L’Heure suprême de Frank Borzage (1927).
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Borzage, l’heur suprême

RÉTROSPECTIVE. Rendre à l’amour sa grandeur, make love great again : c’est ce que Frank Borzage s’est employé à faire avec douceur et obstination pendant quarante-huit ans. La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé (Paris) projette trente de ses cent trois films, dont deux immenses mélodrames muets dans des versions récemment restaurées par le MoMA. Est-ce parce qu’il est entré dans le cinéma en tant qu’acteur, après les théâtres itinérants de son adolescence, que Frank Borzage est rarement cité parmi les grands cinéastes hollywoodiens classiques ? Connu pour la douceur de sa direction, il était adoré de ceux qu’il a fait tourner. Deux westerns courts de la rétrospective le montrent acteur dans les premiers films comme qu’il a lui-même signés : « pèlerin » du Pilgrim (1916), il trouve du travail dans un ranch mais boude le dortoir pour camper dehors, son âne dans les bras ; riche héritier en rupture de ban et porté sur la bouteille dans Nugget Jim’s Pardner la même année, il tombe amoureux de la fille de l’orpailleur qui l’embauche mais se voit bientôt rappeler dans l’Est par son père. Entre le chercheur d’or, sa fille et lui, le montage orchestre une triangulation des regards d’une durée inédite, comme si Borzage, dès ses débuts, posait sa définition intuitive du cinéma : un art dans lequel la caméra mesure la distance entre deux êtres et son coût émotionnel. Quand ce ne sont pas de tels raccords-regards qui diffèrent le moment de la séparation, c’est un personnage de dos qui s’éloigne de l’aimé(e) : lui encore, campé sur la plateforme du train à la fin de Nugget Jim’s Pardner, ou bien, vingt-cinq ans plus tard, la mère qui, du train, voit sa fille emmenée par les nazis dans La Tempête qui tue. Savoir partir et laisser partir se révèle parfois la clef d’une union retrouvée, mais pour qu’elle ait lieu, il faut faire l’image, comme dirait Beckett. Jamais moralistes, les mélodrames de Borzage font du cadre le responsable de cette cristallisation souvent chargée d’érotisme (Mary Duncan s’étendant nue devant l’aventurier vierge de La Femme au corbeau, 1929). Les amants n’ont d’avenir que s’ils gravent cette vision dans leur regard et acceptent qu’elle sera peut-être la dernière. Dans L’Heure suprême (1927), quand Chico (Charles Farrell) part à la guerre, il ne sait pas encore qu’il y perdra la vue, mais sur le seuil de la porte, de dos en amorce, il dit à sa fiancée : « Ne bouge pas, reste exactement là. Je veux remplir mes yeux de toi. » Les films que Borzage tourne à la Fox avec le couple d’acteurs de L’Aurore de Murnau, Charles Farrell et Janet Gaynor, sont de fait ses chefs-d’œuvre. Un intéressant documentaire de l’historienne du cinéma Janet Bergstrom, montré en sa présence ce 19 septembre, évoque l’« héritage expressionniste » commun aux deux cinéastes. L’Heure suprême, ouvert dans les égouts de Paris où travaille Chico, chemine de séquence en séquence vers son loft qui surplombe la ville. Si ce mouvement ascensionnel est devenu la marque de fabrique de Borzage, il a trop souvent été pris pour une transcendance spiritualiste. Or Borzage est un esthète du concret : qu’il situe ses films à Paris, à Naples (L’Ange de la rue, 1928) ou au fin fond de l’Amérique rurale, la puissance du sentiment s’y arrime aux lieux et même aux objets. Dans le bouleversant L’Isolé (1929), Farrell, invalide de guerre en fauteuil roulant qui passe son temps à réparer les objets cassés, s’aper- cevra que la jeune paysanne qui lui rend visite régulièrement le « répare » lui aussi. Le matérialisme de Borzage le fait sensément passer par la Columbia pendant la Grande Dépression, et Ceux de la zone (1933) se situe à mi-chemin entre l’obsession chaplinienne de la faim (comment cuisiner sans four dans un bidonville new-yorkais ?) et le cynisme surmonté d’un Capra. Spencer Tracy y déambule en haut de forme sur la 5ᵉ Avenue, un plastron lumineux d’homme-sandwich clignotant sur le torse pour une marque de café – autant dire, l’incarnation du cinéma qui vient, prêt à se vendre mais déterminé à continuer à marcher, la tête haute et l’amour à son bras. Charlotte Garson Du 3 septembre au 7 octobre, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, Paris. www.fondation-jeromeseydoux-pathe.com
par Charlotte Garson
L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel (2025). © Memento
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L’Intérêt d’Adam de Laura Wandel

Le premier film de Laura Wandel se distinguait par le jusqu’au-boutisme de son ascèse formelle. Un monde prenait à la lettre la promesse d’une mise en scène « à hauteur d’enfant » (porte ouverte aux dérives gnangnan, en général) en escamotant les adultes du cadre – ajusté au pas d’une écolière témoin du harcèlement subi par son frère. L’Intérêt d’Adam recourt également aux plans-séquences, mais l’immersion est plus fragile. L’infirmière en chef d’un service hospitalier (Léa Drucker) accueille un garçonnet souffrant de malnutrition et dont la mère (Anamaria Vartolomei) s’efforce de conserver la garde. De la chambre où la jeune femme protège maladroitement son fils aux bureaux où l’infirmière plaide pour la clémence des services sociaux envers ce petit bout de famille dysfonctionnelle, les travellings serpentent entre les facettes d’un dilemme politico-moral, glissant du théâtre humaniste de la médecine à ses froides coulisses administratives. La chorégraphie sinueuse embrasse moins un point de vue ou une absence, comme dans Un monde, qu’elle ne des- sine une chaîne, un continuum schéma- tique : conflit conjugal = faille parentale = couperet légal = tentative de laisser une chance à une femme précarisée sans mettre en péril son enfant. La soignante dévie de l’ornière procédurale afin de sauver à la fois Adam de sa mère, et cette dernière d’elle-même. Mais le dispositif, lui, reste sur des rails tout tracés. C’est le propre du travelling, même tremblotant façon Dardenne : forcer l’empathie grâce à des effets immersifs qui orientent le regard sur les événements au point de cadenasser les conclusions que l’on peut en tirer, sans ménager d’espace pour se faire sa propre idée de ce qu’est le réel intérêt d’Adam. Yal Sadat L’INTÉRÊT D’ADAM  Belgique, France, 2025 Réalisation Laura Wandel Scénario Laura Wandel Photographie Frédéric Noirhomme Montage Nicolas Rumpl Interprétation Léa Drucker, Anamaria Vartolomei, Alex Descas Production Les Films du Fleuve, Les Films de Pierre, Dragons Films, Lunanime Distribution Memento Durée 1h13
par Yal Sadat
Où finit la vie ? de Judit Elek (1968).
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Les solitaires de Judit Elek à La Rochelle

