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Actualités, Entrevues - Festival International du film de Belfort, Festivals

37e édition du Festival Entrevues : Belfort fait le lien

Selon Anna Tarassachvili, responsable de la programmation hors compétition d’Entrevues, « à l’annonce assez tardive du départ d’Elsa Charbit , l’idée est venue naturellement de travailler avec les forces vives en place au sein de l’équipe et d’y adjoindre d’anciens et de nouveaux collaborateurs. Le festival a toujours été une œuvre collective, il s’agissait surtout de repenser la façon dont nous nous présentons ». Autour d’elle et de Cécile Cadoux, impliquée de longue date dans la coordination de la compétition du festival, une direction artistique collégiale s’est donc formée, avec Charles Herby-Fünfschilling, Mathieu Macheret (membre du comité de rédaction des Cahiers) et Laurence Reymond pour les programmations thématiques, Claire-Emmanuelle Blot, Victor Bournérias, Vincent Poli (collaborateur des Cahiers) et Paola Raiman pour la compétition. Cette dernière rassemblait des documentaires et des fictions partant souvent d’éléments biographiques ou historiques pour y introduire une part d’imaginaire. Situé du côté du réel, le premier court de Livia Lattanzio, Andy et Charlie, frappait par la justesse du rapport établi avec ses protagonistes. On découvre les deux jeunes femmes danseuses érotiques avant de les entendre partager leurs expériences d’autres types de prestations tarifées. La confiance entre elles et avec la cinéaste permet à celle-ci de saisir avec un mélange de frontalité et de douceur la façon dont se nouent différentes facettes de leur travail : le spectacle, la relation humaine, l’argent. Brieuc Schieb propose quant à lui une sorte de performance collective aux comédiens non professionnels de Koban Louzoù, moyen métrage lauréat du Grand Prix André S. Labarthe. On y accompagne une jeune femme (Audrey Carmes) qui s’installe dans une ferme où elle doit offrir son aide en échange du gîte et du couvert. Avec les autres résidents (Laurence Sanchez, Neel, Baptiste Perusat), arrivés là pour des raisons tout aussi mystérieuses, la glace se brise peu à peu. À l’image de l’ambivalence du maître des lieux (Virgil Vernier), qui drape son recours pratique à une main-d’œuvre gratuite dans des discours bienveillants, Brieuc Schieb louvoie brillamment sur un terrain incertain, où se frôlent gêne et complicité, lose et euphorie, scénarisation et improvisation. Au-delà de ses aspects satiriques, le film charme par sa façon de se nourrir des heureuses surprises qui se produisent lorsque des rencontres ont lieu. Dans The Cathedral, l’Américain Ricky d’Ambrose s’inspire de son histoire pour construire une fiction aux airs d’essai. L’enfance de Jesse y est racontée par une voix détachée et une série de tableaux, fragments de scènes ou natures mortes, dans lesquels le cinéaste témoigne d’un sens du détail exceptionnel. Par cette écriture si singulière, il transmue ce qui aurait pu être un récit anecdotique en réflexion sur la mémoire et la constitution d’une identité : le personnage principal, généralement hors champ, y apparaît avant tout comme une surface sensible, impressionnée par un héritage familial. Citons enfin le premier long métrage d’Ana Vaz, vainqueur du Grand Prix Janine Bazin : É noite na América sillonne Brasilia, frottant des images de la ville à celle des animaux que son expansion dérange. Également lauréat du prix One + One pour sa bande-son, le film se vit comme une expérience auditive autant que visuelle, orchestrant la confrontation par le montage de l’espace urbain à des êtres vivants acculés, qui en viennent à ne pouvoir exister qu’avec l’aide des humains, dans un zoo. Plutôt que de livrer un discours ou un récit fermés sur eux-mêmes, Ana Vaz se propose de regarder droit dans les yeux ce que nous sommes en train de détruire. Dans sa compétition comme dans sa nouvelle organisation, la 37e édition d’Entrevues aura décidément rappelé que nul être n’est une île. Olivia Cooper-Hadjian Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 66
par Olivia Cooper-Hadjian
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Journal – Raúl Perrone, l’infini à Ituzaingó

De son premier long métrage Labios de churrasco (1994), titre pionnier du Nuevo Cine Argentino qui relate la dérive à la fois désabusée et impétueuse de deux voyous, à son dernier film Sean Eternxs (2022), élégie crue d’une bande d’adolescents en quête de beauté, Raúl Perrone n’a cessé de porter son attention sur les jeunesses déshéritées de son quartier. De fait, s’il n’était pas présent à Nantes, c’est qu’il lui était impossible de s’arracher à Ituzaingó, sa ville natale et son antre de création. C’est dans cette périphérie populaire de Buenos Aires qu’il a réalisé presque tous ses quelque soixante-dix films.  Le signe « + » peuple tous les (brefs) génériques de Perrone, ce qui atteste autant de sa polyvalence cinématographique (réalisation, scénario, production, direction artistique, image, son, montage) que de son goût invétéré pour l’addition comme forme de création. Les récurrences de jeux de surimpression, principalement de visages, vont dans ce sens : la soudaine coexistence de deux regards donne naissance à une troisième image latente, qui en appelle elle-même d’autres au passage. Dans P3ND3J05 (lire Pendejos, 2013), tragédie amoureuse de skate park, il explore la complexité du désir adolescent en faisant osciller l’expression des visages filmés entre la transe et la désespérance. La dimension additive s’incarne aussi par les références artistiques avec lesquelles il jongle. Dans Hierba (2015), Le Déjeuner sur l’herbe de Manet se transforme en une expérience psychédélique tropicale. Chaque protagoniste du tableau éprouve dans sa chair les variations chromatiques sur le vert végétal initial. Dans Corsario (2018), un sosie de Pasolini est propulsé dans Ituzaingó, à la recherche d’authentiques ragazzi d’aujourd’hui. Le film interroge le regard désirant du cinéaste italien, préférant la puissance spéculative des appunti au mimétisme stylistique. Chez Perrone, le film en cours porte souvent l’empreinte d’un film fantôme : peut-être cela lui permet-il d’étendre indéfiniment les limites géographiques et poétiques d’Ituzaingó, sans trancher entre un ancrage casanier et de salvatrices télétransportations en des contrées oniriques. Claire Allouche Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 65
par Claire Allouche
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Hors salle : White Noise de Noah Baumbach

Noah Baumbach a tout du malin : combinard quand il conçoit un scénario comme un champ truffé de chausse-trapes, avec le risque de cheminer dans le récit, de s’y perdre ou de ne pas s’y retrouver (Frances Ha, Mistress America, The Meyerowitz Stories) ; ingénieux quand il développe des histoires familiales et amoureuses, avec éclat et mesure, où la prolixité ne condamne pas la mise en scène (Les Berkman se séparent, Greenberg, Marriage Story). Son nouveau film, d’après un roman de Don DeLillo, se situe entre ces deux pôles, entre malice et rosserie, comme son héros incarné par Adam Driver, aussi bienveillant qu’hostile. Jack est un professeur en histoire, spécialisé en « études hitlériennes ». Ce personnage, comme son entourage, est petit à petit « possédé » par les « ondes et radiations » (titre de la première partie), ce qui oblige chacune et chacun à réorganiser le sens des choses quand il faut fuir la ville, mena­cée par un nuage toxique qui avance comme le fog de Carpenter (deuxième partie). Une fois la famille lancée dans son exode et dans la tourmente intime d’une dépendance de l’épouse à un antidépresseur expérimental, le mouvement n’est pas seulement spatial, son ressac brasse aussi l’histoire américaine : dans un cours  magistral de Murray et Jack, Elvis et Hitler, deux icônes que tout oppose (sauf d’être des « mama’s boys »), sont mis en scène en un discours pédant, alterné avec des images d’archives. Soit l’Amérique et l’Allemagne, l’une incarnant le mal absolu du xxe siècle, et l’autre son arrière-garde, insidieuse et bruissante : celle qui magnifie les transmissions, l’information, la communication, justifiant les valeurs nouvelles et les conditions hyper modernes de ce mitan de la décennie – jusqu’à n’y plus rien comprendre.  S’y ajoutent l’ensemble des citations auxquelles Baumbach nous a déjà habitués, pour jouer des références qui définissent son bruit de fond (white noise) cinéphilique, celui de ses années d’adolescence : de Spielberg à Romero, de Coppola à De Palma, tout y passe. Or c’est peut-être le film pour lequel ce recyclage de plans est finalement le plus justifié : en ramassant l’Amérique, Baumbach embrasse toutes les façons qu’elle a eues d’être représentée, comme le font ces humains zombifiés dans un centre commercial ou cet usage subreptice d’une double focale. Au risque, comme Jack, d’étouffer sa curiosité intellectuelle sous un certain contentement, voire une autosatisfaction. Les États-Unis sont ce supermarché où les personnages se retrouvent toujours (déjà à la fin de Fantastic Mr. Fox de Wes Anderson que Baumbach a co-signé), c’est-à-dire une structure très organisée avec sa rumeur (le bourdonnement des clients ou de la foule) et sa musique (le film s’achève tel un clip pour LCD Soundsystem dans un triste paradis retrouvé) et, comme Murray (collègue enseignant joué par Don Cheadle) le définit : le grand magasin est « la salle d’attente entre la vie et la mort ». Tout se construit sur les logiques, dans le récit et dans la forme du film, de réseaux physiques ou chimiques, jusqu’à buter sur de tels espaces. Il n’y a pas d’ouverture dans ce monde : le ciel est bas, les chambres closes, le regard obstrué par une chappe de plomb au-dessus de tous. La variété complexe et imprévisible d’une fumée évanescente et infiniment toxique couvre tout. Ce monde est fait de concentrés d’opacité qui rejaillissent sur le tissu social, collectivement, et sur le système humain, individuellement. Jack est pris dans un piège binaire : être le loup ou la brebis, un vivant ou un mourant, un killer ou un dier. Le ratage du meurtre de la troisième et dernière partie (qu’il veut commettre par jalousie) produit un saut de compassion à l’égard de sa victime. Compassion dont manque le film et qui sape un peu le moral : on n’échappe pas au nihilisme généralisé. Si la satire est juste, tenue par la paranoïa des êtres, les angoisses de mort et la folie industrielle, la forme (Baumbach dit « souhaiter orchestrer quelques grands moments de cinéma » avec sa première superproduction) est un piège à penser, du désespoir jusqu’au cynisme. Philippe Fauvel  Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 56
par Philippe Fauvel
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Franju, La ligne d’ombre

