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(Critique) Superman de James Gunn : Même pas cape
Après le virage très sérieux et sombre de DC (The Batman, Joker…), le Superman de James Gunn marque un retour à l’enfance qui ressemble fort à un repli régressif, symptôme du retard qu’ont pris les films de super-héros et leur ambition « réparatrice ».
Superman s’écrase au milieu d’un champ enneigé, ventre à terre, face tuméfiée contre la glace. Sa respiration évoque un roucoulement malade, puis un sifflement s’échappe de lui. Le voilà ramené à la métaphore ornithologique qu’on lui accole souvent : « Là-haut, dans le ciel ! Est-ce un oiseau ? » Cette fois, on dirait bien que oui. Mais, loin d’annoncer une vision plus animale du personnage, le sifflement attire une autre sorte de bête. Un toutou à cape rouge galope dans la poudreuse et vient fêter son maître putatif, manière de faire démarrer son aventure en donnant le ton : tout, dans ce nouveau Superman dont le super-chien est l’omniprésente mascotte, sera digne d’un spot de pub pour des croquettes. On sait d’ailleurs que ces dernières sont marketées en flattant les goûts des enfants, comme le fait James Gunn avec cette version infantile de la franchise DC – à rebours des ruminations adultes bouillonnant sous les masques dans Man of Steel, Justice League, The Batman ou Joker.
Retour à l’enfance du mythe ? Après tout, pourquoi pas : l’âge adulte selon DC ressemblait parfois à un fantasme d’ado gothique. La neige du début pourrait suggérer un effort de table rase. Clark Kent et son double, sous les traits de David Corenswet, concentrent la naïveté propre à la figure – c’est par essence un nouveau-né face à l’humanité, doublé d’un grand gamin godiche à la rédaction où il travaille avec Lois Lane. Naïveté ici mise au carré, nous incitant à être aussi enfant que lui.
Las, l’interview que Lois exige de Clark afin de clarifier son rôle dans un conflit entre nations (fictives) trahit une ambition contraire : coller à l’actualité géostratégique la plus sérieuse. Le surhomme a-t-il bafoué le droit international et fait preuve d’ingérence dans la guerre livrée par la Boravie, alliée des États-Unis, à la population opprimée du Jarhanpur ? Quelle est la légitimité de ce faiseur de paix filant à la rescousse des Jarhanpuriens ? Le vieil ennemi Lex Luthor, roi de la tech au crâne lisse de grand baby boss, profite de ce doute pour jeter l’opprobre sur Superman. Le justicier se voit accusé d’intervenir dans le seul but de se constituer un harem de Boraviennes.
Superman de James Gunn (2025)
En résumé, Superman roule pour l’Ukraine et la Palestine, s’en va les défendre la bouche en cœur avant qu’un crypto bro (krypto-bro ?) technophile, libertarien et chauve lui savonne la planche en ajoutant son nom aux dossiers Epstein, en vue de mieux sponsoriser un dictateur mi-Poutine, mi-Netanyahou. Problème : une réalité alternative voyant un Elon Musk (patronyme très DC en soi) financer les massacres perpétrés par des amis de la Maison-Blanche n’a rien de très original.
L’homme qui vole au-dessus des lois en fourguant la paix mondiale, c’est désormais Trump, dont la stratégie en matière d’image a changé de camp. Élu une première fois sous les atours d’un Joker populiste, voire d’un Bane (méchant de The Dark Knight Rises) promettant de « prendre le pouvoir aux élites pour le rendre au peuple » – les memes comparant le milliardaire à un super-vilain avaient fleuri parmi ses propres supporters –, l’actuel président est revenu dans le costume de Superman, précisément. Celui d’un homme providentiel au visage maculé de sang, brandissant le poing en contre-plongée devant le Stars and Stripes. Comment, alors, faire de l’icône Superman la protectrice des territoires envahis, alors qu’elle est préemptée par un gouvernement qui humilie Zelensky et projette de changer Gaza en resort géant ? Gunn court après une actualité imagière plus rapide que lui.
Superman de James Gunn (2025)
La boussole morale (et esthétique) des films de super-héros semble affolée par cette redistribution des rôles. L’Amérique n’étant plus perçue, en dehors du camp MAGA, comme une âme pure parée des couleurs du fameux monde libre, le genre est contraint de renoncer au principe réparateur adopté dès les années 2000. Il s’agissait alors de panser les plaies ouvertes par le 11 Septembre, et de montrer non seulement l’opposition de deux blocs, mais la possibilité d’une troisième voie pour sauver le monde. Les héros rejetaient à la fois le terrorisme et la war on terror, personnifiant une puissance honteuse, durement réveillée de sa candeur fifties : à la fin de Captain America, l’avenger était décongelé dans le présent pour découvrir, hébété, que sa nation était devenue une technocratie next-gen corrompue, et que son bon vieux monde bipolarisé n’était qu’un décor d’après-guerre destiné à entretenir ses illusions (donc son patriotisme).
Depuis, l’imagerie trumpiste a ravivé ce décor-là, alors que les enjeux stratégiques sont moins binaires que jamais (Chine, Europe et Iran se partageant le masque du super-vilain aux yeux de Trump). Ce qui ne laisse d’autre choix à Gunn que simplifier l’équation, mettre les angoisses (inter)nationales à la portée des tout petits. D’où ce dessin animé humain, moins proche de Disney que des cartoons matinaux qui accompagnent les céréales. D’où aussi l’aberrant chien à cape, signe d’un repli régressif, d’une abdication devant un état du monde qui n’inspire plus Gunn.
L’ex-scénariste du studio Troma n’est pourtant pas le moins respectable des artisans au service du super-héroïsme. Ici, il se cherche en vain une contre-imagerie, délire les échelles, reconduit son goût très bis pour les golems plus larges que hauts (Ultraman, héritier du King Shark de The Suicide Squad et des monstres de Troma) et esquisse les silhouettes comme si elles revenaient de la « Vallée de l’étrange » (comme on nomme l’inquiétante réalité qu’évoquent les cyber-simulations diverses), sans obtenir autre chose qu’une dérision flemmarde –fagoté comme un trio de musiciens baltes à l’Eurovision, le Justice Gang en fait les frais.
C’est dans la prison hi-tech de Luthor, où les cellules s’empilent au sein d’une structure dont le gigantisme miniaturise les détenus, alignés comme autant de figurines sur une étagère, que s’éclaire le projet : non pas rendre à Superman ses souvenirs et sa nature organique (vrai-faux sujet du film), mais le pétrifier dans un devenir de jouet animé par des marionnettistes adultes qui, face au chaos qu’ils prétendent représenter, préfèrent finalement jouer à coucou-caché.
Yal Sadat

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Entretien avec Mica Levi : Comme un saut au ralenti
Grâce à ses collaborations avec Jonathan Glazer et Pablo Larraín entre autres, Mica Levi a commencé à construire un rapport matériel à la musique de film, au point de peut-être révolutionner la notion même de bande originelle.
Après trois albums avec The Shapes, vous avez composé votre première bande originale pour Jonathan Glazer à 27 ans. Comment s’est faite cette rencontre ?
Je pense que Jon voulait quelqu’un sans expérience préalable, qui n’ait pas d’exigences ni d’idées préconçues, et qui pratique des tarifs acceptables. Je me suis fait les dents sur un début de montage d’Under the Skin, suffisamment proche du résultat final pour que je puisse me familiariser avec la matière, le rythme et l’atmosphère. À moins de connaître très bien le réalisateur, il m’est difficile de travailler à partir du scénario, quand il n’y a pas encore de texture visuelle ou temporelle.
Vous venez d’une famille de musiciens et avez suivi une formation musicale. Quelle place a occupé le cinéma dans votre parcours ?
On regardait parfois des films, surtout à la télévision, mais je n’ai vraiment découvert le cinéma que bien plus tard. Si la musique expérimentale m’intéresse depuis l’adolescence, je n’ai pas rencontré à ce moment-là le cinéma expérimental. Après Under the Skin, c’est tout un monde cinématographique qui s’est ouvert à moi, proche de la musique et des groupes que j’aime.
À Venise, où Under the Skin a été présenté, Pablo Larraín vous a proposé de composer la musique de Jackie, un projet très lointain du travail de Glazer. Comment l’avez-vous abordé ?
Jackie Kennedy m’intéressait, j’ai passé un temps fou à la regarder porter ce tailleur rose au cours d’une vertigineuse recherche d’images. Cela m’a semblé tout à fait naturel de composer une musique qu’elle aurait pu écouter, et qui n’aurait pas complètement détonné avec l’époque. Je me la représentais comme une personne en état de choc, sous l’emprise de nombreux analgésiques, mais qui réussit à faire face, à part quelques débordements ici et là. J’ai essayé de trouver la traduction musicale de cet état.
