Stéphane Bouquet. © Fabienne Raphoz/P.O.L
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Hommage : Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil. En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004). Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films. Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry. Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs). Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ? Stéphane Bouquet
par La rédaction
David Lynch, Woman Obscured by Cloud, 2009. © The David Lynch Estate, Courtesy Item Editions, Paris
20 août 2025 à 11:00

Lynch lithographe : péril en la demeure

EXPOSITION. Jusqu’au 21 septembre, la galerie Duchamp à Yvetot expose plusieurs lithographies de David Lynch : une autre porte d’entrée de son univers s’ouvre, non pas en complément mais bien en vis-à-vis de son travail de cinéaste. La sirène d’une ambulance retentit en boucle dans l’espace aux allures de nocturama où teintes rouges et bleues finissent par se mêler. Le son du tout premier court métrage de David Lynch, Six Men Getting Sick (1966), donne le ton : cette alerte infinie rythme la visite de l’exposition qui fait la part belle à la pratique de la lithographie. Flammes, éclairs, corps difformes et maisons en proie aux insectes peuplent ces saynètes dont on devine souvent les rideaux de part et d’autre du dessin. L’ambiance est électrique et surréaliste. D’un surréalisme à la Marcel Duchamp, auquel Lynch rend hommage dans une de ses estampes : le corps blanc d’une femme est étendu sur l’herbe, jambes ouvertes, une lampe à la main ; son visage nous est caché. Et ces deux lettres inscrites, E. D., l’abréviation d’Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… (1946-1966), renvoyant à cette œuvre secrète, voire testamentaire, de Duchamp, seulement visible par deux trous percés dans une porte. Elle est exposée au Philadelphia Museum of Art depuis 1969, et Alexandre Mare, commissaire de l’exposition, aime à imaginer le jeune David Lynch, tout juste sorti des Beaux-Arts de la ville à cette époque, y jeter un œil, tel Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) dans Blue Velvet. Lynch déclarait d’ailleurs : « Pour accéder à d’autres dimensions, il faut passer par quelque chose. Il y a peut-être plein de trous par lesquels on peut passer. » Regardeur, voyeur et visionnaire, Lynch ne cesse de vouloir passer d’un espace à l’autre, et la scénographie de l’exposition est une invitation à circuler dans un lieu tout liminaire qui n’est pas sans rappeler la fameuse Red Room. Une traversée sous forme de storyboard, montage d’une image à l’autre, sous le regard goguenard d’un hibou empaillé pince-sans-rire, tout droit sorti de Twin Peaks et posé là sous les poutres de l’ancienne minoterie. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Pierre de folie La folie serait causée par un caillou logé dans la tête : c’est la croyance, qui a la peau dure au Moyen Âge, telle qu’elle est représentée dans La Lithotomie (vers 1494) par Jérôme Bosch. Cette Extraction de la pierre de folie (son autre titre) pourrait être une bonne définition de l’usage de la lithographie par Lynch. Sur l’une des premières pierres qu’il a inscrites, on peut deviner la façon qu’il avait de travailler en « milieu humide », c’est-à-dire en partant de l’encre noire mêlée à beaucoup d’eau. De ce lavis en peau de crapaud, matière plastique très malléable, il révélait d’abord les particularités de chaque pierre puis peignait cette surface avec des instruments, mais aussi avec les doigts, pour donner forme à sa vision. À la différence d’un geste de gravure qui entaille, la lithographie est rendue possible par la pierre calcaire et poreuse qui absorbe naturellement l’eau et garde l’encre grasse à sa surface. Le dessin s’imprime ainsi sous la presse imposante que Lynch surnommait Moby-Dick et qu’il a filmée dans un court métrage intitulé Idem Paris de 2013 présenté au sous-sol de la galerie, véritable hommage à l’atelier du même nom où il s’est rendu régulièrement pendant plus de dix ans. La caméra est entraînée dans un mouvement panoramique de gauche à droite, de droite à gauche, suivant la cadence de l’impression de la pierre matricielle à son multiple sur papier. Puis, face à la machine, on suit le mouvement ascendant sur l’impressionnante verrière de l’atelier, comme si le corps de l’artiste finissait par passer lui-même sous presse. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Idem Paris de David Lynch (2013). © Salim Santa Lucia Poisse et secousse Les images imprimées suintent comme dans son cinéma. Les murs dans ses films rendent leur jus là où la pierre lithographique rend l’encre. Les espaces y sont sombres, insondables et rappellent les intérieurs oppressants de Lost Highway ou visqueux d’Eraserhead. Les figures barbouillées renvoient à The Bum près des poubelles du diner de Mulholland Drive, ou au bûcheron au visage noirci qui cherche du feu dans Twin Peaks: The Return. On retrouve ainsi dans ces lithographies signées entre 2007 et 2020 ses obsessions cinématographiques passées et futures. Un corps aux contours mouvants, quelques points pour repérer seins, nombril et œil, ses deux bras levés et un sourire qui lacère ce qui lui tient de visage: érotisme teinté d’horreur, Girl Dancing (2008) apparaît, suggestive et monstrueuse, telle une goutte d’encre qui plonge dans l’eau ou une volute de fumée. Quelle étrange lap dance se joue ici ? Une figure incertaine qui rappelle la créature émergeant dans le bloc en verre de The Return et qui pourrait finir par nous manger les chairs. Cette facture si particulière de la lithographie agit sur nous comme une sorte de pré-cinéma à la manière d’une flamme qui danse et, par jeu d’ombres, anime le corps : partout l’encre tremble, le dessin crie, les figures se dérobent et l’espace vibre, comme quand Lynch secoue la caméra. Un goût de la saccade qu’on trouve déjà dans The Alphabet (1969), sûrement projeté ici pour ces lettres qui apparaissent une à une, telles des ectoplasmes sortis de ce corps féminin au visage peint en blanc évoquant les photographies de cabinets de spiritisme du début du XXᵉ siècle. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Les visions angoissantes de Lynch ne se font jamais sans un certain humour, un bizarre-drôle porté par le texte, toujours ajouté à la fin dans la composition. Dessin au même titre que le reste, à la graphie légèrement vacillante (« house of electricity » ; « insect on Chair »; « I have wild Chicken » ; « mountain with eye » ; « oh, A BAD DREAM comes »), sous-titre à l’écran ou titre redoublé sur le papier, le texte n’illustre pas mais décale le regard. Ce ne pourrait être que descriptif, ça devient biscornu. Pour exemple, House With Insects (2020) représente bien la forme dense d’une maison archétypale, avec cheminée et toit pointu, mais dans un paysage liquide où l’insecte se fait autant araignée que pieuvre. Dans cette perte de repères, une flèche pointée dans le ciel en guise de signalétique et dirigée vers… vers quoi ? Un requin-léopard volant ? Les lithographies de Lynch deviennent un grand imagier enfantin dans sa version cauchemardesque. Ou prophétique : « Fire on Stage », « Fire in City » et « My House Is on Fire – Modern Device ». Anna Buno David Lynch, jusqu’au 21 septembre à la Galerie Duchamp à Yvetot (entrée libre et gratuite)
Valeur sentimentale de Joachim Trier (2025)
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Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling

Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme. Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace. Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions. Charlotte Garson VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI) Norvège, 2025 Réalisation Joachim Trier Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt Image Kasper Tuxen Andersen Son Gisle Tveito Montage Olivier Bugge Coutté Musique Hania Rani Décors Jørgen Stangebye Larsen Costumes Ellen Dæhli Ystehede Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film Distribution Memento Durée 2h14 Sortie 20 août
par Charlotte Garson
© Cahiers du Cinéma
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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang

À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier. Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs. Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter… Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie. Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.   Pierre Eugène    
par Pierre Eugene
© Cahiers du Cinéma
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Par la bande : Entretien avec Benjamin Esdraffo