Lorsqu’à la fin d’Holy Motors de Leos Carax, Edith Scob plaçait un masque blanc sur son visage, on ne pouvait s’empêcher de frissonner : Christiane Génessier, l’héroïne des Yeux sans visage, revenait de la nuit où elle s’était enfoncée plus de cinquante ans auparavant, accompagnée par un vol de colombes. En exhumant une image archaïque mais à la puissance poétique intacte, Carax réalisait la prophétie de Godard dans sa critique de La Tête contre les murs (no 90, décembre 1958) : « Mais qui nous dit que cet ancien cinéma, s’il n’est pas celui d’aujourd’hui, n’est pas celui de demain.» Un parent terrible de la Nouvelle Vague Fondateur avec Langlois de la Cinémathèque en 1936, Georges Franju avait déjà un statut mythique, mais c’est sa vision avant tout esthétique et morale du monde, for- gée dans le documentaire, qui fit de lui, avec Renoir, Bresson et Cocteau, une figure paternelle de la Nouvelle Vague, en particulier auprès de Truffaut. Les deux cinéastes s’étaient côtoyés dans le même studio, pendant le montage des 400 Coups et le tournage des Yeux sans visage.Truffaut affirma même que le seul film sur lequel il avait été stagiaire était Les Yeux sans visage. La conversation entre les deux cinéastes dans les Cahiers en 1959 dévoile un Franju gouailleur, révolté mais aussi très admiratif du travail de son cadet : « C’est d’une incroyable incorrection, c’est parfait ! Vous faites un film qui montre des maisons de correction, faites des incorrections cinématographiques.» Le rapport qu’entretient Rivette avec Franju est quant à lui plus formel, l’un et l’autre se rejoignant dans leur amour pour Feuillade. Dans sa critique de Judex (1963), il écrit : « C’est plus que jamais le plan, l’image qui guide le film, c’est sa logique qui commande les péripéties. C’est- à-dire que toute remarque est vaine qui ne tiendrait pas compte de ceci : le blanc et le noir, leurs nuances, leurs contrastes, leurs jeux et combats, tel est bien le sujet de Judex.» C’est pourtant Rivette qui, dans Duelle, mettra en scène ce combat des contrastes, incarnés par les magiciennes de la Lune et du Soleil. Mais l’origine du film se trouve peut-être dans Judex : la lutte sur les toits entre Francine Bergé, Musidora en collant noir, et Sylva Koscina dans son costume blanc d’acrobate, et ce plan chargé d’érotisme où leurs jambes se mêlent. Par ailleurs Rivette emprunte à Franju le danseur Jean Babilée , acteur de Pleins feux sur l’assassin (1961) et de La Ligne d’ombre (1973), téléfilm d’après Conrad et autre voyage au cœur des ténèbres. Si Franju reste le seul grand auteur français de film de terreur, c’est précisément par son peu d’intérêt pour le genre et ses artifices. Pour lui, la peur est d’abord intime et c’est une chose sérieuse. Il déclarait souvent avoir fait Le Sang des bêtes (1949) alors qu’il adorait les animaux, La Tête contre les murs (1958) alors que rien ne l’effrayait plus qu’être « contaminé par les fous », et LesYeux sans visage (1961) alors que les lames le terrorisaient. L’autre versant de son cinéma est politique et prend racine dans la tradition anarchiste : le combat contre l’autorité, l’anti-militarisme et la défense du monde ouvrier, ces vies broyées par « les métiers d’épouvante ». Ce n’est pas pour rien si Hôtel des Invalides (1951) est commenté par une autre grande figure de l’anarchisme, Michel Simon. Ce qui fait peur c’est bien entendu l’aliénation et la privation de liberté. À travers les entretiens qu’il donna aux Cahiers, ou plus tard à la radio avec Serge Daney en 1986 dans Microfilms, on constate combien Franju fut autant un poète qu’un grand théoricien. Un exemple de sa réflexion sur l’insolite, élément majeur de son cinéma : « J’avoue d’ailleurs être beaucoup plus sensible au scénique qu’au dynamique, confiait-il à Truffaut. J’étais très petit quand j’ai vu pour la première fois, après un incendie, une façade d’immeuble et rien derrière. Qu’est-ce qu’il y avait avant? C’est le vide hanté.» Un réalisme fantastique « J’ai toujours pensé qu’une chose ne pouvait être poétique et à plus forte raison fantastique, c’est-à-dire émouvoir, que si elle était réaliste » (Cahiers no 199, 1968). Pour Franju, avec Fantômas de Feuillade apparaît un réalisme qui n’est pas celui des Lumière et un fantastique qui n’est pas non plus celui de Méliès. Comme il le déclare à Serge Daney : « En 1913, alors que Méliès tournait encore des féeries et proposait une nouvelle Cendrillon, sortait Fantômas de Feuillade. Méliès, que j’admire, ne me fait pas rêver car il rêve pour moi. Au contraire, je rêve devant les films de Feuillade.» Ce qui provoque le passage du réalisme au fantastique est la révélation de cette terreur qui structure le monde des hommes, faisant de Franju un cinéaste profondément langien (il a par ailleurs consacré à l’auteur de M le Maudit un long texte analytique dans la revueCinématographe en 1937). C’est aussi ce qui pourrait définir l’insolite, non dans un sens pittoresque ni même surréaliste, mais d’abord comme un travail critique que Franju exprima d’abord dans le documentaire. Dans Les Poussières (1954), c’est le rapport funeste entre la délicatesse de la porcelaine, objet de luxe, et les poumons cancéreux des ouvriers du kaolin ; dans En passant par la Lorraine (1950), les beautés du passé et les bals populaires conduisent au monde souterrain des gueules noires; dans Mon chien (1955), c’est aussi le moment où le berger allemand, abandonné dans les bois par la famille, devient un fugitif promis à la fourrière et à la chambre à gaz. Parfois il suffit d’un seul plan pour traverser la ligne d’ombre, lorsque dans Hôtel des Invalides, Franju relie le visage détruit d’un vétéran de 14 aux médailles militaires accrochées à sa veste. Dans Le Sang des bêtes, la ligne d’ombre c’est la peau de l’animal, frontière entre les friches du canal de l’Ourcq et ce monde « noble et ignoble » (Cocteau, « Sur Le Sang des bêtes », Cahiers no 149, 1963) dont le décor devient cet assemblage de peau, de viande fumante et d’os. On comprend que la ligne d’ombre est ce qui sépare la vie, toujours représentée par des enfants et des oiseaux, de la mort comme entreprise humaine, fomentée dans les abattoirs, les asiles, les mines, les usines ou la fourrière. Là sont dépecées les bêtes et brisés les révoltés, comme François Gérane dans La Tête contre les murs. La clinique du Dr Varmont n’est pas une suite de chambres et de couloirs sombres mais une prison à ciel ouvert, dans un cadre champêtre ou au chant des oiseaux se mêle la litanie des pensionnaires que Franju a conservée dans sa bande-son. Lorsque Gérane s’évade, c’est pour entrer dans un tripot où les joueurs suivent fixement le tournoiement d’une bille d’acier sur une roulette, réplique de la ronde des fous dans la cour de l’asile. Une fois franchie la ligne d’ombre, lorsque les structures aliénantes du monde sont dévoilées, il n’y a plus de retour possible.   Révolte et poésie Comment s’exprime l’anarchisme de Franju? De façon saillante comme dans LaTête contre les murs et la figure d’insoumis interprétée par Jean-Pierre Mocky, mais aussi à travers des figures féminines sur lesquelles s’exerce le pouvoir masculin. Christiane, auquel son père est allé jusqu’à voler le visage, en est l’exemple le plus marquant. Jacqueline dans Judex est également prisonnière du château de son père, le banquier Favraux, et de cette fortune acquise par le mal. Comme dans La Tête contre les murs, c’est une prison aux murs invisibles et on voit comment l’esthétique de Franju est inséparable de ses principes libertaires. Lorsque Jacqueline est endormie dans le jardin, en robe blanche sur un fauteuil, Franju tisse un fin voile blanc qui confond les feuillages, la pelouse et l’osier. Le monde est unifié, sans un accroc, par ce père malfaisant mais adorant autant sa fille que le Dr Génessier. « Je préfère les contrastes aux valeurs. La pellicule orthochromatique était beaucoup plus dramatique, d’abord. Les valeurs étaient supprimées, par exemple le ciel se confondait facilement avec la terre. C’était très joli. C’était très poétique » (entretien avec Labarthe, 1968). Dans leurs habits noirs, Judex et les Apaches. sont les ombres venues du passé criminel du père qui apportent justement un contraste révélateur à ces images presque atones. Sur le visage de Christiane ce sont aussi les contrastes qui attaquent en premier lieu sa nouvelle peau. Lors de la séquence du rejet de la greffe en quatre images fixes, c’est le noir et blanc épais et taché des clichés anthropométriques qui vient nécroser la photo d’Eugen Schüfftan. Lorsque Franju filme le visage d’Emmanuelle Riva dans Thérèse Desqueyroux (1962) peu à peu noirci par l’alcool, c’est encore une greffe qui ne prend pas, celle de la femme au foyer réduite à son seul statut de prisonnière. Franju rejette les sujets surnaturels car rien n’existe pour lui en dehors du réel, sinon les deux forces humaines pouvant le transcender : la révolte et la poésie. La révolte est inscrite dans la chair malade ou mutilée de ses personnages. Seuls les mauvais cinéastes ont cru qu’en filmant un abattoir et des bêtes mises à mort, on représentait la condition humaine. Pour Franju, c’est justement l’animal qui permet de dépasser le naturalisme accablant et la fatalité de la viande. François Gérane et le berger allemand de Mon chien sont deux fugitifs rattrapés par leurs bourreaux mais, dans LesYeux sans visage, ils seront vengés par les chiens d’expérience qui dévorent Génessier, la figure des- potique du pouvoir. La poésie, elle est toujours mélancolique et s’incarne en des figures orphiques. Thomas l’imposteur (1965), l’adolescent qui se fait passer pour un soldat, croit qu’en un dernier il trompera la mort elle-même. Touché par une balle allemande, il a cette dernière pensée : « Je suis perdu si je ne fais pas semblant d’être mort. » Et Cocteau d’ajouter : « Mais en lui, la fiction et la réalité ne formaient qu’un. Guillaume Thomas était mort. » Autre héritier d’Orphée : le jeune garçon de La Première Nuit (1958), errant dans le métro désert comme dans l’au-delà, hanté par le fantôme d’une enfant blonde qu’il voit passer devant lui, unique passagère d’un train désert. Judex n’est qu’une chimère, un homme-oiseau et le rêve fragile de l’année 1914, cette « époque qui ne fut pas heureuse », nous dit le carton final. La ligne d’ombre devient alors une ligne de deuil où la mort de l’être aimé vous transforme en fantôme. Solitude de Marie Curie après la mort de Pierre (Monsieur et Madame Curie, 1956), retour de Mme Méliès dans la boutique de la gare Montparnasse autrefois tenue par son mari (Le Grand Méliès, 1952), promenade de Marcel Allain dans Paris, doublement seul après la mort de son complice Souvestre et de sa femme (Rendez-vous avec Fantômas, 1966). Ces fantômes d’un ancien monde, Franju sait qu’il les rejoindra bientôt. Obligé de « passer à la couleur » à l’orée des années 70, il ne retrouvera jamais la puissance poétique de son cinéma. Exilé à la télévision, piégée par une pellicule 16 mm couleur qu’il détestait, il n’aura qu’un seul coup d’éclat : le feuilleton L’Homme sans visage (1975), dernier hommage à Feuillade et ultime balade dans les hauteurs d’un Belleville populaire lui aussi en voie de disparition.   Stéphane du Mesnildot Page : 64
par Stephane Du Mesnildot
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Franju à la racine