Autoportrait réalisé par Mica Levi.
Vous avez ensuite collaboré avec Alejandro Landes pour Monos, sur des enfants dans la jungle colombienne.
Alejandro avait l’intention de rendre le film presque insituable, et la musique ne devait pas non plus correspondre à une époque ou à un lieu donnés. Plus que la dimension politique du film, j’ai aimé le fait que le genre d’un des personnages ne soit pas clairement défini, et peut-être même que ce personnage soit trans. Cet élément apparemment périphérique me semble raccorder le récit d’apprentissage au contexte d’une guerre d’enfants-soldats. Lorsqu’on m’a envoyé Monos, il était assez proche du montage final. Il y a plusieurs années, j’avais réalisé un sample en soufflant dans une bouteille, mais cet enregistrement était étrange parce qu’on y entendait aussi une nuée d’oiseaux piaillant soudain pendant l’enregistrement. Cette dimension techno-naturelle m’a semblé juste pour le film. J’ai travaillé à partir des vêtements et objets utilisés sur le tournage, une matière brute qui dénotait à la fois une vie réduite aux nécessités premières et marquée par les extrêmes.
Vous avez retrouvé Glazer à plusieurs occasions, notamment sur deux courts métrages tournés durant la pandémie, Strasbourg 1518 et le magnifique The Fall. Vous formez presque un duo, maintenant.
C’est comme si je partageais ma vie avec les films de Jon, un pied dans ce monde, un autre dans le sien. Ma méthode change, mais la liberté qu’il m’accorde reste, comme l’engagement total qu’il me demande : beaucoup de temps, aucune complaisance – et pas de peur.
La Zone d’intérêt marque une nouvelle étape de votre collaboration : de même qu’il y a un défi éthique et artistique à représenter les camps d’extermination, il y en a un à les mettre en musique et en sons.
J’ai travaillé avec Jon et Paul Watts, le monteur, tous les jours pendant un an, en essayant plusieurs idées et approches musicales. Comme pour Under the Skin, une intuition première a trouvé sa place dans la bande-son auprès d’idées qui ne sont apparues qu’après une année de laborieux efforts et d’étroite collaboration. Dans l’instrumentation, j’ai pensé très tôt que les voix seraient importantes. Une autre idée de départ était le feedback de la guitare. Le film explore la nature humaine et des tendances qui sont aussi vieilles que le temps. La présence de l’électronique représente cette évolution, donc elle prend aussi des formes anciennes. Il était important pour Jon que les caméras aient une aussi haute définition que possible, pour rendre le film le plus réaliste et proche de nous, au lieu de le confiner aux livres d’histoire. Très tôt, il a proposé que l’approche musicale soit de la même facture, en très haute résolution en quelque sorte. J’ai tenté d’imiter les différents changements de focale, par exemple un zoom avant musical. J’ai opté pour une musique qui descendait et montait progressivement, et cette technique s’est avérée la clé du mouvement musical du film. Ces variations produisent une sensation étrange, car il est impossible de descendre ou de monter aussi lentement dans la vie réelle, c’est un peu comme si on essayait de sauter au ralenti. Cela ramène la bande-son à une modernité teintée de surréalisme.
Autoportrait réalisé par Mica Levi
Aviez-vous l’impression que votre composition relevait aussi d’une éthique ?
Oui, parce que, finalement, La Zone d’intérêt est profondément engagé dans une exactitude historique, sans pour autant être réel. L’esprit doit être autorisé à accéder à un niveau de réalité différent, pour faire pleinement l’expérience du film. Jon et moi avons été inspirés par le peintre Philip Guston (1913-1980, ndlr), que notre ami Ryan Hawaii nous a fait connaître. Il s’agissait moins de regarder d’autres films que de nous laisser guider par le travail d’un peintre, ce que je trouve en général plus fécond dans la création d’un film.
Je crois que la musique de La Zone d’intérêt n’intervient pas dans le monde des personnages, et presque pas dans le film, elle flotte dans l’air, elle existe visuellement, presque exclusivement dans des situations abstraites, avec une couleur si saturée qu’elle s’aplanit, aussi éloignée de la réalité que les images thermiques, qui ne restituent que la chaleur corporelle. La partition apporte un point d’interrogation, une mesure de la distance entre l’abstraction et la banalité humaine ; elle vous mène au film (le noir), puis sous le film (les images thermiques), puis derrière lui (le rouge), vous fait repasser dessous (thermique) et vous en sort (le noir à nouveau).
Lire aussi : La parole et les cris, table ronde sur La Zone d’intérêt
Quand vous composez, travaillez-vous avec un instrument particulier ? J’ai lu qu’Harry Partch (1901-1974), un compositeur autodidacte qui fabriquait ses propres instruments, faisait partie de vos influences. Vos bandes originales, leurs variations microtonales, évoquent ce type d’approche.
Tous les instruments marchent, c’est la façon dont on en joue qui compte, mais je suis surtout proche des cordes, de la flûte traversière et des percussions, et sensible aux composantes particulières d’un film, qui peuvent m’emporter ailleurs, m’impressionner, me rendre un peu triste ou me faire réfléchir. J’aime que ça ne devienne pas trop cérébral, que les choses soient belles, vivantes.
Quand Nan Goldin m’a écrit pour Sirens et Memory Lost (lire Cahiers nº 817), c’était très émouvant pour moi. Je lui ai dit que son art avait été pour moi une boussole dans l’existence. Elle m’a fait visiter son exposition à la Tate Gallery et m’a parlé de la série de photos Memory Lost, ce qu’elle ressentait quand elle les a prises. Ce temps passé ensemble m’a été très précieux, à mon retour j’ai regardé les photos à nouveau et composé, et je lui ai aussi envoyé une improvisation préexistante pour piano, guitare et magnétophone avec CJ Calderwood que je pensais qu’elle aimerait, et qui, en effet, a été intégrée à l’œuvre – j’ai travaillé dans une liberté totale.
Entretien réalisé par Alice Leroy par courriel, le 17 juin.

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Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985)
Nul besoin d’être un adorateur des Talking Heads pour savourer le film de Jonathan Demme, rare exemple d’harmonie entre les puissances propres du cinéma et du concert de rock. Dès les premiers plans et l’apparition progressive du leader, David Byrne, c’est tout un genre (celui du film-concert) qui redémarre à zéro, promet d’être autre chose que l’enregistrement d’une prestation donnée tel jour, tel lieu, pour tel public. Le montage restitue d’ailleurs une essence rêvée, hybridant trois soirées distinctes. Mimant la timidité du novice qui passe une audition (« J’ai une cassette que j’aimerais vous faire écouter »), le personnage-Byrne reprend d’abord « Psycho Killer » au stade de la feuille blanche. Mieux, à celui d’une fiction sonore : un beat électronique paraît jaillir tout droit de sa radiocassette, posée sur la scène nue. Le trucage, indissociablement scénique et filmique, fait de toute musique une possible bande-son, ici pour les allers-venues de son corps instable, pas rassurant, avec ses riffs syncopés et son refrain tout en fricatives (« fa fa fa fa »).
Stop Making Sense raconte, pour une bonne part, l’histoire de ce corps protéiforme, auquel vient peu à peu s’agglomérer le corps social des musiciens. Bassiste, batteur, choristes, la bande grossit à chaque morceau jusqu’à aboutir, au bout d’une vingtaine de minutes et avec l’aide des machinistes, à cette formation élargie (mixte et multiethnique) qu’appelaient à l’époque les riches arrangements funk et afrobeat du groupe. Sans être aussi exubérants que le chanteur, tous auront leur moment, l’occasion de se distinguer. Le frottement des deux types de présence (rôles habités chez Byrne, sourires détendus et adresses au public chez les autres) fait d’ailleurs le sel du show.
Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985).
Domine donc l’impression d’une synchronie magique – concert engendrant film, film engendrant concert. Les changements à vue du décor et le crescendo des performances tendaient forcément la perche au cinéma, encore fallait-il les épouser sans les aplatir, comme dans le style MTV alors dominant, sous une couche d’artifices. Épurée, la mise en scène ne donne pas non plus dans le voyeurisme gestuel de nombreux documentaires sur le rock, prompts à traquer le mystère de la musique sous la peau des interprètes ou les grimaces des fans.