FESTIVAL. Redécouverts début juillet au Fema La Rochelle, les premiers films de la Hongroise Judit Elek sortent en salles dans la foulée, avant une rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire BPI au Forum des images à Paris (du 17 septembre au 23 novembre) puis d’une intégrale en DVD. Pour qui se faufilait entre les grandes rétrospectives du Fema (Christian Petzold, Barbara Stanwyck, Claude Chabrol) – tristement amputé d’un jour à cause d’une baisse des subventions départementales –, il était possible de découvrir trois films de Judit Elek, figure méconnue du cinéma hongrois moderne. Deux courts métrages, Rencontre (1963) et Où finit la vie ? (1967), datent de ses débuts au Studio Béla Balázs, lieu d’émulation artistique et de relative liberté politique par rapport à la production officielle, où Elek fut la première à mélanger fiction et documentaire, en s’inspirant des techniques du cinéma direct. Dans le premier, elle s’appuie sur des non-professionnels (un ami écrivain et une infirmière) pour imaginer un rendez-vous galant dans les rues de Budapest, la contrainte de l’improvisation nourrissant l’impression d’une vraie première discussion, rigide, pleine de petits ratages. Les célibataires livrent un état des lieux de leur vie sentimentale, puis retournent à leur « tourbillon de solitude », une formule de l’homme qui pourrait servir de sous-titre à la rétrospective, tant le thème paraît insistant chez la cinéaste. Dans le second, se succèdent (dans un ordre qui les rend plus tolérables) un départ à la retraite synonyme de mort sociale et les débuts d’un adolescent comme apprenti dans une usine, deux portraits réconciliant sociologie et empathie, étude de cas et gravité existentielle. À côté de ces trames prélevées à même le réel, la dignité mélancolique de l’héroïne de La Dame de Constantinople (1969), une femme âgée poussée à troquer son appartement spacieux, peut sembler un peu plus affectée. On pense à une Nouvelle Vague alternative, qui aurait filmé le grand âge plutôt que la jeunesse. Autour de son héroïne, Elek retrouve le hasard grâce à la foule, d’abord dans une véritable « foire au logement », puis lors d’une fête imprévue où le salon est envahi par un flot de visiteurs qui entrent là comme dans un moulin. Dans une capitale en manque de logements, les idéaux communistes ne peuvent pas faire long feu : l’accumulation de plans-séquences remplis à ras bord de figurants reflète une fatigue aussi sociale que physique. Les photographies, bibelots et souvenirs de la « dame », qui tapissent les murs, annoncent un autre volet de l’œuvre, celui de la mémoire nationale, de ses déficits comme de ses trop- pleins. Pour le premier versant, on attend le cycle organisé par la Cinémathèque du documentaire de la BPI, qui permettra de découvrir, outre un récit autobiographique (L’Éveil, 1994), les documentaires plus tardifs que cette rescapée du ghetto de Budapest a consacrés aux Juifs de son pays. Le second s’incarnait déjà dans les fictions sorties cet été, à l’échelle de couples ou de familles englués dans un quotidien sans horizon. Dans l’envoûtant Peut-être demain (1979), deux amants tentent de sauver leur relation boiteuse, bientôt submergés par une cohorte de personnages secondaires sur lesquels la caméra s’attarde à égalité, dans une campagne décrépite. Les maisons de Judit Elek sont malades, ce que confirme La Fête de Maria (1984), où un décor en apparence plus luxueux sert, le temps d’une villégiature à la Tchekhov, à faire du XIXᵉ siècle le miroir du présent : « C’est ridicule de confondre son propre agacement avec l’émotion de la nation », y lance-t-on au cours d’un repas. Parions que cette confusion est au contraire savamment entretenue par la réalisatrice, habile à dissimuler l’esprit du temps sous une mélancolie un brin surannée. Élie Raufaste
par Élie Raufaste
Diciannove de Giovanni Tortorici (2025).
Actualités, Festival Nouvelles Vagues de Biarritz, Festivals

Biarritz : jeunesses à contretemps

FESTIVAL. La 3ᵉ édition du festival Nouvelles Vagues, qui s’est tenue du 24 au 29 juin, a été l’occasion de découvrir deux beaux premiers films inédits en France. L’angle du festival Nouvelles Vagues de Biarritz est la jeunesse, et les salles y sont effectivement très fréquentées par de jeunes spectateurs assidus, tandis que certains constituent deux des jurys (Jury des étudiants et Jury pass culture). En termes de programmation, la jeunesse est considérée soit en tant que sujet des films soit depuis l’âge des réalisateurs, les deux allant souvent de pair. Dans la compétition internationale, où se retrouvaient des films déjà repérés ailleurs (dont L’Engloutie de Louise Hémon et Urchin d’Harris Dickinson, vus à Cannes), deux premiers longs métrages ont constitué de belles révélations, qui n’ont pour le moment aucun distributeur en France. Diciannove de l’Italien Giovanni Tortorici, qui a été assistant de Luca Guadagnino (coproducteur du film), est centré sur quelques mois de la vie de Leonardo, 19 ans, qui se cherche en passant d’études de commerce à Londres à des études littéraires à Sienne, tout en découvrant sa bisexualité. Le film est à l’image de son protagoniste (incarné par l’excellent Manfredi Marini) : à la fois fantasque et d’un charme désuet. Il dessine le portrait d’un garçon qui se sent en décalage avec son époque, préférant notamment la littérature du XVIIᵉ siècle à celle du XXᵉ. C’est parfois un trait de la jeunesse que de se sentir anachronique tout en étant à la pointe du présent. The Crowd, de l’Iranien Sahand Kabiri, suit un groupe d’amis qui cherchent d’une certaine manière le contraire : vivre dans leur époque au sein d’une société étouffante. À Téhéran, Hamed prépare avec des copains une grande fête clandestine dans un garage abandonné hérité de son père, mais il va se confronter à son frère aîné, sévère conservateur, qui désapprouve cette idée. La parabole est claire, mais à travers elle le cinéaste prend surtout le temps de filmer une jeunesse moderne que le cinéma iranien montre rarement. Son envie de danser et sa vitalité débordent de la fable pour laisser s’exprimer une énergie qui crève l’écran. Marcos Uzal
par Marcos Uzal
Sand City de Mahde Hasan (2025).
Actualités, Festivals, Karlovy Vary

Karlovy Vary : le monde dans un grain de sable

FESTIVAL. Début juillet, la 59ᵉ édition du festival de Karlovy Vary a mis en avant des œuvres célébrant la poésie urbaine. « Une chose ratée, si tu la changes déplace, peut être une chose réussie. » Cet aphorisme de Robert Bresson est cité dans The Luminous Life, premier long métrage du jeune Portugais João Rosas, l’une des révélations de la dernière édition du festival tchèque injustement ignorée par le jury de la compétition internationale. Les Notes sur le cinématographe, évoquées à plusieurs reprises, n’y font pas seulement office d’hommage, elles commentent le quotidien du protagoniste, un jeune musicien qui oscille sentimentalement et déambule dans Lisbonne. La grande ville est aussi au cœur de la deuxième découverte de cette édition, le bangladais Sand City, lauréat de la compétition Proxima consacrée aux premières œuvres. Réalisé par l’autodidacte Mahde Hasan, cette sorte de « symphonie d’une grande ville » montre une Dhaka couverte de fumée, de sable et de poussière, théâtre d’un chassé- croisé entre un homme et une femme solitaires qui travaillent dans la même usine mais ne se connaissent pas. « Je voudrais voir le monde dans un grain de sable… Tenir l’infini dans la paume de ma main » : l’exergue de William Blake reflète l’ambition du film de relier le portrait individuel et collectif, l’intime et la critique sociale. Comme l’année dernière, le grand prix du festival, le Crystal Globe, a été décerné à un documentaire : Better Go Mad in the Wild de Miro Remo, une coproduction tchéco-slovaque sur deux jumeaux, anciens révolutionnaires, qui décident, l’âge venant, de ne plus sortir de leur petit village. Ils défient le capitalisme global en travaillant leur terre tout nus. Ce film étrange, non dénué de charme, a la force et les limites de sa modestie. Cette édition était la première sans Jiri Bartoska, président mythique du festival depuis 1994, décédé en mai. Après la Révolution de Velours, il avait réussi à dégager le festival de la tutelle soviétique et russe (de 1959 à 1993, l’événement se tenait en alternance entre Moscou et Karlovy Vary), sans renoncer à sa mission première : révéler les talents des pays de l’Est. Ariel Schweitzer
par Ariel Schweitzer
Mordets melodi de Bodil Ipsen (Mélodie meurtrière, 1944). © SVENSKA FILMINSTITUTET
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Cercle polar nordique

