrait devenir ordinaire. Il faut imaginer un récit pittoresque à la Guiraudie qui se nourrirait de la densité des échanges de Rohmer, et faisait surgir les affects et les désirs avec la plus grande simplicité.
Voir le film à Cannes dévoie une de ses valeurs essentielles. Ce n’est pas seulement Laurent qui se prête au hasard, mais la station, la ville de vacances, les champs des bergers, tout ce territoire que Balekdjian, Couture et Eustachon filment ici. Touristique, codifié par les saisons, les commerces et les loisirs, le lieu accepte néanmoins dans ses flancs la différence entre les êtres, un vagabondage de l’âme qui l’emplissent d’une vie insondable : celle de la fiction. Accueillant cette galerie de personnages mystérieux et émouvants, les paysages de Laurent dans le vent symbolisent tout ce qu’un festival comme celui de Cannes, autoproclamé vertueux, ne peut qu’écraser sous le poids de ses apparences.
On reviendra, à Laurent, car c’est tout simplement l’un des films les plus importants vus ici jusqu’à présent. Son premier plan, parachutage dément du récit, est entré dans notre mémoire pour l’emporter dans son envol.
Fernando Ganzo

Actualités, Critique, Quinzaine des cinéastes 2025
L’Engloutie de Louise Hémon
Après le succès « ès comté » de Vingt dieux à Un certain regard l’an dernier, chaque édition cannoise aura-t-elle désormais son lot de fictions montagnardes ?
Coécrit avec Anaïs Tellenne (la réalisatrice de L’Homme d’argile), le premier long métrage de fiction de Louise Hémon fait débarquer dans les Hautes-Alpes de 1899 une jeune institutrice. Galatea Bellugi (sortie de la grotte de Lourdes de Tralala) a pour bagage une Marianne en stuc, un planisphère et une liasse de principes Troisième République. La poignée de paysans du hameau, appelé Soudain, coiffent un jour le toit de son logement de fonction d’un cercueil plein : dans l’attente du printemps, la couche de neige qui recouvre les tuiles conservera le vieil homme qui vient de mourir et que la terre gelée ne permet pas d’enterrer. La coutume, hygiénique, n’a rien d’hostile, mais elle confère dès lors au quotidien de « mademoiselle Aimée », alias maestra (on parle ici l’occitan alpin), une texture particulière.
Contre toute attente fantastique, la mise en scène se tient à la matérialité ethnofolklorique des accents et des ustensiles, à la particularité des personnages, jamais réduits à une fonction dans le groupe ou à un cliché montagnard. « Ma chérie, la révolution ne se fera pas sans un peu de sucre », lit Aimée sur un mot de ses parents accompagnant une boîte de bonbons. De sucre, Louise Hémon n’en abuse pas : comme l’institutrice qui suit du doigt la gravure d’un homme nu dans son petit Descartes relié, les montagnards caressent en pensée l’Algérie et la Californie, mais aucun forçage scénaristique ne nourrit un imaginaire de l’exil. La neige, qui enserre le hameau à coup d’avalanches, décide des bifurcations narratives. Inspirée par les écrits de deux de ses ancêtres, la cinéaste amène la sécheresse documentaire d’un Vittorio De Seta vers l’incandescence d’un drame gionien.
Charlotte Garson
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L’Engloutie de Louise Hémon | Fiche film

ACID 2025, Actualités, Critique
L’Aventura de Sophie Letourneur
Au bout de l’île
Second opus de ce qui deviendra une trilogie, L’Aventura pousse plus loin la méthode de réécriture du réel mise en œuvre par Sophie Letourneur dans Vacances en Italie : enregistrement de conversations de famille en vacances, dont seront ensuite montés ensemble des extraits pour former les dialogues rejoués par les comédiens et comédiennes pendant le tournage. Le film réitère l’entreprise de s’emparer de ce que le quotidien a de plus trivial – choix de l’hôtel, conflits sur la commande à passer au restaurant, transit intestinal trop vif ou trop lent… –, de s’approcher d’aspects de l’existence trop proches de nous pour paraître au premier abord dignes d’être racontés, et d’en faire pourtant une matière qui sera modelée avec la plus grande précision.
Les vacances se déroulent cette fois en Sardaigne, réunissant Sophie, ses enfants Claudine et Raoul, et Jean-Phi, père du garçon – la première du film en ouverture de l’Acid avait ceci de particulier qu’elle rassemblait modèles et interprètes, et qu’ont ainsi pu participer au débat qui suivit aussi bien l’excellente interprète de Claudine (Bérénice Vernet) que le « vrai » Raoul.
Mais la structure du film travaille plus frontalement la relation entre le vécu et son récit : l’essentiel des scènes rassemble la famille autour du projet de Claudine de consigner dans des enregistrements le récit du voyage au fur et à mesure qu’il se déroule. L’imbrication vertigineuse d’un présent et d’un passé du récit, toujours relatifs, ménage cet écart qui constitue aussi une place pour la personne qui regarde cette famille sans en faire partie.