Lire aussi : “On vivait la nuit, on fréquentait les clubs où des groupes comme les Talking Heads ou les New York Dolls faisaient l’événement.” Entretien avec Bette Gordon
Hormis à la toute fin, le public reste caché dans le noir, et c’est le monde théâtral de la scène, ses lumières et ses ombres, ses chorégraphies variées et pimentées par les numéros de Byrne (séance d’aérobic, danse fredastairienne avec un porte-manteau, costume de cartoon…) qui focalise l’attention minutieuse des caméras. En vase clos ? Si le film a traversé aussi facilement le temps, il le doit justement à ce côté abstrait, retournant la « captation » contre le spectateur : nous voilà captés et captifs, titillés dans notre immobilité jusqu’au dilemme (on danse, ou on regarde ?). À trop gesticuler, on raterait pourtant le beau suspense formel qui s’ouvre à chaque morceau, aucun n’étant filmé de la même manière. Le découpage paraît anticiper et accompagner à la fois le rythme et l’esprit des chansons, jouant parfois des forces accumulatrices du plan long (« Once in a Lifetime »), oscillant ailleurs d’un espace à l’autre de la scène pour créer duos, face-à-face ou indifférences mutuelles. Comme dans la musique du groupe elle-même, comme aussi dans les meilleures comédies musicales, l’exaltation physique dérive ici du contrôle, la frénésie de la rigueur.
Élie Raufaste

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Les films de la 49e édition du Festival d’Annecy trouvent matière à rêve dans le passé.
Si le festival d’Annecy a invité à une recherche des origines, c’est peut-être à cause de la situation du secteur : Malgré l’ouverture annoncée pour 2026 d’une Cité internationale du cinéma d’animation, le secteur reste ébranlé par la chute des commandes des plateformes.
Les grands-parents peuvent bicher : quatre films de la compétition Contrechamp du Festival d’Annecy leur étaient dédiés (Balentes, Olivia et les nuages, Space cadet, Les Contes du pommier). Cette fête aux aïeuls était indissociable d’œillades appuyées en direction de la trace photographique, symptôme sans doute d’un besoin du cinéma d’animation de rappeler à quel point il n’est pas coupé du monde : d’où le nombre de films explicitement adressés, dans des cartons finaux, aux grands-parents mais aussi aux enfants tourmentés par la guerre (Allah n’est pas obligé) ou la pauvreté (Olivia et le tremblement de terre invisible). Le parachutage de la photographie en milieu dessiné impose un sursaut de réalisme, là où l’animation prend en charge l’incomplétude de la mémoire.
Dans Nimuendajú (Tania Cristina Anaya), reconstitution de la vie de l’ethnologue Curt Unckel, la photographie sépia d’indigènes confinés dans des réserves comble le blanc qui borde, troue, arrête le dessin. Dans Endless Cookie (Seth et Pete Scriver), la photographie familiale recadre momentanément le délire d’un récit absurde fait de digressions et d’un dessin volontairement rudimentaire, régressif et sur-coloré : elle arrime la nonchalance de l’ensemble au désir de faire entre frères le portrait d’une famille d’autochtones canadiens.
Balentes revisite Lumière
Photo-sensible, l’animation la plus inventive l’a surtout été en interprétant les origines du cinéma. Dans le saisissant Balentes de Giovanni Columbu, l’événement relaté de façon elliptique est minimal : en 1940, deux enfants sardes libèrent des chevaux destinés au combat, un villageois les dénonce, l’un d’eux est tué. Les traits de pinceau noirs et blancs sur papier suggèrent les reliefs spectaculaires du paysage autant que les rides d’un visage ; leur battement, image par image, identifie le film aux éléments représentés (feu et vent), comme s’il crépitait lui-même.
La dévoration du blanc par le noir et vice-versa renvoie par moments au rongement d’une vieille pellicule par les champignons ; les chevaux au galop sont la version dessinée de ceux de Muybridge, tandis qu’un plan suggère L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Le cinéma se propose de recommencer là, dans le noir d’une guerre silhouettée, avalé par une animation qui fait du souvenir de ses premiers temps le moyen d’imposer une obscurité souveraine.
Balentes de Giovanni Columbu, présenté au festival d’Annecy 2025.
Lire aussi: Animation au Festival de Cannes – Arco d’Ugo Bienvenu et Planètes de Momoko Seto
Si Arco (Ugo Bienvenu), meilleur film de la compétition officielle et vainqueur du Cristal d’or, vise aussi des origines, ce sont plus directement celles du dessin. Les humains du futur, pour voyager dans le temps, carburent à l’arc-en-ciel : pendant les trajets, leurs corps se décomposent, retournent au stade prénatal du simple agencement de couleurs. Au lieu d’aller voir les dinosaures, Arco se perd dans un passé moins lointain, 2075, au moment où des phénomènes climatiques extrêmes s’abattent sur une société robotisée.
Grâce aux peintures rupestres d’un robot en fin de vie, les parents d’Arco, restés dans le futur, retrouvent sa trace et viennent le chercher. Nouvelle préhistoire, laissant loin derrière la mauvaise pente que l’on suit. En son absence, les parents d’Arco ont vieilli : lorsqu’ils le retrouvent, ils ressemblent sans s’en catastropher… à des grands-parents. Rides du passé et du futur, aux deux extrémités du temps ; vieillir tranquillement, voilà donc l’utopie pour l’humanité autant que pour l’animation, qui irise de traits multicolores les ciels encombrés, et vise des histoires refondatrices.
Mathilde Grasset

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Barbara Stanwyck, une boule de feu au Fema La Rochelle
De L’Ange blanc de Wellman à Désir de femme de Sirk, le Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet, avant une reprise au Majestic Bastille de Paris les week-ends de l’été) honore en neuf films Barbara Stanwyck, la plus pro et la plus vibrante des stars de l’âge classique.
Avec sa perruque blonde à frange et sa chaîne de cheville, l’épouse vénéneuse à la Marlène d’Assurance sur la mort (1944) a biaisé la postérité de Barbara Stanwyck : la bien nommée Phyllis Dietrichson fige le jeu génial de cette actrice de Brooklyn qui fut d’abord Ziegfield girl à 16 ans. On comprend que Wilder ait puisé dans l’incandescence pré-code de Baby Face d’Alfred Green la séduction de son héroïne de film noir.
Mais l’intrigue schématique de 1933 – l’ascension d’une fille prostituée par son père et décidée à utiliser les hommes – servait de base à un portrait plus nuancé. À chaque nouvel étage franchi dans la banque où elle se fait embaucher, Lily couche avec un homme dans une ellipse et se retrouve au-dessus mieux habillée. Les tenues dessinées par Orry-Kelly passent du col pelle à tarte au col-cape, au col à frou-frous, puis au col-dentelle Art déco quand elle approche du sommet ; au-delà, ce ne seront plus, autour de ses épaules, que des animaux ou des hommes morts. Aux États-Unis, on appelle ça le power-dressing. Or la Lily que joue Stanwyck a pour nom « Powers ». Elle s’est fait révéler ses pouvoirs par un client sobre du café de son père qui lui a lu Nietzsche dans le texte : « Tu es puissante ! », ce à quoi elle a d’abord répondu : « C’est ça, je suis une boule de feu… »
Barbara Stanwyck dans Boule de feu d’Howard Hawks (1941).
D’Howard Hawks à Frank Capra, Stanwyck comme autrice
Lily Powers ne croit pas si bien dire puisque, peu après, elle regarde brûler son père dans un incendie sans lever le petit doigt, avec un visage pensif qui devient la marque de fabrique de l’actrice. En 1941, Howard Hawks lui donne le rôle-titre de Boule de feu. Étincelante dans un costume commandé à Edith Head, Stanwyck éblouit le lexicographe coincé joué par Gary Cooper quand elle ôte son manteau de fourrure. Son numéro de cabaret est à deux vitesses : « Drum Boogie » est d’abord chanté fort, puis le batteur Gene Krupa prend pour baguettes deux allumettes, la percussion n’est plus qu’un frottement, avant qu’elle et lui ne soufflent sur les flammes finales. Il en va ainsi du jeu de Stanwyck : elle sait opérer la bascule du forte au mezzo sans perdre en intensité.