RÉTROSPECTIVE. L’un des points forts de cette édition d’Il cinema ritrovato aura été une sélection de polars scandinaves d’après-guerre. Il était temps de se demander si le tropisme nordique du polar dans la littérature et les séries actuelles puisait à une source cinématographique, celle où baignait la rétrospective Norden Noir, concoctée grâce à une collaboration entre les cinémathèques danoise, suédoise et norvégienne. Les invités de ces pays ont richement accompagné à Bologne ce programme de sept films autour d’une question de fond : qu’est-ce qui fait leur singularité par rapport au film noir américain ? Si l’on pense beaucoup à certains classiques hollywoodiens, même dans leur façon de dialoguer avec ceux-ci, les films présentés semblaient particulièrement singuliers. C’est le cas de I dimma dold du Suédois Lars-Eric Kjellgren (Dans le brouillard, 1953) qui s’assume à tel point en commentaire au Laura de Preminger que le détective chargé de l’enquête parle du film de Preminger à la jeune femme accusée du meurtre de son mari. Ce sont les déambulations de celle-ci fuyant la police dans la première partie du film qui rendent I dimma dold bien plus fascinant que le vulgaire Cluedo qu’il devient dans un second temps : dans ses errances sous le regard des passants pointe un désespoir glacé, magistralement filmé par le chef opérateur de Bergman de l’époque, Gunnar Fischer, la vie intérieure de l’héroïne étant bien plus construite ici qu’un véritable suspense de whodunit. Là où, côté américain, une lecture sociale semble toujours s’imposer en sous-texte, ici ce sont strictement les émotions qui priment, tantôt lumineuses, tantôt sinistres. Un autre exemple : le début du danois To minutter for sent de Torben Anton Svendsen (Deux minutes trop tard, 1952) peut faire penser au célèbre plan- séquence du Démon des armes de Joseph H. Lewis, mais ici la caméra portée dans la voiture, au lieu de filmer un cambriolage, saisit une rencontre hasardeuse entre un homme et sa belle-sœur qui déclenchera ensuite une scène de jalousie. Ou, de façon plus profonde, Dødener et kjæertegn de la Norvégienne Edith Carlmar, (La mort est une caresse, 1949), récit à femme fatale dont l’idylle avec un garagiste est sur- tout mis en danger par la banalité. Si le cœur tragique du film fait penser à Assurance sur la mort, c’est plus pour son amour fou que pour des manigances criminelles. La figure de la femme seule errante marquait déjà le pion- nier danois Mordets melodi de Bodil Ipsen (Mélodie meurtrière, 1944, l’un des deux films du programme réalisés par une femme), mais dans une ambiance de cabaret et de pathos qui fait émerger les pulsions de partout, avec une double hypothèse folle : le tueur ou la tueuse est-il une femme sous hypnose ou un homme ventriloque qui imite sa voix ? Le film le plus tardif du cycle, Pa slaget atte, du Norvégien Nils R. Müller (Huit heures précises, 1957) pousse à l’extrême ce versant rocambolesque, avec une intrigue qui amène tous les personnages à agir comme des criminels. Loin de rendre ce cinéma plus superficiel, l’absence d’en- jeux politiques évidents fait émerger un puissant fond mélodramatique. Ainsi l’inoubliable John og Irene (Absjørn Andersen et Anker Sørensen, 1949), où un duo de danseurs voit son amour sombrer dans la rage (et le crime) à la suite d’un manque de contrats pour leur spectacle, ou encore La Fille aux jacinthes du Suédois Hasse Ekman (1950), où le suicide d’une jeune femme devient sujet à enquête pour ses voisins, respectivement romancier et correctrice, détectives du dimanche retraçant les péripéties sentimentales de la défunte, véritable matière du film noir à la scandinave. Fernando Ganzo
par Fernando Ganzo
Avalanche de Mikio Naruse (1937).
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Il cinema ritrovato : lumières distantes

FESTIVAL. Du 21 au 29 juin dernier se tenait la 39ᵉ édition du festival Il cinema ritrovato à Bologne, occasion de plonger à nouveaux frais dans la mémoire infiniment ramifiée du cinéma. À Bologne, fuyant la chaleur de plomb de la ville sous arcades, le festivalier pénètre dans les salles obscures comme dans une taupinière où chaque film, des antiques raretés aux fraîches couleurs des restaurations, tire son propre tunnel. Émotion, par exemple, à se replacer dans les pas de débutants : des multiples incunables des premiers temps au début de Von Sternberg, The Salvation Hunters (1925), qui fait le grand écart entre abstraction (cartons sentencieux) et théâtre de matières, cernant la fragilité des destinées humaines au milieu des éléments brassés par d’immenses machines portuaires. Ou l’étonnant Aysel, batakli damin kizi de Muhsin Ertugrul (1935), premier film turc parlant adapté de la première femme prix Nobel de Littérature (Selma Lagerlöf), mélodrame féministe plein de trouvailles visuelles, observant dans des paysages campagnards noyés de soleil une jeune sainte engrossée par son patron se défendre vaillamment au tribunal, se faire ostraciser puis épouser avec l’aide de sa rivale. Côté restauration, on retrouve en Vistavision 6K les shoots de couleur d’Artistes et modèles de Frank Tashlin (1955), avec son couple ambigu de garçons idéalistes (Jerry Lewis et Dean Martin) dégrossi par deux filles tapageuses (Shirley MacLaine et Dorothy Malone) qui décape, en des touches si pop et délirantes qu’elles tournent acides, le portrait d’une Amérique fifties déjà trop irréelle. Autre style chez Lewis Milestone, dont l’auteur de ces lignes, peu amateur de films de guerre qui constituent l’essentiel de sa filmographie, a découvert le délicieux The Garden of Eden (1928, muet), astucieuse comédie lubitschienne (fausses transparences et joyeux masques, jeux de mains et de lumières) sur une chanteuse ingénue et maline débutant dans la vie galante ; et recommande le bizarre Poney rouge (1949 ; adapté de Steinbeck), dont le démarrage boy-scout à la gloire de la vie au ranch (un gamin roux au père faiblard s’éprend de Robert Mitchum, puis monte un poney) vire en chemin de croix animalier, pour s’achever sur deux sidérants moments d’horreur naturelle. Autres lieux, autres mœurs : les premiers parlants de Mikio Naruse étonnent par leur rythme soutenu et leur inventivité graphique en regard du silencieux retrait, à la langueur inquiète, des grands mélodrames posté- rieurs. Très scénarisés, volontiers bavards, ils posent des conflits familiaux où l’émancipation sincère des jeunes bute sur l’autel des valeurs traditionnelles, généralement magouillées. À l’instar du déroutant Avalanche (1937) abusant de flash-back, ou de l’inquiétude doucereuse d’Une fille dont on parle (1935), lointainement adapté de La Cerisaie de Tchékhov, les films procèdent par encerclements successifs, renvoyant après maints détours à une situation inextricable, à l’amertume ou à la mort. Les femmes sont les premières victimes de la veulerie des privilèges masculins, et Naruse leur accorde la place de la conscience sacrifiée. Comme dans Ma femme, sois comme une rose (1935) où Kimiko, pétillante jeune fille en chapeau melon, va chercher son père ayant abandonné le domicile familial pour une geisha, afin de le faire figurer à son mariage et de consoler sa mère délaissée. À la campagne, le rythme vif de la symphonie urbaine s’assagit devant l’horizon paisible des paysages. Kimiko découvre un dérisoire chercheur d’or détaché des réalités paupérisées de son nouveau ménage, tandis que la geisha, mère de deux enfants, se saigne pour envoyer de l’argent à sa première famille. Face à Kimiko, chef d’orchestre désillusionnée de ces êtres aux tempos dissonants, le specta- teur bolognais, éloigné dans le temps et l’espace, vibre aussi de sa propre discordance. Pierre Eugène
par Pierre Eugene
SOUTH PARK STUDIOS/COMEDY CENTRAL/PARAMOUNT +
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South Park (Saison 27) de Trey Parker et Matt Stone

