
Actualités, Critique
Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera
Jean-Henri est troublé : il croit se reconnaître dans un plan de La Jetée où l’on aperçoit un enfant et ses parents de dos. Par chance, cette putative inscription dans le film de Chris Marker concerne une cinéaste habituée à croiser cinéma et histoire familiale (d’Ici là-bas à Grandir). Jean-Henri est en effet le cousin de Dominique Cabrera, pour qui ce cinquième plan devient motif à un film-enquête.
Investissant les locaux du laboratoire cinématographique de l’Etna à Montreuil, la cinéaste convoque face aux écrans des membres de sa famille ou des proches de Marker dont les paroles successives s’assemblent pour tenter de recoller des morceaux. Depuis l’aéroport d’Orly, le récit avance ainsi sur un fil qui trame ensemble la genèse de La Jetée et les traces de son auteur avec le passé des Cabrera, débarqués à Paris au moment de l’indépendance algérienne.
Progressant par tâtonnements, recoupements et trouvailles, l’enquêtrice sait s’amuser des hasards (jusqu’à un calcul de probabilités effectué au tableau par un cousin) et admet en commentaire une légère tendance au délire.
Le Cinquième Plan de La Jetée de Dominique Cabrera (2025).
C’est que, face aux dos tournés des images, la façon dont la caméra scrute les visages ne trompe pas : Le Cinquième Plan de La Jetée documente avant toute chose la manière dont le défaut du voir et du savoir aiguillonne le désir et laisse place à une projection imaginaire, tout comme le défilé d’images fixes de Marker invite le spectateur à halluciner un mouvement.
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Si certaines interventions semblent faire piétiner l’enquête factuelle, les longueurs mêmes témoignent de la générosité d’un geste qui prend aussi le temps de s’attarder sur une assistante, pur regard et présence anonyme. Plus que la vérité finale comptent les liens tissés autour des images, la saisie commune des traces du passé et de l’émotion présente, le rapprochement du documentaire et de la fiction dans la valse des « peut-être ».
Romain Lefebvre
LE CINQUIÈME PLAN DE LA JETÉE
France, 2025
Réalisation : Dominique Cabrera
Image : Karine Aulnette, Magali Léonard, Mariana Potier
Son : François Waledisch, Elias Boughedir, Nathalie Vidal
Montage : Sophie Brunet, Dominique Barbier
Musique : Béatrice Thiriet, Elise Bertrand, Oscar Turbant
Production : Ad Libitum
Durée : 1h37
Distribution : Les Alchimistes

Actualités, Hommage
Claudia Cardinale : la femme à la valise
Claudia Cardinale, disparue le 23 septembre, tourna dans certains des plus grands films des années 1960. Loin de l’image du sex-symbol, elle y a une présence qui cultive le secret, tendue vers le départ.
Claudia Cardinale a été élue la plus belle Italienne de Tunisie en 1957. Elle aurait pu être dès lors un sex-symbol qui s’affranchit, comme Sophia Loren. Mais elle impose une autre forme de présence. Dans La Jeune Fille à la valise de Valerio Zurlini (1961), l’un de ses premiers rôles importants, son corps s’absente : chanteuse de dancing, elle descend l’escalier en peignoir sur un air de l’Aïda de Verdi qu’a mis le jeune homme hilare et amoureux. Aucun strip-tease : tout repose sur son visage, le sourire esquissé et les yeux maquillés. Surgit dans le plan une forme d’honnêteté sereine venue de sa vie antérieure. Le film ne la montre pas et nous n’en avons que des indices. Cette dissimulation résonne avec la vie réelle : violée des années auparavant, Claudia Cardinale a eu un enfant dont tout le monde ignore alors l’existence.
Le passé du personnage hante les premiers plans de Sandra de Luchino Visconti (1965). En pleine soirée mondaine, ses yeux révèlent, dans leurs cernes noirs, une histoire ancienne et enfouie, hors champ : l’inceste avec son frère. Ils rappellent les portraits funéraires du Fayoum : ils portent une antique tragédie, on y lit le passé dérobé et les pensées tues. Visconti fait de Cardinale un portrait issu de l’opéra et de la peinture, un visage mythique. On comprend pourquoi elle a des rôles peu bavards : il s’agit d’aspirer le film dans les yeux et de le faire dériver hors du plan. Les cinéastes ménagent les moments d’apparition de la star jusqu’à travailler une présence éphémère.
Claudia Cardinale sur le plateau de Huit et demi de Federico Fellini (1963).
Elle traverse le film comme un souvenir dans Huit et demi de Fellini (1963) et dans Violence et passion de Visconti (1974). Ces séquences esquissent juste un portrait d’elle, voilée, virginale. Elle n’est pas pour autant silencée, simple peinture, image de papier glacé ou présence éthérée. Sa force est à la mesure de son rire, rauque, déjà âgé, qui résonne dans Huit et demi, premier film où l’on entend sa vraie voix. La même année, dans Le Guépard de Visconti, au milieu du repas feutré, ce rire éclate, vulgaire et sans gêne, poussant les convives à quitter la table. Vérité de la jeunesse au milieu des chuchotis insensibles, il rend vivant le tableau, fait éclater la vie.
Sa force naît aussi de ses mains, qu’elle-même disait masculines. Dans La Jeune Fille à la valise, elles frappent l’homme qui la harcèle sur la plage pour le rejeter hors du champ ou s’en échapper. Cette force du rire et des coups est virilisée à outrance et volontiers exhibitionniste dans Les Pétroleuses (1971). Ici comme là, Claudia Cardinale n’apparaît cependant pas sauvage : c’est le jeu d’une femme révoltée, une force vitale, nécessaire et fondamentale. C’est aussi la force de partir sans qu’on tienne la main.
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Dans Sandra, elle n’a pas peur du noir et s’y enfonce. Dans Le Bel Antonio (1960), son personnage, presque mutique, « ange » selon son amoureux, s’échappe avant la fin du film pour vivre une autre vie : devenue image à travers la vitre d’une voiture, elle s’émancipe de la fiction sans crainte, détourne le récit sans regret ni colère. Celle qui ne voulait pas faire de cinéma et qui se sentira toujours étrangère à Hollywood disparaît, assurée.
Les rôles de Claudia Cardinale semblent ainsi concentrés sur son arrivée et son départ : elle apparaît au bout d’une heure dans Le Guépard et au bout de vingt minutes dans Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone (1968), deux des films les plus importants de sa carrière. Comme son personnage dans Cartouche de Philippe de Broca (1962) qui surgit au bout d’une demi-heure, elle semble avoir, dans le récit, une vie vagabonde et bohème.
La Jeune Fille à la valise débarque d’on ne sait où, mais cherche tout au long du film à redémarrer : tout tient encore à son départ, possible et retardé, conduisant à cette fin sublime sur le quai de gare. De même, Jill dans Il était une fois dans l’Ouest, à peine arrivée, refait déjà ses valises pour retourner à la Nouvelle-Orléans. Toujours tendue vers une autre vie, étrangère, elle se dirige sans crainte vers la sortie.
Théo Esparon

Actualités
Robert Redford : Sundance Boulevard
Mort le 16 septembre 2025 à l’âge de 89 ans, l’acteur et réalisateur américain a cherché à associer pendant toute sa carrière, sans toujours y parvenir, des convictions progressistes à la construction critique de sa propre image.
Au début de Pastorale américaine (1997), Philip Roth décrit un personnage dont l’apparence et la probité nourrissent le fantasme d’intégration des familles juives américaines. Celui qu’on surnomme le Suédois est un « garçon posé » au visage « magique » et « marmoréen », « masque viking impassible et mâchoires carrées d’un blond aux yeux bleus ». « Fallait-il voir dans sa sobriété l’indice d’un combat intérieur acharné contre son propre narcissisme, que la communauté tout entière abreuvait d’amour ? », se demande l’écrivain. La sobriété charismatique de Robert Redford à son apogée se confond avec ce stéréotype.
Daisy Clover de Robert Mulligan (1965), son premier personnage d’envergure, un pervers manipulateur, est peut-être la seule fois de sa carrière où il jouera la noirceur. Au contraire, dans La Poursuite impitoyable d’Arthur Penn (1966), il prête forme au tragique politique de l’Amérique de son époque : corps jeune à la Kennedy qui, bouc émissaire désigné, finit abattu lâchement comme Lee Harvey Oswald. Mais étrangement, lorsqu’il joue son double fitzgéraldien dans Gatsby le magnifique (1974), la rencontre n’a pas lieu, tant il évide Gatsby jusqu’à la désincarnation.
Plus généralement, dans les films qui l’ont rendu célèbre, la légèreté de son jeu conduit à une forme de pâleur. Face à Paul Newman, dans Butch Cassidy et le Kid (George Roy Hill, 1969) et dans L’Arnaque (même réalisateur, 1973), il paraît fade, sans arrière-fond, et il est moins habité que Dustin Hoffman dans Les Hommes du président (Alan J. Pakula, 1976).
C’est grâce aux sept films tournés pour Sidney Pollack qu’il modèle et perfectionne sa persona : Jeremiah Johnson (1972) joint une grande densité physique à un jeu laconique et comportementaliste (qu’il ne retrouvera que dans All Is Lost de J.C. Chandor en 2013) ; Les Trois Jours du condor (1975) transforme sa retenue en une intensité angoissée, mais son romantisme se dilue jusqu’à écoeurer dans Out of Africa (1986).
Pourtant, il n’a eu de cesse d’opposer le mythe et la réalité, la fabrication d’une image et le vide mélancolique de l’homme qui lui donne ses traits. Votez McKay (1972) se développe sur l’écart insurmontable entre la personnalité privée d’un homme politique, ambitieux sans être immoral, et l’imagerie publicitaire grâce à laquelle il sera élu et qui le phagocyte. « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? », déclare en conclusion McKay à son directeur de campagne, la voix couverte par les hurlements de supporters en délire. Le dernier plan fixe présente une chambre d’hôtel, immaculée mais vide, symbole dérisoire d’une utopie factice.