Il nous invite à participer à cette tentative de remémoration qui est aussi, sourdement, le temps de la construction du sens. Le couple devient dans cet opus la toile de fond sur laquelle les couleurs des émotions enfantines viendront s’exprimer. C’est l’autre écart dans lequel on peut se glisser : entre les propos sans filtre des plus jeunes et les discours parfois plus sinueux des adultes se racontent les modulations de l’expérience au cours d’une existence. Pour les uns et les autres, la même question se pose : entre ce que l’on vit et ce que l’on retient, quel rapport ? Comment une somme d’événements insignifiants et souvent pénibles en vient-elle à constituer une vie (de famille) heureuse ? Loin d’apparaître stérile, la réflexivité du film révèle plus nettement la profondeur du geste de Letourneur, son audace obstinée.
Olivia Cooper-Hadjian

Actualités, Festival de Cannes 2025, Hors compétition 2025
Festival de Cannes, ouverture : Face aux Français
Face aux Français
Deux salles, deux ambiances, une même France. Plateau de TF1 : le président, jupitérien autoproclamé, donne sa vision des enjeux (inter)nationaux qui attendent la nation, dans une émission spéciale intitulée « Emmanuel Macron – Les défis de la France ». Cannes, Grand Théâtre Lumière : le festival s’ouvre en brandissant lui aussi les grands défis planétaires, regardés depuis une mère patrie qui se rêve au centre du jeu. Les J.O. de Paris sont passés par là, et on devine une envie de croire dans les puissances du show à la française. Même lorsqu’il s’agit d’aborder les sujets délicats ? Surtout dans ce cas-là.
Moustachu comme jamais, Laurent Lafitte donne le ton. Entre The Artist et une sorte de Tom Selleck cocorico, il s’acquitte du rappel de rigueur sans trainer : en ces lieux lustrés, Mesdames-Messieurs, on reste conscient du monde. S’avance Juliette Binoche, présidente non jupiterienne, papesse du cinéma bien-de-chez-nous mais engagé – voile blanc de mater dolorosa, lyrisme débridé, inventaire à la Prévert des injustices d’ici et de là-bas. Difficile de ne pas évoquer la photojournaliste Fatma Hassouna, tuée par un missile israélien à Gaza et sujet du documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (Acid). Puisqu’elle était presque muette, on s’attendait à ce que la grande famille du cinéma local saisisse l’occasion de se donner une (éphémère ?) voix d’actrice sur ce sujet-là.
Même limonade politico-glamour que chaque année ? Oui et non. Ici transpire non seulement l’intention de prouver que le cinéma peut quelque chose (vielle rengaine), mais aussi cette conviction en vogue que la France peut exercer un soft power culturel à même de sauver le monde, de réenchanter les âmes meurtries comme l’a fait Hollywood. Ils avaient Lynch, on a Mylène Farmer : la Franco-Canadienne met son timbre au service d’un hommage au génie indirectement englouti par les feux dantesques de Los Angeles. Prélude à un autre effort de réenchantement littéral, moins rivé sur les lointaines terres dévastées que sur le cœur du pays lui-même : celui du film d’ouverture Partir un jour d’Amélie Bonnin. Devenus adultes, les ados français du XXᵉ siècle tardif continuent, après L’Amour ouf, de faire le bilan au son de leurs tubes favoris. Occasion de reconnecter affectivement et socialement : rentrée dans son village après l’infarctus de son père, une gagnante de Top Chef (Juliette Armanet, douceâtre et anxieuse comme la France) goûte au clivage Paris-Province. Il est vite transcendé par des numéros musicaux underplayed – de Dalida à K. Maro en passant par les 2Be3 –, chantés par les personnages sans danser ou bien en s’interrompant au milieu, comme si l’on se souvenait brutalement qu’on n’était pas à Hollywood.
Où l’on voit que le sujet très C à vous du transfuge de classe en plein come-back est devenu une manne, ou un vernis sociologique voué à justifier un projet de mélodrame somme toute inoffensif. C’est d’ailleurs lorsque le sirop nostalgique s’assume comme tel (sans se chercher un objet politique bidon) que Partir un jour se montre décent, presque aussi aimable que la popote du restoroute tenu par les parents de l’héroïne (symbole du retour à la terre après les cimes parisiennes). Mais dans cette mission-prétexte que se donnent les mélos populaires aujourd’hui – retrouver une patrie sympa quitte à l’inventer, bricoler un récit national et musical pour créer un liant entre classes et régions –, il y a quelque chose d’aussi forcé qu’un discours de Macron. De l’état de la France et de sa cuisine, on n’apprendra rien ici, mais on retiendra au moins que c’est dans les vieux pots qu’on chante la meilleure soupe.
Un autre geste de la cérémonie trahit inconsciemment le désir français de se mettre en scène comme peuple uni : la mise à l’honneur de l’Amérique, qui a su s’illustrer en la matière – et qui vole le show. Tarantino surgit comme un diable à ressort pour sonner le début des festivités façon Monsieur Loyal, et pour donner un grand coup de pied dans les mises en scène guindées du début, montrant qu’il reste le showman cannois de 1994 – avec lui, pas de réel social : « vive le cinéma », c’est tout. De Niro et sa palme d’honneur remise par DiCaprio arrivent au contraire à l’heure, en phase avec la sidération d’une part de leur peuple. Dignes, aussi soudés qu’un Trump et un JD Vance qui seraient tombés du côté clair de la Force, les deux acteurs choisissent les mots justes pour convoquer l’actualité. De Niro défend Cannes comme « marché d’idées », tandis que la Maison-Blanche « autocratique » et ses droits de douane asphyxiant l’art sont « des menaces contre la démocratie » auxquelles réagir « de façon non-violente mais organisée ». À l’écoute de cette petite musique si pragmatique, professionnelle, concrète, on se dit qu’en effet, en matière de soft power, ces gens-là ont fait du beau travail. La France a du chemin à faire. Keep up the good work.