Après deux ans d’absence, le monde de South Park s’est ranimé avec virulence cet été. La saison 27 s’est ouverte sur un épisode au démarrage inégalé de 6 millions de vues, où un Trump idiot et despotique – que Satan même trouve toxique – balade son micropénis. L’épisode opte littéralement pour de l’humour au-dessous de la ceinture, mais ce « simple appareil » cache un appareillage pertinent. La blague anatomique constitue un moyen direct pour attaquer ce chantre viriliste, en prenant pour ainsi dire le mal à la racine. La Maison-Blanche, touchée à vif, s’est défendue en assénant qu’« aucune série de quatrième ordre ne peut compromettre la série de succès du président Trump ». Or c’est déjà prêter un certain pouvoir à l’émission que de se prémunir ainsi de ses potentiels effets. S’en prendre symboliquement au corps présidentiel, c’est aussi tenter d’ébranler l’incarnation de son autorité. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ses détracteurs pratiquent la mise à nu de son effigie. Des statues de mousse géantes – molles, difformes et n’épargnant rien de sa physionomie – avaient éructé lors des précédentes campagnes présidentielles avec des messages du type « corrompu et obscène » ou « L’Empereur n’a pas de couilles ». C’est que Trump fabrique une incarnation retorse de son pouvoir. La fusion de son corps politique (sacré) avec son corps biologique (familier) combine l’imposant jusqu’au pesant, le prosaïque jusqu’à l’obscène et l’artifice (par chirurgie, prothèse et teint mandarine). Le recours à l’IA en délire sur son réseau Truth Social gonfle cette baudruche numérique qui paraît d’au- tant plus invulnérable à mesure qu’elle devient plus chimérique. Les régimes d’images choisis par Trey Parker et Matt Stone s’accordent à ce tournant : si les saisons précédentes grimaient le référent sous les traits du maître d’école M. Garrison, celle-ci anime une photo de la face présidentielle puis génère une vraie-fausse vidéo de propagande en IA où le président rampe nu comme un ver dans le désert. Le second épisode épingle encore le carnaval morbide du pouvoir en prenant pour motif le masque esthétique et médiatique de l’entourage présidentiel (et ses dites « Mar-a-Lago faces », retouchées au point de sembler clonées). Les satiristes le savent, concurrencer Trump sur le terrain du grotesque reste une gageure difficile, tant sa propre machinerie devance et digère la caricature. South Park joue donc à s’avouer vaincu : si Jésus revient, il travaille à la solde du gouvernement ; les anges mêmes ne sont plus à l’abri de la police migratoire ; Cartman est détrôné par les influenceurs masculinistes et xénophobes ; et Paramount (qui produit et héberge la saison) apparaît muselé par la présidence. Les retards qui impactent déjà la diffusion de cette saison indiquent les difficultés qui attendent ses créateurs. Pour l’instant, seuls deux épisodes sont visibles sur les dix prévus. Espérons que leur méthode (six jours de travail par épisode, le septième pour le repos), qui singe la temporalité biblique, continuera à produire longtemps cette contre-genèse absurde de l’actualité. Élodie Tamayo SOUTH PARK (SAISON 27)  États-Unis, 2025 Réalisation Trey Parker Scénario Trey Parker, Matt Stone Production South Park Studios, Comedy Central Diffusion Paramount + Durée 10 épisodes de 22 minutes
par Élodie Tamayo
Crónica de un comité de Carolina Adriazola et José Luis Sepúlveda (2014).
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Adriazola et Sepúlveda : gens magnétiques

PORTRAIT. Montrée dans sa quasi-intégralité pour la première fois en Europe pendant le FIDMarseille, l’œuvre du duo chilien Carolina Adriazola et José Luis Sepúlveda sidère par sa lucidité crue et son sens agité de l’engagement. «Pour quelle raison la caméra bouge-t-elle autant ? » À cette première question du public pendant le débat de Crónica de un comité (2014), José Luis Sepúlveda répond avec une placidité espiègle : « La caméra bouge, parce qu’elle devait bouger. » De fait, quoi de plus juste que de réguliers remous de l’image pour raconter les contradictions d’un mouvement social ? Dans ce film, José Luis Sepúlveda et Carolina Adriazola accompagnent les actions d’un groupe politique formé pour rendre justice à un adolescent chilien impunément assassiné par un carabinier. Filmé avec des petites caméras à la fois par les réalisateurs et certains protagonistes, Crónica de un comité multiplie littéralement les points de vue. « Nous voulions déstabiliser le contrôle du tournage par une caméra qui se partage », confie Adriazola. Une caméra légère pour braver le fardeau de la société néolibérale chilienne : cet élan est manifeste dès El pejesapo (2007), premier long métrage réalisé par Sepúlveda et produit par Adriazola. D’un champ de caillasse à un cabaret itinérant, Daniel y traîne sa carcasse. Ce quarantenaire lumpen au ton ruizien oscille entre profond désespoir et sursauts de libido. El pejesapo a été réalisé « sans un peso » et avec différentes caméras MiniDV à disposition et des cassettes réutilisées. Faire des films en tension avec l’image préexistante de leurs protagonistes : telle est l’une des gageures du cinéma d’Adriazola et Sepúlveda, qui prônent « la chair réelle, et donc sale, des images ». Dans Crónica de un comité, le frère du défunt se réjouit d’apparaître dans une émission de télévision à forte audience. Il est conscient de transformer partiellement la quête de justice en auto- promotion médiatique. Dans Mitómana (2009), l’actrice Nora Díaz mène le jeu. D’une rue à l’autre, elle impose ses interprétations excessives, défiant les nerfs de ses interlocuteurs et la mobilité des réalisateurs. Dans Il Siciliano (2017), « El Padrino » se donne en spectacle dans sa vaste demeure, également négoce de perruques. Dans Cuadro negro (Grand Prix du Festival Punto de Vista 2025, Cahiers nº 820), Adriazola et Sepúlveda poussent cette inquiétude un cran plus loin. L’actrice Sofía Paloma Gómez s’introduit dans le Cadre noir chilien, prétendant y réaliser un film d’art. Avec entêtement, Sofía cherche à reproduire, en mouvement et au présent, l’iconographie militaire prétendument glorieuse. La fabrication en direct de ces images suscite une passionnante dissection du fascisme décomplexé auquel contribue l’armée. Également musiciens, membres du groupe Resistencia Magnética, Adriazola et Sepúlveda s’illustrent par leur sens de l’improvisation. « Nous cherchons à prendre de la distance avec les mélodies traditionnelles et à chercher la liberté dans les structures, comme si on sculptait », confient-ils. C’est la forme de leurs films que l’on croit entendre ici : tout en spirales mélodiques et en échos, préférant susciter des respirations pour ceux qu’ils filment que de s’accrocher à des principes de causalité. Si le duo est volontiers aimanté par ses personnages, ce n’est pas parce qu’il se laisse vampiriser : les cinéastes avancent ensemble en déboussolant leur sens de la gravité. Claire Allouche
par Claire Allouche
Carta a mis padres muertos de Ignacio Agüero (2025).
Actualités, Festivals, FIDMarseille - Festival International de Cinéma de Marseille