Dans La Kermesse des aigles de George Roy Hill (1975), l’aviateur qu’il joue s’invente des actes d’héroïsme pour exister, tandis que Le Cavalier électrique (1979) se construit autour de la quête de rédemption d’un champion de rodéo à la retraite, réduit à gagner sa vie dans un costume orné d’ampoules électriques.
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Alors que ses congénères Clint Eastwood, Paul Newman et Warren Beatty ont fondé les films qu’ils ont réalisés sur leur corps, y affrontant même crûment leur vieillissement, Redford se met au contraire en retrait. Dans son premier, Des gens comme les autres (1980), il prend pour tête d’affiche un acteur qui ne lui ressemble pas du tout : Donald Sutherland, trouble et inquiétant, au visage dissymétrique. Il n’apparaît pour la première fois que dans son cinquième film, L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (1998), en garant d’un rapport édénique à une nature tellement aseptisée qu’elle en est déréalisée : son engagement précoce envers l’écologie se marie désormais à une imagerie obsolète.
De manière analogue, le Festival de Sundance, qu’il a considérablement renforcé, s’est éloigné de la promotion d’une forme d’indépendance esthétique pour devenir une passerelle vers l’industrie hollywoodienne. Sa nostalgie correspond davantage à un compromis entre un progressisme résolu et le culte d’un espace américain éternel qu’à une déchirure du temps ou de son image. Celle-ci ne se produit que lentement, par touches, presque par effraction, comme dans Sous surveillance (2013), qu’il réalise : il y dresse le bilan amer de l’engagement politique et de ses résultats.
Vers la fin de The Old Man and the Gun de David Lowery (2018), il assiste à une projection de Macadam à deux voies. Ses pleurs devant les images de l’acteur Warren Oates sonnent comme la plainte douloureuse que Redford s’est peut-être trompé de modernité.
Jean-Marie Samocki

Actualités, Enquête
Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino
Avec -15 % de fréquentation depuis le début de l’année, les cinémas français font grise mine. Si le CNC a mis en place un plan d’urgence face à l’endettement de la petite et moyenne exploitation, la situation actuelle accentue les tensions au sein de l’exploitation et de la distribution.
Quiconque s’imagine l’exploitation et la distribution comme des métiers où l’on découvre des films avant de choisir librement et par passion lesquels on porte à la vue du public s’expose à une désillusion. La réalité est faite de négociations, dans des rapports de force où certains pèsent plus que les autres : en 2023, les trois premiers circuits d’exploitation concentraient 51 % des recettes, les six premiers distributeurs, 60 %, et les dix premiers films, 26 % des entrées.
Les déséquilibres du marché accentuent des problématiques qui, si elles ne datent pas d’hier, prennent aujourd’hui un tour particulier : l’accès des salles à certains films importants, et l’accès des distributeurs indépendants aux salles.
« La baisse de fréquentation de la grande exploitation est plus importante que celle des cinémas indépendants, qui se sont maintenus. Et la pénurie de l’offre américaine liée à la grève des scénaristes a créé les conditions systémiques pour que les multiplexes programment plus fortement des films art et essai », pointe Rafael Maestro, président de la branche de la petite exploitation à la Fédération nationale des cinémas français.
À une compétition accrue, principalement sur les films porteurs, s’ajoute un rapprochement dans la temporalité d’exposition : « Avant le numérique, les salles de continuation¹ avaient accès aux films en cinquième semaine, maintenant c’est plutôt en troisième. Et si les problèmes entre distributeurs ont toujours existé, ils se retrouvent maintenant entre exploitants », avance Martin Bidou, directeur des ventes chez Haut et Court (société de production et de distribution qui a acquis il y a quelques années deux salles à Paris et cinq en province).
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La course aux films porteurs
Alors qu’ils évoluaient sur des terrains éloignés, les grands groupes et les indépendants cultivent les mêmes plates‑bandes. S’il serait exagéré de parler d’un dérèglement total, le brouillage des lignes est particulièrement sensible dans des zones concurrentielles où différents types de salles coexistent. Là où certains films se répartissaient harmonieusement, l’on assiste régulièrement à une multiplication des copies : Sirât était par exemple visible dans trois salles différentes à Dijon et dans l’agglomération de Caen, ou dans deux salles à La Rochelle. Or cette multiplication dilue la fréquentation mais aussi les identités des salles, l’attribution d’un film par un distributeur répondant à des demandes immédiates sans tenir compte des lignes éditoriales de longue durée et des classements art et essai des salles qui peuvent rendre plus légitimes certaines demandes de films recommandés.
Ce phénomène côtoie de fait une tendance plus grave. Les distributeurs définissent leurs plans de sortie, mais la répartition des films entre les salles pose problème et l’hégémonie des circuits fait souvent pencher la balance en défaveur de l’indépendant.
L’exploitation de Dijon se partage entre deux multiplexes Pathé, une salle du groupe Cinéville, et une salle privée indépendante, L’Eldorado. Son codirecteur, Matthias Chouquer, explique : « Parce qu’ils ont en main les clefs d’accès à de nombreuses salles sur le territoire, les acteurs les plus puissants sont les circuits, suivis de quelques grandes ententes de programmation. Il est donc difficile pour un distributeur de leur refuser une copie ».
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À Caen, la situation est comparable : le Café des Images et le Lux, réunis dans le Groupement Associatif de Programmation, cohabitent avec une salle Pathé et un UGC. « Les circuits peuvent en venir à dicter aux distributeurs ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire dans les autres salles, en imposant par exemple l’exclusivité sur les trois premières semaines d’exploitation, ce qui nous empêche de montrer certains films en sortie nationale », affirme Gautier Labrusse, directeur du cinéma Lux.
Le positionnement stratégique de plus en plus prononcé d’un circuit comme UGC sur les films art et essai porteurs (mais aussi sur du répertoire, comme David Lynch) rend la programmation parfois erratique : à La Rochelle, La Coursive n’a obtenu Anatomie d’une chute qu’après une requête auprès de la Médiatrice, tandis que L’Eldorado n’a pas eu accès à Vingt dieux malgré une médiation.
Les circuits appuient ces captations des films sur l’idée que les salles indépendantes constituent une concurrence déloyale en raison de tarifs moins élevés. Or non seulement la politique tarifaire est libre en fonction du droit de la concurrence, mais constitue aussi pour des salles remplissant des objectifs culturels un levier d’accessibilité pour le public.
Une étude récente commandée par le Syndicat des cinémas de proximité auprès du cabinet Hexacom sur les agglomérations de plus de 200 000 habitants (hors Paris) tend par ailleurs à montrer que la perte de public de la grande exploitation n’est pas corrélée à un transfert vers la petite exploitation. Le syndicat Uniciné réunissant les circuits a déjà discuté la méthode, mais l’hypothèse d’un essoufflement du modèle des multiplexes n’est pas à exclure.
Façade du cinéma L’Eldorado à Dijon.
Tout le monde attend tout le monde
La pression des circuits sur les distributeurs peut se conjuguer à celle des distributeurs sur les salles. Avoir en magasin un film porteur permet d’imposer ses conditions : une salle n’y aura accès qu’en acceptant un nombre important de séances, selon la pratique du « plein programme.² » Cet usage est particulièrement ancré à Paris où les salles se surveillent entre elles et imposent au distributeur de programmer en miroir : deux salles différentes avec un même film devront avoir le même nombre de séances. Enlever une séance à l’une peut ainsi offrir un prétexte à l’autre pour déprogrammer le film.
Ces exigences censées offrir une meilleure visibilité aux films et aplanir la concurrence instaurent en fait une uniformisation problématique, comme l’observent Emmanuelle Lacalm et Margot Merzouk, coprogrammatrices de L’Archipel à Paris : « Les films très diffusés prennent la place des autres et créent un encombrement. D’un côté on observe que des distributeurs nous appellent aujourd’hui alors qu’ils avaient avant une sortie assurée à l’UGC Ciné Cité Les Halles, au MK2 Beaubourg (les deux salles parisiennes les plus fréquentées de l’art et essai) ou au Luminor. De l’autre, on a aussi plus de mal à accéder aux “locomotives” nécessaires pour préserver la diversité. On voit de plus en plus de films qui sortent aux Halles et sont repris au MK2 Beaubourg, ce qui prive les indépendants de ces entrées essentielles. »
Chacun se trouve ainsi pris dans un effet domino, comme le décrit Jonathan Musset, distributeur chez Wayna Pitch : « les programmateurs des salles importantes n’ont pas intérêt à s’engager trop tôt avec les distributeurs. Qui, eux, n’ont pas intérêt à s’engager tôt avec les petites salles : si un distributeur veut travailler avec MK2 ou UGC, il doit garder une certaine place et ne pas placer le film ailleurs trop vite. Finalement, comme les gros attendent, tout le monde attend tout le monde, ce qui crée un manque de visibilité et une tension folle ».
« Le danger de la concentration sur certains films, c’est qu’on les repère tout de suite comme ceux qui vont marcher, et se met alors en place une sorte de formule magique – les programmateurs se transforment en IA », regrette Luc Lavacherie, programmateur de La Coursive à La Rochelle. Ces automatismes compriment la diversité : la vie des films tend à se raccourcir avec des entrées concentrées sur les premières semaines, les films labellisés Recherche voient leurs plans de sortie se réduire.
Attisé par la crise, ce tableau amène des questions : quels mécanismes existent pour contenir ces logiques ? Quel sens profond donner au partage entre circuits et indépendants, acteurs privés et publics, quand leurs salles se partagent les mêmes films ? En attendant des réponses, il ne fait pas bon être le dernier des dominos.
Romain Lefebvre
¹ Par opposition aux salles qui obtiennent des films en sortie nationale, une salle de continuation les diffuse dans un second temps.