Réalisateur du moyen métrage Le Cou de Clarisse (2003), ancien critique aux Cahiers et à La Lettre du cinéma, compositeur et interprète pop, acteur occasionnel, Benjamin Esdraffo a signé des partitions pour Axelle Ropert, Nicolas Pariser, Serge Bozon, Adolfo Arrietta, Whit Stillman, et plus récemment pour Caroline Vignal, Anne Le Ny et Emmanuel Mouret. Prémices. « Je suis venu à la musique de film à travers des propositions d’amis. J’ai d’abord écrit des chansons avec Mehdi Zannad pour La France de Serge Bozon (2007), puis quelques morceaux au piano pour L’Idiot de Pierre Léon (2009). Mais ma première véritable musique de film, composée images à l’appui, est celle du deuxième long métrage d’Axelle Ropert, Tirez la langue Mademoiselle (2013). Ces réalisateurs, auxquels j’ajouterais Nicolas Pariser, sont tous très cinéphiles, comme je l’ai été moi-même. Cela crée un terrain d’entente, une confiance ; ensuite tout reste à faire. La première fois que j’ai collaboré avec Nicolas, pour Alice et le maire (2019), j’avais composé trois morceaux en amont à partir du seul scénario, dans trois directions opposées. J’étais persuadé que l’un d’eux serait parfait pour l’ouverture, et qu’au moins un des deux autres conviendrait aussi. On n’a finalement rien gardé : une fois les plans montés, rien ne faisait sens. Quand on lit un script, on projette des choses qui ne seront pas dans le film. On n’est pas dans la tête du réalisateur – qui d’ailleurs ne nous dit pas tout, et surtout pas les choses les plus évidentes pour lui. Et puis il y a l’épreuve du tournage, qui modifie heureusement tout ce qui était prévu sur le papier. Mais faire des maquettes en amont permet d’entamer un dialogue, de préciser au moins ce que le réalisateur ne veut pas. Un autre moyen d’échanger est l’emploi par certains monteurs de musiques temporaires, placées sur le montage en attente de la musique originale. Longtemps, ce procédé m’a gêné car le piège est que le réalisateur et le monteur s’habituent à cette musique. Au fil du temps, ma méfiance s’est atténuée, car ça permet quand même au réalisateur de me renseigner sur une direction qu’il aurait eu plus de mal à m’expliquer avec des mots. »   Modèles de référence. « Dans le cas du film d’Emmanuel Mouret, cette idée de musique temporaire est revenue en force parce que Martial Salomon, le monteur, place beaucoup de musique tout au long du film, et que je suis arrivé tard sur le projet. Le producteur, Frédéric Niedermayer, avait l’intuition qu’une musique originale complèterait opportunément les morceaux d’emprunt. J’ai au final créé huit compositions originales, à commencer par celle illustrant la rupture sous le porche entre Vincent Macaigne et India Hair, sur laquelle avait été temporairement placé un extrait du Concerto pour deux pianos de Poulenc. En écoutant un morceau de référence, je tente en général d’extraire quelques principes – à quelle allure le morceau avance, quels sont les instruments en jeu, quelle est la couleur générale –, qui sont comme une définition de l’oeuvre. Je m’en imprègne, puis je m’efforce de l’oublier. L’idéal pour moi est de ne pas avoir de musique temporaire montée sur les images, mais des modèles de référence, pour établir un cadre de travail. Pour Simon et Théodore de Mikael Buch (2017), ce fut la musique d’Andrew Dickson dans Naked de Mike Leigh ; pour Petite Solange de Ropert (2022), celle d’Ennio Morricone dans White Dog de Samuel Fuller ; pour Don Juan de Bozon (2022), des oeuvres de Bruckner et Mahler. »   Trois Amies d’Emmanuel Mouret (2024) L’heure de la méfiance. « Les monteurs ont un rôle important dans l’écriture de la musique de film, car ils sont, dans le détail, responsables du rythme. Le réalisateur a une forme d’appréhension de la musique car elle arrive à un moment où il a tout élaboré, du scénario à la mise en scène, en passant par le casting, le travail avec le chef opérateur, etc. En France, il ou elle reste vraiment capitaine du navire. Et lorsqu’on est si près du but, la musique peut être un élément de bascule. Si tout se passe bien, elle va donner une nouvelle ampleur, un écho à ce qui était déjà initié. Mais elle peut aussi aller à l’encontre des intentions premières, écraser les images… Un film n’est pas la somme de belles choses, mais un ensemble d’éléments hétérogènes qui, sous la main du cinéaste, crée une forme nouvelle. Donc une bonne musique de film, c’est avant tout celle qui correspond au film, qui correspond avec lui. Elle doit notamment savoir se faire discrète si besoin pour ne pas empiéter sur l’image. C’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile. Par exemple, j’aime bien les derniers films de Clint Eastwood mais pas leur musique, souvent des nappes sans intérêt. L’avantage, c’est qu’on ne les entend pas. Si Eastwood avait placé une musique plus “remarquable”, ce serait au détriment du film. Certains ont besoin de cet underscore permanent. En France, longtemps l’art et essai s’est défié de la musique de film, voyez Rohmer, Bresson, Straub… L’idée qu’elle ne serait qu’une béquille, un ingrédient « mélodramatique », était un peu ancrée. La plupart des réalisateurs en sont revenus aujourd’hui, mais quand j’ai commencé à travailler il y avait un souci – que je partageais – de ne pas trop en mettre : ce serait un aveu de faiblesse d’y avoir recours. Par ailleurs, pour certains films, il est essentiel que la musique soit d’emprunt. Je n’imagine pas La Maman et la Putain avec un score : que les personnages écoutent du Fréhel ou du Zarah Leander est bien plus intéressant. Lorsque Jean-Claude Biette utilise au générique de ses films des enregistrements rares d’oeuvres classiques, il confronte deux temporalités, celle de l’Histoire et celle, plus triviale, du présent du tournage. » Parcimonie contemporaine. « La façon dont on compose la musique de film a changé depuis une trentaine d’années. Autrefois Herrmann, Delerue ou Williams se mettaient au piano, jouaient des thèmes, des atmosphères, expliquaient le type d’arrangements qu’ils comptaient faire, puis on enregistrait la musique et on ne pouvait plus revenir en arrière. Aujourd’hui, grâce à l’ordinateur, on peut avoir une idée assez réaliste de ce que sera le résultat : mes maquettes sont déjà orchestrées quand je les propose. L’autre grande différence, il me semble, c’est qu’on utilise moins de musique qu’autrefois. Je viens de lire les Mémoires de Michel Legrand : il est à un moment très fâché contre un réalisateur parce qu’il n’a utilisé que 35 minutes de sa musique. Je pense que c’est le temps maximum de ma musique jamais utilisé sur un film ! Georges Delerue avait, a contrario, conseillé à Truffaut, sur Jules et Jim, de ne pas trop en employer. Delerue reste un modèle, non seulement pour la beauté de ses compositions, mais parce qu’il avait ce souci assez rare de moduler sa musique au plus près des besoins du film. Une musique ne doit pas être composée en pensant à une écoute indépendante. Si elle peut s’écouter seule, c’est tant mieux, mais elle doit avant tout être à l’unisson du film. »   Propos recueillis par Philippe Fauvel à Paris, le 2 juin.
par Philippe Fauvel
Belladone d'Alanté Kavaïte, film coproduit par Les Films d'Antoine (2024)
Actualités, Entretiens, Festival de Cannes

À quoi ressemble la production indépendante française en 2025 ? Entretien avec Antoine Simkine