Plus qu’aucun autre cinéaste, Frank Capra a adapté sa méthode à l’ignition rapide de cette actrice qui, ayant commencé sur scène à Broadway, n’était jamais meilleure qu’à la première prise. Dans L’Homme de la rue (1941), leur dernier film ensemble, la chroniqueuse qu’elle joue évite le licenciement en bidonnant un faux courrier des lecteurs, avant d’embaucher un quidam pour lui faire jouer le rôle de « John Doe » en public. Elle confie en coulisses à sa mère : « J’ai créé quelqu’un »… Cet enfant de papier, il faut lui écrire un discours, autant dire : des dialogues. Capra avait tout compris en confiant souvent à Stanwyck une fonction auctoriale. Dans Un cœur pris au piège (1941), Sturges lui fait aussi repérer Henry Fonda, dans son miroir de poche, comme une documentariste filmant à son insu un spécimen rare. Elle commente les réactions de l’ahuri abordé par diverses passagères de leur paquebot.
Lire aussi : Barbara Stanwyck au carré, par Cyril Beghin.
Faire tenir les autres dans le cadre : c’est là un passage de relais avec l’un de ses plus beaux rôles des premières années, Stella Dallas de King Vidor (1937). Pour ne pas gâter les chances d’ascension sociale de sa fille, Stella regarde son mariage huppé derrière la fenêtre, depuis la rue. La mère au mouchoir était le portrait d’une spectatrice de cinéma ; dans la décennie suivante, Stanwyck a pris la parole et la plume. Boule de feu invite même Cooper à venir voir « plus près, tout au fond » de sa gorge : vers une autre origine, textuelle, du monde.
Charlotte Garson

Actualités, Critique
13 Jours, 13 Nuits de Martin Bourboulon
Difficile de voir, dans ce film d’action « inspiré de faits réels » autre chose qu’un changement de décor pour le réalisateur d’Eiffel et des Trois Mousquetaires : la Kaboul de l’été 2021, abandonnée aux talibans (l’Orient lointain et barbare), et le tragique de l’Histoire encore chaude valent bien le passé fantaisiste de Dumas et son romanesque échevelé. C’est qu’il se trouvait là-bas un authentique héros français, le commandant de police Mohamed Bida, témoin (le scénario est l’adaptation de son livre) mais surtout homme de la situation, en l’occurrence l’évacuation vers l’aéroport de centaines de personnes menacées par les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
« Mo » (Roschdy Zem) est donc de tous les plans, « pro » mais rebelle quand il le faut, viril et autoritaire mais à l’écoute : un D’Artagnan en gilet pare-balles, un simple fonctionnaire de la trempe des justiciers eastwoodiens, prêt à sauver le plus de vies possible au péril de la sienne. Ici pourtant le « un pour tous, tous pour un » n’a plus cours, tant ces vies prennent l’aspect d’une foule chaotique, autodestructrice, peut-être la vraie antagoniste de l’histoire. Dans des séquences tirant vers le film catastrophe ou le péplum biblique, le spectacle de cette masse humaine, filmée en surplomb depuis les murs de l’ambassade puis de l’aéroport, sert un embarrassant « suspense d’envahissement ». On peut décliner l’exfiltration, puisque c’est de cela qu’il s’agit, à tous les niveaux : dehors l’ambiguïté psychologique (un personnage : une fonction), dehors les causes et le contexte politique de la débâcle, dehors enfin ce pays, reconstitué à grands frais pour mieux le fuir et raconter l’épopée d’une France‑radeau de survie, finalement pas à court de mythes lorsqu’il s’agit de faire monter à bord la foule (paisible) des spectateurs.
Élie Raufaste

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Columbo de Richard Levinson et William Link
Mais qui bruisse depuis le fond du plateau, se prenant les pieds dans le projecteur tout en faisant « chut » le doigt sur la bouche (« Requiem pour une star », 1973) ? C’est le célèbre lieutenant Columbo qui mène l’enquête, quitte à faire tache dans le décor. Son allure maladroite et foutraque laisse supposer trop rapidement au meurtrier, toujours issu de la haute société californienne (et par mépris de classe bien souvent), qu’il sera vite débarrassé de ce guignol de policier. Mais Columbo n’est pas un guignol, il fait le guignol – nuance. Car s’il peut souvent en sortir un oeuf dur, ce qu’il n’a pas dans sa poche, c’est son oeil. Et il y a toujours un détail qui le dérange, au-delà du fait qu’il dérange lui-même l’entourage de la victime et s’en excuse en permanence. On jubile, car comme un enfant qui voit tout depuis le début et crie avec joie la réponse à Guignol, nous avons vu le crime et sa préparation, et suivons le lieutenant à la recherche du « détail qui tue », jusqu’à ce qu’il assène le dernier coup de bâton. Columbo ne lâche rien, ressasse et devient harassant par ses gesticulations comiques. Columbo sort, revient et son bien connu « Juste une dernière chose… » tombe. Comme les va-et-vient d’un pantin dans le théâtre de marionnettes, il multiplie les entrées et sorties de champ, quitte à se cacher derrière une porte ou une plante verte, et d’en sortir tout à trac. Une attitude qui fait se muer au fil de l’épisode la condescendance souriante du meurtrier en une crise de nerfs autoritaire. L’homme à l’imperméable trouble les codes et les classes, désarme (et ne porte pas d’arme) et, par là même, fait justice.
Qu’il surgisse littéralement du décor tient au fait que les épisodes se déroulent souvent sur scène, de théâtre ou de cabaret, et dans des studios, de télévision ou de cinéma (ceux d’Universal en particulier). La série naît à l’intersection de la fin d’un cinéma de série B et de l’émergence du Nouvel Hollywood : elle accueille aussi bien le jeune Steven Spielberg (réalisateur du premier épisode) que des stars vieillissantes d’un âge d’or révolu : Ida Lupino, Myrna Loy, Anne Baxter ou Janet Leigh… À travers le lieutenant, c’est aussi Peter Falk qui glisse dans la coulisse. Falk, acteur chez Ray, Capra ou Cassavetes (qui joue dans « Symphonie en noir », 1972), reste indissociable de Columbo, jusqu’à être reconnu comme tel dans le cinéma de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987).
C’est un art de la mise en scène venu du grand écran dans le petit, sur quatre décennies. Et Columbo est finalement celui qui tire les ficelles hors champ. Débonnaire, il laisse le ou la coupable faire son cinéma et s’extasie parfois de la comédie qu’on vient de lui jouer. Mais c’est bien lui qui met tout en scène et déjoue celle du crime presque parfait jusqu’à ce que l’assassin trébuche, vacille. Ce « “comment ça marche ?” y devient un spectacle en soi », écrivait Daney. Véritable Monsieur Loyal de l’enquête, Columbo est le maître de la piste. Roulement de tambour, il salue après le générique (« Ombres et lumières », 1989) : tada !
Anna Buno
L’intégrale de Columbo est disponible en DVD, (Universal Picture HomeEntertainment) et en édition Blu‑ray (L’Atelier d’images).

Actualités, Critique
Adolescence de Jack Thorne et Stephen Graham
Qui a le plus gros plan-séquence ?
Propulsée en haut des audiences Netflix, succès viral à l’origine d’un débat politique au Royaume-Uni sur la criminalité juvénile, Adolescence a-t-elle autre chose à vendre que sa prouesse événementielle ? Oui, a répondu son acteur principal et co-créateur, Stephen Graham : la prouesse de son tournage. Lequel a tenu en quatre uniques plans-séquences, vantés comme des tours de force, pour chacun des quatre épisodes de la série.
Si Adolescence a su mettre en avant son sujet de société en parallèle de son exploit technique et esthétique, c’est que l’un et l’autre cherchent à s’épauler mutuellement. Au drame social, centré sur les conséquences du meurtre perpétré par un adolescent sur une camarade de classe qui se moquait de lui, le plan-séquence offrirait la glu du réel. Collée aux pas de ses personnages, la mise en scène tente de dessiner le visage d’une Angleterre prolétaire mais digne. Des couloirs d’un commissariat (1er épisode) à ceux d’un collège public en état d’épuisement (2e épisode), des déshérences de la psychiatrie judiciaire (3e épisode) à la vie ordinaire de la petite banlieue pavillonnaire, le plan-séquence dessine une exploration géographique de son drame social. À l’autre bout, la fiction à sujet amplifie la mise en scène en injectant une dramaturgie politique dans une narration serrée autour de noeuds interpersonnels ou intimes. Chaque dialogue, chaque affrontement filmé comme une pièce de théâtre est ainsi lesté de représentations sur les services publics ou la jeunesse à l’ère post- MeToo, si bien que le Premier ministre britannique a cru bon de parler de « documentaire » à l’endroit d’une fiction pourtant très fabriquée. Une forme consentie de lapsus qui révèle l’échec de la série comme si l’attention portée sur son sujet comme sur son tournage servaient à en couvrir la faille béante.
