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Actualités, EXFF - Festival de cinéma expérimental de Francfort, Festivals

Pulsars à Francfort

FESTIVAL. Du 4 au 8 septembre s’est tenue à Francfort la 5ème édition du EXFF, festival de cinéma expérimental attaché au support pellicule. Fondé il y a cinq ans par trois jeunes passionnés (Martin Klein, Larissa Krampert et Björn Schmitt), le festival, sans délaisser la production contemporaine (des intéressantes projections performances de Valentina Alvarado Matos et Elena Dunque le soir de l’ouverture), propose surtout des rétrospectives inédites, toutes projetées en 16 mm et Super 8 (par le cinéaste Ted Fendt). Outre les deux films du peintre Velu Viswanadhan, Ganga (L’Eau) (1985) et Akaash (Éther) (2002), issus d’une pentalogie autour des cinq éléments de la mystique indienne, et un final explosif avec deux classiques de Paul Shar its (Ray Gun Virus, 1966, et Razor Blades, 1965-1968), une vraie découverte : Marcelle Thirache (programmation en collaboration avec Miguel Armas). Les films splendides de cette Française discrète, désormais retirée  de la création , n’avaient été vus jusque-là que dans des programmes collectifs (féministes, lesbiens). Ce qui frappe dans ces courts films muets en super 8, c’est l’intimité déagagée par la proximité physique avec les matières. Filmant de très près des motifs aqueux et leurs anamorphoses ou des brins de lumières kaléidoscopés par des miroirs , la cinéaste déroule une nappe de moires  ondoyantes qui donnent à la fois le sentiment du relief et de la liquidité : écho à la labilité  insaisissable du support pelliculaire, l’écran devient une peau vivante, sensuelle, pulsatile. Autoportraits dans un miroir convexe (Narcisse et lilas, 1988), blasons féminins poétiques irisés ou explorations d’un environnement naturel en réduction , ces films tissent avec le corps, sa fragmentation et son absence, un mode d’approche cristallin, aussi pudique que sensuel. Markopoulos, étoiles distantes Clou du festival : Gregory Markopoulos (1928-1992), avec quatre programmes en coopération avec Francisco Algarín Navarro et Robert Beavers. Ses films des années 1950, des narrations ensommeillées, saisissent les cheminements de personnages somnambules vers leurs fantasmes à l’homoérotisme revendiqué. La saturation colorée de la pellicule couleur inversible ou la blancheur d’un noir et blanc opalescent confient à la lumière l’intensité amoureuse, surexposée, angélique. Chaque plan, diffracté au montage mais dense comme du cinéma classique, renvoie aux icônes d’un inconscient collectif.  « L’homme doit apprendre à dissocier . Aujourd’hui, tout est association d’idées ; mais pas forcément des idées fondées en vérité », écrivait Markopoulos en 1955 dans son journal. C’est en poussant condensation et dissociation à lextrême que Twice a Man (1963) impose un tournant dans l’œuvre. Markoupolos y trouve la figure cardinale de sa poétique : des flashs d’un ou quelques photogrammes, surimposés aux images (le plus souvent directement pendant le tournage, dans la caméra), composant une scansion rythmique et lumineuse. Ces « film phrases » , comme il les appelait, strophes mentales à peine saisissables, clignotent comme d’éblouissantes visions originaires. Markopoulos ajoute alors à la puissance du cinéaste celle d’un projectionniste impressionnant directement  la rétine son spectateur. Devant Ming Green (1966), on pense au poème « Un candélabre »  de Constantin Cavafis (1914) : « Dans une petite pièce vide, seuls quatr murs/ entièrement tendus de tissu vert, / brûle un superbe candélabre, qui flamboie; / et dans chacune de ses flammes se consument / un élan de passion, une langueur lascive. » Markopoulos montre son appartement new-yorkais désert comme un vestige de références personnelles (livres, disques, photos). Le vert des murs et des feuillages qui se surimpressionnent dans les pièces à la lumière filtrée pour en faire un jardin intérieur, contraste avec le rouge éclatant du mobilier, jusqu’à l’étoilement d’une rose plein cadre. En 1966, Markopoulos reconstitue dans l’impressionnant Galaxie un cénacle de ses contemporains, trente-trois portraits de 3 minutes. Susan Sontag, Shirley Clarke ou Allen Ginsberg et Peter Orlovsky, modèles d’un star-system personnel, posent dans le style classique de la statuaire, non sans relâchements et sourires. Les visages, bustes, mains, objets iconiques, pétrifiés en révélations lumineuses , renvoient à une éternité archétypale qui flamboie dans la perception rétinienne. Chaque portrait est annoncé sur le précédent par un carillon répété, qui évoque autant l’avancée inexorable et régulière du petit train du film que la menace de l’éphémère. La fugacité des flashs superposés et des brefs mouvements entrelacés de noir accentue l’intensité et la vulnérabilité des présences, avec le sentiment qu’elles vont nous être retirées et ne persisteront plus que dans notre mémoire. En 1967, Markopoulos quitte définitivement les États-Unis pour une vie pauvre et itinérante en Europe avec son compagnon, le cinéaste Robert Beavers (lire Cahiers nº 811). Il retire ses films d’un marché qu’il déteste, et continue à en tourner sans les sortir, décomposant même ses précédents pour une fresque titanesque de 80 heures, ENIAIOS. Depuis 2004, tous les quatre ans ( dont cet été), des « cycles »  issus du magnum opus sont projetés en plein air en Grèce, à Temenos, sous le patronage de Beavers. Avec les deux épisodes programmés au EXFF de manière inédite, on pouvait observer le dénuement sidérant de cet aboutisement. Sur le ruban de la durée, tantôt d’un noir insondable, tantôt d’un blanc éblouissant, échos à l’obscurité de la salle et au rallumage des lumières, ne clignotent plus que quelques photogrammes épars ( de Gilbert et George, David Hockney, Leonor Fini et du collectionneur cubiste Daniel-Henry Kahnweiler), éclats scandés d’une partition cryptique mallarméenne. Traces infimes, quasi hallucinattoires, qui se dissolvent immédiatement sous nos yeux, ces corpuscules lumineux semblent alors nous arriver du plus loin d’un cosmos, de la réserve d’un cinéaste opérant à des années-lumières.            Pierre Eugène     
par Pierre Eugene

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