Au FID, l’heure des survivances

FESTIVAL. Portée par l’irrévérente vitalité des films de Radu Jude et du duo José Luis Sepúlveda-Carolina Adriazola, la 36ᵉ édition du FIDMarseille, du 8 au 13 juillet, a multiplié les chemins de traverse pour faire face aux détresses de notre temps. Se confronter à des archives dans un éclairant état de crise : tel était le défi lancé par certains des films les plus intrigants de cette édition du FIDMarseille. Dans le court 09/05/1982, Camilo Restrepo et Jorge Caballero titillent notre perception critique avec un montage de prétendues archives d’une Amérique latine rongée par la violence. Ces images sont en réalité le produit de l’intelligence artificielle. Le piège invite à réactiver notre discernement et à déceler la part de contemporanéité qui s’immisce dans toute opération d’exhumation. Katasumbika de Petna Ndaliko Katondolo fait de ce problème une affaire de matière. Des archives coloniales de la République démocratique du Congo sont mises à l’épreuve de l’extractivisme actuel. Elles commencent par être simultanément projetées sur un télé- phone portable et un morceau de coltan, minerai nécessaire à sa fabrication, avant de réapparaître sur des tamis de riz secoués par des femmes. Les pixels glissent alors sur le grain, et la souveraineté alimentaire chasse les spectres de l’oppression. Ignacio Agüero, hanté par la pensée qu’il étudiait le cinéma « tandis que le pays se remplissait de morts » sous Pinochet, signe avec Carta a mis padres muertos une somme bouleversante. Le Chilien sonde ce que ne disent pas de la grève ouvrière les petits films qu’il a hérités de son père, entrepreneur. Face au manque d’images, il suscite des témoignages inédits, qu’il mêle à des plans de ses films précédents. Cette fois-ci, les apparitions de sa famille ne relèvent pas de la chaleureuse évidence mais de la survivance : à l’époque dont ils ont réchappé, aux films amateurs d’où ils sont ressuscités. Suivant l’aphorisme bressonien des « deux morts et trois naissances » inhérentes à l’existence de tout film, Morte e Vida Madalena de Guto Parente (Prix d’aide à la distribution Ciné+/GNCR) fait gagner les pulsions de vie. Le onzième long métrage du cinéaste brésilien célèbre la persévérance loufoque avec laquelle une productrice et son équipe queer accouchent d’un film de genre fauché. Fugue du réalisateur, débordements d’un acteur, tapage du voisinage : tenir ensemble face au désastre est le maître mot de l’aventure. Le déséquilibre permanent y est investi comme principe d’harmonie collective. Deux premiers longs métrages se distinguaient quant à eux par l’acuité à cadrer un monde à l’écart des vivants : Conference of the Birds d’Amin Motallebzadeh et Fantaisie d’Isabel Pagliai (Prix du Premier film). Le premier s’attache à une équipe de foot en plein deuil de son entraîneur historique. La fragmentation de la mise en scène montre qu’une fois privés du sifflet fédérateur du défunt, les footballeurs voient leur corps leur échapper. Ils deviennent de tristes machines à performer, tournant à vide. Dans Fantaisie, la farouche Louise entonne chanson sur chanson, seule dans son coin. Isabel Pagliai, également cheffe opératrice, sculpte patiemment le visage de sa jeune protago- niste avec des faisceaux de lumière naturelle, tout en respectant l’obscurité qui lui sied. Claire Allouche
par Claire Allouche
Palombella rossa de Nanni Moretti (1989). © Malavida LCJ
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Palombella rossa de Nanni Moretti (1989)