Yal Sadat

Actualités
Pagaille à Grenoble
CINÉMATHÈQUE. Inspirée par le lancement en 2022 par la direction du Patrimoine du CNC des « Oubliés du cinéma » où chacun mettait en valeur ses trouvailles, la Cinémathèque de Grenoble a inauguré les 9 et 10 mai sa propre manifestation, « Grosse pagaille ». Ces projections de films rares constituent la partie émergée d’un travail de conservation que la baisse générale des budgets culture risquerait de mettre en péril.
Il est peu fréquent qu’une cinémathèque ose faire état, et même étalage, de sa propre « pagaille » : les programmes de curiosités sont habituellement présentés comme l’ouverture d’une « malle aux trésors ». Mais Anaïs Truant, directrice de la Cinémathèque de Grenoble depuis fin 2023 après quelques années comme administratrice, garde de ses débuts dans l’exploitation art et essai un goût du concret qui préfère à la métaphore du coffre aux merveilles celle du « chantier sans fin ». Des enjeux de conservation qui urgent dans cette micro-institution associative de cinq salariés créée en 1962, Truant ne cache pas le caractère sisyphéen, mais s’enthousiasme que le jeune attaché aux collections arrivé il y a peu, Tillyan Bourdon, pousse le caillou avec une joie partagée par la modique équipe, au sein de laquelle ce poste n’existait plus depuis quatorze ans. Quand Bourdon nous fait visiter une remise attenante au bâtiment où les étagères reposent sur un sol en terre battue, le mot « pagaille » perd un peu de son ludisme enfantin, et l’on comprend l’orientation nouvelle dont parle la directrice, axée sur « les collections : un recentrage pas révolutionnaire, mais vital ». Michel Warren, fondateur du lieu sous la houlette d’Henri Langlois, mettait comme son mentor l’accent sur la valorisation, en particulier via le Festival du film court en plein air, le plus vieux (47 ans) encore en activité de ce métrage. Délocalisant les Journées du court métrage de Tours, ses prémisses sont documentées en 1973 et 74 par un film d’Atteyat Al-Abnoudy visible sur la plateforme Henri, Deux festivals à Grenoble (1974), où l’on voit parmi une foule qui se presse à la Maison de la Culture aussi bien Jean-Pierre Beauviala que Jean Rouch.
Si le rayonnement esthétique et politique de la Cinémathèque est attesté par de telles manifestations, du côté des collections, l’inventaire présentait… Aussi l’inventaire présentait-il un retard de mise à jour à l’arrivée de Bourdon, qui, sur les quelque 8 500 copies argentiques, signale notamment deux cents boîtes d’éléments originaux tournés par Raoul Ruiz à la Maison de la Culture de Grenoble, où il fut cinq ans durant artiste associé (l’opéra-rock Régime sans pain, 1985, présenté le 10 mai en copie 16 mm par la chercheuse Olga Lobo Carballo, transforme Grenoble en « Principauté de Rock-en-Vercors » sous le règne de Jason III). La revisitation des fonds a aussi permis de faire numériser les bobines vinaigrées de vues de l’emblématique Tour Perret de Grenoble en 1930-31, ou encore de repérer quelques copies nitrates (inflammables donc à stocker en sécurité), où l’attaché aux collections aurait identifié deux bobines d’un serial muet allemand rare de 1920, Nirvana de Fritz Bernhardt.