Adolescence ne prend, en effet, pas la peine de regarder ses personnages autrement que comme les pièces du débat social soutenant son projet. Un cri, rentré ou évacué, une crispation du visage ou un débordement de violence ne sont que les symptômes d’une nécrose de la société britannique. Une déchirure dans le tissu social dont les causes sont ici résumées en de vaguesformules éditoriales sur les réseaux sociaux ou le masculinisme, nourrissant quelques séquences inquiètes sur l’idée très convenue d’une jeunesse désormais incompréhensible aux yeux des adultes. Pour pallier alors sa réduction sociologique devant ce crime juvénile dont elle maintient la part insondable, la série fait donc de son plan-séquence le moyen de regarder le secret d’un coeur humain. Quoi de mieux, en effet, que de filmer en continu le visage d’un acteur ? Les deux derniers épisodes sont alors l’occasion de mettre en scène le fils puis le père, soit la source du mystère et son incompréhension, en s’attachant à la fixité de leur portrait. Mais le dispositif produit un effet déréalisant, tant il transforme le jeu des comédiens en tour de force consistant à maintenir coûte que coûte leur personnage au milieu des aléas techniques du tournage. Le portrait sensible se mue en performance d’acteur, dont la réussite supposée justifie l’intense campagne promotionnelle dont elle a été l’objet. À la fin, la forme épaule moins le fond qu’elle ne l’écrase sous ses acrobaties démonstratives, dans un geste narcissique de créateur dont la rutilance paralyse la finesse de trait.
Guillaume Orignac

Actualités, Critique
Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov
RESSORTIE. En décembre dernier, la rétrospective Paradjanov à la Cinémathèque française a dévoilé un phénomène que cette belle restauration présentée par Carlotta permet en même temps de constater et de corriger : aussi connues que soient l’oeuvre et la figure du cinéaste soviétique, Sayat Nova (1969) a fini avec le temps par tout recouvrir.
Il est urgent donc de faire à nouveau émerger, pour commencer, Les Chevaux de feu, tourné quatre ans plus tôt, adaptation des Ombres des ancêtres oubliés de l’Ukrainien Mikhaïl Kotsiounbinski, où Paradjanov, loin du film-parchemin qu’est Sayat Noya, ouvre et perce au contraire l’espace de chaque scène avec une caméra aux mouvements vertigineux, qui transforme constamment ce conte aux allures de Roméo et Juliette en poème lyrique.
Fasciné par le monde qu’il a recréé, le cinéaste semble cependant le découvrir avec nous. Le temps fait bien son oeuvre : si chaque décor et chaque corps ici filmé semblait sans doute déjà venir d’un univers révolu en 1965, voir le film aujourd’hui donne le sentiment de voyager hors du temps et de l’espace : les Carpathes ukrainiennes et le peuple Houtsoul qui les habite semblent à chaque plan avoir été créés de toutes pièces, impossibles à reproduire ou à singer.
À la sortie du film en France, Sylvain Godet, dans les Cahiers, inscrivait Paradjanov dans la famille (peu nombreuse) des cinéastes heureux. Il avait raison. Mais il faudrait aussi introduire dans l’équation cette crainte constante que Paradjanov a toujours dénoncée, propre à tout artiste du régime soviétique. Or la peur provoque une urgence, et elle semble ici moteur de vie, animant tout, de l’arbre qui tombe sur le frère d’Ivan dans la séquence d’ouverture aux danses funéraires qui closent le film. Du sang qui éclabousse la caméra aux pages des Saintes Écritures, la mise en scène de Paradjanov comprend le concret autant que l’abstrait, et leur insuffle la vie.
Fernando Ganzo
Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov est disponible en version restaurée 4K et en salles depuis le 18 juin.

Actualités, Festival international du film de Jeonju, Festivals
Cinémas possibles à Jeonju
FESTIVAL. Associant chaleur de l’accueil et sérieux de l’organisation (ici les séances commencent à l’heure), la 26e édition du Festival international du film de Jeonju. (30 avril-9 mai) était traversée par l’esprit d’indépendance.
Quel sens donner à un festival dans une industrie comme celle de la Corée du Sud, dominée par quelques grandes compagnies de production et de distribution ? Intitulé « Possible cinemas », un programme (accompagné de la publication d’un livre) apportait une réponse claire. Aux côtés d’oeuvres de Declan Clarke, Mariano Llinás ou Marie Losier, on pouvait y découvrir Can We Just Love (2018) et Hot in Day, Cold at Night (2021) de Park Songyeol. Comédies de l’amour en temps de précarité, le couple qu’ils mettent en scène s’y allonge moins pour faire l’amour que la sieste, et la frustration existentielle s’y exprime par une tendance de l’écriture à annuler les mouvements : on rompt pour se remettre ensemble, on contracte un prêt pour le rembourser. « Faits maison » par un cinéaste également interprète et chef opérateur, avec la complicité de sa compagne, Won Hyangra, actrice et productrice, les films montraient que l’interrogation sur un cinéma possible porte à la fois sur la capacité à faire exister des économies indépendantes (rompant avec l’injonction à faire toujours plus gros) et sur une certaine position des oeuvres visà- vis du réel, entre attachement à l’ordinaire et tangente créative.
On pouvait se réjouir que ce goût infusât le reste du festival, jusqu’à la compétition internationale. Cycle Mahesh de Suhel Banerjee remettait ainsi en scène et en selle la traversée de l’Inde effectuée pendant la pandémie, en sept jours et en vélo, par un simple plombier. Mais en faisant se côtoyer l’authentique Mahesh et les trois acteurs qui l’interprètent, il brouille les niveaux de réalité et prend des airs de surprenant puzzle spatio-temporel, faisant dérailler le voyage et la réalité sociale du côté de l’océan et de la métaphore.
Poésies quotidiennes
Le rapport tangentiel au réel passait également par de malicieuses mises en abyme, comme dans Park de Yo-Hen So, où deux travailleurs indonésiens s’interrogent sur un tournage qui tourne en rond et baladent eux-mêmes le micro dans le parc d’une ville de Taïwan où ils partagent leurs poèmes. Filmé de nuit, Park séduit par son rythme serein et une mise en scène qui décale l’attention des protagonistes au lieu. Avec la cabine d’un gardien faisant office de studio, le jeu autour d’une station de radio fictive émettant dans les limites de l’espace vert finit de faire des deux conteurs des figures transitoires, relais des histoires et des présences d’une communauté.
De Park à In the Land of Machines de Kim Okyoung, la poésie qui s’immisçait dans plusieurs films semblait émaner du quotidien, qu’elle reflète l’exil et l’expérience de travailleurs immigrés ou les méditations sensibles du jeune Yubin et de ses camarades de classe dans Always de Deming Chen (Prix du meilleur film). Tourné sur cinq ans, observant patiemment l’existence de Yubin dans les paysages d’une province rurale de Chine, tandis que sa famille espère en vain une aide gouvernementale, le documentaire se teinte de mélancolie alors qu’un passage du noir et blanc à la couleur accompagne la transition vers le monde des adultes. Inscription de poèmes, surimpression d’un dessin botanique (dans le beau Then, the Fog de l’Argentin Martin Sappia), marches arrières et split-screen (Cycle Mahesh) : aux styles écrasants et démonstratifs, Jeonju préférait l’inventivité termite. Exposant avec tendresse la transfiguration du timide Harvey alors qu’il envoie des photos dénudées à un magazine gay spécialisé en hommes bien en chair, Cherub du canadien Devin Shears s’ouvrait pour sa part à des plans d’organismes cellulaires. Il était tentant de voir dans ces images au microscope un emblème pour des films portant une attention tenace aux existences ténues, comme pour des sélections valorisant un cinéma possible, dont la modestie fait la liberté et la grandeur.
Romain Lefebvre

Actualités
Les mélos nus de John M. Stahl
RÉTROSPECTIVE. Jusqu’au 29 juin, la Cinémathèque française fait honneur au trop méconnu John M. Stahl, notamment auteur d’une poignée de magnifiques mélodrames.
La raison pour laquelle John M. Stahl reste encore méconnu réside probablement dans ce qui fait la beauté de son oeuvre : il est un cinéaste de la discrétion et de la délicatesse. Son génie s’est particulièrement épanoui dans cinq mélodrames : Histoire d’un amour (1932), Une nuit seulement (1933), Images de la vie (1934), Le Secret magnifique (1935) et Veillée d’amour (1939). Il s’y attache à des êtres ordinaires pris dans les rouages de la vie, avec ses coïncidences, ses occasions manquées, ses sentiments retenus, dans des récits qui se déroulent (à l’exception du dernier) sur de nombreuses années, à coups d’ellipses bouleversantes.