Avec Palombella rossa, Nanni Moretti transforme l’errance d’un député communiste amnésique en parabole burlesque et mélancolique sur une gauche déboussolée, déjà confrontée à l’oubli et à la spectacularisation du politique. Lorsque Palombella rossa sort en Italie en septembre 1989, le Parti communiste italien se cherche encore un cap cinq ans après la mort de son dirigeant historique Enrico Berlinguer. Le film est distribué dans les salles françaises à la fin du mois de novembre, trois semaines à peine après la chute du Mur de Berlin. Un an et demi après, en février 1991, le PCI est officiellement dissous et donne naissance au Parti démocrate de gauche. On aurait pu craindre que le mouvement de l’Histoire condamne Palombella rossa à une forme d’obsolescence. Loin d’être anachroniques ou incompréhensibles, les tribulations du député communiste Michele Apicella (Nanni Moretti) pendant une partie de water-polo, alors qu’il n’a pas encore recouvré sa mémoire perdue dans un accident de voiture, n’ont jamais paru aussi pertinentes. La vulnérabilité dont Moretti dote son député communiste s’est désormais étendue à toute la gauche européenne, attaquée par des adversaires agressifs et caricaturaux qui ne cessent de la renvoyer à un devenir minoritaire et divisé. Le cinéaste pointe déjà l’hystérisation du débat public et la spectacularisation des discours, qui se résorbent et se perdent dans le cri, la cacophonie, l’exaspération. Lors d’un débat télévisé, la tirade de l’opposant de droite qui veut obliger Michele à reconnaître sa dette envers les États-Unis résonne comme l’aveu prémonitoire d’une servitude volontaire, à un moment où les dirigeants américains imposent brutalement leurs conditions à une Europe ouvertement méprisée. Quant à l’amnésie, Moretti l’a constaté dans son dernier film : elle n’est plus le fait d’un homme seul. Elle s’est emparée de plusieurs générations d’Italiens qui ont tiré un trait sur les espérances et les contradictions suscitées par le communisme dans l’Italie d’après-guerre. D’ailleurs, le cirque itinérant hongrois qui traverse Vers un avenir radieux porte le nom de Budavari, tout comme le poloïste moustachu affronté par Michele. Pourtant, cet oubli de l’Histoire ne possède pas seulement une vertu critique qui permet de questionner ce qui reste d’une utopie et d’un engagement. Le politique constitue un axe autour duquel Moretti ne cesse de se décentrer, une force de gravitation à laquelle il s’efforce de se soustraire. Par l’amnésie, Michele regarde ceux qui l’environnent comme il ne les avait jamais vus. Il s’écarte de son équipe dans un geste de retrait défiant, mais se découvre aussi des points de contact qu’il avait ignorés : avec les joueurs, le public du match ou ceux qui pleurent devant Le Docteur Jivago. Le regard qui rend le monde à son absurdité et justifie une attitude de fière solitude est le même que celui qui fait émerger une nouvelle solidarité. Le plan d’ensemble permet à Moretti d’associer ces directions opposées. Il isole évidemment son personnage et place sa gestuelle du côté d’un burlesque mélancolique : le sportif maladroit devient alors une variante du clown triste, et ses gestes dérythmés le séparent du collectif. Mais le vide n’est qu’un moment du plan : il n’est ni son destin ni sa fin. Palombella rossa ne cesse de remplir ses plans de figurants, d’élargir ses cadres pour y accueillir la foule. « Qu’est-ce qu’être communiste ? C’est un sentiment de totalité », déclare le maître spirituel incarné par Raoul Ruiz. Cette logique d’expansion mène à un « silence », comme le répète Michele dans un regard-caméra adressé au spectateur : « Chaque but est un silence et chaque silence un but.» Ce silence n’appartient pas uniquement à l’ordre de la parole, il s’agit aussi d’un inachèvement qui prend la forme d’un faux mouvement, comme le penalty que Michele tire trop tôt, ou d’un geste suspendu, telles ces mains dirigées vers le haut dans le plan de conclusion, incarnation fragile d’un désir de dépassement. Le sentiment d’exclusion et l’appel de la fuite cohabitent en permanence avec la volonté de se rassembler comme de se ressembler : rester « différents » mais « semblables », comme il le crie dans sa toute dernière tirade. Moretti cherche à articuler un temps qui n’existe plus et un monde qui n’existe pas encore. Vers un avenir radieux témoigne encore de cette ambition, mais sur une alternance entre la réalité et le film-dans-le-film. En régulant la mise en scène de l’intérieur, depuis sa position d’acteur, il unifie sa persona, alors que Palombella rossa s’ingénie au contraire à la faire éclater : différents acteurs pour un seul personnage, différents états du corps pour un seul acteur. Film de famille, autofiction et confession à la première personne constituent sa part fellinienne, avec ses éclats de passé imprévisibles qui exhument des sensations primitives. En montrant un adolescent qui bouge ses lèvres en même temps que Bruce Springsteen chante « I’m on Fire » ou des spectateurs émus par la musique de Maurice Jarre, Moretti recrée un espace commun avec le spectateur en deçà de toute psychologie, comme il le fera dans Journal intime avec des morceaux de Leonard Cohen et de Keith Jarrett. Face caméra, en citant « E ti vengo a cercare » de Franco Battiato, Michele exalte un « sentiment populaire ». Palombella rossa épuise l’efficacité supposée des discours et leur violence latente pour libérer une émotion conjointe hors de l’étau de la langue. Jean-Marie Samocki PALOMBELLA ROSSA Italie, France, 1989 Réalisation Nanni Moretti Scénario Nanni Moretti Image Giuseppe Lanci Son Franco Borni Montage Mirco Garrone Musique Nicola Piovani Décors Giancarlo Basili, Leonardo Scarpa Interprétation Nanni Moretti, Silvio Orlando, Mariella Valentini, Asia Argento Production Banfilm, Palmyre Productions, La Sept Cinéma Distribution Banfilm / Reprise Malavida Durée 1 h 26 min Sortie 29 novembre 1989
par Jean-Marie Samocki
Stéphane Bouquet. © Fabienne Raphoz/P.O.L
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Hommage : Stéphane Bouquet

Stéphane Bouquet, mort le 24 août dernier à l’âge de 57 ans, est l’auteur d’une œuvre poétique majeure. Scénariste, danseur et chorégraphe, il collabora aux Cahiers de 1993 au milieu des années 2000, et publia des livres sur Pasolini, Eisenstein, Eastwood ou Gus Van Sant. Il cherchait sans cesse dans le cinéma, la danse et la poésie un élan vital, celui des sentiments du temps et de la force charnelle de la réalité – tout ce « qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la- / quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses », comme il l’écrivait dans Tout se tient (P.O.L, 2025), son dernier recueil. En attendant de revenir sur son œuvre dans le numéro d’octobre, nous republions un court texte autour de cinéastes qu’il aimait, « Marcher au désir » (Cahiers n° 595, novembre 2004). Un motif récidive ces derniers temps dans quelques films : un garçon, ou deux, marchent sans fin ; à force d’errance, ils se perdent dans le paysage, soit forêt (Tropical Malady), soit désert (Gerry, Gus Van Sant), soit décharge publique (O Fantasma, João Pedro Rodrigues), soit immeuble de béton délabré (The Hole, Tsai Ming-liang). Ils s’égarent, volontairement ou pas, mais ce qu’ils perdent alors est bien autre chose que leur route : ils deviennent étrangers à eux-mêmes, plus ou moins qu’homme, animal par exemple. Garçon-tigre, garçon-chien, garçon-cafard, garçon-troupeau-en-quête-de-point-d’eau. Ils vivent ce que Deleuze appelait un devenir. « On n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le contemplant. » C’est ce qui arrive à ces garçons. Ils marchent, ils libèrent leur puissance de transformation, ils expérimentent des formes de l’être. Car, en fait, ils ne deviennent pas seulement animaux. Le devenir-bestiole n’est que la virtualité la plus voyante d’une métamorphose généralisée. Les deux Gerry ne sont pas loin de se changer en statues de sel perdues sur, confondues avec le lac salé. Dans Tropical Malady, le soldat Keng revêtu de sa cagoule noire fait corps avec la nuit, avec le tronc des arbres. Le fantôme d’O Fantasma, lui aussi revêtu de noir, s’enfonce à son tour dans l’Opaque et devient une vibration du néant. De ce point de vue, les personnages de Shara ou de Brown Bunny semblent proches des premiers, par leur très contemporaine errance solitaire, mais ne le sont pas. Eux restent engoncés dans leur identité, dans leur narcissisme (positif en tant qu’il donne un socle au sujet « je »). Eux restent aux prises avec les forces extérieures de l’invisible et de la mort, et finissent par retrouver la possibilité d’une vie ici-bas, au sein de leur propre corps (la maternité, les larmes). Ce n’est pas la même chose que de vivre la mort comme la conclusion d’un processus interne, comme une donation volontaire de soi à cette ultime puissance de transformation, au devenir absolument non humain de l’homme, à l’extension de la vie même. « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain », écrit aussi Deleuze. Trouver la mort pour devenir la vie même, telle pourrait être la leçon de ces films. Tous ces garçons en voie de métamorphose ont un autre point commun. Flotte autour d’eux la possibilité, sinon la réalité, de l’homosexualité. Est-ce que l’homosexualité a un sens ici ? Probablement qu’elle en a deux. D’abord, elle pose le problème du même et du différent. A cet égard, l’homosexualité raffine sur la zoophilie du Porcherie de Pasolini, qui pourrait pourtant passer pour l’ancêtre putatif de ces films récents. Dans Porcherie aussi, il est question d’une puissance de l’errance – l’espace mental et désertique des cannibales – qui ne fait au fond que donner à voir le sujet Léaud se quitter lui-même pour se laisser dévorer par les cochons. Deux fois (car tout dans Porcherie est double, bifide, symétrique / antisymétrique, semblance et dissemblance), deux fois Léaud fait l’aveu de son étrange éros : « Une porte qui grince, un grognement lointain… » Le même grognement que celui du tigre de Tropical Malady, du chien d’O Fantasma, des deux Gerry épuisés, du personnage rampant de The Hole. Mais l’homosexualité permet de se passer d’un dispositif formel complexe d’identité et de différence parce qu’elle intègre au cœur de sa définition du désir la différence du même : ainsi tous les amants s’appellent l’un pour l’autre Gerry. Des cochons et des cannibales de Porcherie, les films ici cités ont pourtant gardé quelque chose : l’idée que la métamorphose n’a pas lieu sans meurtre ou sans dévoration. Le gros porc laqué qui gît, abandonné, au milieu des entrepôts déserts de The Hole est un symbole de ce qui reste à engloutir pour (se) changer. Les dents des bennes à ordures qui engloutissent les ordures dans O Fantasma, le tigre qui croque le soldat dans Tropical Malady, Gerry qui tue Gerry dans une étreinte qui pourrait être d’accouplement : à chaque fois, la même scène d’exhaustion du désir par la violence. Marguerite Duras a souvent assimilé l’homosexualité à ce goût de la mort (ce qui lui a valu les foudres récentes et crétines du Dictionnaire de l’homophobie). Elle disait que se tenir face à l’homosexualité, c’était vivre la peur, « ce n’est pas la peur de mourir, c’est celle d’être mise à mal, comme par une bête, d’être griffée, défigurée » (Les Yeux bleus cheveux noirs). Ces films-là, bestiaux, disent à quel point elle avait raison, dans la mesure où l’homosexualité n’a rien d’autre à proposer qu’être désir pour le désir, comme on dit art pour l’art. D’être le désir comme consommation perpétuelle de lui-même, assouvissement (impossible) et achèvement (toujours recommencé). Dès lors, il est naturel que la peur rôde dans tous ces films, naturel aussi qu’elle s’incarne dans l’espace, dans la menace flottante de l’espace, par exemple la crainte d’une bombe à venir mais d’où (The Hole) ? – plutôt que dans des ennemis plus précis. Car si l’espace est la scène où se délivre la chaîne des métamorphoses, il est aussi le lieu où cette chaîne s’affole, où, de métamorphose en métamorphose, il n’y a plus guère qu’une solution possible pour rejoindre le repos certain de l’indifférencié. Et sans doute cet horizon de l’indifférent explique que l’espace dans tous ces films, bien qu’il soit une zone de perte, ne soit jamais filmé comme dédale. Au contraire du labyrinthe, où le moi se chercherait, l’espace est ici un lieu ouvert, une étendue où toutes les directions sont possibles, sont souhaitables. C’est le problème des Gerry : après qu’ils ont pris le mauvais embranchement (ancienne logique du labyrinthe), ils se retrouvent dans une sorte d’aplat sans chemin où tout devient permis. La forêt de Tropical Malady, elle aussi, fonctionne plutôt comme espace ouvert que clos. Les très nombreux plans larges de forêt à perte de vue, qui ne sont le point de vue de personne, ni du soldat ni du tigre, disent bien qu’il ne s’agit pas d’en sortir parce qu’il n’y a pas / plus de dehors à la forêt. De ce point de vue, c’est sans doute João Pedro Rodrigues qui conduit son personnage à la conclusion la plus radicale. Disparaître comme il fait dans le noir, vêtu d’une combinaison de latex noir pareil qui fait corps avec le corps, est-ce autre chose que se faire posséder par l’infini ? Stéphane Bouquet
par La rédaction
David Lynch, Woman Obscured by Cloud, 2009. © The David Lynch Estate, Courtesy Item Editions, Paris
20 août 2025 à 11:00