² Le « plein programme » définit un nombre maximum de séances par semaine pour un film et varie selon le nombre d’écrans des salles.
Propos recueillis à Paris, en visioconférence et par téléphone entre le 22 septembre et le 1er octobre.
Suite de l’enquête le mois prochain.

Actualités, Ressorties
« Si Guitry m’était conté » : 7 films de Sacha Guitry restaurés
Le Comédien, chef-d’œuvre autoréflexif de 1948 que Sacha Guitry tira de sa pièce de 1921, faisait partie des onze ressorties de 2023. Parmi les sept titres de cette nouvelle salve, Deburau (1951, pièce de 1918) en constitue le pendant indispensable, et l’épure.
À la petite salle foraine des Funambules où se produit le mime Deburau succèdent deux huis clos plus enserrés encore : le boudoir de la maîtresse du mime (Lana Marconi), coulisse du désamour à la blancheur trop franche, et la cuisine grise où Deburau, sept ans après le départ de ses femme et maîtresse, déprime auprès de son fils adolescent (Michel François).
Le film n’est pas moins autobiographique que Le Comédien : c’est en jouant Pierrot fils face à Lucien que Guitry débute sur les planches en 1890, et c’est cette pièce que le père, brouillé avec lui depuis treize ans, choisira pour revenir le voir et renouer. De ce premier rôle muet, Guitry précisait dans ses Mémoires : « Jouer n’est pas tout à fait exact. J’ai figuré dans une pantomime. » Dans Deburau, son patron lui rappelle qu’il l’avait embauché tout jeune pour « figurer », et le cinéaste se saisit de la stylisation du noir et blanc pour figurer – aux deux sens du verbe, représenter et jouer anonymement et sans dialogue.
Deburau de Sacha Guitry (1951).
Cette victoire du fard sur la chair, du masque sur l’ego, commence dès le premier acte : bien qu’auréolé de succès, le mime rejoint sa troupe l’air détaché, affecté ni par la ribambelle d’admiratrices qui se pressent, ni par les éloges dans le journal. Le médaillon portatif de son épouse, qu’il sort devant ses fans, semble servir d’écran à ses traits, lui autoriser une reposante neutralité. Quand un journaliste lui demande de raconter sa vie, il se décrit en enfant de la balle au costume délavé, puis en « Pierrot mélancolique, et qui fait semblant d’être gai – comme il fait semblant d’être blanc » (étrange écho au coin du deuxième acte, la domestique de sa maîtresse apparaît en blackface).
Cet auto-effacement qu’on aura trop tôt fait de désigner comme une tartufferie relève d’un questionnement sur l’hérédité (au centre de Mon père avait raison, 1936) qui se résout par une transmission dans la douleur, une pass(at)ion père‑fils. D’abord rétif à ce que son « petit » monte sur scène sous leur nom, Deburau comprend qu’il doit mettre en scène lui-même ce vol patronymique. Dans l’ample manche du Pierrot, le film orchestre alors un savant jeu de caches.
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Le médaillon de l’épouse, comme celui de la maîtresse, seront éclipsés par un médaillon du fils. Celui-ci sera le seul à être non plus seulement encadré, mais touché. Dans un geste magnifique, quand Deburau accepte enfin d’enseigner son art à son fils, il enduit à la main le visage du garçon de fard blanc. Cette caresse experte annule le terrible et long facepalm qu’il avait réservé, accablé, à l’aveu du jeune homme sur sa vocation.
Dernier cache, dernier baptême : un prompt tomber de rideau vient dérober au public la médiocrité du vieux mime diminué, remonté sur scène pour la gloire mais hué. « Le fil s’était cassé », explique le régisseur. Plus tard, entendant hors champ le bonimenteur vanter son fils qui lui succède et, dit la réclame, le surpasse, sa posture est celle d’une marionnette dont on a coupé les fils – un pantin exsangue, mais encore capable d’une étreinte finale, cadrée comme une anti-pietà.
Charlotte Garson
Désiré (1937), Les Perles de la couronne (1937), Quadrille (1938), Remontons les Champs‑Élysées (1938), La Malibran (1944), Deburau (1951), Si Versailles m’était conté… (1954).
Versions restaurées 4K en salles le 5 novembre (rétrospective à la Cinémathèque française, Paris, jusqu’au 30 novembre).

Actualités, Livres
Steven Soderbergh de Christophe Chabert et Frédéric Mercier
Palmé à Cannes à 26 ans avec sa première fiction, Sexe, mensonges et vidéo (1989), dont Wim Wenders affirmait alors qu’elle « [donnait] confiance dans l’avenir du cinéma », Steven Soderbergh a‑t‑il déjà réalisé un grand film ? Pas sûr, mais à lire l’ouvrage que lui consacrent Christophe Chabert et Frédéric Mercier (critiques à la revue Positif), on se convainc d’une corrélation paradoxale entre un tel jugement et le caractère globalement stimulant de son œuvre prolifique (trente-six longs métrages à ce jour).
Porté par son stakhanovisme et son goût de la nouveauté, le cinéaste a navigué entre divers registres sans se conformer aux attentes d’Hollywood, mais sans les dédaigner non plus, d’où l’aspect inclassable de sa filmographie, affranchie d’un quelconque idéal de pureté, avec ses œuvres à la fois « trop commerciales et trop expérimentales ». Les auteurs s’attachent à décrire une imperfection « intrinsèque à son cinéma puisque chaque film doit inventer conjointement sa forme, sa structure, sa technologie et son économie ». Visionnaire dans l’évocation de réalités futures – la pandémie de Contagion (2011) en est le plus flagrant exemple –, Soderbergh a surtout été précurseur dans l’abandon d’une conception canonique du cinéma, embrassant précocement le numérique (plus spécifiquement les caméras RED), puis la diffusion sur plateformes, ou encore la forme de la série (avec K Street, puis The Knick).
L’approche chronologique de Chabert et Mercier rend justice à l’aspect déterminant qu’ont joué les évolutions technologiques dans la filmographie de l’Américain, au point que les deux volumes s’intitulent Les Années analogiques et Les Années numériques. En leur sein, les auteurs distinguent des périodes, suivant une phrase du cinéaste affirmant travailler en plans quinquennaux, ce qui n’empêche pas des oscillations stylistiques et industrielles à l’intérieur de ces mêmes périodes, entre tentatives âpres et productions à gros potentiel – typiquement dans les années 2000, où il enchaîne par exemple un film à 110 millions qui en rapporte 363 (Ocean’s Twelve), et un autre à 1,6 million qui ne sera pas rentabilisé (Bubble, tourné en dix-huit jours avec des comédiens amateurs).
Marqué dès ses débuts par des échecs commerciaux (Kafka, King of the Hill…), Soderbergh n’a cessé de chercher des modèles économiques alternatifs, et favorise des tournages brefs, qui l’ont probablement aidé à attirer des acteurs de première catégorie sur ses projets les moins bien financés – comme La Grande Traversée (2020), dans lequel Meryl Streep a tourné quasi gratuitement, mais seulement deux semaines.
The Insider de Steven Soderbergh (2025).
Nonobstant cette capacité très inégale de ses films à trouver leur public, Chabert et Mercier affirment que Soderbergh est un auteur au sens le plus cahiériste du terme – aucunement au sens du « cinéma d’auteur ». S’il a rarement écrit les scénarios de ses réalisations, il a rapidement choisi d’en signer la photographie (sous le pseudonyme Peter Andrews), puis le montage (sous celui de Mary Ann Bernard), souvent aussi la production, s’assurant que l’expression de sa vision rencontre un minimum d’obstacles.
Les auteurs pointent l’une de ses marques de fabrique : l’implantation dans ses récits d’« images virales ». Entériné dans Traffic (2000), le principe émerge dans À fleur de peau (1995) : « Chaque strate de l’histoire y possédait sa propre matière et son propre chromatisme, mais la narration non linéaire […] permettait de les faire s’interpénétrer et de désigner derrière l’intrigue du film noir son véritable enjeu, l’impossibilité d’échapper à une vision capitaliste et matérialiste du monde. »
Si cette viralité n’est pas aussi flagrante dans tous les films, l’idée rend compte de l’approche dialectique du cinéaste, qui fait coexister différents régimes visuels pour mieux placer l’ensemble de la représentation sous le sceau de la suspicion et favoriser un rapport critique au récit. Convoquant l’abstraction par la factualité, Soderbergh tient l’émotion à distance, d’où le sentiment de vanité qu’inspirent parfois ses films.
On peut toutefois lire dans ses plus grands succès une forme de double jeu. Soderbergh sait offrir au public des divertissements efficaces, notamment dans la période « cutty and funky » – selon ses propres termes à propos de Hors d’atteinte (1998) –, où domine une énergie basée sur la caméra portée et une démultiplication des plans au montage ; les auteurs montrent toutefois que, employant des acteurs populaires comme des chevaux de Troie, Soderbergh ne cesse de creuser sous la surface de ses récits ses thématiques de prédilection : la circulation de l’argent et la corruption des êtres par le système économique qui les façonne, qu’ils viennent à leur tour maintenir en place.
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La perspective auteuriste éclaire avantageusement des films apparemment anecdotiques, qui prennent une autre profondeur à la lumière de l’ensemble. La série des Ocean’s ou Magic Mike (2012) se muent en commentaires réflexifs sur l’industrie du divertissement et, selon les auteurs, « s’il y a bien une hantise dans Presence [2024], c’est d’abord celle des dettes et du déclassement ».