Dans Histoire d’un amour, son chef-d’oeuvre, une femme (la si émouvante Irene Dunne, son actrice fétiche) vit pendant de longues années une relation secrète avec un homme marié. À aucun moment le film ne les juge, car seule la vérité des sentiments importe à Stahl, et la façon dont les personnages les vivent sincèrement, prêts à tous les renoncements au nom de l’amour. Dans ces mélodrames, chacun fait comme il peut en essayant de blesser le moins possible ceux qui l’entourent, car décider de ce que l’on vit avec un seul être c’est aussi choisir ce que l’on ne vivra pas avec d’autres. Sentimentaux mais pas romantiques, fidèles à leurs promesses et à leur passé, ils ne sont pas de ceux qui rompent. Ainsi, dans Veillée d’amour, un coup de foudre est freiné par le refus du protagoniste d’abandonner sa femme psychologiquement malade depuis qu’elle a accouché d’un enfant mort-né.
Quatre de ses films ont connu d’autres versions par des cinéastes plus lyriques : Une nuit seulement est une libre adaptation de Lettre d’une inconnue de Zweig, quinze ans avant celle de Max Ophuls, et Douglas Sirk réalisera vingt-cinq ans plus tard de sublimes remakes d’Images de la vie (Mirage de la vie), du Secret magnifique et de Veillée d’amour (Les Amants de Salzbourg). On voit d’autant mieux ce qui distingue la grande sobriété de Stahl de ce que l’on a pu appeler « le mélodrame flamboyant ». Comme chez Ozu, le drame n’est pas ici un événement, il est contenu dans la fibre du quotidien, dans la normalité de l’existence. En cela, les récits de Stahl sont moins des déploiements romanesques que des sismographes de la mélancolie. Principalement constitués de longues scènes, qui prennent le temps de saisir la préciosité des instants, et d’ellipses qui produisent de brusques sauts temporels, ils touchent à la définition même de la mélancolie : espérer le bonheur, c’est attendre le prolongement ou le retour d’un instant autrefois vécu dans le présent parfait de l’insouciance, comme si ces quelques heures ou minutes (une simple séquence de film) avaient donné la note juste que l’on passera toute une vie à tenter de retrouver.
Son film le plus connu, l’excellent Péché mortel (1945), représente la face sombre de cette oeuvre, malgré (ou grâce à) ses flamboyantes couleurs. Pourquoi ce qui marche ailleurs ne fonctionne-t-il plus ici, alors que le bonheur semble être idyllique pour ce couple vivant dans un lieu paradisiaque ? Parce que pour Ellen (Gene Tierney), l’image est justement trop parfaite pour durer : maladivement possessive et jalouse, elle détruira tout ce qui pourrait concurrencer son amour, y compris l’enfant qu’elle porte, puis elle-même. C’est comme si Stahl nous disait ici, après ses mélos, que la quête du bonheur est plus heureuse, vitale et durable que le sentiment de l’avoir atteint.
Marcos Uzal

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Le surhomme de la rue
Attention, blockboomer : « Tu… passes… trop… de temps… sur… internet », lâche Ethan Hunt (Tom Cruise) à un adversaire qu’il bourre de coups entre chaque mot dans MI 8. Longtemps, la franchise a participé de la surenchère technologique qui étend les pouvoirs de la surveillance pour nourrir la bête scénaristique, sans lâcher son argument publicitaire de premier ordre : la prise de risque physique de son acteur-producteur. Il est donc logique que ce pan ultime (réel ou supposé) se ronge de l’intérieur en mettant en scène l’affrontement de « l’Entité », une IA destinée à détruire la planète sans visée idéologique, et de l’espion Ethan Hunt (Tom Cruise), dont la force de travail réside dans sa santé de sexagénaire bien entretenu. Plus besoin d’inventer des intérêts stratégiques, encore moins d’incarner un méchant majuscule ; le monde réel suffit à faire croire à l’existence d’une force destructrice empruntant tous les prétextes pour mener le monde à sa fin. L’intelligence du film consiste à raccorder d’emblée, sans la nommer ou la personnifier, l’urgence politique entropique qui ravage la terre hors écran (« La vérité disparaît, la guerre approche », entend-on au début) aux effets concrets de l’âge du capitaine. Bagarres moins fréquentes, pistolets rares et résurgence de l’arme blanche (le couteau sert à tuer, bricoler, opérer, déminer) vont de pair avec le support sur lequel Hunt reçoit sa dernière mission : une bonne vieille cassette VHS. Quant à la mémoire du cinéma qui affleure ici, ce n’est pas celle des franchises concurrentes ni de la vidéo, mais celle de l’âge classique, moins cité que métabolisé. Lors d’une longue et efficace poursuite aérienne, sous la réminiscence du biplan jaune cherchant à dégommer Cary Grant dans La Mort aux trousses affleure une séquence moins connue du Dictateur où Chaplin et son copilote volent tête en bas sans le savoir, les cheveux plaqués au crâne, le visage bizarrement remodelé par la gravité.
Cette organicité accentuée par l’âge de l’acteur, la mise en scène parvient à la conférer aux objets et aux décors : il faut bien que l’on tienne à ce monde cabossé pour que sa disparition soit encore à craindre ; aussi importe-t-il que l’on reconnaisse tel détail du métro londonien, et que les effets visuels ne soient jamais que des adjuvants. La circulation accélérée des données d’un bout à l’autre du globe amène Hunt à ne jurer que par « l’analogique » – une affaire de coordonnées maritimes stockées sur une disquette désormais obsolète donne l’indice d’une poussée vintage, mais celle-ci est écartée pour un primitivisme plus radical : la disquette est effacée, mais son détenteur a tout simplement mémorisé l’information, qu’une bête feuille de papier suffit à partager. Cette lo-fi gaguesque participe d’un entêtement généralisé de la matérialité. Les machines ne doivent pas être les coffres-forts du savoir humain, mais ses dépositaires éphémères. Quant aux véhicules, ils renoncent au rôle de prolongement prosthétique du corps : celui de Cruise se dégage toujours de l’habitacle qui le propulse et qui, sans quoi, se transformerait en tombeau.
Ce dépiautage concerté de la technique au bénéfice de l’organique, pas nouveau mais particulièrement appuyé dans cette huitième Mission, impose un ralentissement partiel du film d’action. Si Ethan Hunt recrute une pickpocket hors-pair au motif que, dans son métier, « tout est une question de timing », ce précepte habituellement limité à un éloge de la célérité et du kaïros glisse vers l’apologie d’un temps ductile. The Final Reckoning prend la mesure des trente ans qui le séparent du Mission: Impossible de De Palma, faisant par exemple resurgir un petit rôle d’alors (Rolf Saxon) ; il habite désormais une île de la mer de Béring, autant dire qu’il a été conservé dans le frigo Paramount. Les vertus de la banquise sont la forme géologique du ralentissement qui passe, à l’échelle individuelle, par les nombreux plans de personnages « tazés », drogués, sonnés ou assoupis. Sa forme politique s’appelle la désescalade : « L’Entité veut qu’on panique », résume l’homme d’action qui, en plaidant pour la diplomatie, applique la devise de Theodore Roosevelt : « Parle doucement et porte un gros bâton. »
Pour autant, il ne s’agit pas dans cet ultime « calcul » (reckoning) de faire littéralement ralentir le héros âgé, ou de remplacer les coups par des pourparlers. Affaire de jeu, de décor, de découpage et de montage, la forme qui se cherche allie impacts et amortis au sein d’une même séquence, et joue d’échelles opposées, du monumental au microscopique. Dans le morceau de bravoure du film, Hunt doit récupérer un petit objet dans un sousmarin coulé. Le nageur progresse dans un espace de plus en plus complexe, à la perspective sans cesse reconfigurée par le roulis aléatoire du cylindre. Les multiples sas qu’il franchit mènent à un passage plus étroit qui lui impose de détacher son ombilical tuyau d’oxygène – mort physiologique qui fusionne avec la mise en scène d’une naissance quand le haut et le bas du cadre s’inversent. En faisant du sauveur un mort aux allures de nouveau- né, McQuarrie et Cruise inscrivent leur héros dans la lignée des hommesenfants christiques de Capra, dont John Doe (Gary Cooper) qui dans L’Homme de la rue refuse le culte de la personnalité qu’on lui bâtit. Ethan Hunt (réanimé par son acolyte du nom de… Grace) décline comme eux de prendre à son tour le pouvoir, et il se qualifie de « dispensable ». Si son groupe a pour devise « Nous travaillons pour ceux qu’on ne rencontre jamais », c’est moins par discrétion naturelle que par une croyance quasi religieuse dans l’adresse envers des anonymes qui ne sont autres que le public. Embrassant mais dépassant la visée commerciale, Cruise, comme Capra, prend au sérieux le public, non comme masse mais comme somme de spectateurs irréductiblement plurielle, symétrique inverse de l’Entité. La fiole dans laquelle ce mauvais génie est finalement piégé ressemble au DCP du futur : un film enfin « dans la boîte », émerveillant l’équipe esquintée, médusée de l’avoir « achevé ».