Lynch lithographe : péril en la demeure

EXPOSITION. Jusqu’au 21 septembre, la galerie Duchamp à Yvetot expose plusieurs lithographies de David Lynch : une autre porte d’entrée de son univers s’ouvre, non pas en complément mais bien en vis-à-vis de son travail de cinéaste. La sirène d’une ambulance retentit en boucle dans l’espace aux allures de nocturama où teintes rouges et bleues finissent par se mêler. Le son du tout premier court métrage de David Lynch, Six Men Getting Sick (1966), donne le ton : cette alerte infinie rythme la visite de l’exposition qui fait la part belle à la pratique de la lithographie. Flammes, éclairs, corps difformes et maisons en proie aux insectes peuplent ces saynètes dont on devine souvent les rideaux de part et d’autre du dessin. L’ambiance est électrique et surréaliste. D’un surréalisme à la Marcel Duchamp, auquel Lynch rend hommage dans une de ses estampes : le corps blanc d’une femme est étendu sur l’herbe, jambes ouvertes, une lampe à la main ; son visage nous est caché. Et ces deux lettres inscrites, E. D., l’abréviation d’Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… (1946-1966), renvoyant à cette œuvre secrète, voire testamentaire, de Duchamp, seulement visible par deux trous percés dans une porte. Elle est exposée au Philadelphia Museum of Art depuis 1969, et Alexandre Mare, commissaire de l’exposition, aime à imaginer le jeune David Lynch, tout juste sorti des Beaux-Arts de la ville à cette époque, y jeter un œil, tel Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) dans Blue Velvet. Lynch déclarait d’ailleurs : « Pour accéder à d’autres dimensions, il faut passer par quelque chose. Il y a peut-être plein de trous par lesquels on peut passer. » Regardeur, voyeur et visionnaire, Lynch ne cesse de vouloir passer d’un espace à l’autre, et la scénographie de l’exposition est une invitation à circuler dans un lieu tout liminaire qui n’est pas sans rappeler la fameuse Red Room. Une traversée sous forme de storyboard, montage d’une image à l’autre, sous le regard goguenard d’un hibou empaillé pince-sans-rire, tout droit sorti de Twin Peaks et posé là sous les poutres de l’ancienne minoterie. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Pierre de folie La folie serait causée par un caillou logé dans la tête : c’est la croyance, qui a la peau dure au Moyen Âge, telle qu’elle est représentée dans La Lithotomie (vers 1494) par Jérôme Bosch. Cette Extraction de la pierre de folie (son autre titre) pourrait être une bonne définition de l’usage de la lithographie par Lynch. Sur l’une des premières pierres qu’il a inscrites, on peut deviner la façon qu’il avait de travailler en « milieu humide », c’est-à-dire en partant de l’encre noire mêlée à beaucoup d’eau. De ce lavis en peau de crapaud, matière plastique très malléable, il révélait d’abord les particularités de chaque pierre puis peignait cette surface avec des instruments, mais aussi avec les doigts, pour donner forme à sa vision. À la différence d’un geste de gravure qui entaille, la lithographie est rendue possible par la pierre calcaire et poreuse qui absorbe naturellement l’eau et garde l’encre grasse à sa surface. Le dessin s’imprime ainsi sous la presse imposante que Lynch surnommait Moby-Dick et qu’il a filmée dans un court métrage intitulé Idem Paris de 2013 présenté au sous-sol de la galerie, véritable hommage à l’atelier du même nom où il s’est rendu régulièrement pendant plus de dix ans. La caméra est entraînée dans un mouvement panoramique de gauche à droite, de droite à gauche, suivant la cadence de l’impression de la pierre matricielle à son multiple sur papier. Puis, face à la machine, on suit le mouvement ascendant sur l’impressionnante verrière de l’atelier, comme si le corps de l’artiste finissait par passer lui-même sous presse. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Idem Paris de David Lynch (2013). © Salim Santa Lucia Poisse et secousse Les images imprimées suintent comme dans son cinéma. Les murs dans ses films rendent leur jus là où la pierre lithographique rend l’encre. Les espaces y sont sombres, insondables et rappellent les intérieurs oppressants de Lost Highway ou visqueux d’Eraserhead. Les figures barbouillées renvoient à The Bum près des poubelles du diner de Mulholland Drive, ou au bûcheron au visage noirci qui cherche du feu dans Twin Peaks: The Return. On retrouve ainsi dans ces lithographies signées entre 2007 et 2020 ses obsessions cinématographiques passées et futures. Un corps aux contours mouvants, quelques points pour repérer seins, nombril et œil, ses deux bras levés et un sourire qui lacère ce qui lui tient de visage: érotisme teinté d’horreur, Girl Dancing (2008) apparaît, suggestive et monstrueuse, telle une goutte d’encre qui plonge dans l’eau ou une volute de fumée. Quelle étrange lap dance se joue ici ? Une figure incertaine qui rappelle la créature émergeant dans le bloc en verre de The Return et qui pourrait finir par nous manger les chairs. Cette facture si particulière de la lithographie agit sur nous comme une sorte de pré-cinéma à la manière d’une flamme qui danse et, par jeu d’ombres, anime le corps : partout l’encre tremble, le dessin crie, les figures se dérobent et l’espace vibre, comme quand Lynch secoue la caméra. Un goût de la saccade qu’on trouve déjà dans The Alphabet (1969), sûrement projeté ici pour ces lettres qui apparaissent une à une, telles des ectoplasmes sortis de ce corps féminin au visage peint en blanc évoquant les photographies de cabinets de spiritisme du début du XXᵉ siècle. Vue de l’exposition à la galerie Duchamp, Yvetot. © Salim Santa Lucia Les visions angoissantes de Lynch ne se font jamais sans un certain humour, un bizarre-drôle porté par le texte, toujours ajouté à la fin dans la composition. Dessin au même titre que le reste, à la graphie légèrement vacillante (« house of electricity » ; « insect on Chair »; « I have wild Chicken » ; « mountain with eye » ; « oh, A BAD DREAM comes »), sous-titre à l’écran ou titre redoublé sur le papier, le texte n’illustre pas mais décale le regard. Ce ne pourrait être que descriptif, ça devient biscornu. Pour exemple, House With Insects (2020) représente bien la forme dense d’une maison archétypale, avec cheminée et toit pointu, mais dans un paysage liquide où l’insecte se fait autant araignée que pieuvre. Dans cette perte de repères, une flèche pointée dans le ciel en guise de signalétique et dirigée vers… vers quoi ? Un requin-léopard volant ? Les lithographies de Lynch deviennent un grand imagier enfantin dans sa version cauchemardesque. Ou prophétique : « Fire on Stage », « Fire in City » et « My House Is on Fire – Modern Device ». Anna Buno David Lynch, jusqu’au 21 septembre à la Galerie Duchamp à Yvetot (entrée libre et gratuite)
Valeur sentimentale de Joachim Trier (2025)
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Valeur sentimentale de Joachim Trier : Once more with feeling