Quel devenir pour les indépendants dans un moment où les bouleversements technologiques et économiques semblent reconfigurer le cinéma tout entier ? C’est la question posée lors d’une rencontre Big Media organisée par la French Touch lors du Festival de Cannes, où le producteur Antoine Simkine (Les Films d’Antoine) a pu venir détailler les nouveaux enjeux de son métier. Comment définir la notion de cinéma indépendant aujourd’hui ? Je pense que les vrais indépendants sont les producteurs capables de s’autofinancer. C’est assez amusant qu’en France nous ayons un syndicat appelé l’Association des producteurs indépendants, où sont représentés des studios comme Pathé, Studio Canal, Gaumont, qui sont des entités très puissantes ; à côté, nous avons aussi le Syndicat de production indépendante, qui devrait plutôt s’appeler, à mon avis, le Syndicat de la production autonome. Car nous sommes en fait très dépendants, quand on est indépendant ! On dépend de multiples sources de financement, de décisions de commissions d’aide qui ne sont pas interconnectées… Mais les cinéastes gardent le contrôle des films. Lorsque vous dépendez d’un seul grand studio, il y a peut-être plus de budget mais aussi plus de risques. La frontière entre indés et mainstream n’est-elle pas brouillée, à l’heure où tous les films font face aux mêmes défis : guerre commerciale, irruption de l’IA, devenir « niche » du médium ? L’histoire du cinéma est faite de bouleversements, et notre boulot de producteurs et de s’y adapter. On a l’impression d’être sur le Titanic en permanence, mais j’en suis à mon trente-deuxième Cannes, et curieusement le Titanic flotte toujours. 35 000 personnes se réunissent, l’enthousiasme est là, de nouvelles stratégies s’observent. On a intégré les plateformes dans le système français. Pour ce qui est de l’IA, c’est encore autre chose : je peux m’installer devant Chat GPT et croiser les bras, mais j’attendrai longtemps avant que l’algorithme ne me propose une idée. On est loin d’atteindre l’entité autonome qui serait capable d’innover. Lire aussi: Table ronde sur la production française avec Alice Bloch, Charles Gillibert, Marie-Ange Luciani et Marc Missonnier L’IA a-t-elle un impact sur les méthodes de production, voire de postproduction ? Elle s’avère utile pour certains types d’effets spéciaux. On fait de grandes choses en matière de rajeunissement ou de vieillissement. Mais je n’ai pas encore rencontré une utilisation de l’IA qui me passionne – même si certaines astuces me bluffent. Ce dont on peut être assez certain, c’est que les majors nourrissent la machine avec de nombreux modèles à imiter : Netflix emploie plus de six mille ingénieurs, sur quoi travaillent-ils ? Sans doute pas sur la diffusion, car même avec 300 millions d’abonnés, on n’a pas besoin d’autant de monde. Ils travaillent sur autre chose. Netflix a de quoi offrir à l’ordinateur 400 millions d’heures d’observation de notre comportement de spectateurs. Ce n’est pas nous qui regardons Netflix, c’est Netflix qui nous regarde. Peut-être qu’on peut imaginer qu’en réponse ils génèrent des films répondant à nos attentes, indexés face à notre taux de réponse sur tel type de forme ou de narration. Cela commence à arriver en animation. Certaines œuvres ne sont plus livrées sous forme de « bobine » linéaire : les studios donnent plutôt accès à la base de données du projet afin que l’on puisse le modifier, faire varier les personnages selon les pays pour les adapter à la culture locale, par exemple. Ces pratiques restent tout de même limitées. Antoine Simkine, producteur indépendant français chez Les Films d’Antoine. À Cannes, observez-vous de nouveaux usages de production qui permettent de garantir l’indépendance ? Les tournages à l’iPhone me semblent intéressants, même si l’on peut y voir un gadget que les années 2010 ont mis à la mode. Avant de tourner, on passe cinq ans à développer, et lorsqu’on ne trouve pas d’argent on conclut que l’œuvre future n’intéresse pas les gens ; installer la caméra n’importe où et rapidement permet de contourner ces doutes et d’enjamber l’infrastructure organisationnelle. Le problème, c’est que, si un film surgit ex nihilo, la structure de distribution ne va pas l’absorber, sauf miracle. Faire des films, c’est un métier, et il est difficile. À mes débuts, je me suis dit : « Je sais fabriquer des films, je vais donc en produire. » Mais il ne s’agit pas de « fabriquer ». Produire, c’est autre chose : c’est mettre un film sur orbite de façon à ce qu’il trouve sa place dans le monde. Entretien réalisé par Yal Sadat au Festival de Cannes, le 20 mai.    
par Yal Sadat
Mountainhead de Jesse Armstrong
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Mountainhead de Jesse Armstrong : Zone d’intérêts

Le premier long métrage du créateur de la série Succession a beau arriver précédé de la rumeur d’une déception parmi le public américain, il prouve que Jesse Armstrong vise toujours aussi juste. Confession : encore stupéfait par la découverte du film de Jonathan Glazer, il ne m’était pas rare l’an dernier d’avoir le sentiment d’être dans la « zone d’intérêt ». Non par accointance politique avec la famille Höss, mais parce que le cinéaste me semblait être parvenu, tout en reconstituant minutieusement le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de ses proches, à saisir quelque chose d’un régime d’expérience très actuel : le clivage qu’entraîne la parfaite contiguïté du confort et de l’horreur, de la stabilité et du désastre. Vertige de ce mur protecteur, de cette routine lénifiante, dont il fallait bien constater qu’ils étaient, d’une certaine manière, les miens. Sans avoir son acuité formelle, The Mountainhead partage avec La Zone d’intérêt son intelligence topographique. Il s’agit, là encore, de mesurer la distance à la fois abyssale et dérisoire entre deux mondes dont l’un s’obstine à ne pas voir qu’il est la condition de l’autre. Mountainhead de Jesse Armstrong (2025) Référence appuyée au roman d’Ayn Rand devenu bréviaire des libertariens (The Fountainhead, La Source vive en français, adapté au cinéma par King Vidor), « Mountainhead » est le nom de la nouvelle résidence que s’est fait bâtir Hugo Van Yalk (Jason Schwartzman) dans les montagnes de l’Utah. Ses matériaux cossus, ses dizaines de pièces et ses vastes baies vitrées n’impressionneront aucun des trois amis invités pour un week-end de poker, incommensurablement plus fortunés que ce créateur d’applications de méditation, bien incapable de se faire son premier milliard. Mais, concentrant la dramaturgie, ce nid d’aigle matérialise à la perfection la volonté sécessionniste des ultra-riches, dont les existences tendent à se déployer à la verticale d’une quelconque réalité partageable. Le prologue ne manque à cet égard ni d’efficacité ni de pertinence, chaque invité glissant de jet privé en hélicoptère puis en flotte de SUV – et tant pis pour le docteur abandonné sur le tarmac après une consultation aérienne. Lire aussi: “Vieillesse, addictions, dégénération sexuelle, libéralisme… Succession fait converger corps et argent, comme les parties intégrantes d’une même et obscène ruine sur pattes” (payant) Quoi de mieux, surtout, que ces hauteurs immaculées pour célébrer le lancement d’une application nourrie à l’intelligence artificielle dont les effets dévastateurs ne parviendront jamais au quatuor que sous la forme de vidéos virales et de variations boursières ? Cet écart entre les actes et leurs conséquences est l’occasion pour Jesse Armstrong, après la série Succession (2018-2023), de continuer à dépeindre l’hubris des classes dominantes autant que leur dangereuse bêtise. Le conflit moral entre les promoteurs d’un marché sans frein, et même d’une post-humanité, et l’unique partisan d’une régulation technologique se formule de manière théâtrale au sens le plus classique qui soit, mais offre une vulgarisation opportune des débats en cours dans les sphères du pouvoir américain – de façon plus ou moins transparente, les personnages s’inspirent en effet de figures comme Sam Altman, Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Mountainhead de Jesse Armstrong (2025) Le talent d’Armstrong est alors de faire entendre la langue de ce technocapitalisme, dans laquelle le jargon professionnel se mêle aux emprunts à la culture populaire et aux vannes permanentes. Alors que l’alliance du pouvoir et de l’humour, par son mépris des normes de discours, paraît corroder toujours plus la possibilité d’une opposition politique consistante, Mountainhead capte pratiquement en direct le triomphe de ce que les Anglo-Saxons, toujours percutants en matière de néologismes, nomment la « broligarchy ». Vingt ans après le triomphe de la comédie de potes à la Apatow, Steve Carell se fait en quelque sorte le relais des générations, témoignant du fait que le rire peut aussi servir à asseoir la domination la plus féroce. Raphaël Nieuwjaer MOUNTAINHEAD États-Unis, 2025 Scénario, réalisation Jesse Armstrong Image Marcel Zyskind Montage Mark Davies, Bill Henry Décors Stephen H. Carter Costumes Sysan Lyall Musique Nicholas Britell Interprétation Steve Carell, Jason Schwartzman, Cory Michael Smith, Ramy Youssef Production HBO Durée 1h39 Diffusion Max      
par Raphael Nieuwjaer
Marcel Ophuls cinéaste français.
Actualités, Entretiens