Charlotte Garson

Actualités, Critique
The Phoenician Scheme de Wes Anderson
THE MAGNIFICENT ANDERSON
Il y a évidemment quelque familiarité à parcourir les allées du dernier long métrage de Wes Anderson. Celle qui consiste à arpenter les travées ratissées à la perfection d’un jardin à la française où semble prévaloir, en des tons pastel, la science du quadrillage, de la planification, de la segmentation et de l’ordonnancement. Au point que, pour reprendre le titre d’un fameux compte Instagram et du livre d’images qu’il a engendré (Accidentally Wes Anderson), la vie supposée vraie ne coïnciderait qu’accidentellement avec l’univers surcadré par les lignes claires du Texan francophile. Au point aussi que quelques fâchés – probablement natifs d’Ennui-sur- Blasé – instruisent un procès en muséification, répétition et désincarnation à l’encontre du cinéaste. Défauts qu’illustreraient, outre l’appétence du maître pour l’animation, les maquettes en coupe et les cabinets de curiosités, ou encore le recours foisonnant à une distribution pléthorique et caméophile. The Phoenician Scheme, sa cohorte de vedettes internationales, son chapitrage ostentatoire et ses plans-signatures (frontaux ou zénithaux, fixes ou balayés en travelling latéral) ne se contentent pourtant pas de remplir avec zèle le cahier des charges du cinéaste. Là où les opus précédents avaient fait le choix de la diffraction chorale, favorisant le modèle de l’emboîtement (Asteroid City), de la juxtaposition (The French Dispatch), voire de l’émiettement sériel (les quatre courts adaptés de Roald Dahl pour Netflix), le nouveau long opte pour un retour à la linéarité. Si la famille dans son ensemble est à nouveau questionnée, c’est bien un unique protagoniste, en la personne du milliardaire Zsa-zsa Korda qu’interprète Benicio del Toro dans toute sa massivité matoise, dont nous suivons la progression à mesure qu’il tente de mener à bien le montage de l’opération politico-industrielle de sa vie. Et l’enjeu, sous ses dehors fantaisistes empruntés aux décors des jeux de plateau (on songe à Risk, évoqué par le réalisateur dans notre précédent numéro, mais aussi au fameux Richesses du monde, parangon du capitalisme ludique et décomplexé) est d’importance. Car derrière le projet phénicien et financier, sa cartographie fantasmée, son décorum moyen-oriental de bédé vintage (nous sommes en 1950) et les stratégies d’alliance qu’il implique, se devine une profonde aspiration à l’unité. Celle qui, d’abord symbolisée par le tapis sur lequel reposent les boîtes à chaussures qu’il faut ouvrir l’une après l’autre, culminera en fin de film par l’exhibition d’une maquette synthétisant les différents épisodes d’un jeu de l’oie qui ne vise ni plus ni moins que la réappropriation progressive successive des montages financiers qui conditionnent leur existence. Si la métaphore des affres de la création cinématographique s’observe en filigrane (le tournage d’un film ne serait au fond qu’un autre jeu… de plateau), cette quête se double d’une dimension plus intime qui renvoie directement à la réflexion sur la mort et l’héritage.
Éternel assassiné, rescapé de multiples tentatives de meurtre ourdies par des confrères aussi peu scrupuleux que lui qui cherchent obstinément à l’éliminer, Zsa-zsa n’est pour l’heure que le visiteur occasionnel d’un au-delà en noir et blanc. Mais ses résurrections récurrentes et improbables, dans un contexte de plus en plus violent et morbide (Anderson nous sert en incipit la séquence probablement la plus gore de son cinéma, ce qui révèle chez lui une porosité inattendue à l’actualité), trompent désormais l’oeil davantage que la mort elle-même. Le ciel peut encore attendre, mais plus pour très longtemps. La vie n’est peut-être plus si belle. Et les questions de vie ou de mort se résument désormais à une affaire de transmission. De là naît la confrontation parent-enfant qui constitue – en se surimposant aux ressorts ludiques de l’intrigue – la vraie dynamique du scénario. Car il s’agit d’abord pour Korda de faire de sa fille naturelle, unique et jusqu’ici négligée, l’apprentie-nonne Liesl (Mia Threapleton), sa légataire universelle en jaugeant sa capacité à assumer son patrimoine, qu’il soit génétique ou boursier. La « période d’essai » qu’il lui propose fait de la participation au projet phénicien, à la fois opus magnum et vitrine de ses activités semi-malhonnêtes, un test à grandeur réelle. L’intérêt que suscite la proposition repose pourtant sur sa parfaite réversibilité : ce temps de probation, qui court sur toute la durée du film, vaut tout autant pour lui, d’autant que la religieuse en rodage, a priori peu encline à céder aux sirènes des milieux d’affaires, a d’abord tout lieu de suspecter son père d’avoir assassiné sa mère et qu’il lui faudra ouvrir toutes les boîtes pour trancher définitivement la question. Entretemps, la personnalité du magnat capitaliste a été éclairée – et a pu évoluer – d’un chapitre à l’autre, grâce aux rencontres plus ou moins amicales qui jalonnent sa quête d’un actionnariat majoritaire.
Si l’on se souvient que La Famille Tenenbaum, il y a plus de vingt ans, questionnait déjà la figure du patriarche Royal, interprété par Gene Hackman, et citait La Splendeur des Amberson, on reconnaît aisément, dans The Phoenician Scheme, qui a recours après la première fausse mort du tycoon à une nécro journalistique en voix off, le principe narratif de base de Citizen Kane. Zsa-zsa Korda est jusque dans son hybridation onomastique une créature wellesienne : Zsa Zsa Gabor, starlette aux conquêtes multiples dont l’autobiographie s’intitulait Une vie ne suffit pas, fut actrice dans La Soif du mal. Alexander Korda a été quant à lui le producteur et scénariste du Troisième Homme, dont le prequel fut une série radio à l’origine de l’autre mogul movie de Welles, Dossier secret…, film de 1955 où le magnat Gregory Arkadin, interprété par le Big O himself, prenait les traits du milliardaire Gulbenkian (fils du collectionneur Calouste, lui-même surnommé « Monsieur 5% »), excentrique dont le prénom arménien – Nubar – et la pilosité soignée appartiennent désormais au personnage de frère félon qu’interprète ici Benedict Cumberbatch. Libre à chacun de conclure à la vanité de ce jeu de piste vertigineux et référencé, lui-même éminemment wellesien, qui se joue des frontières supposées entre fiction et vérité établie. Mais aussi, et surtout, de voir en cet hommage ludique au maître la preuve d’une audace baroque qui revendique plus que jamais sa flamboyante maturité.
Thierry Méranger

Actualités, Festival de Cannes 2025, Hors compétition 2025
Festival de Cannes : une ouverture face aux Français
Deux salles, deux ambiances, une même France. Plateau de TF1 : le président, jupitérien autoproclamé, donne sa vision des enjeux (inter)nationaux qui attendent la nation, dans une émission spéciale intitulée « Emmanuel Macron – Les défis de la France ». Cannes, Grand Théâtre Lumière : le festival s’ouvre en brandissant lui aussi les grands défis planétaires, regardés depuis une mère patrie qui se rêve au centre du jeu. Les J.O. de Paris sont passés par là, et on devine une envie de croire dans les puissances du show à la française. Même lorsqu’il s’agit d’aborder les sujets délicats ? Surtout dans ce cas-là.
Moustachu comme jamais, Laurent Lafitte donne le ton. Entre The Artist et une sorte de Tom Selleck cocorico, il s’acquitte du rappel de rigueur sans trainer : en ces lieux lustrés, Mesdames-Messieurs, on reste conscient du monde. S’avance Juliette Binoche, présidente non jupiterienne, papesse du cinéma bien-de-chez-nous mais engagé – voile blanc de mater dolorosa, lyrisme débridé, inventaire à la Prévert des injustices d’ici et de là-bas. Difficile de ne pas évoquer la photojournaliste Fatma Hassouna, tuée par un missile israélien à Gaza et sujet du documentaire Put Your Soul on Your Hand and Walk de Sepideh Farsi (Acid). Puisqu’elle était presque muette, on s’attendait à ce que la grande famille du cinéma local saisisse l’occasion de se donner une (éphémère ?) voix d’actrice sur ce sujet-là.