Plutôt pessimiste, Soderbergh serait un cinéaste misanthrope si son approche était morale, mais elle s’avère avant tout cérébrale. Son travail repose peu sur un rapport d’identification à ses personnages, souvent impénétrables, voire antipathiques. Chabert et Mercier décèlent toutefois un adoucissement depuis The Knick (2014‑2015), « pont entre deux périodes […], celle des anti-héros perdus dans leur solipsisme, en quête de pensée émotionnelle, et celle des voyants » : le chirurgien Thackery « regarde par-delà la surface du monde pour en visualiser l’organisation cachée ». Avec ses personnages d’espions froids et petits-bourgeois, savants mais étriqués, The Insider (2025) montre bien que l’un n’empêche pas l’autre – et que l’œuvre de Soderbergh n’est pas près de suivre une évolution prévisible.
Olivia Cooper-Hadjian
Volumes 1 et 2. Marest Éditeur, 2025.

Actualités, Répliques
Penser avec Deleuze : Sur le motif
La première qualité des deux volumes de Gilles Deleuze consacrés au cinéma est qu’ils ne sont pas des livres de philosophie. Du moins, ils ne tirent pas du cinéma des arguments philosophiques, pas plus qu’ils n’appliquent des concepts philosophiques au cinéma. Ce qui intéresse Deleuze, c’est la manière dont les films pensent et comment les cinéastes ont des idées proprement cinématographiques.
C’est pourquoi il est un lecteur de critiques plus que de textes qui théorisent cet art à partir d’autres disciplines, comme le prouve la grande majorité des références et des citations de ces ouvrages. En s’intéressant d’abord aux idées dont seuls sont capables les cinéastes et à la manière dont elles circulent dans toute une œuvre, il pratique sans retenue la politique des auteurs. L’Image-mouvement et L’Image-temps offrent ainsi un grand nombre d’études de cinéastes qui sont tout simplement de magnifiques pages de pensée critique. Du « peuple de la mer » de Grémillon au « trop-tard » chez Visconti, en passant par le « subjectivisme complice » de Rivette ou le « cinéma du cerveau » de Kubrick et Resnais, on pourrait multiplier les exemples qui prouvent combien Deleuze était un grand critique. Arrêtons-nous sur quatre autres cinéastes.
Akira Kurosawa
Ce qui impressionne Deleuze chez Kurosawa, c’est d’avoir su donner une forme cinématographique à une idée déjà présente en littérature et au théâtre, chez deux auteurs qu’il a adaptés : Dostoïevski et Shakespeare. Il constate que les films du Japonais sont souvent divisés en deux temps, celui de l’exposition et celui de l’action, et que le premier est toujours suspendu à une question qui ne concerne pas les raisons d’agir, qui les retarde même. « S’il y a une affinité de Kurosawa avec Dostoïevski, elle porte sur un point précis : chez Dostoïevski, l’urgence d’une situation, si grande soit-elle, est délibérément négligée par le héros, qui veut d’abord chercher quelle est la question plus pressante encore. »
Chez Kurosawa, il y a en effet comme un écart entre les questions profondes ou élevées qui obsèdent les personnages et la situation dans laquelle ils se trouvent, ce qui explique leurs actions toujours un peu extrêmes, folles ou précipitées, qui ne répondent pas à un classique rapport de cause à effet. « D’où l’onirisme de Kurosawa, tel que les visions hallucinatoires ne sont pas simplement des images subjectives, mais plutôt des figures de la pensée qui découvre les données d’une question transcendante en tant qu’elles appartiennent au monde, au plus profond du monde. »
Vincente Minnelli
Pour Deleuze, la grande idée de Minnelli, c’est « la pluralité des mondes » : « La danse n’est plus seulement mouvement du monde, mais passage d’un monde à un autre, entrée dans un autre monde, effraction et exploration. » Ces mondes clos, où la comédie musicale et le mélodrame s’approchent du « mystère de la mémoire, du rêve et du temps, comme d’un point d’indiscernabilité du réel et de l’imaginaire », sont souvent le rêve d’un autre dans lequel les personnages risquent d’être pris, absorbés.
Lire aussi : “Entrez dans la danse“
« Étrange et fascinante conception du rêve, où le rêve est d’autant plus impliqué qu’il renvoie toujours au rêve d’un autre, ou bien, comme dans le chef-d’œuvre Madame Bovary, constitue lui-même pour son sujet réel une puissance dévorante, impitoyable. » Notons que ce rapport de Minnelli au rêve n’est pas une trouvaille de Deleuze mais de Jean Douchet, qu’il prend à son compte pour la développer, l’explorer, l’emmener ailleurs. Notons aussi l’emploi du mot « chef-d’œuvre », pas du tout nécessaire à la démonstration : Deleuze aime ainsi ajouter des épithètes pour faire passer son goût, ses préférences.
Barberousse d’Akira Kurosawa (1965).
Joseph Losey
L’importance que Deleuze accorde à Losey est surprenante tant ce cinéaste est rarement considéré en tant qu’auteur mais plutôt film par film, et souvent avec dédain. Par ailleurs, on différencie souvent sa première période américaine de la seconde européenne, mais Deleuze prend tout, y compris des films plus impersonnels (Modesty Blaise) ou ratés (La Truite). Selon lui, l’idée qui traverse toute l’œuvre de Losey, qu’il classe dans la catégorie des naturalistes, des cinéastes de la pulsion, est sa conception très particulière de la violence.
Au contraire d’une « violence d’action, réaliste », Losey invente une violence « non seulement intérieure ou innée, mais statique, dont on ne trouve d’équivalent que chez Bacon en peinture, lorsqu’il évoque une “émanation” qui se dégage d’un personnage immobile, ou chez Jean Genet en littérature, quand il décrit l’extraordinaire violence qui peut habiter une main immobile au repos ». Puis « en second lieu, cette violence originaire, cette violence de la pulsion, va pénétrer de part en part un milieu donné, un milieu dérivé, qu’elle épuise littéralement suivant un long processus de dégradation ». Que l’on pense à Temps sans pitié ou Le Messager, à The Servant, The Accident ou Boom, ça marche tout à fait.
Werner Herzog
Les pages que consacre Deleuze à celui qu’il qualifie de « plus métaphysicien des auteurs de cinéma » sont parmi les plus belles de L’Image-mouvement. Il voit en lui un cinéaste du Petit et du Grand, selon « deux thèmes obsédants, qui sont comme des motifs visuels et musicaux ». D’un côté, les films où « un homme de démesure hante un milieu lui-même démesuré, et conçoit une action aussi grande que le milieu ». Ce sont les films d’illuminés, de « conquérants de l’inutile », tel Aguirre, la colère de Dieu, Coeur de verre ou Fitzcarraldo. Dans l’autre versant, « c’est le Petit qui devient l’Idée ». Les personnages sont alors des « êtres inutilisables », « des débiles, des idiots ». Les paysages ne sont plus grandioses mais « s’amenuisent, s’aplatissent, deviennent tristes et mornes, tendent même à disparaître ». Et « les êtres qui les hantent ne disposent plus de Visions, mais semblent réduits à un tact élémentaire ».
Lire aussi : “Le Crépuscule du monde de Werner Herzog“
C’est bien sûr Les nains aussi ont commencé petits, mais aussi L’Énigme de Kaspar Hauser, La Ballade de Bruno, Woyzeck, et la vision « à l’envers » qu’il propose de Nosferatu, « foetus réduit à un son corps débile, et à ce qu’il touche et suce ». Il lie tout cela au rôle de la marche chez Herzog, le marcheur étant, selon une définition du cinéaste, « sans défense ». C’est par exemple la longue marche de Jonathan Harker vers le château de Dracula dans Nosferatu, fantôme de la nuit, où l’on ressent combien tout est de plus en plus menaçant dans ce paysage, comme si le personnage, souvent filmé de dos, était observé de partout dans son trajet solitaire au milieu des montagnes, comme suivi par une entité invisible : on est alors à la fois le regardé et la chose qui regarde. J’étais persuadé que cet exemple se trouvait chez Deleuze ; il n’y est pas, mais je sais que c’est grâce à lui que j’ai pu revoir cette scène ainsi.
Marcos Uzal

Actualités, Critique
Monsieur Scorsese de Rebecca Miller
De tous les cinéastes américains, Scorsese est le plus généreusement pédagogue. Chez lui, faire du cinéma procède de deux mouvements. Mouvement avant (le travelling avant est l’un de ses effets signature) : étoffer l’histoire du cinéma de ses propres films. Mouvement arrière : retraverser sans cesse l’histoire, transmettre, expliquer ce qui fait la beauté d’un film et du médium.
Dans cette veine, on lui doit le magnifique diptyque formé par Voyage à travers le cinéma américain (1995) et Voyage à travers le cinéma italien (1999). La beauté des deux films, leur caractère inédit, tient de leur teneur intimement méditative : quand Scorsese contemple son art, il tombe rapidement sur lui-même et fait de celui qui écoute son confesseur.
La série documentaire de Rebecca Miller vient conclure le diptyque et en faire une trilogie : il est temps pour le cinéaste de voyager à travers son propre cinéma. Preuves à l’appui, Monsieur Scorsese démontre que son œuvre ne se laissa jamais détourner de son caractère méditatif. On pourrait, certes, dire cela de tous les cinéastes du Nouvel Hollywood, mais Scorsese fut le cinéaste le plus intransigeant avec cette idée – au risque du plantage, du scandale, cultivant jusqu’au bout sa mésentente avec l’industrie. Par ce caractère, qu’il doit à son mentor John Cassavetes, il appartient (avec Coppola) à la frange la plus adulte du Nouvel Hollywood – contre George Lucas et Spielberg.
En cinq épisodes d’une heure, Monsieur Scorsese restera le film le plus complet, le plus émouvant qu’on ait pu réaliser sur un cinéaste. Cela tient à sa longueur, l’amplitude de son geste, la disponibilité des proches et des collaborateurs, et celle du cinéaste lui-même. Tout y passe : la famille, les amis d’enfance, les mariages, les enfants, la colère et la dépression, son addiction à la cocaïne, son rapport au catholicisme. À rebours de la réserve qui entoure la vie des illustres noms d’Hollywood, Scorsese cherche à perdre le contrôle de l’image qu’il produit de lui-même. Que cela vienne du plus catholique des réalisateurs fournit un bout d’explication : quand l’homme parle ou filme, il se confesse.