Le chagrin sans pitié : hommage à Marcel Ophuls

Mort le 24 mai à 97 ans, Marcel Ophuls était un grand cinéaste dont l’importance reste encore mésestimée. On ne saurait réduire ses explorations de l’histoire du XXe siècle au seul cinéma documentaire tant ces films pleins d’insolence et d’ironie sont travaillés par l’idée que la fiction est salvatrice, jusqu’au cœur des guerres et des horreurs de l’histoire. Marcel Ophuls insistait : pas d’umlaut (de tréma) sur son nom ! Fils du cinéaste juif allemand Max Ophüls, il avait fui l’Allemagne nazie avec ses parents, pour se faire naturaliser français en 1938, avant d’être contraint à un nouvel exil pour Hollywood. Ce souci d’orthographe, adoptant le choix de son père à son arrivée en France, gardait l’empreinte d’une Histoire agitée. Le père et l’Histoire, deux fils rouges qu’on pourrait appeler Fiction et Documentaire : inextricablement mêlés. Mais si c’est bien à l’ombre du père que Marcel Ophuls débute dans la fiction (grâce à l’amitié de Truffaut pour le grand Max), l’expérience vire au désastre après une commande avec Eddie Constantine (Faites vos jeux, mesdames, 1965). Adieu joies et lumières de la comédie américaine tant aimée, direction l’ORTF, « il faut bien faire bouillir la marmite ». La suite est connue : après un premier galop d’essai en 1967, Munich ou la paix pour cent ans, qui mêle déjà brillamment archives et entretiens, Ophuls et ses complices journalistes André Harris et Alain de Sédouy frappent le grand coup. Le Chagrin et la Pitié (1969) est une revanche. Celle de la vérité sur le mythe gaulliste d’une nation résistante, certes, mais aussi celle de la puissance de l’empreinte, du direct, sur les récits frelatés de la fiction – l’Occupation est alors un genre en soi, y compris chez la jeune génération des Rappeneau, Berri, Chabrol, Costa-Gavras – soudain pulvérisés par l’ampleur sèche d’une œuvre qui tient aussi du grand roman, avec ses personnages récurrents (Mendès France, les frères paysans, le pharmacien) et ses fragments déchirants (l’espion anglais gay). Le film tire sa dimension d’épopée de sa netteté, contre toute grandiloquence, faisant confiance à la force des visages et à la singularité de la parole, celle d’une France provinciale encore très loin du virage de 1968 pourtant contemporain, sans lâcher l’axiome renoirien – tout le monde a ses raisons, même les pires, et il faut bien les montrer. Mais Ophuls y ajoute une ironie inédite, dans les entretiens comme dans les contrepoints du montage parallèle. Une image en contredit toujours une autre, il n’y a qu’à les mettre en rapport, sans voix off mais non sans férocité – le reportage de propagande sur la journée type du « bon » Laval vient tout naturellement torpiller le récit veule de son gendre. Lire aussi: “De noir vêtu”, critique d’El Perdido de Robert Aldrich par Marcel Ophuls (publiée en 1962) Puisque les images ont tant menti, comment peuvent-elles encore faire preuve ? Ophuls repart des archives du procès de Nuremberg (L’Empreinte de la justice, 1976) ou du reportage de la BBC le soir de la chute du Mur (November Days, 1991) pour réinterroger leurs protagonistes et mesurer l’écart de l’image d’origine à l’image présente – il ira jusqu’à accompagner in situ les reporters à Sarajevo dans la fabrique de l’information (Veillée d’armes, 1994). De la barbarie nazie aux dictatures d’Amérique latine en passant par les compromissions occidentales, Hôtel Terminus (1988) fera le grand tour du xxe siècle, hissant l’enquête journalistique en implacable thriller documentaire. L’œuvre entière d’Ophuls reste hantée par la mémoire de l’Holocauste et la responsabilité qui nous incombe d’être à la hauteur de notre position de juges et de survivants. Mais sous son côté procureur, en digne fils de son père, Ophuls ne s’intéresse qu’à la mise en scène, plus précisément à celle de soi. D’où cet incroyable défilé de têtes parlantes clouées dans leurs fauteuils ou canapés pour être passées au scalpel du détail révélateur. Posture, ton, gestes, tout parle ou finit par parler devant la sûreté des cadres et le génie du décor : l’ex-agent secret devant sa piscine (Hôtel Terminus) ou le chef de la Stasi dans sa datcha (November Days), jusqu’au mordant du montage parallèle entre l’ancien Waffen SS se confiant dans le château de Sigmaringen (siège du gouvernement de Vichy en exil en 1944-45, ndlr) tandis qu’un guide fait la visite (Le Chagrin et la Pitié), ou le porte-parole du ministère de la Justice lisant le non-lieu du Parquet de Munich sur Barbie tandis que les masques du carnaval envahissent la ville enneigée (Hôtel Terminus). Gigantesque film-cerveau, L’Empreinte de la justice va exacerber cette dialectique du montage, découpant chaque phrase pour la retourner contre une autre. Si les juges de Nuremberg se révèlent complices des guerres coloniales, quelle valeur a finalement leur jugement ? Même les cartons affichant nom et fonction ne permettent plus de s’orienter pour jauger un Juste ou un salaud. Ophuls plonge le spectateur dans une centrifugeuse qui extrait moins une vérité qu’une démarche et une inquiétude assumées en toute subjectivité. Car le cinéaste lui-même, montrant l’exemple, n’a de cesse d’exhiber sa « mise en scène de soi ». Chapeau noir « Mitterrand-Fellini, comme tous les grands mégalos », son personnage de clown à « l’amabilité un peu visqueuse » (dixit Ophuls), entre Godard et Michael Moore, permet de colorer les conversations d’une dérision encore accrue quand il double lui-même ses interlocuteurs en voice over. Il ne s’agit pas tant de les piéger à la Lanzmann (le fameux commerçant Klein de Clermont-Ferrand fait plutôt exception), que d’empêcher tout sentiment d’objectivité – Anne Sinclair et le culte télévisé de l’équidistance en feront les frais dans Veillées d’armes. Le Chagrin et la Pitié – Chronique d’une ville français sous l’Occupation de Marcel Ophuls (1969) S’inspirant des fameux narrateurs-bateleurs de son père, Ophuls redistribue les cartes en toute autorité, confrontant non sans brutalité ses images à des extraits de fiction, dans un retour du refoulé à la fois intime et historique. Le monde entier est un théâtre, et la chute d’Egon Krenz (November Days) ou l’angoisse de la population bosniaque assiégée trouveront leur chambre d’écho shakespearienne dans l’assassinat du Jules César de Mankiewicz ou l’attente nocturne des troupes du Henry V de Laurence Olivier. Jouant des rimes entre ses images et celles de l’histoire du cinéma, Ophuls se sert sans vergogne sur la bête et fait son miel des grandeurs lyriques de la fiction. Loin des effets d’habillage du « documentaire de création » actuel, ses plans peuvent garder une âpreté, une frontalité têtue que les ors hollywoodiens se chargeront de rédimer – ainsi la reporter Martine Laroche-Joubert mise en lumière par les femmes hawksiennes (Jean Arthur et Rosalind Russell). Cette friction de la fiction transforme les films en palais ouverts aux quatre vents où s’engouffre tel contrepoint grinçant (un tap dance de James Cagney renvoie à un acteur bosniaque cul-de-jatte), illustratif (un témoin compare une rafle ratée aux opérations de police chez Mack Sennett) ou personnel (les films du père). Musique et fond sonore débordent pour contaminer la suite. Ophuls est logé au Holiday Inn de Sarajevo ? Il envoie la chanson de Bing Crosby (du même nom) avant d’en apprendre les paroles à un reporter. Lire aussi : Lanzmann, le temps de l’étude, entretien avec Arnaud Hée Ce rire terrible, au cœur de l’abjection, pourrait donner l’impression d’une absence d’empathie, renforcée par l’approche sarcastique des salauds auxquels Ophuls aime s’affronter. « Si on ne fait que des choses avec des gens qui sont de votre bord, à quoi ça sert ? Pour l’Histoire du xxe siècle, ça n’a pas d’intérêt. Et puis aussi par goût du jeu, on joue avec les poupées, avec ce qui vous amuse, tout de même ! » Mais sous cette apparente désinvolture couve une libido exacerbée pour l’exercice de la pensée, qui s’exprime tous azimuts dans L’Empreinte de la justice : Ophuls retourne la caméra sur la femme qu’il aime (son épouse) dont il fait un personnage-témoin, lance une chanson de Fred Astaire en route vers le village d’une doctoresse nazie, et met tout le monde à poil dans une hallucinante scène au sauna où des trentenaires débattent vengeance et responsabilité de leur génération. Ce qu’a d’unique la geste d’Ophuls tient là, dans cette volonté d’indifférence goguenarde, cette intelligence stratégique de la joie, pour ne pas se laisser anéantir. Pensons à la fin d’Hôtel Terminus avec Simone Lagrange dans la cage d’escalier où sa famille a été déportée. Le film s’arrête brusquement, dédié à la voisine qui a eu un geste pour elle. Un seul geste, et l’humanité est sauve – provisoirement. Dans un retour à l’origine, voici Marcel avec Simone Lagrange, en Peter Ustinov avec sa Lola Montès. Le cinglant maître de cérémonie se trahit, l’ironie acerbe n’était que l’arme d’une compassion sans mesure. Gaël Lépingle      
par Gaël Lépingle
Pathos Ethos Logos de Joaquim Pinto et Nuno Leonel.
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Sicilia Queer Filmfest: clopiner en Palerme