Maintenant que tous les longs métrages de Georges Franju (du moins ceux réalisés pour le cinéma) ont été édités en DVD, il était grand temps qu’un éditeur se décide à rendre disponibles ses courts métrages, qui sont loin de représenter une part mineure de sa filmographie. C’est à travers treize courts réalisés entre 1948 et 1958 (si l’on excepte Le Métro, coréalisé avec Henri Langlois en 1934, essai plus ou moins renié par les deux), pour la plupart documentaires (Monsieur et Madame Curie et La Première Nuit étant plus hybrides), qu’il s’est imposé comme l’un des cinéastes français les plus singuliers de son temps, avant même de passer au long. Parmi les six restaurés et édités par Gaumont, manque Le Sang des bêtes, chef-d’œuvre séminal, et ces merveilles que sont Poussières et Monsieur et Madame Curie, mais la sélection est néanmoins passionnante, puisqu’elle inclut notamment Hôtel des Invalides, En passant par la Lorraine et Le Théâtre national populaire, qui comptent parmi les plus beaux. Rappelons que si Le Sang des bêtes est un film totalement désiré par Franju et produit en toute indépendance (il disait avoir fait du cinéma parce qu’il voulait réaliser ce film, et non l’inverse), la plupart des autres sont des commandes provenant de divers ministères ou institutions, comme cela se pratiquait beaucoup à l’époque. Franju se sentait comme un poisson dans l’eau dans ce système, puisqu’il affirmait que tout est beau et que c’est le travail même du cinéaste que de pouvoir faire du cinéma avec n’importe quoi : « La SNCF a fait quelque chose comme 500 ou 600 films et je ne crois qu’il y en ait un de bon. Alors, si on n’est pas foutu de faire une merveille avec une locomotive, qu’on se mette mécanicien de locomotive mais qu’on ne fasse pas de cinéma », affirmait-il. Frappe ainsi le soin qu’il accorde à chaque plan, sa capacité à faire surgir des visions saisissantes par la seule puissance de son regard acéré. Même un film apparemment plus mineur et convenu comme À propos d’une rivière (consacré à la pêche en rivière du saumon atlantique) offre des plans inoubliables, tels ceux où des braconniers sortent la nuit les visages recouverts de masques noirs, comme d’étranges Fantômas-pêcheurs, bien avant Judex et Nuits rouges.   Déborder du cadre Franju considérait la commande comme un cadre, « aussi utile au réalisateur de films documentaires que le mur est utile au peintre qui fait des fresques ». Et l’intérêt d’un cadre, ajoutait-il, est qu’il donne une limite qui permet « de ne pas s’éparpiller » tout en autorisant à « déborder ». C’est précisément ce qui fait la force de ces films : leur façon de tirer le maximum d’un sujet, tout en y révélant une autre dimension, poétique ou politique, de manière plus ou moins clandestine. L’exemple le plus connu est Hôtel des Invalides où, à l’intérieur du monument parisien, il choisit de se consacrer essentiellement au musée de l’Armée. Pour un libertaire comme lui, cela aurait pu être l’occasion idéale de détourner totalement la commande pour en faire un brûlot antimilitariste, mais il est plus fin que ça. Il ne crache pas sur l’armée mais ne la montre qu’à travers des statues, des objets et des reliques marqués par le temps, comme autant de vanités d’une gloire poussiéreuse et érodée, tout en construisant son film comme une visite guidée où pointe une discrète mais constante ironie contre l’idée même de muséification de la guerre. Il ne s’attaque pas frontalement à l’armée mais à la guerre, à travers un plan de champignon atomique ou d’un vétéran à la gueule cassée, qui relativise implacablement toute la grandeur qu’un homme ou une nation peuvent en tirer. Dans En passant par la Lorraine, il opère un mouvement comparable à celui du Sang des bêtes : montrer l’horreur quotidienne enfouie dans le calme des paysages, derrière les façades, sous les monuments. Dans une première partie consacrée à l’histoire de la région, il bascule d’une Jeanne d’Arc sanctifiée à la boucherie de Verdun, puis de la magnificence de la cathédrale de Metz au massacre d’Oradour-sur-Glane, avant de dévoiler les mines de charbon derrière un village champêtre. Dans Mon chien, sorte de variation du Sang des bêtes, domestique et sentimentale (Franju se reprochait d’y être tombé dans la sensiblerie à travers un personnage de petite fille en pleurs), le parcours d’un chien abandonné dans une forêt conduit inexorablement dans les cages de la fourrière où, pour les bêtes que personne ne réclame au bout de quarante-huit heures, les seules perspectives sont la table de vivisection ou la chambre à gaz. Pour le pessimiste Franju, que l’on soit homme ou bête, c’est toujours l’horreur qui menace au bout des chemins individuels ou historiques. Les moments les plus sidérants de ces courts métrages sont ceux où, comme dans Le Sang des bêtes, toutes les dimensions s’entremêlent : lorsque la violence regardée en face se double d’une étrange beauté et lorsque la réalité est perçue avec une telle intensité qu’elle en devient irréelle. Toute la partie consacrée aux hauts-fourneaux dans En passant par la Lorraine, où il s’attarde sur les coulées et les blocs d’acier en fusion, maniés et façonnés par des machines gigantesques dans des usines où les humains semblent être les esclaves d’un monstre mécanique infernal, en est un extraordinaire exemple. Dans des plans à la fois sublimes et terribles où des hommes d’une grande habilité manipulent à la pince d’immenses lassos de métal incandescents « qui menacent de graves mutilations l’ouvrier qui n’apporterait pas à son geste une précision de grand style », on retrouve la même attention aux gestes des ouvriers que dans Le Sang des bêtes et Poussières, où se révèle la grandeur méprisée d’un savoir-faire que personne ne regarde et qui s’exerce au prix de risques inhumains. À travers ses courts documentaires, Franju est ainsi souvent allé là où personne n’était allé avant lui, avec une manière unique de voir la réalité, dont ses fictions sont le magnifique prolongement.   Marcos Uzal Article à retrouver dans le n° : 785 Page : 64
par Marcos Uzal
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Actualités, Festival des 3 Continents, Festivals