Monsieur Scorsese de Rebecca Miller (2025).
Dans le rôle de la psy-prêtre, Rebecca Miller empoigne la vie privée de l’artiste sans fausse pudeur, avec témérité, contournant complètement l’écueil de la vulgarité. On ne sait pas comment le dire, mais le film aurait été tout autre s’il avait été réalisé par un homme. Car derrière la pudeur de l’artiste qui ne veut pas parler de sa vie intime, il y a souvent autre chose : considérer que cette vie-là, où se loge le commerce avec les femmes (mère, filles, épouses, amies) n’a pas d’intérêt pour expliquer l’artiste – or, c’est faux. Là encore, on pense à Cassavetes : parler de soi en tant qu’homme, c’est forcément parler des femmes autour de soi. Derrière la pudeur, une forme de mépris du privé (féminin).
Lire aussi : “Killers of The Flower Moon de Martin Scorsese”
Miller l’atomise et égalise tout : de la place est faite autant pour DiCaprio que pour les trois filles de Scorsese, ses ex-femmes, son épouse atteinte de la maladie de Parkinson, et bien sûr Thelma Schoonmaker à sa table de montage, qui surplombe le récit dans la position de l’ange gardien analytique. Monsieur Scorsese, ce serait une sorte d’Hitchcock/Truffaut, où on aurait intégré la parole d’Alma Reville et de toutes les actrices.
La série est aussi un contrepoint à la filmographie, campant ce « point de vue de la femme » qui borde cette grande méditation sur l’homme américain du XXᵉ siècle qu’est l’œuvre scorsesienne. Un point de vue tellement retenu par les digues du masculin, qu’il nous revient ici, comme un torrent.
Murielle Joudet
MONSIEUR SCORSESE (MR. SCORSESE)
États-Unis, 2025
Réalisation : Rebecca Miller
Image : Ronan Killeen
Son : Robert Bluemke
Montage : David Bartner, Thelma Schoonmaker
Musique : Jamie Lawrence, Michael Rohatyn
Production : Expanded Media, Round Films, LBI Entertainment, Moxie Pictures
Durée : 5 épisodes entre 52 minutes et 1h04
Diffusion : Apple TV+

Actualités, Critique
Six jours, ce printemps-là de Joachim Lafosse
Devant la vision du poulpe que Jules (Jules Waringo) pêche et dont le dépeçage est filmé en plan rapproché, Raphaël (Leonis Pinero Müller) ne partage pas l’enthousiasme de son petit frère (Teudor Pinero Müller) ni de leur mère, Sana (Eye Haïdara).
Non qu’il soit soudain pris de pitié envers le céphalopode, mais parce qu’il vient de comprendre que Jules, son ancien entraîneur de foot, est le nouvel amoureux de Sana.
Six jours, ce printemps-là obéit constamment à ce principe : les choses filmées (de près) importent moins pour leur réalité matérielle que comme indices de l’évolution psychologique des personnages. La villa tropézienne de l’ex-belle-famille que squattent les protagonistes pendant ces vacances de Pâques sert avant tout de cadre à l’exploration des doutes et tourments de Sana au moment d’assumer son droit à refaire sa vie (très chargée).
Lire aussi : “Miroirs No. 3 de Christian Petzold“, par Élodie Tamayo
Exit un soupçon chabrolien où les tensions sociales qu’on devine finiraient par faire exploser le récit ; exit aussi l’hypothèse du conte, à l’image des derniers films de Petzold, qui aurait exploré tous les visages des personnages dans ce microcosme domestique qui n’est plus censé être le leur. La structure même de la maison reste d’ailleurs difficile à reconstituer, ce qui amoindrit la tension suggérée par les irruptions plus ou moins violentes du voisinage.
Reste malgré tout une tendresse insistante, comme si le refus de ces potentialités était moins le fruit d’un filtrage psychologique que le moyen d’accorder aux personnages une forme de répit, de consolation.
Fernando Ganzo
SIX JOURS, CE PRINTEMPS-LÀBelgique, France, Luxembourg, 2025Réalisation : Joachim LafosseImage : Jean-François HensgensScénario : Joachim Lafosse, Chloé Duponchelle, Paul IsmaëlSon : Alain Goniva, François Dumont, Thomas GauderMontage : Marie-Hélène DozoDécors : Julietta FernandezCostumes : Virginia FerreiraInterprétation : Eye Haïdara, Jules Waringo, Leonis Pinero Müller, Teoudor Pinero Müller, Emmanuelle Devos, Damien BonnardProduction : Stenola Productions, Les Films du Losange, Samsa Film, MenuettoDistribution : Les Films du LosangeDurée : 1h33Sortie : 12 novembre

Actualités, Réseaux Sociaux
Charlie Kirk et l’évangile « synthétique »
Le meurtre de l’influenceur MAGA évangéliste Charlie Kirk (abattu le 10 septembre lors d’un débat à l’université de l’Utah) a suscité une myriade d’images. Parmi elles se distingue une veine générée par IA qui agrège le cérémonial posthume, l’histoire eschatologique et les technologies synthétiques.
« Ils peuvent tuer le messager, mais pas le message. » La phrase se répand en soutien à Charlie Kirk depuis son assassinat. Ce mantra s’accompagne pourtant d’une étonnante contradiction : les représentations qui pullulent sur les réseaux sociaux tirent parti de la disparition du corps réel de Kirk pour lui substituer un corps « glorieux », synthétique, créé par IA. Les speechs et images post-mortem, délivrés depuis l’au-delà du Net, se joignent aux faux hommages de stars (telles ces chansons endeuillées mimant la voix de Rihanna, Eminem ou Céline Dion).
Technologie de résurrection à portée de clic, l’intelligence artificielle actualise le schème chrétien du retour du Christ sous forme d’une entité dotée de propriétés nouvelles, débarrassée des contraintes physiques. Le messager, artificiellement sauvé de la mort, prolonge sa prédication de façon posthume. Il devient un ange médiatique, soit un « porteur de message » venu d’un outre-monde. Ces productions font aussi résonner la célèbre formule du théoricien des médias Marshall McLuhan : « Le message, c’est le médium. » Car ce nouveau type d’évangile (qui signifie « bonne nouvelle ») allie le prophétique au prosthétique.
Extraits de vidéos générées par I.A. diffusées sur TikTok après l’assassinat de Charlie Kirk, le 10 septembre.
L’IA, vitrail contemporain
Ces contenus participent en particulier d’une sortie de l’Histoire au profit de l’eschatologie et d’un recul de l’image-indice au profit de l’image-allégorie. Les comptes chrétiens en hommage à l’influenceur multiplient les réécritures du passé biblique. Kirk, inscrit dans une généalogie sainte, apparaît au milieu des foules de disciples devant la Croix, au panthéon des martyrs aux côtés des apôtres, voire carrément en apothéose céleste auprès du Christ. Ces brèves vignettes condensent une certaine tradition hollywoodienne du péplum biblique.
Dans la tradition des images d’Épinal, l’artificialité jusqu’au kitsch constitue moins un défaut qu’une vertu. Ces chromos animés associent des symboles évidents à des couleurs chatoyantes, pour une reconnaissance immédiate. Leur fabrication prend la forme d’un fan-art mêlant le mystique au populaire. Quant à l’anachronisme et au télescopage des temps, il s’accorde au désir d’une histoire spirituelle qui s’accomplirait dans l’actualité.
Lire aussi : “Festival de Cannes : IA pas photo“
En ce sens, l’IA devient un nouveau vitrail, comme on en trouvait dans les églises durant la Grande Guerre, où les poilus, martyrs patriotiques, remplaçaient les figures bibliques (de fait, certaines de ces créations en IA ont été diffusées dans des lieux de culte aux États-Unis).
On peut même supposer que le prompt (texte performatif qui ordonne la création d’images) rejoue quelque chose du pouvoir du verbe démiurgique, qui se fait désormais « chair numérique ». La mystification autour de l’exécution de ces contenus, qui masquent l’intervention de l’auteur, pourrait les associer à une origine techno-divine.
Le mélange et la reprise sur de multiples supports concourent en tout cas à brouiller les spécificités médiatiques au profit d’un pot-pourri immatériel. Ainsi de cette « peinture » virale numérique, représentant une accolade entre Kirk et le Christ sur fond de nuées géométrisées dont la « touche » renvoie tout autant à de possibles traces de pinceau qu’à une composition pixélisée.
Habituellement associé à la suspicion et à l’illisibilité conspirationniste (zoomé jusqu’à ne plus rien y voir), le pixel, monté au ciel, devient un carré de lumière et d’information glorieuse. L’organisation de Kirk – baptisée Turning Point USA – trouve dans la mort de son prophète une sorte d’accomplissement de sa doctrine : ce point de bascule dans la culture visuelle américaine scelle le mariage du numérique et du messianique.
Élodie Tamayo

Actualités, Festival International du Film Indépendant de Bordeaux
Le Fifib consolé par Bouchra
Du 7 au 12 octobre s’est tenue la 14E édition du Festival international du film indépendant de Bordeaux, célébration d’un cinéma modique mais persévérant.
Chambre d’écho d’un cri universellement poussé et annonçant au mieux la catastrophe, au pire la fin du monde, cette édition du festival de Bordeaux a présenté une fois encore des films aux formes très diverses. Avec en ligne de mire une question toujours plus actuelle : comment le cinéma indépendant peut-il s’exprimer depuis l’entonnoir dans lequel il semble pris, comment peut-il retourner en force la fragilité de sa fabrication ? Les réponses les plus urgentes venaient de territoires en crise : le Liban (Un monde fragile et merveilleux de Cyril Aris, Manal Issa d’Elisabeth Subrin), l’Algérie (Roqia de Yanis Koussim) et, bien sûr, la Palestine.