Chics prototypes
Actuel président de la Cinémathèque,Vincent Sorrel résume : « On avait l’impression que déposer des éléments ici était le meilleur moyen de ne jamais les retrouver… » Cet enseignant-chercheur spécialiste du documentaire et lui-même cinéaste (son court métrage Par des voies si étroites sera aussi projeté à « Grosse pagaille ») sait de quoi il parle : il s’est attaqué ces dernières années avec Vanessa Nicolazic et Nicolas Tixier à un projet qui a pris une ampleur insoupçonnée, « Aaton, de l’usine à films au paysage de l’invention ». Cette exploration-préservation des caméras, outils et archives de la dernière usine de caméras mécaniques au monde, fondée par l’inventeur Beauviala, rachetée en 2013 puis définitivement liquidée en 2024, s’ancre dans les collections de Grenoble, où la tradition relie industrie, politique et création. « Contrairement aux autres cinémathèques régionales qui travaillent sur l’image amateur, précise Vincent Sorrel, celle de Grenoble s’est plutôt nourrie de films institutionnels. Cela lui donne une identité spécifique, qui dépasse le local et a eu pour conséquence qu’ici, on a beaucoup filmé les institutions. Ce n’est pas un hasard si la période grenobloise de Jean-Luc Godard, au milieu des années 1970, a corres- pondu avec son envie de faire de la télévision et de lancer un pro- jet de cinéma municipal avec des séances vidéo à 1 franc. » Mais si les cinémathèques ont (aussi) vocation à conserver les appa- reils, ceux-ci posent des pro- blèmes à une structure de taille réduite : « Comment classer les outils, les produits nécessaires à l’entretien des caméras, ou encore les films-tests pour des prototypes, surtout ceux de Beauviala, qui, au lieu d’utiliser banalement des mires, faisait déraper le test vers le film de famille ou la vue Lumière dans Grenoble ? » Sorrel et ses acolytes, aidés d’un architecte, ont numérisé en 3D les locaux vidés fin 2024 pour pouvoir garder l’empreinte de la pensée
très spatiale de Beauviala, sa « poétique de la technique » fondée sur « des lieux de passage avec des points de vue », et ont élaboré une carte de la ville qui per- mettra de visionner ces images à l’aide de QR codes disposés sur les lieux. En parallèle, l’artiste Armin Linke a photographié les archives, et le Musée dauphinois intègre plusieurs appareils dans sa collection. Mais la valorisation la plus émouvante, c’est peut-être cette autre initiative : début 2024, Alfred Cros, ancien mécanicien chez Aaton, a fait don d’une Aaton 16 dépourvue de numéro de série parce que faite uniquement de pièces imparfaites destinées au rebut. « On l’a remise en route, raconte Sorrel, et on a filmé Cros en train de la démonter et de la remonter, pour conserver aussi ce savoir-faire. Elle est un peu bruyante, mais elle fonctionne ! »
Charlotte Garson

Actualités
Linda Williams : émotions
HOMMAGE. Avec Laura Mulvey, Mary Ann Doane, Carol J. Clover, B. Ruby Rich, Kaja Silverman,Teresa de Lauretis et d’autres encore, Linda Williams a ouvert la voie aux théories féministes du cinéma. Elle est morte le 12 mars, à 78 ans.
C’est à Paris que Linda Williams disait avoir découvert le cinéma, notamment américain, quand au terme d’une année de voyage en stop à travers l’Europe elle s’était engagée comme fille au pair pour gagner l’argent qui lui permettrait de prolonger un peu son séjour. Soir après soir, elle se rendait à la Cinémathèque, alors installée au Palais de Chaillot. Quelque temps plus tard, en 1975-1976, elle reviendrait suivre l’enseignement de Christian Metz, délaissant ses études de littérature comparée pour une thèse sur le cinéma surréaliste. Publié en 1981, Figures of Desire: A Theory and Analysis of Surrealist Film substituait à l’admiration béate pour la liberté et la spontanéité de Buñuel et consorts une approche méthodique, au plus près de la matière et de la structure des films. Si les concepts et les références paraissent aujourd’hui lointaines (Metz donc, ainsi que Lacan), un enjeu se forme que Williams ne cessera de reprendre, de reformuler – cette dialectique de la présence et de l’absence, de la révélation et de la dissimulation, par laquelle le dispositif cinématographique se fabrique un corps érogène et nous touche. La publication en 1989 de Hard Core: Power, Pleasure and the “Frenzy of the Visible” fait de Linda Williams la spécialiste mondiale du cinéma pornographique. C’est néanmoins dans une perspective plus large qu’elle avait entamé cette réflexion sur les « genres corporels ». Un article charnière édité à l’été 1991 par la revue Film Quaterly, « Film Bodies: Gender, Genre and Excess », comparera ainsi les structures et les effets du porno à ceux du film d’horreur et du mélodrame.
Le sperme rejoint le sang et les larmes, comme autant de preuves de la puissance d’affection du cinéma. D’autant plus lucide qu’elle ne prétend pas à la neutralité,Williams s’étonnait elle-même dans la seconde préface à Hard Core du glissement qu’elle avait ressenti face à un corpus aussi polarisant. Émue par certaines œuvres alors qu’elle s’y croyait insensible, elle s’interrogeait sur la place que pouvait prendre cette « vulnérabilité » dans l’écriture même. Dans Screening Sex (son seul essai à avoir été traduit, partiellement, en français par Pauline Soulat et moi-même, pour les éditions Capricci), elle contestait la frontière culturelle et politique entre pornographie et érotisme pour mieux voir comment le cinéma nous ouvre à notre propre sensualité. Au début des années 1990, deux événements judiciaires amèneront Williams à étendre ses recherches au-delà du cinéma, et à concevoir le mélodrame comme un mode structurant l’imaginaire populaire états-unien : d’une part, l’acquittement des policiers blancs ayant tabassé Rodney King, un homme noir ; d’autre part, celui d’O.J. Simpson, un homme noir accusé du meurtre de son épouse blanche. Mouvements croisés de victimisation et de diabolisation, corps blancs et noirs voués tantôt à la souffrance, tantôt à la surpuissance, frontière sans cesse retracée entre les « races » par l’alternance de compassion et de ressentiment étaient analysés dans Playing the Race Card (2001), que Linda Williams considérait comme son livre le plus important. Consacré à la série de David Simon, On the Wire (2014) montrait comment le mélodrame pouvait s’allier à une description réaliste. Suivant la leçon de Roland Pryzbylewski, elle distinguait « hard eyes » (la surveillance policière, le panoptique – Foucault l’aura toujours accompagnée) et « soft eyes », manière de déchiffrer une situation par une approche plus subtile, plus incarnée, plus intime. Linda Williams avait le regard doux.