Festival des 3 Continents – Compétition internationale : Comme un fleuve, comme une montagne

Le cinéaste ne filme pas seulement le fleuve et toutes les histoires qui se déroulent sur son rivage. C’est le film lui-même qui devient fleuve et il nous emporte dans ses méandres et ses ramifications. » C’est ainsi que le directeur artistique du Festival des 3 Continents, Jérôme Baron, commente le chef-d’œuvre éblouissant de Ritwik Ghatak, Une rivière nommée Titash, présenté au cours de la rétrospective « Un automne indien » (Cahiers n° 793). Par la métaphore du film-fleuve, il fixe un sentiment diffus que tous les films regroupés dans la compétition officielle ont suscité, par-delà leurs différences de nationalité : une aimantation du cinéma par l’espace qui dépasse de très loin la description d’un paysage. Autour de sensations géographiques singulières se forment alors films-fleuves (comme Day After… du Bangladais Kamar Ahmad Simon, embarqué dans un paquebot qui sillonne le Gange) ou films-pierres (tels L’Hiver intérieur tourné au Cachemire par Aamir Bashir ou Shivamma, où Jaishankar Aryar suit dans le sud de l’Inde une villageoise qui croit améliorer son quotidien en parant une boisson énergisante de fausses vertus). Deux fictions ont peut-être porté à incandescence ce rapport entre l’espace et le plan, avivant une conscience poétique de l’élémentaire. Du côté de l’eau, Cendres glorieuses du Vietnamien Bui Thac Chuyên (Montgolfière d’or) s’invente comme le canal où se situe son récit : par flux rapides et éclats de lumière. Chaque plan compose une sorte de haïku cinématographique qui articule le minuscule au grandiose, le souffle au permanent, le végétal au passionnel. Le cinéaste construit un montage sensoriel et arborescent qui célèbre la fluidité souveraine de l’eau, le courage des femmes face au feu et au chaos, tout autant que les cendres de la passion et des nuits vides. S’il évoque les premiers films de Wong Kar-wai, il retrouve surtout un rapport originaire au lieu comme au désir. Le début, magnifique, ressuscite la poésie des marais de L’Aurore, et associe la force impavide des palétuviers au désordre intérieur des personnages. Du côté de la terre et de la pierre, Scent of Wind de l’Iranien Hadi Mohaghegh (Montgolfière d’argent) impose une fable beckettienne sur la survie et la compassion. De très longs plans fixes permettent de contempler la traversée d’un paysage montagneux par deux personnages : un homme handicapé incapable de marcher et qui s’occupe seul de son fils gravement malade et un électricien qui souhaite lui venir en aide en réparant ses circuits électriques, mais dont la voiture est bloquée de multiples façons. Aucune raison n’est donnée à cet ensemble d’infirmités ou à ce geste d’entraide. Ce n’est ni le mélange de tragique et de dérisoire qui émeut dans cette fable, ni l’horreur politique que le film suggère, mais la réduction de la fiction à de simples objets dans lesquels finissent par se concentrer la pulsion de vie. Un interrupteur, une bougie, une voiture : c’est par là que nous tenons au monde ou que le monde nous tient. Tout geste devient une épopée qui défie la misère de la condition humaine. Le cinéaste invite alors le spectateur à contempler ces blocs butés et inébranlables de plans. Il était très émouvant de voir Hadi Mohaghegh présenter son film : sans aucun message à transmettre ni analyse à formuler, il est venu lire un poème qu’il venait d’écrire. Il l’a adressé à ces morts qui deviennent pour lui l’autre nom du réel. Le jury a accordé également deux mentions à Règle 34 de la Brésilienne Júlia Murat (Cahiers n° 790), dont la sortie en salles est prévue pour cet été, et à Jet Lag de la Chinoise Zheng Lu Xinyuan (sortie le 8 février). Si Jet Lag est un film de chambre tourné en Europe et en Chine au temps du confinement, la cinéaste utilise la forme fragmentaire et poétique du journal pour placer l’intime sous le sceau du désir et de la mémoire. Face aux confinements et à la répression politique, le montage devient une forme d’existence et de résistance. Jean-Marie Samocki Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 64
par Jean-Marie Samocki
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Actualités, Entretiens