Le Sel de la mer de Annemarie Jacir (2008).
Gaza était au cœur d’une carte blanche programmée par la chercheuse Lola Maupas, de la rétrospective consacrée à la cinéaste Annemarie Jacir (Le Sel de la mer) et du troublant With Hasan in Gaza de Kamal Aljafari (évoqué dans notre compte rendu des États généraux du film documentaire de Lussas, lire Cahiers no 824), montage de found footage de 2001 par lequel la dévastation actuelle est d’autant plus présente à l’esprit.
Lire aussi : “Ça braconne au Fifib 2024” par Mathilde Grasset
La cinéaste guadeloupéenne Malaury Eloi Paisley, autrice du très beau portrait de Pointe-à-Pitre par quelques habitants de ses marges, L’Homme-Vertige, proposait un « Regard sur le cinéma caribéen ». L’occasion de voir en salle De cierta manera de Sara Gómez, œuvre emblématique du cinéma cubain des années 1970. Ce film de crises multiples (au travail, dans les rapports de genres et de classes postrévolutionnaires), peut sembler pessimiste sur le fond, mais est résolument optimiste par sa forme, qui se permet toutes les ruptures avec un enthousiasme bouleversant.
Le Grand Prix de la compétition, Bouchra d’Orian Barki et Meriem Bennani, explore une crise identitaire intime, celle d’une jeune cinéaste marocaine vivant à New York ; sa mère et son pays d’origine la tiennent, elle et son homosexualité, à une distance dont le film raconte la patiente résorption. Les enjeux autofictifs de ce trajet sont déplacés et sublimés par une animation splendide et très sensuelle, qui sera finalement parvenue à consoler un peu.
Louis Séguin

Actualités, Festival de Film de la Villa Médicis
Histoire coupée, histoire décalée au festival de la Villa Médicis
Archives et reenactment animent deux découvertes faites à la 5e édition du festival de la Villa Médicis (Rome).
Mi-septembre, le festival de la Villa Médicis se situe entre une saison de grands rendez-vous (Berlin, Cannes, Locarno, Venise) et le Rome Film Fest, son aîné. De ce calendrier, le directeur Sam Stourdzé et son équipe tirent parti en se détachant des exigences de premières diffusions pour composer une programmation propice aux connexions entre public international et local, écritures expérimentales et grand public (des séances en plein air le soir), projections et travail des artistes pensionnaires (la section « Contrechamp » articulait à d’autres les films de Ben Russell, Thu Van Tran ou Elitza Gueorguieva).
À partir de rushs filmés dans les années 1990 par l’artiste sino-canadien Lloyd Wong alors malade du sida, Lloyd Wong Unfinished de Lesley Loksi Chan (Grand Prix) interroge la réappropriation des archives d’un autre. Si la matière première, entre incrustation vidéo et affichage cru d’un corps et d’une parole, témoigne déjà d’un puissant désir d’affirmer une identité complexe et socialement niée, le choix de la cinéaste d’intégrer à la fois ses propres notes de travail et la multiplication des prises effectuées par Lloyd Wong défont l’illusion de connaissance et de complétude de la mise en récit.
Lloyd Wong, Unfinished de Lesley Loksi Chan (2025).
Lire aussi : “L’âge de conscience – Festival de Film de la Villa Médicis 2024″, par Alice Leroy
Un décalage réflexif caractérisait également Fiume o morte! d’Igor Bezinovic, qui revient sur l’épisode improbable de l’occupation en 1919 d’une ville croate par les troupes du poète italien Gabriele d’Annunzio. Fort de nombreuses archives, le film s’éloigne autant du dossier historique que de la reconstitution conventionnelle en choisissant de « retourner » l’histoire avec les habitants actuels de la ville de Rijeka (ex-Fiume). Le transport du passé dans le présent rend à la fois sensible le mélange d’anachronisme et de contemporanéité de l’entreprise fasciste. Comme dans un plan réunissant les sept interprètes amateurs et chauves de D’Annunzio, le décalage est aussi ludique, le plaisir des participants se communiquant au spectateur au fil d’un récit à la fois instructif et enlevé.
Romain Lefebvre

Actualités, Archives
Georges A. Romero : archives de l’horreur à l’Université de Pittsburg
Plongée dans les boîtes du père des zombies de cinéma à l’Université de Pittsburg, dont les archives, ouvertes à la consultation, ont vocation à devenir un centre d’études du genre horrifique.
Sur le campus de l’Université de Pittsburgh, à deux pas de la monumentale « Cathedral of Learning » où se déroulent les cours, se trouve une petite galerie dans le bâtiment de la bibliothèque Hillman. Un masque de zombie, le matériel promotionnel de The Blair Witch Project (1999), les badges multicolores collectionnés par George A. Romero au gré des festivals… Benjamin Rubin, coordinateur du fonds d’archives consacré à l’horreur en littérature et au cinéma, explique : « Il s’agit des plus beaux éléments de nos archives, choisis une fois par an par nos étudiants en muséographie ou en histoire de l’art en fonction de nos acquisitions. »
L’archiviste raconte qu’avant de se diversifier la collection s’est constituée en 2019 autour du don d’une centaine de boîtes par l’épouse, la fille et le producteur de Romero à partir d’Incidents de parcours, Peter Grunwald : « La plupart d’entre elles sont pleines de papiers ; cela déçoit souvent les fans qui s’adressent à nous. Il ne s’agit pas d’un ensemble d’accessoires, mais d’un fonds universitaire qui permet aux chercheurs de reconstituer la genèse créative de l’oeuvre de Romero avec ses brouillons annotés, sa centaine de scénarios non réalisés et plus ou moins aboutis, les documents liés à la production ou à la distribution de ses films. »
Quelques lettres de John Carpenter, Stephen King ou des Wachowski au moment de la sortie de Matrix évoquent des projets qui n’ont jamais vu le jour ; des story-boards, comme celui du Territoire des morts tourné à Pittsburgh, dessiné par Rob McCallum, complètent l’ensemble. « Nous avons beaucoup de matériel autour de ce film, confirme Rubin. En consultant les versions du scénario qui datent de juillet et août 2001, on apprend qu’il devait se terminer par l’explosion du gratte-ciel dans lequel les riches sont confinés. Rien n’est écrit explicitement, mais il est évident qu’après le 11 Septembre il est devenu impossible de filmer une telle séquence. Comparer les différentes versions d’un scénario nous éclaire autant sur un artiste au travail que sur l’histoire culturelle des États-Unis. »
Le Jour des morts-vivants de George A. Romero (1985).
Une fois accomplis l’inventaire et la classification, une partie du travail de Benjamin Rubin consiste à acquérir de nouveaux documents : par exemple certains scénarios de Wes Craven, de John Carpenter, une version précoce de celui des Dents de la mer, ou les archives du premier festival de cinéma aux États-Unis consacré aux films de genre réalisés par des femmes, fondé par Heidi Honeycutt (Etheria Film Festival). « Je veille à ce que toute la diversité de l’horreur soit représentée. C’est surtout du côté de la littérature que la collection s’étoffe, en partenariat avec l’Horror Writers Association dont je suis membre. »
Lire aussi : “Dellamorte Dellamore de Michele Soavi (1993)”, par Vincent Malausa
Six ans après sa création, les premiers ouvrages écrits à partir de la collection commencent à paraître, à l’instar de Raising the Dead d’Adam Charles Hart, ancien étudiant de l’Université de Pittsburgh qui a participé au tri des archives à leur arrivée. « Dès le départ, nous voulions travailler en étroite collaboration avec les enseignants. Nous recevons chaque semestre des étudiants, qui peuvent consulter ce qu’ils souhaitent pour leurs travaux », précise Rubin.
À terme, l’objectif est de créer un centre de recherches géré par l’université autour de l’horreur, qui pourrait accueillir et aider financièrement étudiants et chercheurs. Autre projet : la création d’un musée Romero, pour faire place à la dimension pop-culturelle de l’héritage du réalisateur. « À Pittsburgh, on peut encore aller visiter le cimetière où a été tournée la scène d’ouverture de La Nuit des morts-vivants, ou le centre commercial de Zombie », explique l’archiviste. Pittsburgh pourrait devenir un lieu incontournable de l’horreur pour des publics très différents, mais il faut pour cela beaucoup d’investissements. Nous n’en sommes encore qu’au début.
Mathilde Grasset

Actualités, Enquête
Silence, ça rackette : enquête sur un tabou des tournages français
Si la presse s’est fait écho de certains cas spectaculaires, les problèmes sécuritaires des tournages dans certains quartiers parisiens et en banlieue proche grandissent, formant un énorme tabou du cinéma français.
Entre statu quo et omerta, le régisseur Vincent Robillard a choisi de briser le silence. C’était avant l’été, sur LinkedIn : « Depuis quelque temps, une nouvelle forme de menace pèse sur les équipes de tournage dans Paris : le racket organisé, désormais sectorisé par quartier. Ce n’est plus juste un désagrément ponctuel. C’est devenu une question de sécurité publique, pourtant laissée sans réponse adaptée de la part des autorités compétentes. »
Cela commence en général par un SMS ou un appel doucereux : « Je te dis ça, c’est pour toi ! C’est pas moi qui vais t’envoyer des gars, je te préviens juste que ça se passe comme ça. » Le régisseur ou le directeur de production qui s’apprête à tourner dans certains quartiers est prévenu : s’il refuse de s’arranger avec les bonnes personnes, cela peut se terminer par des pneus crevés, un camion incendié ou même une attaque physique comme ce fut le cas sur le tournage à l’été 2021 de la série Irma Vep à Malakoff.
