
Mongrel de Chiang Wei Liang | Fiche film
ActualitésFestivalsQuinzaine des cinéastes 2024
Publié le 12 mai 2024 par La rédaction
L’avis de la rédaction
Fiche technique
Réalisation : Wei Liang CHIANG en collaboration avec Qiao Yin YOU
Scénario/dialogues : Wei Liang CHIANG
Image : Michaël CAPRON
Montage : Dounia SICHOV
Casting :
Wanlop Rungkumjad (Oom), Daniel Hong Yu-hong (Hsing), Lu Yi-ching (Mei), Kuo Shu-wei (Hui)
Pays : Taiwan, Singapour, France
Production : E&W Films (Singapore), Le Petit Jardin (Taïwan), Deuxième Ligne Films (France)
Distribution :
Durée : 128 minutes
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Actualités, Festivals, Quinzaine des cinéastes 2024
La Chute du ciel de Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha
Sortie de forêt
C’est l’un des plus beaux plans que Cannes nous a proposés cette année, toutes sections confondues. La première séquence de La Chute du ciel, qu’Eryk Rocha et Gabriela Carneiro da Cunha montraient à la Quinzaine des cinéastes, dure neuf minutes. L’écran est large. Le cadre est immobile. Dans le lointain de la plaine, presque floutée par des ondes de chaleur, la lisière de la forêt amazonienne. S’en détache peu à peu une troupe. Les Yanomami sont plusieurs dizaines à revenir de la chasse et à marcher résolument mais sans précipitation vers l’objectif d’une caméra qui les attend à plusieurs centaines de mètres. Tout se joue dans cet espace et cette durée qui nous séparent du groupe et nous invitent à une observation patiente – à une écoute aussi – qui se mue très tôt en fascination. Il y a là toute la pureté d’un plan originel. Une sortie de forêt aussi essentielle pour le cinéma qu’une sortie d’usine, par exemple. Sauf que rien, ici, n’a été répété et que rien n’est surjoué. Que le plan, les cinéastes le diront plus tard, est réellement le premier du film à avoir été tourné. Qu’il n’y a rien à exhiber, à vendre ni à promouvoir. Le film s’éloigne d’emblée de toute pose protectionniste et de tout alibi ethnographique néocolonial, laissant le peuple amazonien s’emparer peu à peu du cadre que leur offrent les deux cinéastes. L’un des marcheurs finit, sans prêter la moindre attention à l’équipe de tournage, par aimanter l’objectif d’une caméra qui se départit alors de sa fixité. Davi Kopenawa va prendre la parole, le plus souvent off, et devenir la voix quasi unique du film. Le chaman yanomami a déjà livré, sous le même titre, un texte capital à l’ethnographie, cosigné par l’anthropologue Bruce Albert en 2010. Son adaptation était jugée impossible. L’exploit des cinéastes est de parvenir à inventer un film de réappropriation et d’interpellation qui immergerait totalement son spectateur. Il ne s’agit plus alors seulement de délivrer un indispensable discours d’alerte et d’urgence. Ni même d’un passage à l’acte créatif qui intègre des techniciens autochtones à la micro-équipe de tournage. Mais d’offrir des sons, des silences, des lumières et des formes à une cosmologie qui nous repense.
Thierry Méranger
par Thierry Meranger
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La Prisonnière de Bordeaux de Patricia Mazuy
Explosante fixe
La Prisonnière de Bordeaux : le titre est aussi factuel en apparence que déroutant au regard de l’objet qu’il désigne. Dans le nouveau film de Patricia Mazuy, ce sont les hommes et non les femmes qui sont en prison. Deux d’entre elles se rencontrent en leur rendant visite. Laquelle est la plus prisonnière des deux ? Celle qui vit désormais seule dans sa grande maison bourgeoise, n’osant plus sortir (Alma / Isabelle Huppert) ? Ou celle dont cette dernière s’arroge vigoureusement la compagnie (Mina / Hafsia Herzi) ? De la même façon, le film parvient à combiner deux approches apparemment incompatibles : l’une frontale, l’autre oblique. Frontalement, les deux femmes n’ont rien en commun, si ce n’est peut-être leur capacité à mentir. Indirectement, si : leurs destins respectifs sont déterminés par l’identité de leurs hommes, par leurs bonnes et mauvaises décisions, et leur marge de manœuvre, dans le film, ne se situe qu’à l’intérieur de ce cadre. En réalité, la relation se joue à quatre, les absents restant omniprésents dans l’équation : Alma + Christopher, neurochirurgien volage, auteur d’un homicide involontaire sous l’emprise de l’alcool et d’un délit de fuite ; Mina + Nasser, emprisonné pour un braquage de bijouterie. Dès le départ, il est sensible que le gouffre social pèse, pèsera, qu’il ne pourra pas ne pas cliver. Entre Alma et Mina, plus d’une injustice fait barrage, et rend la possibilité d’une amitié incertaine. Mais Mazuy réintroduit toujours l’oblique, par une écriture et des dialogues d’une rare inventivité. Elle éloigne toujours le récit du sentiment de foncer dans un mur sans pour autant cesser de le nourrir. Seules ensemble, les deux femmes inventent une manière de vivre qui ressemble de loin et par instants à une utopie (Alma loge Mina, lui permettant de se rapprocher de la prison, lui trouve un travail, et parvient à inscrire les enfants de Mina à l’école de quartier). Huppert et Herzi incarnent chacune merveilleusement ce paradoxe entre la transparence et l’opacité, l’utilitarisme assumé et la possibilité toujours douteuse du sentiment. Par le gouffre, c’est finalement le récit des liens tordus qui forment une société qui émerge, des liens étrangers à la vertu, mais pas à la beauté. Alma et Mina s’utilisent l’une l’autre. C’est le besoin et non l’envie qui fonde leur relation. Vu de face, le constat est amer. Mais de biais, des nuances s’y ajoutent. N’est-il pas réjouissant de voir que c’est la contrainte qui produit la rencontre, lorsque les liens subis sont par moments transfigurés ? Enchaînées par leurs racines à un lieu (social) qu’elles n’ont pas choisi, deux femmes cherchent la lumière, et parce qu’elle est rare, elles étendent d’autant plus loin leurs branchages.