Raphaël Nieuwjaer

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Albertina Carri : que peut un corps ?
ENTRETIEN. Invitée du festival Cinélatino à Toulouse (21-30 mars), qui lui a consacré une rétrospective, la cinéaste Albertina Carri construit depuis plus de vingt ans une filmographie qui se détache dans le cinéma argentin par son profond engagement.
TRAUMA
« Mes parents ont été assassinés en 1977 par des agents de la dictature argentine. Je n’avais que 4 ans. C’est un fait structurant de ma vie, même si, à mes débuts, j’ai essayé de m’en éloigner car il s’agit d’un traumatisme. Ils étaient tous deux des intellectuels de gauche et activistes politiques. Leur absence m’accompagne intimement dans mon quotidien, dans mes engagements politiques et dans ma pratique artistique. J’ai déjà consacré deux documentaires, Los Rubios (2003) et Cuatreros (2016) à l’analyse du militantisme politique de la génération de mes parents, et je compte revenir sur ce thème dans le futur. »
PREMIERS MODÈLES
« J’ai grandi à la campagne, près de la nature et des animaux. Il n’y avait pas de salle de cinéma, mais il y avait en revanche beaucoup de livres. Ma première formation est donc littéraire, et la littérature demeure encore ma grande passion. Quand j’ai découvert le cinéma durant mes études universitaires, j’ai naturellement envisagé ce médium comme une nouvelle manière d’écrire, c’est-à-dire comme un moyen d’expression très personnel. J’ai alors découvert les films de Buñuel, et j’ai été immédiatement séduite par leur dimension “amorale” et leur vision perturbante de la bourgeoisie. Après sont venus les grands cinéastes modernes italiens : Antonioni, Visconti et Pasolini, qui comptent encore énormément pour moi. »
GENRES
« Je m’intéresse beaucoup aux formes cinématographiques ou télévisuelles dominantes, qui sont l’expression des modes de pensée hégémoniques. Dès mon film Gémeaux (2005), variation sur la télénovela latino-américaine, j’ai commencé à m’intéresser au potentiel subversif des genres populaires. Dans Las hijas del fuego (2018), ainsi que dans mon dernier film, ¡Caigan las rosas blancas! (2025), c’est l’univers du porno et son imaginaire que j’explore. Le but est toujours de politiser le genre, que ce soit au niveau des rapports de classes, des genres ou de la sexualité, afin de le transformer en outil de réflexion critique. »
CORPS
« Je pense toujours à la formule de Spinoza : Que peut un corps ? J’envisage la présence du corps dans mes films à travers la notion d’extractivisme – la manière dont le corps est formé, conditionné, exploité dans un système de domination économique, en l’occurrence le capitalisme. Je m’intéresse aussi beaucoup aux corps invisibles, ceux que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le système de représentation dominant – ces corps “trop gros” ou “pas assez beaux” que je place souvent au centre de mes films, y compris dans mes “pornos”, et qui deviennent effectivement des sujets politiques. »
RÉFLEXIVITÉ
« Dans une époque marquée par l’extension d’univers visuels et de champs de représentation, à l’heure où des images “réelles” sont produites par des intelligences artificielles, il me semble essentiel d’intégrer cette nouvelle réalité dans un champ critique. C’est la raison pour laquelle pratiquement tous mes films contiennent cette dimension réflexive, au niveau de l’analyse des codes de genre ou des moyens de production. »
CINÉASTE QUEER
« J’ai un peu de mal avec cette manière d’enfermer les gens dans des catégories préétablies, comme dans des catalogues. Mais j’assume cette définition car, dans un pays aussi patriarcal, machiste et violent que l’Argentine, elle est nécessaire. »
LA CRISE
« Le séisme en Argentine est généralisé et brutal. Ce n’est pas seulement le cinéma qui est menacé, mais des domaines industriels fondamentaux comme la métallurgie. Bien que j’évolue en marge des courants dominants, je fais partie de ce “nouveau cinéma argentin” qui, en vingt ans, a réussi à s’imposer sur le plan national et international. Cette génération est dans le viseur du nouveau gouvernement, qui l’accuse d’avoir détruit le cinéma national, ce qui est absolument faux. Comme mon dernier film a été produit avant l’arrivée de Milei au pouvoir, je ne peux pas encore mesurer l’impact de cette attaque sur mon travail, mais je crains le pire. Il faut dire aussi qu’on est nombreux à résister, et on ne compte pas baisser les bras. »
Propos recueillis par Ariel Schweitzer à Toulouse, le 28 mars.
Interprète : Julie Amiot-Guillouet

Actualités, Entretiens
La danse d’Amy Sherman-Palladino
Après l’excellente La Fabuleuse Madame Maisel, Amy Sherman Palladino présente Étoile, série chorale entre Paris et New York dans le monde de la danse, le même qui l’obsède depuis l’enfance et définit presque son art de la série.
Votre travail se centre d’habitude sur un personnage ou un binôme, Midge Maisel et son agent Susie, Lorelai et Rory Gilmore… Étoile était l’occasion de tenter une structure plus chorale ?