Avec Valeur sentimentale, Joachim Trier confronte un père cinéaste absent à ses filles, mais son drame familial semble se diluer dans les larmes et le psychologisme. Un costume de scène que l’on craque pour respirer avant de le scotcher de partout : en coulisses, la méthode de l’actrice de théâtre en panique Nora (Renate Reinsve, primée à Cannes en 2021 pour Julie en 12 chapitres) s’offre en métonymie d’une famille déchirée par le départ d’un père puis soudain réunie de force. Gustav (Stellan Skarsgård), qui a quitté le foyer quand ses filles étaient petites, est doublement sur le retour : s’il refait surface pour l’enterrement de son ex-épouse, ce cinéaste de métier longtemps éloigné des plateaux vient aussi proposer à son aînée Nora un rôle dans son projet de film autobiographique. Le scotch paraît trop épais pour que la jeune femme, marquée par l’abandon paternel et vouée à des relations amoureuses chaotiques, n’accepte ce grossier rafistolage. Peut-on, doit-on recoller les morceaux ? Joachim Trier brosse un portrait d’abord cinglant du boomer, légalement propriétaire unique de la maison qu’il a désertée. De la demande qu’il fait à Agnes, la cadette (Inga Ibsdotter Lilleaas), de faire jouer son très jeune fils dans le film au douloureux miroir qu’il tend, par sa présence même, à une Nora qui ne souhaiterait pas lui ressembler, la gamme complète de la domination paternaliste débarque dans ses meubles. Alors qu’il fait systématiquement pleurer ses filles, Gustav ne sanglote lui-même que devant une scène qu’il fait jouer – Valeur sentimentale, ou la faille entre l’homme et l’œuvre en douze chapitres. À l’opposé de Dogma95 qui, il y a trente ans pile, déboulonnait les pères avec moult secousses (les enfants de Festen prenaient moins de pincettes), Trier démine les conflits à coup de blague (un tabouret Ikéa en lien avec une pendaison) et aplanit toute éruption en dépression. La « valeur sentimentale » que les sœurs accordent à leur maison d’enfance se révèle mot d’ordre d’un cinéma convaincu que le psychologisme déclenche à lui seul l’émotion. Un personnage d’actrice américaine que le père contacte quand il voit sa demande à Nora rejetée vient apporter un temps un point de vue oblique sur ce Kammerspiel norvégien ; l’arrivée d’Elle Fanning dans le rôle de Rachel Kemp offre une respiration, une technique de jeu tout autre que l’héritage théâtral nordique strict et susurrant qui enserre les autres comédiens. Mais le scénario confisque l’Américaine comme on remettrait un bijou dans sa besace. Ouverte sur un plan frontal à la Wes Anderson de la maison, la mise en scène s’abstrait aussi étrangement de son décor central. Non que l’action s’en éloigne, mais la topographie devient diffuse de n’être pas arpentée, la profusion de larmes et de dialogues anéantissant jusqu’à la notion d’espace. Négligeant les ponts possibles avec les pièces que joue Nora ou les recherches archivistiques de sa sœur, Trier mise tout sur l’humeur (les ballades en anglais qui ouvrent et ferment le film) et la fouille complète des visages défaits. En faisant ainsi mine de tout miser sur les acteurs, il organise tranquillement le sauvetage de « l’auteur » à l’ancienne. Car Gustav, le septuagénaire ringardisé par ses pairs, partage avec Trier la recherche d’une transcendance dans les insistants face-à- face en champ-contrechamp. La séquence qu’il finit par tourner trahit l’inefficience de ce volontarisme lacrymal. La scène a la même texture que le reste de l’étoffe fictive : sentimentale mais dérythmée, offerte au seul salut de la sincérité des intentions. Charlotte Garson VALEUR SENTIMENTALE (AFFEKSJONSVERDI) Norvège, 2025 Réalisation Joachim Trier Scénario Joachim Trier, Eskil Vogt Image Kasper Tuxen Andersen Son Gisle Tveito Montage Olivier Bugge Coutté Musique Hania Rani Décors Jørgen Stangebye Larsen Costumes Ellen Dæhli Ystehede Interprétation Renate Reinsve, Inga Ibsdotter Lilleaas, Stellan Skarsgård, Elle Fanning, Anders Danielsen Lie, Jesper Christensen, Lena Endre Production Mer Film, Eye Eye Pictures, Lumen, MK Productions, Zentropa, Komplizen Film Distribution Memento Durée 2h14 Sortie 20 août
par Charlotte Garson
© Cahiers du Cinéma
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Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang

À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier. Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs. Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter… Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie. Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.   Pierre Eugène    
par Pierre Eugene

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