Pour les techniciens en première ligne, il en résulte un sentiment d’insécurité grandissant. « On se dit : est-ce qu’à un moment, les mecs vont venir sur mon plateau ? », s’inquiète Thomas Maggiar, directeur de production. « Je suis souvent dans les derniers partis et dans les premiers arrivés avec la régie, je n’ai pas envie de me sentir menacé sur mon lieu de travail… »
Pendant des années, le phénomène semblait circonscrit à quelques rues du 18e arrondissement parisien. C’est ce que l’on appelait « la taxe Goutte d’Or ». Un enjeu auquel était bien préparé le réalisateur Clément Cogitore pour son dernier film, Goutte d’Or, avec Karim Leklou. Rapidement, il trouve à qui s’adresser et embauche des sociétés de sécurité « locales » qui facturent leurs prestations.
Christophe Lalo, responsable communication à la mairie des Lilas, confirme cette « professionnalisation » de la méthode : « Quand une production tourne dans un quartier “difficile”, ils passent par des boîtes qui ont été faites pour ça, qui disent qu’ils connaissent tous les jeunes du quartier et qu’ils sont là pour éviter tout problème. »
Cogitore, lui, juge normal qu’une partie de l’argent d’un film soit réinjectée dans l’économie locale… à condition qu’il profite à tout le monde. « Le problème, pose-t-il, c’est qu’il y a beaucoup de bandes rivales. Le système fonctionne quand il est pyramidal avec une personne en haut qui arrive à pacifier tout le monde. Nous, on avait identifié cette personne et ça s’est plutôt bien passé. J’avais sur le plateau des jeunes gars à l’écoute, qui étaient assez bien formés à la gestion de conflits. Les régisseurs ont eu des moments difficiles, mais autour de la caméra, ça allait. »
Hélas, la situation dégénère la dernière nuit du tournage : « L’ambiance était tendue, des gars se sont rapprochés de manière agressive et je ne comprenais pas pourquoi le boss n’était pas là. On me dit qu’il a des problèmes familiaux, mais au bout d’un moment j’ai compris qu’il était tombé après une descente de flics. Des insultes et des bouteilles de verre ont volé et on a dû partir plus tôt. L’équilibre précaire était fini. »
Priorité au calendrier
« Au départ, ça concernait les coins de Paris où il y avait du trafic que l’on gênait, précise Stéphan Guillemet, cofondateur de l’Association française des régisseuses et des régisseurs. Les “BO” [bureaux des opérations au sein de chaque commissariat parisien, ndlr] nous disaient : “Si vous y allez, vous y allez en connaissance de cause et il faudra négocier avec les gens sur place.” » Dès lors, les tournages passant outre l’avertissement en subissent les conséquences.
Julien*, repéreur expérimenté, se souvient : « Il y a quelques années, ce mec de la Goutte d’Or, qui n’est plus là, t’empêchait de tourner en extérieur en envoyant des gamins gueuler. Donc même un vigile de deux mètres ne va pas “tartiner” un môme de 8 ou 10 ans… »
Ces dernières années, la pratique semble s’être étendue à tout le Nord-Est parisien intra-muros et une partie de sa banlieue proche : Bobigny, Bagnolet, Aubervilliers, Montreuil… Mais le phénomène reste difficile à quantifier pour une raison simple : sauf exceptions, personne ne veut déposer plainte.
Comme en atteste Pierre-Marc Dominique, régisseur, « une journée de tournage coûte plus cher que le montant de la rançon. Le directeur de production fait son arbitrage… Une fois, j’avais été menacé, mais je n’ai jamais trouvé le temps de porter plainte avec les journées à rallonge. »
Image tirée du documentaire La Ventouse de Charles Henry (2019).
L’école (de cinéma) de la rue
Un même déroulé-type revient souvent : une mairie délivre son autorisation pour un tournage en extérieur. La veille, les camions-régie viennent se garer, des plots sont posés. Ce travail est assuré par des sociétés de ventousage, souvent complétées par une équipe de sécurité. C’est là que le téléphone sonne… Il arrive que le producteur achète la paix sociale en liquide à un interlocuteur A (au risque de voir apparaître plus tard un interlocuteur B) ou en faisant un chèque à une association locale et/ou en s’engageant à embaucher des jeunes du coin.
Un arrangement parfois encouragé par certaines municipalités mais qui constitue selon Thomas Maggiar une fausse bonne solution : « Ça pourrait être une initiation au monde du cinéma, mais là, il s’agit d’une surenchère sécuritaire, on embauche des jeunes pour nous protéger de ce danger qu’ils incarnent dans l’imaginaire collectif, on les enferme dans le banditisme. »
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Pour les ventouseurs historiques, tels que Véronique*, le métier est de plus en plus précaire : « J’ai commencé les ventouses à mon compte en 2010, et ça a vraiment empiré. De plus en plus de sociétés se montent avec des prix très bas. »
Son collègue Amir* se montre tout aussi fataliste, tout en refusant de céder aux intimidations : « Nous, on est au plus bas de l’échelle, mais on ne joue pas à ce jeu-là. Je ne m’arrange pas avec les gens qui nous sollicitent de cette manière. Les “raquettes”, c’est pour le tennis ! » Il fustige aussi certains régisseurs qui tireraient fierté de tourner à tout prix dans des quartiers dangereux : « Ça les fascine de parler avec des gars de banlieue, ils ont l’impression de faire un truc excitant, mais ce sont des pompiers-pyromanes : ils créent un problème qu’ils éteignent… C’est ridicule. »
Une no-go zone pour le cinéma ?
Alors, quelles réponses apporter ? Impossible pour les forces de l’ordre de sécuriser tous les tournages. D’autant que leur présence risque d’accroître les tensions sur place. Quelques techniciens préfèrent se résoudre à éviter certains quartiers, au risque de perdre en réalisme. D’après Julien, repéreur, la ville de Bagnolet, particulièrement touchée, aurait même cessé de délivrer des autorisations.
Thomas Maggiar expose son dernier cas pratique : « Je prépare un film sur une cité de Nanterre. On réfléchit pour définir des zones de tournage qui nous permettront de raconter l’histoire, mais sans cette ambiance horrible. J’ai des débats artistiques avec le réalisateur, qui n’est pas content. Mais je lui réponds : “Tu veux que je mette 10 000 euros là-dessus ou que je les investisse dans la part artistique et faire du cinéma ?” »
Concernant Nanterre, la cité Pablo-Picasso a été le théâtre d’une des affaires les plus spectaculaires. En 2022, le tournage de la série Lupin essuyait un braquage en pleine journée par une vingtaine de personnes armées de mortiers. Résultat : plus de 300 000 euros de matériel dérobé, d’après Le Parisien.
Les pouvoirs publics connaissent le phénomène, sans pour autant proposer de solutions à ce problème aussi diffus qu’insoluble. Contactées, la Mission Cinéma de la Ville de Paris et la Commission du film d’Île-de-France affirment ne pas avoir le droit ou ne pas être en mesure de nous répondre à ce sujet.
Raphaël Clairefond
* Les prénoms ont été changés à la demande des personnes interrogées.

Actualités, Entretiens
Dix ans après le 13-Novembre : Entretien avec Sylvie Lindeperg
Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, l’historienne Sylvie Lindeperg, qui a suivi les neuf mois du procès filmé « V13 », publie un essai interrogeant la nature de cette archive audiovisuelle de la justice et son dessein à l’heure des grands procès du terrorisme. Elle revient sur l’héritage trouble de la loi Badinter qui, en visant une impossible neutralité, met les victimes au centre du cadre et les accusés hors champ, érige le juge en metteur en scène et le Parquet national antiterroriste en scénariste.
Dans quelles circonstances avez‑vous suivi le procès V13 ?
J’ai été invitée à rejoindre l’équipe ProMeTe, un groupe de recherche constitué d’une vingtaine de juristes, politistes, sociologues, anthropologues du droit qui avaient pour ambition de documenter le procès in vivo. Ils avaient tous, contrairement à moi, une fine connaissance de la justice antiterroriste et étaient rôdés à l’expérience de terrain. Ils m’avaient surtout demandé d’analyser le rôle des images à V13, aussi bien celles qui seraient produites pour les Archives nationales que celles qui seraient mobilisées dans l’enceinte judiciaire.
J’ai abordé ces images, et le récit qu’elles portent, à travers une focale historique longue, convaincue que ce procès avait en commun avec d’autres jugements que j’avais étudiés – ceux de Nuremberg ou d’Eichmann notamment – de déborder le strict cadre du judiciaire pour accomplir des enjeux d’ordre politique, mémoriel, moral.
Car il m’est vite apparu que ce procès mettait en tension des desseins contradictoires. D’un côté sa vocation de vitrine de l’État de droit et de la démocratie, de l’autre la manifestation de certaines torsions du droit qui caractérisent la justice antiterroriste. V13 devait concilier l’affichage vertueux du procès « exemplaire » avec un verdict « pour l’exemple » qui répondait à une forte demande sociale. Ce procès-vitrine a aussi été le miroir de nos ambivalences.
C’est pourquoi vous avez adopté une approche « archéologique » plutôt qu’une chronique ?
Michel Foucault écrit que l’archéologie, discipline des monuments muets, a longtemps tendu vers l’histoire, mais que l’histoire tend désormais vers l’archéologie comme « description intrinsèque du monument ». C’est la position que j’ai adoptée en abordant V13 comme « monument » – ce procès est entré tout vif dans la légende judiciaire. Mais je l’ai fait, pour la première fois, dans une position d’observatrice.
Michel de Certeau rappelle que l’historien arrive toujours après-coup : c’est à partir des traces de ce qui n’est plus, une empreinte de pied sur la plage déserte, qu’il confronte l’intelligible à la perte. À V13, j’ai été confrontée au contraire à l’événement en train d’advenir et placée en amont des archives qui se fabriquaient sous mes yeux, l’enregistrement vidéo étant diffusé sur les écrans de la salle d’audience. J’ai pu mesurer in situ les écarts entre le procès « réel » et ce que l’archive filmée transmettra à la postérité.