C’était surtout notre tentative de faire une comédie ancrée dans un lieu de travail. C’est un genre qui ne m’a jamais intéressé auparavant, mais le monde de la danse est si bizarre et ridicule que l’idée semblait marcher. Ce sont des gens dont chaque moment du quotidien est pensé par rapport à la pratique de la danse, il y a une forme d’enfermement y compris quand on n’est pas sur place qui me permettait des changements de rythme. La Fabuleuse Madame Maisel se déroulait dans les années 1950-60, un monde où tout est beau, en technicolor, mais avec son lot de problèmes de production : les robes, les corsets, les voitures, la nécessité de cacher tout élément contemporain… Je me suis dit qu’avec cette série on n’aurait pas ce genre de préoccupations, mais c’était optimiste. Au moins, on a pu filmer New York, notre maison, telle qu’elle est aujourd’hui, ou Paris, sans autre préoccupation que de nous focaliser sur les personnages, la danse.
Quelle est le lien entre Étoile et Bunheads, votre série de 2012 sur le ballet ?
Bunheads avait fini trop tôt (après seulement une saison, ndlr), et j’en garde un regret éternel. C’était un coming of age sur quatre filles qui ont la danse classique en commun. Ici, ce sont des professionnelles. Bunheads était un monde merveilleux, Étoiles c’est le monde réel. Deux des actrices de la première série, qui avaient alors 11 et 16 ans, sont devenues depuis des danseuses professionnelles et font partie de la compagnie new-yorkaise d’Étoile.
Votre série fait penser aux deux films de Frederick Wiseman, Ballet (1995) et La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), à tel point que les protagonistes les présentent dans une projection à New York…
Ces films ont été une grande source d’inspiration. Je voulais que tout l’équipe regarde Ballet et comprenne ce qu’on cherchait à obtenir, alors je les ai tous enfermés dans une salle de cinéma pendant quatre heures. Wiseman est un vrai génie, tout le matériau qu’il a filmé est extraordinaire. Il a tout saisi : les temps morts où les gens dorment dans un couloir, ce qui se passe pendant les tournées… Dans la danse classique, il y a beaucoup de concurrence, certes, mais c’est aussi une affaire de groupe, de bande, on dépend les uns des autres, comme des amis très proches mais qui veulent tous une seule et même place : Wiseman a parfaitement capté ça.
Ce type de vie a aussi été le vôtre.
Je voulais être danseuse – j’ai essayé, ça n’a pas marché, de toute évidence. Mais quand on l’aime vraiment, on ne perd pas son rapport à la danse. Avez-vous remarqué que les danseurs et danseuses s’assoient d’une drôle de façon ? Un peu comme un chauffeur de camion, avec les jambes très écartées. Il y a une absence de pudeur physique tellement le corps est une matière qu’on malaxe tout le temps, voire qu’on tripote d’une façon qu’on n’accepterait point ailleurs. Je voulais revenir à ça, être entourée de danseurs. Ils sont très purs. C’est une forme d’art où vous avez pratiquement la garantie de ne pas gagner un rond. Il y a un amour de la forme qui me donne une grande sérénité, alors que mon quotidien est souvent fait de rapports tendus en raison des budgets, des refus du studio… Si vous vous sentez amer un jour, allez dans un studio de danse et traînez un peu avec eux, ça changera tout.
Votre mise en scène semble aussi marquée par la danse : on comprend mieux votre goût du plan-séquence quand on voit comment il permet d’observer le corps des danseurs et leurs mouvements.
La façon dont j’écris et je dirige est basée sur le rythme, le mouvement permanent. C’est ainsi que je vois la vie et que j’aime que les choses fonctionnent, que ce soit en plan-séquence ou pas, c’est mon style. Il y a un métronome permanent. En ce qui concerne la danse, je crois profondément que le corps et le mouvement sont la base et que les découper est un contresens. J’ai amené mon chef opérateur et mon cadreur steadycam aux répétitions pour qu’ils regardent depuis tous les angles et soient prêts à suivre les danseurs. Il faut savoir parfaitement ce qu’on veut saisir pour qu’au moment où les danseurs arrivent on puisse honorer leur travail.
Dès le premier épisode, on retrouve bien un numéro de danse en plan-séquence.
Oui, un solo de Lou de Laâge sur la chanson « Big in Japan ». Il est arrivé très tard sur le tournage. Ce numéro était censé vous montrer la personnalité de Cheyenne, qui canalise sa frustration et sa rage dans la danse, ce qui l’empêche de tuer tout le monde. Mais ce qu’on avait prévu ne marchait pas. Alors à la toute fin du tournage, j’ai décidé de refaire la scène. J’ai toujours pensé que cette chanson de Tom Waits pouvait marcher en danse classique, je ne sais pas pourquoi, un peu comme quand j’avais utilisé un morceau de They Might Be Giants dans Bunheads. La voix de Waits définissait pour moi la danse de Cheyenne. J’en ai parlé à ma chorégraphe, nous sommes revenues au studio, et on a proposé quelque chose très vite. Le seul piège du plan-séquence était le moment où Lou se glisse sous un piano. Il fallait que la caméra capte ça en plongée, donc passer par-dessus le piano. Dans la steadycam il y a quelque chose de plus humain, de moins figé qu’avec une grue, un côté tête-à-tête, une danse, quoi. Mais passer avec une steadycam au-dessus un piano n’est pas simple. On m’a dit : « on pourrait peut-être faire une coupe, quand même, ça ne se verrait pas. » J’ai hurlé : « Non ! pas de coupe, faites ce que vous voulez mais sans couper ! » Heureusement je travaille avec la même équipe depuis le pilote de Maisel, ils savent parfaitement que je suis cinglée.