Le Sicilia Queer Filmfest fêtait sa 15e édition à Palerme du 25 au 31 mai avec des hommages à Joaquim Pinto et Laura Morante, un mini-panorama géorgien et d’autres programmes répondant politiquement et esthétiquement au climat délétère de notre temps. Malgré leurs venues empêchées, Luís Miguel Cintra et Joaquim Pinto ont été présents à Palerme, que ce soit dans la trilogie Pathos Ethos Logos (les trois derniers films de Pinto en date, cosignés avec Nuno Leonel, inédits en France), mais aussi dans Onde bate o sol (1989), juste milieu, lusitanien, entre Hurlevent de Rivette et un conte de Rohmer : soit des amours impossibles qui rapprochent un frère et une sœur dans le seul lien qui leur reste à chérir. Si la rencontre est le plus vieux sujet du monde, c’est là que La Limace et l’Escargot (Prix du jury international) se distingue. « Objets figés, avez-vous donc une âme ?», dit le « mec » heurté par hasard par Anne Benhaïem, réalisatrice et actrice principale, qui ne comprend rien à ce qu’il dit. Pour ces deux « figés » à la table d’un café, ces deux éclopés des passions passées, un mot d’ordre, humaniste et émouvant : « Pauv’ bêtes ! » La Limace et l’escargot d’Anne Benhaïem (2024), Prix du jury internationnal au Sicilia Queer Filmfest. Plans cul pour plans fixes, c’est ce que propose le beau, sobre et étrange Queerpanorama de Jun Li qui dialoguait avec les deux programmations thématiques de cette année. L’une affrontait l’épidémie du VIH dans sa dimension politique et culturelle – on retiendra Pedagogue de Stuart Marshall (1988) ou le musical Anthem de Marlon Troy Riggs (1991). L’autre, « Homintern » (« homosexuel » et « Comintern »), redistribue les cartes sur l’échiquier politique des blocs Ouest et Est en répondant à cette dénonciation d’un supposé lobby homosexuel contrôlant le secteur culturel : soit un Imagining October de Derek Jarman (1984), rare et fascinant, ou Moscow Does Not Believe in Queers du loufoque John Greyson. Mais c’est peut-être Laura Citarella qui signe la plus belle forme courte vue à Palerme : le générique réalisé pour le festival. Quatre minutes saisissantes et entêtantes avec la bande-son qui claudique et les plans d’un homme au volant de sa voiture (repris de Trenque Lauquen) accompagné d’une enfant installée à l’arrière qui finit par halluciner, comme lui, une histoire du cinéma dans le paysage de Sicile. Philippe Fauvel  
par Philippe Fauvel
Eddington d'Ari Aster (2025)
Actualités, Critique

Eddington d’Ari Aster : Rire à blanc

Dans la catégorie “films ayant divisé la rédaction des Cahiers au Festival de Cannes”, Eddington d’Ari Aster occupe une place privilégiée. Maintenant qu’il arrive en salles, on explore son regard de l’Amérique, pour savoir où Ari Aster situe son rire. Pris dans l’assourdissante confusion dont il fait son sujet, Eddington pourrait passer pour ce qu’il n’est pas : le film le plus rigolard d’Ari Aster. C’est peut-être, au contraire, le moins comique à proprement parler. Le rire y est étouffé, plus douloureux encore qu’à ses débuts, suspendus entre terreur et peau de banane – de son court The Strange Thing About the Johnsons (sommet d’absurde malaisant) à la malice sourde d’Hérédité et de Midsommar, préludes au grotesque assumé de Beau Is Afraid. Eddington donnerait moins le vertige s’il se limitait à ce qu’il laisse augurer : une satire tendance South Park, vautrée dans le nihilisme. Le patelin éponyme du Nouveau-Mexique est un biotope Southern Gothic mis sous cloche par le Covid. Les mauvais instincts de l’époque gagnent le shérif Cross (Joaquin Phoenix), incompétent notoire mais doux (au départ), sentinelle gélatineuse qui trimballe ses convictions MAGA à bord de son pick-up. Convictions, le mot est fort : il boude le masque car celui-ci gêne son souffle d’asthmatique, et se conforme au complotisme de sa belle-mère lorsqu’il vilipende son rival, l’édile démocrate Ted Garcia (Pedro Pascal) – voix veloutée, sourire Colgate, soft power. Autour du chantier d’un centre de données énergivore promu par ce néolibéral sous couverture woke, le clash des candidats à la mairie est dopé par le meurtre de George Floyd. La campagne s’enlise sur fond de rixes (Black Lives Matter vs. nazillons) et de post-vérité. La bérézina sera précipitée par les sournoiseries de Cross, humilié par son adversaire mais prêt à dégainer. Eddington d’Ari Aster (2025). Voyant poindre un western aux airs de cartoon enfiévré, chapeauté par un shérif dégénéré à la Jim Thompson, on se demande comment tout ça peut tenir tête au cirque de stupeur qu’offre l’Amérique actuelle (répression militarisée des émeutes, assassinats politiques, etc.). Les vidéos anxiogènes scrollées par les personnages semblent faire doublon avec l’image d’un État de droit délité qui nous arrive chaque jour par notifications push. La sidération à Eddington Y a-t-il de quoi rigoler ? Là se niche le malentendu. Le trumpisme se manifestant comme spectacle, et sa violence s’enroulant dans une manière d’autoparodie (ce qui a découragé les satiristes caricaturant Trump – étant son propre avatar clownesque, il neutralise la charge), Eddington cherche moins à brocarder quiconque qu’à laisser le logiciel d’hyperréalité tourner à vide. La chienlit se donne d’elle-même : pas besoin de refaire South Park en live action, le réel algorithmé s’en charge. Ne reste qu’à enchainer les péripéties à la façon d’un feed Twitter devenu fou – le film donne l’impression d’être encapsulé dans un smartphone à l’écran fissuré. On est plus proche du Richard Kelly debordien (Souhthland Tales) que de Lanthimos et Ostlund, roitelets surplombant une mêlée de fantoches marxistes et réacs renvoyés dos à dos. Aster, lui, n’amalgame pas les camps mais montre des luttes qui, filtrées par TikTok, s’ajustent à la dynamique du pouvoir. Elles se muent en combats de catch, et s’éloignent avec la démocratie dans une représentation holographique. Lire aussi : Beau is Afraid d’Ari Aster – Un boulevard de déception Ce qui sépare Aster de ces ricaneurs, c’est sa très réelle sidération, son angoisse pure et contagieuse face au chaos. Mais aussi le soin pris de scruter vraiment le moteur d’une radicalisation conservatrice, en allant voir ce qui germe sous le Stetson de Phoenix. La figure frappe par sa blancheur. Son teint blafard raconte la fadeur de sa personnalité, gentille page blanche où le pire a la place de s’inscrire. Sa panoplie claire renvoie au white hat (le gentil archétypal des westerns) et pourquoi pas aux white supremacists. Cette aura laiteuse partagée avec sa femme (Emma Stone, toute délavée) est-elle le signe outré d’un lent repli identitaire vers le blanc du KKK ? En tout cas, l’effondrement procède ici d’une guerre entre Blancs. Les minorités trinquent, de l’agent amérindien Butterfly (sacrifié par les manigances de Cross) au flic stagiaire utilisé comme caution afro-américaine puis oublié dans le désert en position de tir couché, assigné ad vitam à cette posture défensive face à la société. Mais le blanc, chez Cross, c’est aussi le vide de son inspiration. Il entend imposer des valeurs mais souffre d’impotence conceptuelle. À la flopée de slogans dont il couvre son pick-up – il peine à en choisir un seul – s’oppose la surface dégagée du tableau blanc installé dans son QG, où s’esquissent au feutre des mots vains. L’un, entouré, trahira un de ses crimes : « IDÉE », trace de l’unique pensée agitant cette tête creuse qu’Eddington s’efforce d’ouvrir, d’inciser littéralement (sans trop en dire) afin d’identifier les ressorts du fascisme ayant poussé sur ce néant – démarche politique s’il en est. Eddington d’Ari Aster (2025). Y trouve-t-on quelque chose ? Oui. Faute de mieux, cet esprit s’emplit de la grande geste américaine. Démocratie idéalisée, 2e Amendement divinisé, vieux fantasme qui bouge encore –surtout en temps de crise : devenir le pistolero qui redresse la nation. Sur les brisées d’antihéros nixoniens des seventies (hantés par cet imaginaire de petit garçon qui déjà faisait retour), Cross réactive ce récit sur un mode paranoïaque ; mais sa paranoïa à lui produit des images formées dans une curieuse bouffonnerie épique. Pris en chasse par une milice antifa, il se réfugie dans une armurerie. Il en sort la fleur au fusil (mitrailleur) et court vers des ennemis drapés dans la nuit noire, tant espérés par son inconscient qu’il les projette peut-être – hologrammes, toujours – afin d’embrasser ce storytelling. Culte des pétoires ou d’une démocratie ancestrale, même combat : ces vieilles lunes lobotomisent l’Amérique, à l’image de Cross paralysé devant une rediffusion de Vers sa destinée de John Ford. On peut entendre le rire d’Aster couvrir ces scènes. L’estimer déplacé, facile, dénué d’amour, serait de ne pas entendre qu’il s’agit d’un rire blanc, mais pas au sens identitaire. C’est un rire blanc comme la peur, un rire effaré d’auteur dont l’empathie même lui fait extrapoler l’horreur s’abattant sur Eddington, un rire singulier qui lui sert à défendre son être, à l’éloigner de l’image que lui inspire son pays : un bouffon trépané qui agonise dans un puits d’ombre. Yal Sadat EDDINGTON États-Unis, 2025 Réalisation, scénario Ari Aster Image Darius Khondji Son Paul Hsu, Phillip Bladh Montage Lucian Johnston Musique Daniel Pemberton, Bobby Krlic Décors Matthew Gatlin, Elliott Hostetter Costumes Anna Terrazas Interprétation Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Austin Butler, Emma Stone Production A24, Square Peg, 828 Productions Distribution Metropolitan Filmexport Durée 2h27 Sortie 16 juillet    
par Yal Sadat
Photogramme de Montagne sans garçon, film de Vega Babinet.
Actualités, Festival Côté court de Pantin, Festivals

Les films de la 34e édition du festival Côté court de Pantin ont manifesté un mal-être diffus et anti-dramatique.