Même limonade politico-glamour que chaque année ? Oui et non. Ici transpire non seulement l’intention de prouver que le cinéma peut quelque chose (vielle rengaine), mais aussi cette conviction en vogue que la France peut exercer un soft power culturel à même de sauver le monde, de réenchanter les âmes meurtries comme l’a fait Hollywood. Ils avaient Lynch, on a Mylène Farmer : la Franco-Canadienne met son timbre au service d’un hommage au génie indirectement englouti par les feux dantesques de Los Angeles. Prélude à un autre effort de réenchantement littéral, moins rivé sur les lointaines terres dévastées que sur le cœur du pays lui-même : celui du film d’ouverture Partir un jour d’Amélie Bonnin. Devenus adultes, les ados français du XXᵉ siècle tardif continuent, après L’Amour ouf, de faire le bilan au son de leurs tubes favoris. Occasion de reconnecter affectivement et socialement : rentrée dans son village après l’infarctus de son père, une gagnante de Top Chef (Juliette Armanet, douceâtre et anxieuse comme la France) goûte au clivage Paris-Province. Il est vite transcendé par des numéros musicaux underplayed – de Dalida à K. Maro en passant par les 2Be3 –, chantés par les personnages sans danser ou bien en s’interrompant au milieu, comme si l’on se souvenait brutalement qu’on n’était pas à Hollywood.
Où l’on voit que le sujet très C à vous du transfuge de classe en plein come-back est devenu une manne, ou un vernis sociologique voué à justifier un projet de mélodrame somme toute inoffensif. C’est d’ailleurs lorsque le sirop nostalgique s’assume comme tel (sans se chercher un objet politique bidon) que Partir un jour se montre décent, presque aussi aimable que la popote du restoroute tenu par les parents de l’héroïne (symbole du retour à la terre après les cimes parisiennes). Mais dans cette mission-prétexte que se donnent les mélos populaires aujourd’hui – retrouver une patrie sympa quitte à l’inventer, bricoler un récit national et musical pour créer un liant entre classes et régions –, il y a quelque chose d’aussi forcé qu’un discours de Macron. De l’état de la France et de sa cuisine, on n’apprendra rien ici, mais on retiendra au moins que c’est dans les vieux pots qu’on chante la meilleure soupe.
Un autre geste de la cérémonie trahit inconsciemment le désir français de se mettre en scène comme peuple uni : la mise à l’honneur de l’Amérique, qui a su s’illustrer en la matière – et qui vole le show. Tarantino surgit comme un diable à ressort pour sonner le début des festivités façon Monsieur Loyal, et pour donner un grand coup de pied dans les mises en scène guindées du début, montrant qu’il reste le showman cannois de 1994 – avec lui, pas de réel social : « vive le cinéma », c’est tout. De Niro et sa palme d’honneur remise par DiCaprio arrivent au contraire à l’heure, en phase avec la sidération d’une part de leur peuple. Dignes, aussi soudés qu’un Trump et un JD Vance qui seraient tombés du côté clair de la Force, les deux acteurs choisissent les mots justes pour convoquer l’actualité. De Niro défend Cannes comme « marché d’idées », tandis que la Maison-Blanche « autocratique » et ses droits de douane asphyxiant l’art sont « des menaces contre la démocratie » auxquelles réagir « de façon non-violente mais organisée ». À l’écoute de cette petite musique si pragmatique, professionnelle, concrète, on se dit qu’en effet, en matière de soft power, ces gens-là ont fait du beau travail. La France a du chemin à faire. Keep up the good work.
Yal Sadat
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Actualités, Festival de Cannes 2025, Hors compétition 2025
Festival de Cannes : IA pas photo
C’est un éléphant dans la pièce qui bouscule la raison d’être du cinéma, voire agite la menace de son remplacement. On l’appelle « l’Entité » dans Mission: Impossible – The Final Reckoning, programmé au début des festivités : il s’agit bien sûr de l’intelligence artificielle. Elle a rôdé comme un spectre d’un bout à l’autre du festival, s’invitant dans les films et les débats institutionnels accueillis un peu partout sur la Croisette.
The Final Reckoning l’érige en déesse destructrice à même de faire la pluie, le beau temps et surtout l’hiver nucléaire – n’eût été l’intervention pétaradante de Tom « Ethan Hunt » Cruise. Alors que s’amorce la dernière ligne droite de l’édition 2025, un autre objet présenté hors-compétition boucle la boucle en convoquant à son tour l’IA – de façon moins directe, et plus franco-française : La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch, avec entre autres Suzanne Lindon et Vincent Macaigne. On a les Ethan Hunt qu’on mérite.
Quel est cet avenir qui vient ? Celui de la France, rien de moins. Klapisch le médite poétiquement, pâquerette à l’oreille, en plongeant paradoxalement dans le passé artistique du pays. Un groupe de lointains cousins issus de milieux variés hérite d’une vieille maison normande : occasion de se replonger dans la vie de sa propriétaire originelle, Adèle Vermillard (Suzanne Lindon), une aïeule campagnarde montée dans le Paris artistique de 1895. Là encore, après Partir un jour et le calamiteux Connemara (adaptation de Nicolas Mathieu par Alex Lutz), la France recolle les morceaux éparpillés de son identité.
Mais il s’agit aussi de l’avenir du cinéma, et des techniques qui viennent le bouleverser. Au centre du récit se trouve un cinéaste en herbe englué dans des commandes peu gratifiantes, au point de se demander si le médium possède bien un avenir. La biographie de son ascendante lui tend un miroir : la jeune femme découvre la photographie dans une ère où nombre de jeunes gens modernes prédisent la mort de la peinture. Un jeune peintre joué par Paul Kircher se voit raillé par son ami photographe (Vassili Schneider), qui lui répète que son art « ne sert plus à rien ». Mais puisque l’on est en 1895, c’est bientôt le cinématographe qui vient arbitrer leurs chamailleries, en permettant des spectacles plus révolutionnaires encore. Voilà le tout-numérique convoqué en creux, tandis que le film adopte une position digne d’un congrès de la tech organisé par l’Élysée : n’ayez crainte, chers artistes, les outils du futur avancent main dans la main avec le patrimoine ; face à l’algorithme, le cinéma demeurera. Mieux : l’un et l’autre cohabiteront, tels le pinceau et la photo. Orchestrant cette fable où défilent les figures du patrimoine culturel français, Klapisch se pose en réconciliateur des âges et des images.
Il y a pire que cette conception mièvre de la technique : son pendant pessimiste et ringard. Entre Mission: Impossible et La Venue de l’avenir, le sujet s’est invité dans Dalloway de Yann Gozlan (Séances de Minuit). Gozlan regarde le problème avec les lunettes de l’algo-anxiété : une romancière (Cécile de France) tente d’écrire son prochain livre au sein d’une résidence artistique où l’assiste un chatbot vocal au timbre familier (Mylène Farmer). Découvrant que l’ordinateur la surveille pour mieux lui dérober son talent, elle entame un bras de fer sournois contre l’IA, cette fausse amie. Dystopie, vraiment ? Les enjeux semblent familiers et même déjà datés, si bien que cette collection de clichés censés rendre compte de l’incertitude ambiante se condamne à la péremption immédiate. Dalloway, ou les dérives de Chat GPT expliquées à nos grands-mères mortes.
Là où certaines œuvres non-cannoises pensent l’IA au point d’en faire une matière filmique (cf. le travail d’Ismaël Joffroy Chandoutis ou encore Who Said Death is Beautiful? de Ryo Nakajima, présenté au dernier festival d’Annecy), le cinéma visible ici galope à la remorque de la technologie. Malgré la nature cartoonesque de son scénario, peut-être est-ce encore Mission: Impossible qui pose le mieux le problème. Certes, le numérique avale l’humanité, mais le spectacle tient ici à une promesse : c’est bien le corps de Tom Cruise, et non un avatar généré par une machine, qui se cramponne pour de vrai aux fuselages des avions afin d’aller court-circuiter l’apocalypse annoncée. Et si le meilleur moyen de cohabiter avec l’IA n’était pas de chercher à voir plus loin qu’elle, mais de revenir à des fondamentaux cinématographiques vieux comme Buster Keaton ?
Yal Sadat
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