Habiter l’habitacle – Entretien avec Panah Panahi

Avant de devenir réalisateur, vous avez étudié le cinéma à l’Université des arts de Téhéran. Oui, mais je n’y ai pas appris grand-chose. La meilleure école de cinéma était à la maison (Panah Panahi est le fils du cinéaste Jafar Panahi, ndlr), où toutes les conversations tournaient autour du cinéma et où toutes les soirées étaient pleines de gens de cinéma. Quant aux voyages que l’on faisait, c’était des repérages pour les films des uns et des autres. Certains éléments de Hit the Road rappellent ce que nous connaissons ici du cinéma iranien : la présence centrale des enfants, l’importance de la voiture, le road-movie… Est-ce une manière de vous situer dans une certaine famille cinématographique ? Je suis parvenu à réaliser ce film en faisant confiance à mon inconscient, sans jamais me dire que je me situais dans une tradition ou au contraire dans un décalage par rapport au cinéma de mon pays. Cette histoire est sortie de moi très spontanément. Vous savez, si la voiture est un leitmotiv du cinéma iranien, c’est d’abord parce qu’elle occupe une place essentielle dans la société du pays. Elle est vraiment un mode de vie pour nous, car la mauvaise politique urbaine fait qu’il n’y a pratiquement pas de transports en commun en Iran. Vous faites de la voiture votre deuxième maison, pour échapper au contrôle ambiant et à toutes les règles auxquelles vous devez vous soumettre dès que vous sortez, ne serait-ce que pour aller au café. La voiture est très cinématographique, parce que c’est un espace privé et intime inséré dans l’espace public.   On traverse des paysages iraniens très différents dans votre film. Comment les avez-vous choisis ? Le choix des paysages a d’abord été dicté par la réalité, selon la logique géographique de ce trajet que beaucoup d’Iraniens ont effectué pour quitter le pays clandestinement, entre Téhéran et la frontière turque, en longeant le sud de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. J’ai moi-même fait ce chemin quatre fois pour les repérages, jusqu’à très bien connaître tous ces lieux et séquencer le film à partir des paysages choisis. Mais j’ai eu à cœur de ne pas tomber dans la contemplation, la carte postale. Ça explique en partie mon choix de donner priorité au plan-séquence, pour que les paysages ne soient pas des inserts ajoutés au montage, mais un élément constitutif du récit, présent en arrière-plan.   Où se situe le désert de la fin du film? Ce n’est pas un désert mais un lac asséché, le lac d’Ourmia, auquel le père fait allu- sion lorsqu’il dit: «Quand j’étais petit on se baignait ici, mais pour vous, ce ne seront que des bains de poussière. » Le sens est évident pour un Iranien, parce qu’il s’agit de l’un des grands désastres écologiques de notre pays. C’était un lac magnifique, et rien n’a été fait pour le préserver.   Dans la deuxième partie, les paysages prennent parfois une dimension irréelle, comme dans ce long plan nocturne où des phares de voitures éclairent des collines. Je suis extrêmement méfiant et prudent sur la question de l’éclairage, d’autant qu’en Iran on travaille avec peu de moyens et du matériel léger. J’espère que cette séquence ne se détache pas du reste comme un élément trop esthétisant. On reste dans une vision réaliste, puisque ce sont les phares des campeurs qui éclairent, comme cela arrive réellement. Par ailleurs, même quand ils partent dans les endroits les plus reculés, les Iraniens ne peuvent se passer de musique, les phares sont donc aussi allumés, et les portes ouvertes, pour pouvoir faire fonctionner et entendre les autoradios. J’ai beaucoup vu ça dans mon enfance.   Les passeurs avec les cagoules existent-il vraiment, ou est-ce une fantaisie de votre part ? C’est entre les deux. Les passeurs doivent rester complètement incognito, la non-identification de leur visage est un enjeu réel. Mais pour la représenter, je suis parti d’un souvenir des voyages que j’ai faits dans cette région quand j’étais petit. C’est une région très humide et souvent embrumée. Les bergers se fabriquent des gants et des masques en peau de mouton pour se protéger les mains et le visage, ce qui les transforme en apparitions insolites, grotesques. Pour cette scène, j’ai donc mêlé une vision d’enfance à une réalité concrète.   N’est-ce pas un principe qui nourrit constamment votre film, où le regard de l’enfant est omniprésent ? C’est particulièrement frappant dans la dernière partie. Oui, je me suis inspiré d’images de mon enfance, mais c’est un élément parmi d’autres. Plus généralement, je voulais que, plus l’on s’approche du départ, plus l’on ressente une forme de nostalgie : le regard que l’on pose sur un paysage que l’on s’apprête à quitter, sur un temps que l’on sait déjà lointain. Dans la dernière partie, je voulais que le spectateur éprouve cette idée très iranienne du voyage, du détachement, de l’absence. C’est pourquoi je prends de plus en plus de distance avec les personnages, avec beaucoup de plans généraux.   On ne sait pas vraiment pourquoi le fils aîné veut partir. Non, ce n’est pas dit. Je connais son histoire, je sais pourquoi il part, mais je ne vois pas l’intérêt de l’expliquer. Ça rendrait l’enjeu de son départ très spécifique, alors que ce désir d’exil renvoie à un élan plus vaste, plus universel et partageable.   Le film contient-il beaucoup d’éléments autobiographiques ? Je ne pars que de choses vécues ou de détails liés à ma vie, même si tous ces éléments autobiographiques sont transformés. Par exemple, ce rapport à la paranoïa qu’ont les personnages, je l’ai vécu pendant toute mon enfance et ma jeunesse. Mes parents, comme beaucoup d’artistes et d’intellectuels qui se savaient menacés, vérifiaient tout le temps si l’on n’était pas surveillés, sur écoute ou suivis, en par- ticulier pendant les fêtes et les voyages.   À plusieurs reprises, vous filmez le père dans des moments où il semble perdu dans ses pensées, au son d’une sonate de Schubert. On ne sait si c’est émouvant ou ironique. Il y a les deux aspects, à la fois la profondeur et l’ironie. Cette musique peut suggérer un volcan de désespoir en cet homme, mais c’est aussi une musique très « facile » par sa façon d’exalter les émotions. Lorsqu’il regarde le siège vide de son fils, avant que le contrechamp montre un sac de pistaches, on ne sait plus s’il est un père pensant à la complexité d’être père ou juste un gamin en train de se demander comment attraper les pistaches avec sa béquille. C’est un personnage à la fois immature et grave, et c’est ce qui apparaît dans ces scènes. Même chose lorsqu’il est face à une canette écrasée : est-il plongé dans une pensée profonde ou seulement en train de regarder cet objet ? Y répondre, ce serait risquer le stéréotype ou la simplification.   Entretien réalisé par Marcos Uzal (interprète : Massoumeh Lahidji) à Cannes, le 14 juillet 2021. Article à retrouver dans le n° : 786 Page : 53
par Marcos Uzal
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“Nostalgia” de Mario Martone : Naples en néo-noir

Dans une épicerie de Naples, un homme a du mal à passer commande : comment dit-on « une éponge » ? Parti adolescent, Felice (Pierfrancesco Favino), cinquantenaire et égyptien d’adoption, a beau trouver inchangé le quartier populaire où il a grandi, il le cherche comme on cherche ses mots, et c’est en arabe qu’il priera aux funérailles de sa mère, morte peu après son arrivée. Mario Martone se repose beaucoup sur l’agilité linguistique de Pierfrancesco Favino, brillant en mafieux siciliano-brésilien dans Le Traître de Bellocchio. Mais le cinéaste travaille aussi à restituer une atmosphère urbaine déformée par le regard d’un exilé. La Cité des morts, la nécropole habitée du Caire dont Felice parle à un Napolitain, apparaît comme jumelle de sa ville natale, où la mort rôde à mesure que le piège nostalgique se referme. Sa mère disparue, tout semble s’effacer sous les pas de l’Égyptien ; même les retrouvailles bégaient (« J’étais amoureux de ta mère, comment as-tu pu m’oublier ? »). Parfois scolaire, Martone fait tenir son portrait néo-noir sur la façon dont son héros « perd racine », comme actionné hors champ par les absents qu’il aime : sa femme restée au Caire, à qui il relate son voyage au téléphone, et son ami d’enfance, Oreste, parrain invisible qui arme la jeunesse du quartier et s’informe des faits et gestes du revenant. « La connaissance est dans la poésie/Qui ne s’est pas perdu ne possède pas » : si les vers de Pasolini cités en exergue taillent large pour l’écriture sage de Martone, la dimension orphique de ce retour au mobile souterrain touche quand elle s’incarne dans des moments précis : une sculpture africaine antique que lui montre la jeune protégée du curé dans les catacombes, un morceau du groupe égyptien Cairokee qui fait danser Felice avec les ados de sa cour d’immeuble – points de contact furtifs entre les deux côtés de la Méditerranée. Charlotte Garson Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 53
par Charlotte Garson
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Actualités, Festival International du film du Caire, Festivals