La profuse sélection de court métrages du festival, fer de lance du jeune cinéma, a mis les spectateurs face à la solitude de plusieurs jeunes personnages. Si Édouard Sulpice, présent dans trois films de la compétition Fiction, est depuis plusieurs années un « acteur pantinois », c’est sans doute parce qu’il incarne, à la fois benêt et lucide, volontaire et triste, la solitude comme un état de fait plutôt qu’une marginalité comique stylisée. Dans Les Tracances (Victor Boyer), où il vient passer quelques jours dans le Lot chez les parents d’un ami, il semble à la fois disponible et imperméable à la rencontre. Suzanne de Baecque, dans Le Pont du vaisseau (Robin Zimmer), campe une solitaire plus décomplexée, souvent brusque : retranchée avec sa canne à pêche sur le peu touristique quai d’Austerlitz, elle aspire à quitter Paris tout en imposant à l’image sa grande silhouette déterminée et désabusée. Cette nouvelle génération d’acteurs et d’actrices ne poétise plus la fuite. Édouard Sulpice et Simon Bertin Jaulin dans Bel Companho de David Ingels (Festival Côté Court, 2025). Bel Companho (David Ingels) joue du trouble, en redoublant les hésitations caractéristiques de Sulpice par une tonalité incertaine. Deux personnages marchent dans la forêt, en rencontrent un troisième ; les répliques, à la lisière de l’insignifiant, répétitives, tombent dans le silence. On craint un retournement fantastique ou horrifique, mais l’étrangeté vient de la présence de la forêt dont le déboisement désespère les promeneurs. Bel Companho est littéralement crépusculaire : son avant-dernier plan abandonne les humains et attend longuement que le soleil passe derrière une montagne. Rien de plus anodin et transcendant à la fois que la tombée de la nuit, mais celle-ci a quelque chose d’une disparition moins cyclique. À l’inverse du pôle indolent du jeu contemporain, Céleste Brunnquell, dans Montagne sans garçon (Vega Babinet), est toute en nerfs, fébrile et directe. En deux plans fixes akermaniens, elle exécute une routine matinale au bord du déraillement. Le personnage se prépare pour aller se faire avorter ; l’événement est immergé dans la dramaturgie instable et obscure de dix minutes de vie. De différentes manières, le quotidien se fait le porteur d’un désarroi lancinant, qui sonne comme une émotion d’aujourd’hui. Mathilde Grasset    
par Mathilde Grasset
Superman de James Gunn (2025)
Actualités, Critique

Superman de James Gunn : Même pas cape

Après le virage très sérieux et sombre de DC (The Batman, Joker…), le Superman de James Gunn marque un retour à l’enfance qui ressemble fort à un repli régressif, symptôme du retard qu’ont pris les films de super-héros et leur ambition « réparatrice ». Superman s’écrase au milieu d’un champ enneigé, ventre à terre, face tuméfiée contre la glace. Sa respiration évoque un roucoulement malade, puis un sifflement s’échappe de lui. Le voilà ramené à la métaphore ornithologique qu’on lui accole souvent : « Là-haut, dans le ciel ! Est-ce un oiseau ? » Cette fois, on dirait bien que oui. Mais, loin d’annoncer une vision plus animale du personnage, le sifflement attire une autre sorte de bête. Un toutou à cape rouge galope dans la poudreuse et vient fêter son maître putatif, manière de faire démarrer son aventure en donnant le ton : tout, dans ce nouveau Superman dont le super-chien est l’omniprésente mascotte, sera digne d’un spot de pub pour des croquettes. On sait d’ailleurs que ces dernières sont marketées en flattant les goûts des enfants, comme le fait James Gunn avec cette version infantile de la franchise DC – à rebours des ruminations adultes bouillonnant sous les masques dans Man of Steel, Justice League, The Batman ou Joker. Retour à l’enfance du mythe ? Après tout, pourquoi pas : l’âge adulte selon DC ressemblait parfois à un fantasme d’ado gothique. La neige du début pourrait suggérer un effort de table rase. Clark Kent et son double, sous les traits de David Corenswet, concentrent la naïveté propre à la figure – c’est par essence un nouveau-né face à l’humanité, doublé d’un grand gamin godiche à la rédaction où il travaille avec Lois Lane. Naïveté ici mise au carré, nous incitant à être aussi enfant que lui. Las, l’interview que Lois exige de Clark afin de clarifier son rôle dans un conflit entre nations (fictives) trahit une ambition contraire : coller à l’actualité géostratégique la plus sérieuse. Le surhomme a-t-il bafoué le droit international et fait preuve d’ingérence dans la guerre livrée par la Boravie, alliée des États-Unis, à la population opprimée du Jarhanpur ? Quelle est la légitimité de ce faiseur de paix filant à la rescousse des Jarhanpuriens ? Le vieil ennemi Lex Luthor, roi de la tech au crâne lisse de grand baby boss, profite de ce doute pour jeter l’opprobre sur Superman. Le justicier se voit accusé d’intervenir dans le seul but de se constituer un harem de Boraviennes. Superman de James Gunn (2025) En résumé, Superman roule pour l’Ukraine et la Palestine, s’en va les défendre la bouche en cœur avant qu’un crypto bro (krypto-bro ?) technophile, libertarien et chauve lui savonne la planche en ajoutant son nom aux dossiers Epstein, en vue de mieux sponsoriser un dictateur mi-Poutine, mi-Netanyahou. Problème : une réalité alternative voyant un Elon Musk (patronyme très DC en soi) financer les massacres perpétrés par des amis de la Maison-Blanche n’a rien de très original. L’homme qui vole au-dessus des lois en fourguant la paix mondiale, c’est désormais Trump, dont la stratégie en matière d’image a changé de camp. Élu une première fois sous les atours d’un Joker populiste, voire d’un Bane (méchant de The Dark Knight Rises) promettant de « prendre le pouvoir aux élites pour le rendre au peuple » – les memes comparant le milliardaire à un super-vilain avaient fleuri parmi ses propres supporters –, l’actuel président est revenu dans le costume de Superman, précisément. Celui d’un homme providentiel au visage maculé de sang, brandissant le poing en contre-plongée devant le Stars and Stripes. Comment, alors, faire de l’icône Superman la protectrice des territoires envahis, alors qu’elle est préemptée par un gouvernement qui humilie Zelensky et projette de changer Gaza en resort géant ? Gunn court après une actualité imagière plus rapide que lui. Superman de James Gunn (2025) La boussole morale (et esthétique) des films de super-héros semble affolée par cette redistribution des rôles. L’Amérique n’étant plus perçue, en dehors du camp MAGA, comme une âme pure parée des couleurs du fameux monde libre, le genre est contraint de renoncer au principe réparateur adopté dès les années 2000. Il s’agissait alors de panser les plaies ouvertes par le 11 Septembre, et de montrer non seulement l’opposition de deux blocs, mais la possibilité d’une troisième voie pour sauver le monde. Les héros rejetaient à la fois le terrorisme et la war on terror, personnifiant une puissance honteuse, durement réveillée de sa candeur fifties : à la fin de Captain America, l’avenger était décongelé dans le présent pour découvrir, hébété, que sa nation était devenue une technocratie next-gen corrompue, et que son bon vieux monde bipolarisé n’était qu’un décor d’après-guerre destiné à entretenir ses illusions (donc son patriotisme). Depuis, l’imagerie trumpiste a ravivé ce décor-là, alors que les enjeux stratégiques sont moins binaires que jamais (Chine, Europe et Iran se partageant le masque du super-vilain aux yeux de Trump). Ce qui ne laisse d’autre choix à Gunn que simplifier l’équation, mettre les angoisses (inter)nationales à la portée des tout petits. D’où ce dessin animé humain, moins proche de Disney que des cartoons matinaux qui accompagnent les céréales. D’où aussi l’aberrant chien à cape, signe d’un repli régressif, d’une abdication devant un état du monde qui n’inspire plus Gunn. Lire aussi : Hollywood rêve-t-il encore ? L’ex-scénariste du studio Troma n’est pourtant pas le moins respectable des artisans au service du super-héroïsme. Ici, il se cherche en vain une contre-imagerie, délire les échelles, reconduit son goût très bis pour les golems plus larges que hauts (Ultraman, héritier du King Shark de The Suicide Squad et des monstres de Troma) et esquisse les silhouettes comme si elles revenaient de la « Vallée de l’étrange » (comme on nomme l’inquiétante réalité qu’évoquent les cyber-simulations diverses), sans obtenir autre chose qu’une dérision flemmarde – fagoté comme un trio de musiciens baltes à l’Eurovision, le Justice Gang en fait les frais. C’est dans la prison hi-tech de Luthor, où les cellules s’empilent au sein d’une structure dont le gigantisme miniaturise les détenus, alignés comme autant de figurines sur une étagère, que s’éclaire le projet : non pas rendre à Superman ses souvenirs et sa nature organique (vrai-faux sujet du film), mais le pétrifier dans un devenir de jouet animé par des marionnettistes adultes qui, face au chaos qu’ils prétendent représenter, préfèrent finalement jouer à coucou-caché. Yal Sadat    
par Yal Sadat
La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer
Actualités, Entretiens