Olivia Cooper-Hadjian
par Olivia Cooper-Hadjian
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Christmas Eve in Miller’s Point de Tyler Taormina
Album de famille
Le seul vertige possible dans un festival si peu en altitude que Cannes, c’est celui du temps : la sensation que peut provoquer une projection temporaire au plus profond de l’âme du spectateur, ce moment où les images continuent à se dérouler devant nos yeux tandis que notre esprit vagabonde à travers des sentiments errants, ceux de notre mémoire se mélangeant à ceux provoqués par la projection. C’est ce que deux films de la Quinzaine ont créé hier, réunis par le hasard de la programmation ou par une inventivité géniale du comité de sélection.
Dans Christmas Eve in Miller’s Point, alors que Tyler Taormina a déjà construit de façon éblouissante la densité temporaire d’une soirée de Noël longue et surpeuplée, les membres d’une famille se retrouvent pour revoir avec émotion de vieilles cassettes vidéo : plusieurs des acteurs se revoient soudain sur le poste de télévision dans un passé indéfini (on ignore de quand datent ces images et leur lien avec la fiction, car elles sont visiblement de source documentaire), certains versent une larme de se voir à un mariage, à une fête, en vacances. Ils pleurent de voir le passé projeté, et nous pleurons de voir une forme de quatrième mur détruit, celui, tenace, qui nous oblige à accepter que ce que l’on voit ce sont des personnages, plus que des corps et des êtres dont la seule existence sera toujours plus forte que toute construction cinématographique à laquelle ils pourraient participer. Tayler Taormina nous rappelle que la plus belle force d’une œuvre de fiction est d’être humble devant la vie filmée, en la laissant se glisser entre les plans, et ici de la façon la plus directe : grâce à d’autres plans déjà existants.
Dans Algo nuevo, algo viejo, algo prestado, Hernán Rosselli fait de cette démarche le principe d’une fiction sidérante. Une jeune femme évoluant dans le milieu clandestin des loteries truquées, sorte de petite mafia familiale, s’interroge sur un passé que des images d’archive et une voix off tissent comme une maille où documentaire et fiction semblent tout simplement indémêlables. Si ce que le présent du film raconte est de toute évidence une fiction, la vérité tout aussi évidente des images d’archives où l’on voit la protagoniste Maribel petite, sa mère plus jeune et son père encore vivant, mais aussi d’autres personnages à un autre moment de leur vie, articule un constant aller-retour entre l’entité des choses, le vrai et le faux, le passé et le présent, qui frappe à chaque fois d’une émotion qu’il serait impossible de créer dans n’importe quelle autre forme artistique. C’est d’ailleurs à cette spécificité cinématographique que la tenace musique du film, faite de versions « midi » de divers morceaux de Bach (du Clavier bien tempéré à la Passion selon saint Matthieu), et donc banalisés, semble renvoyer : le sacré est ici redescendu sur terre car les images par définition sont crues, sinon désagréables (la vie illégale de la famille Felpeto se voyant ainsi privée de toute forme de vision romantique). Par le jeu de Maribel, la voix off faite de vrai/faux souvenirs fait pencher du côté de la fiction, parallèlement aux scènes au présent qui font évoluer la trame : plus le film avance, plus la protagoniste s’enfonce dans un secret de son passé dont la résolution détruit toute possibilité d’équivoque et tout avenir pour la famille. Le film comme Maribel sont ainsi libérés de cette camisole de force du montage et peuvent enfin respirer. La construction est si fine, si précise, que Rosselli réussit à résoudre la plus grande question qui se pose aux récits argentins contemporains (qui en sont conscients, voir La flor ou Los delincuentes) : comment finir un film.
Fernando Ganzo
par Fernando GanzoAnciens Numéros