Festival du Caire, 44e édition : Le Caire, nid d’espoirs

Par-delà ses moyens de grande manifestation étatique, le festival du Caire s’est démarqué pour sa 44e édition par une sélection arabe d’autant plus saillante que l’autre grand festival égyptien, celui d’El Gouna, ne fut pas reconduit cette année en raison de la concurrence venue de l’Arabie saoudite voisine (le Red Sea Film Festival de Djedda tenu en décembre). Trois avant-premières locales se sont imposées. La première, 19B, signée Ahmad Abdalla, l’un des grands espoirs de la vague égyptienne de la fin des années 2000, confirme que le réalisateur de Microphone (2010), bien que rare, demeure un vrai talent. 19B est le nom administratif d’une vieille bâtisse du Caire en déshérence que son gardien, un vieillard vivant au milieu de chats et de chiens, protège des assauts du monde alentour. L’intrusion dans cette grande demeure coloniale abandonnée d’un petit caïd y entreposant les fruits de son trafic enclenche un duel silencieux entre le vieil homme très digne et ce jeune au comportement de chien sauvage. Les plans et lumières très travaillés du film enclenchent un dispositif d’écoulement du temps que le héros semble régir comme s’il remontait une horloge – celle, subtilement allégorique, d’une société égyptienne dont on ne sait plus vraiment qui, de sa jeunesse ou de ses aïeux, se maintient en état de survie. Dans un mouvement inverse d’avancée, Alam du réalisateur palestinien Firas Khoury (sortie en France prévue l’été prochain) brosse quant à lui un tableau ultracontemporain de la jeunesse israélo-arabe dans les territoires occupés. La lutte politique enflammée d’une poignée d’adolescents arabes dans un lycée israélien vire à un mélange de teen movie romantique et de comédie historico-poétique via un simple pari (remplacer le drapeau israélien de l’école par celui de la Palestine). De sa douce ironie se substituant à tout excès de manichéisme, le film tire peu à peu une amertume de grave et beau mélodrame. Enfin, venu du Soudan (mais réalisé par le Libanais Ali Cherri), Le Barrage, déjà projeté à la Quinzaine, s’élevait au-dessus de la sélection par sa grande beauté picturale. S’avançant entre chien et loup (documentaire et fiction, chronique et tragédie élémentaire) sur les pas d’un jeune maçon qui travaille la boue des bords d’un barrage du Nil et édifie patiemment de ses mains une étrange cité au milieu du désert, le film prend peu à peu la forme d’une construction mythologique – à l’image du golem de glaise qui hante les lieux. Nous y reviendrons lors de sa sortie en mars prochain. Vincent Malausa Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 65
par Vincent Malausa
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Cadrer le désastre

Ce n’est pas très loin de chez lui, à quelques encablures de Vienne, que Nikolaus Geyrhalter, la petite vingtaine, commence à filmer. Le projet est simple, et vaudra pour bien d’autres de ses longs métrages : il s’agit de décrire un lieu à travers ceux qui l’habitent. À l’exception peut-être du noir et blanc, le style lui-même semble sans apprêt. Caméra à l’épaule pour accompagner les déambulations des sujets, plans fixes et frontaux pour les entretiens. Échoués (1994) contient pourtant déjà des multitudes. Le long du Danube vivent pêcheurs, marginaux, jeunes soldats ou moines bouddhistes. Ainsi que notre guide, Josef Fuchs, gardien du cimetière des sans-nom, où reposent ceux que le fleuve a emportés. D’emblée, le territoire se construit au croisement des usages, des histoires, des imaginaires. C’est un nœud, en ceci également qu’il attache. Tourné en Bosnie-Herzégovine, L’Année après Dayton (1997) fait entendre la plainte d’une population devenue soudain étrangère à ses voisins et à sa terre. Demeurer, partir. C’est le premier dilemme que la guerre pose aux civils. Mais la paix, encore incertaine, n’apporte pas que des réponses. Échoués aussi, hommes, femmes et enfants s’efforcent de donner aux ruines l’allure d’une ville, où l’on se promène, où l’on joue et travaille. Beaucoup errent toutefois d’une maison abandonnée à l’autre, prenant la place du compatriote d’hier, désormais désigné par son appartenance ethnique ou religieuse. Terrible sentence que celle de ce pêcheur : « Il vaut mieux être réfugié à l’étranger que dans son propre pays. » La seconde partie montre l’éprouvant processus nécessaire au retour des morts à la maison : ouverture des charniers, identification, enterrement collectif. Le montage, confié comme presque toujours à Wolfgang Widerhofer, paraît juxtaposer les points de vue ; le passage des saisons et la récurrence des témoins offre au contraire une structure très forte, propice à rendre sensible le mélange de retenue et de fidélité qui caractérise la position de Geyrhalter. Du portrait au vestige  Ce qui frappe alors, surtout au regard des productions plus récentes, est le souci du portrait. L’Année après Dayton s’achève par une suite de plans fixes et silencieux des principaux intervenants. Pripyat (1999), consacré à ceux qui vivent ou travaillent dans la zone contaminée autour de Tchernobyl, est émaillé de rencontres saisissantes, notamment avec un vieux couple dont l’amour et la complicité défient les radiations. Si Notre pain quotidien (2005) entrecoupe sa méticuleuse description de la machinerie agro-alimentaire par des scènes de casse-croûte, chacun reste seul, muet et comme prisonnier de sa fonction. Le point-limite est atteint par Homo sapiens (2016), litanie de constructions abandonnées, spéculation sur la fin d’une humanité qui partout aura projeté son ombre de béton. Les titres l’indiquent, la focale se fait de plus en plus large (Occident en 2011, Terre en 2019). Chiasme trop facile peut-être : Geyrhalter est passé des lieux de l’Histoire à l’histoire des lieux à mesure que les paysages transformés – et souvent dévastés – imposaient à notre vue la notion d’anthropocène. Dans ces vastes espaces, le cinéaste affirme son sens aigu du cadre – il est l’opérateur et le producteur de tous ses films. Il n’ignore pas l’ambivalence des ruines, source de mélancolie et de ravissement. Exogène (2022) montre ainsi l’effroyable beauté du déchet, lorsque celui-ci ne fait plus tache mais fabrique une seconde nature. Cela n’est cependant que l’aspect le plus spectaculaire. À l’évidence prémédités, ses plans touchent avant tout par ce qu’ils accueillent de maladresse, de gêne, d’inquiétude (les hésitations en début et fin de témoignage) ou au contraire de complicité spontanée (l’œil brillant du berger de L’Année après Dayton). Quant à l’humour qui continue de filtrer des montages, il est peut-être le meilleur signe que Geyrhalter n’a pas tout à fait tourné le dos aux humains. Raphaël Nieuwjaer Article à retrouver dans le n° : 794 Page : 74-75
par Raphael Nieuwjaer
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Patrice Rollet, Michael Snow libère l’oeil du corps, Cahiers du cinéma, Hors série n°19, 1995.

Nous apprenions ce matin la mort de l’artiste multidisciplinaire et cinéaste d’avant-garde, Michael Snow. Sa dernière oeuvre pour le cinéma, Cityscape, développée en 2019, se présentait comme une réponse au film qui avait marqué sa carrière et l’histoire du cinéma au début des années 70 : La région centrale. Nous reviendrons dans notre prochain numéro sur l’oeuvre de ce cinéaste essentiel, en attendant nous mettons à votre disposition le texte que Patrice Rollet avait consacré à Michael Snow dans le Hors série n°19 des Cahiers du cinéma (1995) intitulé 100 journées qui ont fait le cinéma. Patrice Rollet, Michael Snow libère l’oeil du corps, Cahiers du cinéma, Hors série n°19, 1995. Page : 8
par Fanny PARFUS
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Expositions : Des films en incubation.