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L’équipe ProMeTe a-t-elle été consultée par la justice pour concevoir ce dispositif de tournage en amont du procès ?
Nous avons d’abord été en contact avec le ministère par l’intermédiaire de la représentante des Archives nationales pour réfléchir à un dispositif de production en direct des métadonnées du procès. C’était indispensable pour circuler dans un flux vidéo dont la masse s’annonçait colossale. Au fil de l’audience, nous avons aussi pu faire remonter certaines observations sur le filmage et obtenir quelques légers aménagements.
Reste que l’évolution de loi Badinter va plutôt dans le sens d’un dessaisissement des usagers des archives. En 1985 avait été mise en place une commission consultative composée d’historiens, de journalistes, d’archivistes qui, aux côtés de magistrats, devaient se prononcer sur « l’intérêt historique » d’enregistrer tel ou tel procès. Ce lieu d’échange qui aurait pu s’étendre avec profit aux formes du filmage a été supprimé en 2013. En mars 2019, une autre loi a renforcé les pouvoirs du ministère public dans la prise de décision : elle stipule que l’enregistrement est désormais acquis de droit s’il est demandé par le Parquet national antiterroriste dans les affaires de terrorisme et de crimes contre l’humanité. Parallèlement, l’acte d’archivage semble céder le pas au geste de communication. En 2010, la mission de superviser les tournages est d’ailleurs passée de l’administration générale de la chancellerie vers le département d’information et de communication. La loi Badinter revendiquait la « neutralité » du tournage. Ces enregistrements nous offrent surtout l’image que l’institution judiciaire veut transmettre d’elle-même.
Quel était l’esprit de la loi Badinter ? Cette idée de neutralité n’était-elle pas d’emblée naïve ?
Il faut rappeler qu’elle a été votée en 1985 dans la perspective du procès Barbie. Depuis 1954, les appareils de prise de vue et d’enregistrement sonore étaient interdits dans les prétoires. Conscient de l’intérêt historique des archives judiciaires et convaincu que l’audiovisuel en offrait une vision plus sensible que les sténographies des procès, Robert Badinter a souhaité que la justice cesse d’être aveugle et muette sur sa propre histoire. Mais il était inquiet des dérives spectaculaires et du risque d’attenter aux droits des accusés – n’oublions pas qu’il était avocat de la défense.
Badinter rêvait donc, sans doute un peu naïvement, d’une archive objective, d’une caméra impartiale, sans parti pris de réalisation, qui documenterait le travail de la justice pour les historiens du futur. Mais ce voeu de neutralité a été converti en obligation de suivre le fil de la parole, sans grande réflexion sur les effets de sens produits par les cadrages et les positions de caméra. L’aboutissement de cette logique, ce sont des caméras automatisées, privées du regard humain mais porteuses d’un point de vue sur le procès : celui du commanditaire à défaut du réalisateur.
Projection d’images des camps de concentration nazis lors du procès Eichmann, au Beit Ha’Am à Jérusalem, 1961-1962.
Quel était le dispositif de tournage dans le cas du procès V13 ?
Il y avait huit caméras. Toutes les positions et les valeurs de plan avaient été décidées à l’avance, l’entièreté du tournage était scénarisée, laissant le moins de latitude possible aux opérateurs. La circulation de la parole guidait les changements de plans. Quelques plans de coupe ont néanmoins mis en valeur la qualité d’écoute du président pendant les dépositions des victimes.
Les parties civiles étaient filmées avec délicatesse, toujours en plans serrés pour éviter le moindre parasitage dans l’arrière-plan. Mais ce cadre protecteur a eu pour inconvénient de faire disparaître le travail corporel de la parole et l’écoute presque sacrée des témoignages en salle d’audience. C’est ce moment de communion nationale que révèle l’enregistrement du procès Eichmann. Pour rendre compte de cette catharsis, le réalisateur Leo Hurwitz a tourné ses caméras vers la salle et filmé les visages de spectateurs israéliens bouleversés. L’enregistrement vidéo de V13 a par ailleurs relégué les accusés dans le hors-champ.
Par exemple, pendant les premières semaines du procès, les plans d’ensemble de la salle étaient systématiquement décadrés pour exclure le box des accusés. Ce choix a produit un effacement de la dimension pénale du procès au profit de sa dimension morale et mémorielle et il a déréglé l’égalité des parties devant l’image. Il faut ajouter que les techniques audiovisuelles ont renforcé le pouvoir de police du président. Le juge Périès avait la maîtrise du son car c’est lui qui ouvrait et fermait les micros. Il lui est arrivé de refuser la parole à des avocats en maintenant leurs micros fermés ; leur discours était inaudible dans le fond du prétoire, n’était pas retransmis dans les salles annexes ; il est perdu pour les archives. Les caméras étant par ailleurs guidées par l’ouverture des micros, ces mêmes avocats n’ont pas non plus été filmés. Il ne reste donc rien de leurs interventions.
Vous parlez des autres salles du tribunal, parce que le procès y était retransmis en direct, autre particularité.
L’unité de lieu et de temps, principe de la justice comme du théâtre classique, a été pulvérisée par le morcellement de la scène judiciaire et la création d’une webradio pour les parties civiles qui diffusait les débats avec 30 minutes de différé. Les salles de retransmission réservées au public étaient très éloignées du prétoire, dont les places étaient réservées aux victimes.
J’allais fréquemment dans la salle de presse des Criées car les journalistes avaient obtenu l’installation de deux écrans supplémentaires qui transmettaient les vues de deux caméras fixes, dont une dirigée sur le box. Je pouvais donc faire un montage mental du film en y insérant les plans d’écoute des accusés. Mais ces images n’ont pas été enregistrées.
Au moment de l’énoncé des verdicts, une panne technique a interrompu le flux de la retransmission, agissant comme un révélateur de la position totalement périphérique de ce tiers du procès qu’est le public : seules les personnes présentes en salle d’audience ont pu entendre les huit dernières minutes. Cette partie manquante de l’énoncé des sentences a été réenregistrée par la suite dans la salle vide pour « compléter l’archive ».
Cette conception de l’archive pose question : le président de la cour d’appel, qui avait autorisé le filmage, lui avait assigné la mission de « démontrer devant l’histoire » la manière dont une justice démocratique fait face à la barbarie. C’est comme si l’archive avait pour fonction de porter ce récit édifiant et que le travail de l’historien n’était plus nécessaire.
Si la règle de « neutralité » interdit le montage dans le film pour l’archive, les images produites devant la cour, en particulier celles des scènes de crime, ont fait l’objet d’un montage méticuleux.
Là encore, il y a un paradoxe. Ce procès pour terrorisme a révélé une double peur des images qui n’est certes pas illégitime : que les photographies des scènes de crimes heurtent la sensibilité des victimes, et qu’elles soient récupérées pour des usages de propagande – rappelons que certaines photos du Bataclan se sont retrouvées dans le film de revendication de Daesh. Une association de parties civiles a obtenu, très tardivement, qu’un débat ait lieu sur l’opportunité ou non de montrer ces images et d’entendre l’enregistrement audio de l’attaque du Bataclan dont 22 secondes seulement avaient été diffusées à l’audience.
Lors du débat, un avocat de la défense a contesté le principe d’une sélection parmi les pièces du dossier d’instruction et que celle-ci soit opérée par les parties civiles. Leurs avocats et la cour ont écarté les images les plus choquantes et celles sur lesquelles des corps étaient identifiables.
Le paradoxe est donc que les photos les plus terribles pouvaient être vues sur internet mais qu’elles n’ont pas été montrées dans l’enceinte de justice. C’est un renversement radical.
Le président du procès de Nice, qui était venu à plusieurs audiences de V13, a d’ailleurs pris la décision de montrer dans son intégralité la vidéosurveillance de l’attaque du camion sur la promenade des Anglais, considérant que c’était une pièce essentielle du dossier. Il me semble surtout important de pouvoir construire un regard sur ces images, en les accompagnant plutôt qu’en les sélectionnant ou en les tronquant. Mais les présidents de cour sont placés devant des choix difficiles car l’institution judiciaire, qu’il s’agisse de filmage ou de preuves, semble avoir peu réfléchi à la nature et au rôle des images.
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L’anti-modèle de l’application actuelle de la loi Badinter, ce serait donc Leo Hurwitz ?
Hurwitz fait figure d’exception si l’on exclut les régimes totalitaires qui ont fait appel à de grands cinéastes pour filmer leurs procès, mis en scène pour pouvoir être filmés. Hurwitz n’était lié par aucun cahier des charges, il a pu choisir librement sa grammaire cinématographique.
C’était à la fois un grand documentariste et un ancien réalisateur de CBS qui maîtrisait parfaitement les règles du direct. Le film qu’il a tourné à Jérusalem est un mélange improbable entre les grands court dramas hollywoodiens, le cinéma soviétique et le feuilleton télévisé. Mais son regard unique crée l’unité de ces dramaturgies dissemblables.
Au procès de Nice, je me suis posé rétrospectivement la question du cadrage de V13 et des frontières entre le réel et le virtuel : j’ai vu fréquemment des avocats de la partie civile inattentifs se ressaisir dès qu’ils apparaissaient à l’image et, inversement, des accusés qui, n’étant jamais filmés, avaient le sentiment d’être hors du champ de la scène judiciaire elle-même.
Incontestablement, un ou une cinéaste qui aurait filmé ces états d’abandon aurait produit une lecture du procès moins lisse, plus dérangeante, plus subjective. Mais cela n’aurait pas obéré le travail de l’historien. En l’état, l’éradication proclamée de la subjectivité du réalisateur n’équivaut pas à une absence de point de vue : c’est bien celui de l’institution judiciaire qui émane de ces images.
Propos recueillis par Charlotte Garson et Alice Leroy à Paris, le 6 octobre.
Archéologie d’un procès. Juger les attentats du 13 novembre 2015. Verdier, Sciences humaines, 2025.
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