Ce rythme est très frappant dans vos dialogues. Atteindre ce débit de screwball comedy était-il facile avec des actrices françaises ?
Les acteurs français parlent incroyablement vite. J’ai passé toute ma vie à chercher des acteurs qui parlent ainsi ! Dans Maisel on se moquait de moi parce que je disais souvent après une prise : « C’est super, faites pareil mais plus vite. » Mais les Français parlent déjà à toute vitesse et sans aucun respect pour la ponctuation. Six phrases vont en devenir une seule, sans césure. Mon rêve ! Parfois je me retournais vers notre interprète pour lui demander s’ils avaient vraiment dit tout ce qui était écrit, un peu comme Chaplin et la machine à écrire du Dictateur.
Entretien réalisé par Fernando Ganzo à Paris, le 22 avril.
La version intégrale de ce texte paraîtra dans le numéro de juin des Cahiers.
Étoile d’Amy Sherman-Palladino, diffusion sur Prime Vidéo.

Actualités, Critique, Festival Cinéma du Réel
Protocoles du réel
FESTIVAL. Si la 47ᵉ édition de Cinéma du réel, qui s’est tenue du 22 au 29 mars, se déroulait pour la première fois hors du Centre Pompidou, la compétition (37 titres sur une centaine au programme) continuait de donner une place conséquente à des gestes frayant avec l’art contemporain.
Le Centre Pompidou étant fermé pour travaux, Cinéma du réel se tenait cette année dans plusieurs salles du Quartier latin. Or la sortie de l’institution soulignait, par contraste, la culture muséale de la manifestation. La compétition comptait près d’un tiers de films d’artistes travaillant au seuil du cinéma, de l’exposition et de l’installation. Le programme – international et intergénérationnel (la jeune garde y côtoie des figures installées) – couvrait bien des formes plurielles, tant en matière de format (court et long), que de support (argentique et numérique) et d’approches (film de voyage, portrait, autofiction, etc.). La provenance socioculturelle des cinéastes se révélait plus homogène : issus d’écoles d’art internationales, de grandes universités telles que Columbia, Duke et Harvard, ou représentés par de prestigieuses institutions comme le MoMA. De cette ligne éditoriale se dégagent en particulier des films à dispositif dont il s’agit d’interroger les méthodes, entre risque du vase clos et création de vases communicants.
Certains films proposaient de mettre en boîte le réel au sein d’un diagramme formel plus ou moins strict. Ces projets abstraient le réel en une somme d’objets à manipuler et agencer, à la manière dont les sciences expérimentales reproduisent des univers depuis leur laboratoire pour tester hypothèses et paramètres. Little Boy, du vétéran de l’avant-garde James Benning, repose sur un principe de miniaturisation de l’espace et du temps, au gré d’une frise de type « avant/après ; cause/conséquence ». Avant : une succession de mains (jeunes puis vieillissantes) peignent des maquettes de modélisme ferroviaire sur des chansons populaires. Après : chaque miniature finie est exposée en plan fixe sur un extrait de discours politique (d’Eisenhower à Clinton). Ce protocole jalonne l’histoire du pays et l’existence du cinéaste. Peu coercitif, le montage joue entre des éléments aux liens peu explicités, aux échos plus ou moins perceptibles. L’absence de clefs pour lire ce faisceau d’indices culturels s’avère pourtant frustrante. Evidence de Lee Anne Schmitt propose un dispositif plus didactique pour brosser le paysage idéologique des États-Unis. Fille d’un employé de l’Olin Corporation, elle documente l’impact de cette entreprise de produits chimiques et de munitions. Sur sa table de travail s’accumulent les pièces à conviction : objets, livres, lieux. Autant de traces de la pollution matérielle et immatérielle générée par cette industrie qui a dissimulé ses méfaits environnementaux, mais aussi financé des réseaux néoconservateurs durant des décennies. Sans hiérarchiser entre archives privées et publiques, la réalisatrice interroge la résonnance entre ces superstructures politiques et les schèmes intimes, entre distance et engagement à la première personne. On regrette toutefois le caractère itératif du montage et sa voix off monocorde qui donne à ce film-essai des accents de cours magistral.
D’autres oeuvres cherchaient à confronter leur programme à plus d’aléas, en le frottant aux dissonances du collectif et au « facteur humain ». Ainsi de deux films qui éprouvent la plasticité de leur matériau initial, à partir des figures de Médée et de Don Quichotte. Recherche Médée de Mathilde Girard (psychanalyste, cinéaste et écrivaine, collaboratrice de Pierre Creton) soumet le texte d’Heiner Müller, Médée- Matériau, à un réseau de proches. Ce protocole de lecture sert de maillage pour tisser leurs sensibilités face au personnage de Médée et rendre compte des mutations actuelles du désir et des modèles familiaux (dans le couple ou en dehors, avec ou sans enfant, selon un prisme féministe ou queer). Dans l’étau d’un format 4/3, l’entre-soi glisse vers l’entrée en soi, pour tenter des modes d’adresse et d’énonciation capables de faire entendre ces voix, avec leur violence et leur douceur.