« Pour la peau de Jessica Rabbit » de Pauline Curnier Jardin et « Music Hall (Des Lettres de Didier à Boum ! Boum !) » de Noëlle Pujol. Dans l’Hérault, deux expositions enveloppent ou secrètent des films. À Sète, Pauline Curnier Jardin place d’emblée son exposition sous le signe du cinéma en l’intitulant « Pour la peau de Jessica Rabbit ». Nous ne croiserons pas la pulpeuse épouse du toon de Robert Zemeckis, mais, par terre, des dépouilles de corps féminins en tissu synthétique : le cimetière d’une surface affriolante, des restes de pin-up ou de décalcomanie. Cela s’apparente aussi à une scène de crime, ou au finale d’Under The Skin : l’extraterrestre – dont on ne connaissait le genre – incarné par Scarlett Johansson s’y effeuille ou se déshabille radicalement en se délestant de sa peau factice de femme, comme une mue de serpent. Comme le titre de l’exposition, ces « peaux de dame », ainsi que les appelle Curnier Jardin, invitent à remettre en cause la distinction entre la chair et l’image, à considérer que la part la plus viscérale du corps est enveloppée par l’épiderme du cliché : regarder une figure féminine peut revenir à l’effeuiller au sens propre, à l’éplucher, à la dépecer. L’exposition, dès lors, consiste en trois seuils donnant à voir un film dans un dispositif particulier. Cela conjecture une histoire personnelle de la modernité (on ferait comme si l’âge classique n’existait pas), la manière dont elle a pu tresser l’archaïsme et l’imagerie. La première étape est une sorte de colisée en plastique, ressemblant aussi à une pâtisserie (la cassata sicilienne), et abritant une sorte d’amphithéâtre d’anatomie, où se projette un film entrelaçant trois rites en Super 8 : l’abattage d’un cochon, la très curieuse cérémonie sicilienne, à Catane, en l’honneur de sainte Agathe, où une fillette doit chaque année mimer le supplice de la martyre, amputée de ses seins, puis le carnaval de Cologne où prévalent curieusement des tenues policières ou militaires (virilistes et crypto-gays). Dans un simulacre de cénacle baroque, la chair et le plastique, les pulsions et les postiches apparaissent comme compressées dans un même sac, dont les cordons pourraient être tenus par des mânes d’Eustache et de Fassbinder. Le patriarcat en tout cas y transparaît comme une modalité du cannibalisme, entre dépeçage du porc et seins de la sainte que l’on grignote à Catane, puisque le glaçage de la cassata en prend la forme. Deuxième sas : dans un dispositif de peep-show, l’artiste donne à voir ses expériences de cocréation avec des prostituées romaines. Une tente de campement militaire, dans laquelle on ne peut entrer, est constellée par les dessins des filles – figurant pour l’essentiel des passes, et rétribués au tarif correspondant. En regard, un autre film, plastiquement assez beau, les montre dans les éclairs des phares, au bord des routes, puis, dans des terrains vagues, où, fardées de blanc, elles deviennent des esprits animistes s’entremêlant. Le film s’intitule Lucciole, ce qui renvoie outrageusement au fameux texte de Pasolini sur la disparition des lucioles dans la campagne italienne – mais il n’a formellement rien de pasolinien par ailleurs, à moins qu’il ne rêve l’hybridation de l’imaginaire de PPP avec le giallo. Dernière étape : une grotte dont l’entrée s’apparente à une vulve et l’intérieur à un utérus, placenta compris, où est diffusé un ultime film, hanté par la figure de Bernadette Soubirous, mais dans un registre qui rappelle plutôt Bertrand Mandico – sans doute le cinéaste contemporain le plus proche de ce travail, entre organicité et colifichets camp, entre le rupestre, l’utérin et les bijoux fantaisie, les saintes et les putains, les avatars et mutations des stéréotypes féminins. À quelque quarante kilomètres de Sète, à Sérignan, autre chose se joue : l’invocation d’un film à venir. La plasticienne Noëlle Pujol réalise des documentaires depuis quelque vingt ans, dont certains sont autobiographiques – sur l’histoire terrible de ses parents, de sa conception, de la DDASS qui présida à sa jeune existence, mais aussi sur son frère Didier, ou plutôt sur sa parole : aujourd’hui disparu, il lui écrivait, depuis l’institution où il était placé, des lettres exaltées qui racontaient dans une langue à la fois naïve, mystique et psalmodiante son autarcie illuminée, mais lui disaient aussi son amour ardent, en une ferveur quasi incestueuse. Dans Les Lettres de Didier (2021), Pujol a fait lire dans des champs ou forêts des fragments de cette production torrentielle à Nathalie Richard et Axel Bogousslavsky (éternel vieil enfant de Duras). Elle veut maintenant en faire pour une part le dialoguiste et parolier posthume d’une fiction pour l’heure intitulée Boum ! Boum !, en cours de production. Le film, largement chanté, aura pour cadre le monde des puces de Saint-Ouen, qui deviennent une interface entre le monde des vivants et celui des morts, dans un imaginaire orphique à la Cocteau. Y graviteront un frère et une sœur, Nano (alias Didier, alias Bogousslavsky) et Nono (alias Noëlle, alias Nathalie Richard), mais aussi, surprise, l’écrivain Jean Rolin et sa démarche d’échassier. De manière singulière, Pujol donne à voir, sous forme d’expositions, l’incubation de ce film, à la fois son archéologie et sa préfiguration. Elle l’a fait une première fois au Jeu de paume à l’automne 2021, elle recommence sous une forme totalement différente au MRAC de Sérignan. Cette fois-ci, l’espace d’exposition simule les stands des puces : emplacements marqués au sol, rideaux de fer, box en aggloméré, néons au plafond – ce pourrait être aussi un parking, pourquoi pas celui du film homonyme où Jacques Demy adaptait Orphée et ses enfers. Sont rassemblées là des esquisses du film à venir : photographies du quartier, croquis dessinés ou peints, bouts d’essais projetés de scènes chantées – dont le registre de cabaret dissonant peut faire songer à Paul Vecchiali. Même le scénario est exposé, calligraphié sur des sacs de jute découpés et placardés sur un mur, tout comme quelques messages de la main de Didier, tracés sur des bouts de toile cirée. Au-delà sont aussi semés ou entassés des objets fétiches ou simplement glanés aux puces, des fripes – et peut-être y a-t-il dans ces constellations de chiffonnière un peu de Boltanski, d’autant que le marché de Saint-Ouen est fantasmé comme des limbes où les morts commercent aussi. Et puis ce sont aussi des livres, des revues (dont le numéro des Cahiers dirigé par Duras, « Les Yeux verts ») ou des archives sur l’histoire de ce territoire-là, avec notamment un bel autel dédié aux Apaches, ces pré-punks début du xxe siècle. Tout cela, exposé dans un pseudo-parking souterrain, tient des catacombes, du reste, de la relique, mais également du germe, de la serre, de l’incubateur. Il se rêve là un film sur les fantômes et les morts, mais c’est aussi un film en cours, un embryon : on espère qu’il arrivera à terme. « Pour la peau de Jessica Rabbit », exposition de Pauline Curnier Jardin, CRAC Occitanie, Sète, jusqu’au 8 janvier 2023. « Music Hall (Des Lettres de Didier à Boum ! Boum !) », exposition de Noëlle Pujol, MRAC Occitanie, Sérignan, jusqu’au 19 mars 2023. Hervé Aubron Article à retrouver dans le n° : 793 Page : 74-75
par Herve Aubron
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Cinéma français, comment ça va ?

Depuis de nombreux mois le cinéma français traverse une crise grave, principalement en termes de fréquentation. Certaines causes, directement liées entre elles, en sont évidentes : l’épidémie de Covid-19, le développement des plateformes, les changements de pratique des spectateurs. Pour répondre à ce constat inquiétant, le cinéma d’auteur a besoin d’un soutien solide de la part de l’État. Or diverses annonces du CNC ont provoqué un sentiment de malaise chez beaucoup de professionnels de tous les secteurs. En réaction à cette situation, certains d’entre eux ont alors appelé à la tenue de nouveaux États généraux du cinéma français. Pour faire un premier état des lieux, mais plus encore ouvrir une réflexion sur l’avenir du cinéma d’auteur en France, nous avons soumis un questionnaire à des réalisateurs, producteurs, distributeurs, diffuseurs, exploitants. Les mêmes quatre questions, volontairement très ouvertes, ont été envoyées à chacun : 1) Quels faits, décisions ou symptômes récents sont pour vous source d’inquiétude quant à l’avenir de votre métier ? 2) Quelle est selon vous l’urgence aujourd’hui pour sauvegarder le cinéma d’auteur français ? 3) Quelle devrait être l’évolution du rôle de l’état dans le financement et l’encadrement du cinéma ? 4) À plus long terme, si les moyens vous en étaient donnés, quelle(s) réforme(s) proposeriez-vous ? Nous publierons progressivement toutes les réponses reçues sur cette page.   Clément Schneider (l’ACID, Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) Frédéric Farrucci (SRF, Société des réalisateurs de film) Bénédicte Thomas (Arizona Distribution) Stéphane Auclaire (UFO Distribution) Bertrang Gore, Nathalie Mesuret et Sandra Da Fonseca (Blue Monday Productions) Cécile Négrier (France 3 Cinéma), Valérie Boyer (France 2 Cinéma) et Manuel Alduy (France Télévisions — Cinéma et développement international) Yael Fogiel et Inès Daïen Dasi (Les Films du poisson) Philippe Martin et David Thion (Les films Pelléas) Pascale Hannoyer (l’ACID, Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) Amel Lacombe (Eurozoom Distribution) Jean-Fabrice Janaudy (Les Acacias Distribution ; cinéma Le Vincennes) Jane Roger (JHR Films) Caroline Bonmarchand (Avenue B Production) Bertand Bonello (Cinéaste) Michèle Halberstadt et Laurent Pétin  (ARP Sélection — Distribution) Emmanuelle Lacalm et Margot Merzouk (Cinéma L’Archipel, Paris)
par Marcos Uzal
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Actualités, Festival International du Film de La Roche-sur-Yon, Festivals