Entretien avec Mica Levi : Comme un saut au ralenti

Grâce à ses collaborations avec Jonathan Glazer et Pablo Larraín entre autres, Mica Levi a commencé à construire un rapport matériel à la musique de film, au point de peut-être révolutionner la notion même de bande originelle. Après trois albums avec The Shapes, vous avez composé votre première bande originale pour Jonathan Glazer à 27 ans. Comment s’est faite cette rencontre ? Je pense que Jon voulait quelqu’un sans expérience préalable, qui n’ait pas d’exigences ni d’idées préconçues, et qui pratique des tarifs acceptables. Je me suis fait les dents sur un début de montage d’Under the Skin, suffisamment proche du résultat final pour que je puisse me familiariser avec la matière, le rythme et l’atmosphère. À moins de connaître très bien le réalisateur, il m’est difficile de travailler à partir du scénario, quand il n’y a pas encore de texture visuelle ou temporelle. Vous venez d’une famille de musiciens et avez suivi une formation musicale. Quelle place a occupé le cinéma dans votre parcours ? On regardait parfois des films, surtout à la télévision, mais je n’ai vraiment découvert le cinéma que bien plus tard. Si la musique expérimentale m’intéresse depuis l’adolescence, je n’ai pas rencontré à ce moment-là le cinéma expérimental. Après Under the Skin, c’est tout un monde cinématographique qui s’est ouvert à moi, proche de la musique et des groupes que j’aime. À Venise, où Under the Skin a été présenté, Pablo Larraín vous a proposé de composer la musique de Jackie, un projet très lointain du travail de Glazer. Comment l’avez-vous abordé ? Jackie Kennedy m’intéressait, j’ai passé un temps fou à la regarder porter ce tailleur rose au cours d’une vertigineuse recherche d’images. Cela m’a semblé tout à fait naturel de composer une musique qu’elle aurait pu écouter, et qui n’aurait pas complètement détonné avec l’époque. Je me la représentais comme une personne en état de choc, sous l’emprise de nombreux analgésiques, mais qui réussit à faire face, à part quelques débordements ici et là. J’ai essayé de trouver la traduction musicale de cet état. Autoportrait réalisé par Mica Levi. Vous avez ensuite collaboré avec Alejandro Landes pour Monos, sur des enfants dans la jungle colombienne. Alejandro avait l’intention de rendre le film presque insituable, et la musique ne devait pas non plus correspondre à une époque ou à un lieu donnés. Plus que la dimension politique du film, j’ai aimé le fait que le genre d’un des personnages ne soit pas clairement défini, et peut-être même que ce personnage soit trans. Cet élément apparemment périphérique me semble raccorder le récit d’apprentissage au contexte d’une guerre d’enfants-soldats. Lorsqu’on m’a envoyé Monos, il était assez proche du montage final. Il y a plusieurs années, j’avais réalisé un sample en soufflant dans une bouteille, mais cet enregistrement était étrange parce qu’on y entendait aussi une nuée d’oiseaux piaillant soudain pendant l’enregistrement. Cette dimension techno-naturelle m’a semblé juste pour le film. J’ai travaillé à partir des vêtements et objets utilisés sur le tournage, une matière brute qui dénotait à la fois une vie réduite aux nécessités premières et marquée par les extrêmes. Vous avez retrouvé Glazer à plusieurs occasions, notamment sur deux courts métrages tournés durant la pandémie, Strasbourg 1518 et le magnifique The Fall. Vous formez presque un duo, maintenant. C’est comme si je partageais ma vie avec les films de Jon, un pied dans ce monde, un autre dans le sien. Ma méthode change, mais la liberté qu’il m’accorde reste, comme l’engagement total qu’il me demande : beaucoup de temps, aucune complaisance – et pas de peur. La Zone d’intérêt marque une nouvelle étape de votre collaboration : de même qu’il y a un défi éthique et artistique à représenter les camps d’extermination, il y en a un à les mettre en musique et en sons. J’ai travaillé avec Jon et Paul Watts, le monteur, tous les jours pendant un an, en essayant plusieurs idées et approches musicales. Comme pour Under the Skin, une intuition première a trouvé sa place dans la bande-son auprès d’idées qui ne sont apparues qu’après une année de laborieux efforts et d’étroite collaboration. Dans l’instrumentation, j’ai pensé très tôt que les voix seraient importantes. Une autre idée de départ était le feedback de la guitare. Le film explore la nature humaine et des tendances qui sont aussi vieilles que le temps. La présence de l’électronique représente cette évolution, donc elle prend aussi des formes anciennes. Il était important pour Jon que les caméras aient une aussi haute définition que possible, pour rendre le film le plus réaliste et proche de nous, au lieu de le confiner aux livres d’histoire. Très tôt, il a proposé que l’approche musicale soit de la même facture, en très haute résolution en quelque sorte. J’ai tenté d’imiter les différents changements de focale, par exemple un zoom avant musical. J’ai opté pour une musique qui descendait et montait progressivement, et cette technique s’est avérée la clé du mouvement musical du film. Ces variations produisent une sensation étrange, car il est impossible de descendre ou de monter aussi lentement dans la vie réelle, c’est un peu comme si on essayait de sauter au ralenti. Cela ramène la bande-son à une modernité teintée de surréalisme. Autoportrait réalisé par Mica Levi Aviez-vous l’impression que votre composition relevait aussi d’une éthique ? Oui, parce que, finalement, La Zone d’intérêt est profondément engagé dans une exactitude historique, sans pour autant être réel. L’esprit doit être autorisé à accéder à un niveau de réalité différent, pour faire pleinement l’expérience du film. Jon et moi avons été inspirés par le peintre Philip Guston (1913-1980, ndlr), que notre ami Ryan Hawaii nous a fait connaître. Il s’agissait moins de regarder d’autres films que de nous laisser guider par le travail d’un peintre, ce que je trouve en général plus fécond dans la création d’un film. Je crois que la musique de La Zone d’intérêt n’intervient pas dans le monde des personnages, et presque pas dans le film, elle flotte dans l’air, elle existe visuellement, presque exclusivement dans des situations abstraites, avec une couleur si saturée qu’elle s’aplanit, aussi éloignée de la réalité que les images thermiques, qui ne restituent que la chaleur corporelle. La partition apporte un point d’interrogation, une mesure de la distance entre l’abstraction et la banalité humaine ; elle vous mène au film (le noir), puis sous le film (les images thermiques), puis derrière lui (le rouge), vous fait repasser dessous (thermique) et vous en sort (le noir à nouveau). Lire aussi : La parole et les cris, table ronde sur La Zone d’intérêt Quand vous composez, travaillez-vous avec un instrument particulier ? J’ai lu qu’Harry Partch (1901-1974), un compositeur autodidacte qui fabriquait ses propres instruments, faisait partie de vos influences. Vos bandes originales, leurs variations microtonales, évoquent ce type d’approche. Tous les instruments marchent, c’est la façon dont on en joue qui compte, mais je suis surtout proche des cordes, de la flûte traversière et des percussions, et sensible aux composantes particulières d’un film, qui peuvent m’emporter ailleurs, m’impressionner, me rendre un peu triste ou me faire réfléchir. J’aime que ça ne devienne pas trop cérébral, que les choses soient belles, vivantes. Quand Nan Goldin m’a écrit pour Sirens et Memory Lost (lire Cahiers nº 817), c’était très émouvant pour moi. Je lui ai dit que son art avait été pour moi une boussole dans l’existence. Elle m’a fait visiter son exposition à la Tate Gallery et m’a parlé de la série de photos Memory Lost, ce qu’elle ressentait quand elle les a prises. Ce temps passé ensemble m’a été très précieux, à mon retour j’ai regardé les photos à nouveau et composé, et je lui ai aussi envoyé une improvisation préexistante pour piano, guitare et magnétophone avec CJ Calderwood que je pensais qu’elle aimerait, et qui, en effet, a été intégrée à l’œuvre – j’ai travaillé dans une liberté totale. Entretien réalisé par Alice Leroy par courriel, le 17 juin.        
par Alice Leroy
Stop Making Sense de Jonathan Demme
Actualités, Critique

Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985)

Nul besoin d’être un adorateur des Talking Heads pour savourer le film de Jonathan Demme, rare exemple d’harmonie entre les puissances propres du cinéma et du concert de rock. Dès les premiers plans et l’apparition progressive du leader, David Byrne, c’est tout un genre (celui du film-concert) qui redémarre à zéro, promet d’être autre chose que l’enregistrement d’une prestation donnée tel jour, tel lieu, pour tel public. Le montage restitue d’ailleurs une essence rêvée, hybridant trois soirées distinctes. Mimant la timidité du novice qui passe une audition (« J’ai une cassette que j’aimerais vous faire écouter »), le personnage-Byrne reprend d’abord « Psycho Killer » au stade de la feuille blanche. Mieux, à celui d’une fiction sonore : un beat électronique paraît jaillir tout droit de sa radiocassette, posée sur la scène nue. Le trucage, indissociablement scénique et filmique, fait de toute musique une possible bande-son, ici pour les allers-venues de son corps instable, pas rassurant, avec ses riffs syncopés et son refrain tout en fricatives (« fa fa fa fa »). Stop Making Sense raconte, pour une bonne part, l’histoire de ce corps protéiforme, auquel vient peu à peu s’agglomérer le corps social des musiciens. Bassiste, batteur, choristes, la bande grossit à chaque morceau jusqu’à aboutir, au bout d’une vingtaine de minutes et avec l’aide des machinistes, à cette formation élargie (mixte et multiethnique) qu’appelaient à l’époque les riches arrangements funk et afrobeat du groupe. Sans être aussi exubérants que le chanteur, tous auront leur moment, l’occasion de se distinguer. Le frottement des deux types de présence (rôles habités chez Byrne, sourires détendus et adresses au public chez les autres) fait d’ailleurs le sel du show. Stop Making Sense de Jonathan Demme (1985). Domine donc l’impression d’une synchronie magique – concert engendrant film, film engendrant concert. Les changements à vue du décor et le crescendo des performances tendaient forcément la perche au cinéma, encore fallait-il les épouser sans les aplatir, comme dans le style MTV alors dominant, sous une couche d’artifices. Épurée, la mise en scène ne donne pas non plus dans le voyeurisme gestuel de nombreux documentaires sur le rock, prompts à traquer le mystère de la musique sous la peau des interprètes ou les grimaces des fans. Lire aussi : “On vivait la nuit, on fréquentait les clubs où des groupes comme les Talking Heads ou les New York Dolls faisaient l’événement.” Entretien avec Bette Gordon Hormis à la toute fin, le public reste caché dans le noir, et c’est le monde théâtral de la scène, ses lumières et ses ombres, ses chorégraphies variées et pimentées par les numéros de Byrne (séance d’aérobic, danse fredastairienne avec un porte-manteau, costume de cartoon…) qui focalise l’attention minutieuse des caméras. En vase clos ? Si le film a traversé aussi facilement le temps, il le doit justement à ce côté abstrait, retournant la « captation » contre le spectateur : nous voilà captés et captifs, titillés dans notre immobilité jusqu’au dilemme (on danse, ou on regarde ?). À trop gesticuler, on raterait pourtant le beau suspense formel qui s’ouvre à chaque morceau, aucun n’étant filmé de la même manière. Le découpage paraît anticiper et accompagner à la fois le rythme et l’esprit des chansons, jouant parfois des forces accumulatrices du plan long (« Once in a Lifetime »), oscillant ailleurs d’un espace à l’autre de la scène pour créer duos, face-à-face ou indifférences mutuelles. Comme dans la musique du groupe elle-même, comme aussi dans les meilleures comédies musicales, l’exaltation physique dérive ici du contrôle, la frénésie de la rigueur. Élie Raufaste  
par Élie Raufaste
Arco d'Ugo Bienvenu (2025)
Actualités, Festival International du Film d'Animation d'Annecy, Festivals

Les films de la 49e édition du Festival d’Annecy trouvent matière à rêve dans le passé.

Si le festival d’Annecy a invité à une recherche des origines, c’est peut-être à cause de la situation du secteur : Malgré l’ouverture annoncée pour 2026 d’une Cité internationale du cinéma d’animation, le secteur reste ébranlé par la chute des commandes des plateformes. Les grands-parents peuvent bicher : quatre films de la compétition Contrechamp du Festival d’Annecy leur étaient dédiés (Balentes, Olivia et les nuages, Space cadet, Les Contes du pommier). Cette fête aux aïeuls était indissociable d’œillades appuyées en direction de la trace photographique, symptôme sans doute d’un besoin du cinéma d’animation de rappeler à quel point il n’est pas coupé du monde : d’où le nombre de films explicitement adressés, dans des cartons finaux, aux grands-parents mais aussi aux enfants tourmentés par la guerre (Allah n’est pas obligé) ou la pauvreté (Olivia et le tremblement de terre invisible). Le parachutage de la photographie en milieu dessiné impose un sursaut de réalisme, là où l’animation prend en charge l’incomplétude de la mémoire. Dans Nimuendajú (Tania Cristina Anaya), reconstitution de la vie de l’ethnologue Curt Unckel, la photographie sépia d’indigènes confinés dans des réserves comble le blanc qui borde, troue, arrête le dessin. Dans Endless Cookie (Seth et Pete Scriver), la photographie familiale recadre momentanément le délire d’un récit absurde fait de digressions et d’un dessin volontairement rudimentaire, régressif et sur-coloré : elle arrime la nonchalance de l’ensemble au désir de faire entre frères le portrait d’une famille d’autochtones canadiens. Balentes revisite Lumière Photo-sensible, l’animation la plus inventive l’a surtout été en interprétant les origines du cinéma. Dans le saisissant Balentes de Giovanni Columbu, l’événement relaté de façon elliptique est minimal : en 1940, deux enfants sardes libèrent des chevaux destinés au combat, un villageois les dénonce, l’un d’eux est tué. Les traits de pinceau noirs et blancs sur papier suggèrent les reliefs spectaculaires du paysage autant que les rides d’un visage ; leur battement, image par image, identifie le film aux éléments représentés (feu et vent), comme s’il crépitait lui-même. La dévoration du blanc par le noir et vice-versa renvoie par moments au rongement d’une vieille pellicule par les champignons ; les chevaux au galop sont la version dessinée de ceux de Muybridge, tandis qu’un plan suggère L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat. Le cinéma se propose de recommencer là, dans le noir d’une guerre silhouettée, avalé par une animation qui fait du souvenir de ses premiers temps le moyen d’imposer une obscurité souveraine. Balentes de Giovanni Columbu, présenté au festival d’Annecy 2025. Lire aussi: Animation au Festival de Cannes – Arco d’Ugo Bienvenu et Planètes de Momoko Seto Si Arco (Ugo Bienvenu), meilleur film de la compétition officielle et vainqueur du Cristal d’or, vise aussi des origines, ce sont plus directement celles du dessin. Les humains du futur, pour voyager dans le temps, carburent à l’arc-en-ciel : pendant les trajets, leurs corps se décomposent, retournent au stade prénatal du simple agencement de couleurs. Au lieu d’aller voir les dinosaures, Arco se perd dans un passé moins lointain, 2075, au moment où des phénomènes climatiques extrêmes s’abattent sur une société robotisée. Grâce aux peintures rupestres d’un robot en fin de vie, les parents d’Arco, restés dans le futur, retrouvent sa trace et viennent le chercher. Nouvelle préhistoire, laissant loin derrière la mauvaise pente que l’on suit. En son absence, les parents d’Arco ont vieilli : lorsqu’ils le retrouvent, ils ressemblent sans s’en catastropher… à des grands-parents. Rides du passé et du futur, aux deux extrémités du temps ; vieillir tranquillement, voilà donc l’utopie pour l’humanité autant que pour l’animation, qui irise de traits multicolores les ciels encombrés, et vise des histoires refondatrices. Mathilde Grasset  
par Mathilde Grasset

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