Stimulant documentaire picaresque, Je suis la nuit en plein midi de Gaspard Hirschi transporte Don Quichotte (Manolo Baez, performeur équestre et hommecentaure), affublé d’un Sancho Panza à scooter tuné (Daniel Saïd) dans Marseille. Au fil de son errance, le film documente l’effet de son propre protocole. La réaction des populations ou des forces de l’ordre raconte un certain rapport à l’urbain, aux frontières, aux clôtures. Les lieux habituellement inaccessibles de la ville – des ensembles résidentiels sécurisés aux quartiers nord – s’entrouvrent par la fiction, suscitant des interactions tour à tour épiques (Don Quichotte combattant des pelleteuses), cocasses, tendres ou tendues. En retour, le chevalier solitaire, cette forteresse impénétrable à la psyché solipsiste, se cogne au réel, l’interpelle et le somme de lui livrer des clefs de notre présent.
Élodie Tamayo

Actualités, Entretiens, Festival Cinéma du Réel
Maryam Tafakory : Remonter le voile
ENTRETIEN. Lors de la 44ᵉ édition de Cinéma du réel, l’artiste visuelle iranienne Maryam Tafakory présentait une performance et accompagnait pour la première fois en France son oeuvre, composée à ce jour d’une dizaine de courts métrages et d’installations, qui élargissent le territoire du film-essai conjugué au féminin.
D’un plan à l’autre, différents rideaux, tous d’un blanc transparent, s’agitent au gré du vent. Le dernier à apparaître se fait sèchement tirer en jump cut par une femme entièrement voilée. Il suffit qu’un mot, « nu », se loge au coeur de l’image, tapuscrit en anglais et en farsi, pour que les plis du tissu domestique sèment une impatience sensuelle. Ce bref moment de Nazarbazi (2022), collage de Maryam Tafakory à partir de films iraniens produits entre 1980 et 2010, cristallise ce qui anime son travail. Depuis la réalisation de I Have Sinned a Rapturous Sin (2017), Tafakory remonte l’histoire du cinéma iranien par ses manques à l’image. Elle s’intéresse aux manières dont la censure a conditionné la mise en scène après la révolution islamique, alliant « interdictions tacites » et « formes dissimulées d’effacement systématique ». Elle confie volontiers : « Mon lien avec ces archives est empreint d’émotions contradictoires. C’est comme si j’étais dans une relation avec un amant qui m’a blessée à plusieurs reprises, mais que je ne parviens toujours pas à quitter. Ce sont des films avec lesquels j’ai grandi, dont je suis tombée amoureuse et qui m’ont trahie. Lorsque j’ai commencé à travailler avec ces archives, j’ai ressenti un malaise, non seulement envers la spectatrice que j’étais, mais aussi envers une génération façonnée par ces films. »
En une poignée de courts métrages, Tafakory met en oeuvre une fascinante poétique de dévoilement des tensions sociales et sexuelles dans le cinéma iranien, par des gestes de recouvrement. Le premier d’entre eux consiste à imprimer des bribes de texte au milieu de l’écran. Les mots de Tafakory, qui « commence chaque projet par l’écriture », se mêlent à ceux de ses maîtres à penser, parmi lesquels Forough Farrokhzad et Jacques Derrida. « Je ne veux pas qu’une voix extérieure raconte ces histoires. Je veux que le texte se fonde dans les images. Que les images qui ont été censurées “avouent” les histoires qu’elles ont niées et les réalités qu’elles ont déformées. Comment parler de ce qui ne peut pas être vu lorsque l’acte de parler constitue lui-même une prise de risque ? »
« Quand nos yeux touchent / est-ce le jour ou est-ce la nuit ? », questionne un rare intertitre dans Nazarbazi, coupant court au mouvement d’une femme dont les mains en gros plan cherchent à atteindre celles d’un homme. Remonter pour dévoiler et pour rapprocher : face à l’interdit étatique de filmer le toucher, le montage devient chez Tafakory une littérale reprise en main des gestes empêchés. Dans Mast-Del (présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2023), l’expression du désir féminin est explorée au plus près de la peau de corps solarisés, tandis que le son du vent oriente les tâtonnements, souffle sourd qui déréalise l’érotisme. Razeh-Del (2024) complexifie la portée d’une voix intérieure en la dédoublant : deux écolières s’échangent des lettres pour concevoir des films impossibles, et avec leurs mots qui se relaient à l’écran, c’est un plus vaste élan de correspondances qui se met en place. Femmes voilées en miroir, multiplication de surimpressions : loin d’opacifier la surface de l’image, ces effets font jaillir des histoires féminines enfouies. Plutôt qu’une révision du cinéma iranien, Maryam Tafakory opère une « sur-vision » : avec les voix susurrées par son clavier, elle arrache les pages silenciées d’une histoire clandestine du cinéma. « Il y a des choses que je veux que les spectateurs voient et d’autres qui ne peuvent pas être vues, mais qui peuvent être ressenties et apprises. Ce qui a été laissé de côté est présent dans chaque image. Les traces sont partout si nos yeux apprennent à les voir. »
Claire Allouche
Propos recueillis par courriel, le 10 avril.
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