Festival de La-Roche-sur-Yon. Aiguilles sous Roche

Couronné par le grand prix à la 13e édition du Festival de La Roche-sur-Yon, Beautiful Beings, de l’Islandais Gudmundur Arnar Gudmundsson, avançait masqué. Le synopsis annonce les mésaventures d’adolescents à Reykjavik, qui n’est pas exactement le Bronx. On se prépare à une gentille Guerre des boutons boréale, dans un joli camaïeu bleu-gris-vert. La photo est douce en effet, mais son bleuté prend des nuances d’hématomes, sous l’effet de rixes aussi subites qu’électriques. Les gamins de 14 ans (excellents acteurs) fument clope sur clope pour faire fondre leurs bouilles d’enfants : c’est l’école du virilisme, qui relève à la fois de la pulsion et du jeu de rôles. Mais ils se câlinent aussi, pratiquent autant le coup de poing que la caresse. Malgré un épilogue moraliste et un onirisme un peu sage, Beautiful Beings organise un beau bras de fer entre douceur et dureté, qui deviennent deux principes plus symétriques qu’antagonistes. Parmi les films sélectionnés, Shari, de la Japonaise Nao Yoshigai, fait le portrait d’un village gelé d’Hokkaido, autour duquel elle envoie rôder un gros totoro constitué de chiffons roses, dont on ne sait s’il est un doudou ou un prédateur. Avec You Won’t Be Alone, l’Australien d’origine macédonienne Goran Stolevski donne lui le sentiment que Terrence Malick et Guillermo del Toro ont fait ensemble un atelier pâtisserie, entre transes telluriques et grand-guignol horrifique : une goule cradingue passe d’un corps à l’autre dans une terreuse campagne balkanique. Coproduit par Noomi Rapace, qui en est aussi l’une des interprètes, le train fantôme folklorique est une curiosité, dont la monstruosité tient de l’aberration plutôt que de la terreur visée. Le jury « Nouvelles vagues » a récompensé deux films forts différents. D’abord un court métrage d’Isabelle Prim, Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Sollicitée par le Centre Pompidou dans le cadre du dernier festival Hors pistes, la réalisatrice a choisi de sélectionner, dans d’illustres journaux intimes, des phrases qui pressentent une disparition prochaine, et tresse autour d’elles une ronde d’enfants et de vieillards. Douceur et dureté encore, à la crête du jeu et de l’extrême onction : le film, entre une bibliothèque et des combes enneigées, fabrique des limbes qui peuvent lorgner vers Carax. Ensuite, Rojek, documentaire de la Canadienne d’origine kurde Zaynê Akyol, qui filme en plan fixe d’anciens séides de Daesh, hommes et femmes, désormais détenus dans une prison du Kurdistan syrien. Jamais on a ainsi vu et entendu celles et ceux qui ont fait tourner ce monde-là, et qui apparaissent d’une glaçante politesse. Nul grand repentir, même simulé. La plupart ne croient plus à Daesh, non tant parce qu’ils en reconnaissent l’horreur, mais parce qu’ils regrettent une quiétude qu’ils savent perdue à jamais. Rojek entrecoupe ces confessions en gros plans de vues d’ensemble de l’ancien territoire du califat : une sorte de Mordor qui apparaît stérile ou en flammes (des brûlis agricoles dans la nuit), mais qui finit par laisser place à de dommageables séquences à la gloire de l’arméekurde. Le festival présentait aussi le dernier film de Lav Diaz, Quand les vagues se retirent. Noir et blanc poudroyant, pantomimes rugueuses : c’est sa version beckettienne de Heat, où deux flics ennemis, suivis en montage parallèle, convergent vers un duel final. L’un, malade de la corruption généralisée, a comme renoncé à tout désir personnel et il philosophe ; l’autre, ripou dénoncé par le premier, sort de prison et ne veut que se venger. Il constitue une belle figure démoniaque, grotesque et ricanante, tressautante, qui ne déparerait pas dans les enfers de Twin Peaks. Voilà à quoi s’apparentent ici les Philippines, « pays de merde » selon l’un des personnages, et ring autour duquel douceur et dureté sautillent avant de s’affronter. Hervé Aubron Article à retrouver dans le n° : 793 Page : 74-75
par Herve Aubron
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Festival Cinemed 2022 : Kechiche, un revenant

Cinemed est parvenu à un exploit : faire sortir Abdellatif Kechiche de son abri après plus de trois ans de silence, à l’occasion de la rétrospective et de la master class que le festival montpelliérain lui consacrait. Il n’était pas réapparu en public depuis l’inoubliable projection de Mektoub My Love : intermezzo à Cannes en 2019, et le scandale qui s’en était suivi, autant pour l’audace de sa forme – quasiment une seule séquence de 3h30, longue montée de sève dans une boite de nuit, coup de génie injustement perçu par beaucoup comme un délire suicidaire –, que pour son regard sur les corps féminins, jugé à l’aune du male gaze. Une manifestation fut d’ailleurs organisée par des militantes féministes le jour de sa master class, pour protester contre sa venue. Comment allions-nous le retrouver après tout ce temps ? Le premier élément de réponse fut donné par l’annulation des entretiens en tête-à-tête, remplacés par une discussion en groupe avec plusieurs autres journalistes. Cela semblait être la seule solution possible pour qu’il accepte de parler à nouveau à la presse. Amaigri, cherchant consciencieusement à peser chacun de ses mots, il nous fit cependant moins l’effet d’une bête blessée que d’un homme apaisé après être revenu de loin. Il lui est néanmoins encore difficile de parler d’Intermezzo, qu’il dit regretter d’avoir montré à Cannes dans une version inachevée : « Je voulais créer une sorte d’hypnose collective, mais j’ai l’impression que le film n’a pas été vu. » Quant au long cunnilingus, objet de tant de commentaires contradictoires, il insiste pour dire que cette scène était très préparée avec les acteurs et entièrement simulée, contrairement à ce qui a souvent été dit. « Il y a tellement de films où il se passe quelque chose de dégradant dans des toilettes que je pensais que l’on verrait bien la différence ici : c’est elle qui le domine. Il me semblait que les deux acteurs étaient sublimés. Je pensais à certaines représentations de combats de dieux romains, à la puissance de Diane ou Venus plaquant les hommes au sol. » Depuis, il a réalisé d’autres moutures du film, qu’il considère meilleures que celle montrée à Cannes : « Avec La Graine et le Mulet, j’ai appris que remonter un film, ce n’était pas couper dans le montage mais repartir à zéro. J’ai donc repris à zéro beaucoup de versions d’Intermezzo. » Alors nous parlons montage, son obsession des dernières années. Il semble même que ce pourrait être pour lui un travail infini, sans cesse recommencé : « Il y a peut-être un seul film dont je suis vraiment content du montage, c’est L’Esquive. Mais j’aimerais bien retoucher tous les autres. Le premier montage de La Graine et le Mulet faisait un quart d’heure de plus, et je trouvais qu’il avait le bon tempo. Mais je me suis senti obligé de remonter, de faire des coupes, pour me conformer à un standard, et finalement dans la version qui a été montrée jusqu’à présent il y a des moments que je trouve bancals, qui n’ont pas trouvé leur rythme. J’en ai d’autres versions que je trouve plus fortes. Pour chaque film, il y a des regrets… Quand j’ai vu la projection de La Vie d’Adèle à Cannes, j’y ai trouvé trop de longueurs. J’aspirais à retoucher tout de suite le film, mais il y a eu tellement d’histoires autour que ça m’a enlevé l’envie de me remettre au travail. J’en ai fait une version de quatre heures que j’aime beaucoup. Je ne sais pas si elle sera montrée un jour. » N’ayant plus aucune envie de montrer Intermezzo, il l’a laissé de côté pour s’atteler ces dernières années au montage d’un Mektoub My Love : Canto due et d’un Canto tre. Quand les verrons-nous ? « Il faut déjà que je me sorte de mes problèmes juridiques, des dettes, des droits à payer. Mais il y a des gens bienveillants qui ont envie que les films existent, et un jour ou l’autre j’espère qu’ils existeront. » Ne soyons pas pressés : la principale chose que semble aujourd’hui revendiquer Kechiche, c’est de pouvoir prendre son temps. Marcos Uzal Article à retrouver dans le n° : 793 Page : 77
par Marcos Uzal

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