
Christmas Eve in Miller’s Point de Tyler Taormina
ActualitésFestivalsQuinzaine des cinéastes 2024
Publié le 19 mai 2024 par
Album de famille
Le seul vertige possible dans un festival si peu en altitude que Cannes, c’est celui du temps : la sensation que peut provoquer une projection temporaire au plus profond de l’âme du spectateur, ce moment où les images continuent à se dérouler devant nos yeux tandis que notre esprit vagabonde à travers des sentiments errants, ceux de notre mémoire se mélangeant à ceux provoqués par la projection. C’est ce que deux films de la Quinzaine ont créé hier, réunis par le hasard de la programmation ou par une inventivité géniale du comité de sélection.
Dans Christmas Eve in Miller’s Point, alors que Tyler Taormina a déjà construit de façon éblouissante la densité temporaire d’une soirée de Noël longue et surpeuplée, les membres d’une famille se retrouvent pour revoir avec émotion de vieilles cassettes vidéo : plusieurs des acteurs se revoient soudain sur le poste de télévision dans un passé indéfini (on ignore de quand datent ces images et leur lien avec la fiction, car elles sont visiblement de source documentaire), certains versent une larme de se voir à un mariage, à une fête, en vacances. Ils pleurent de voir le passé projeté, et nous pleurons de voir une forme de quatrième mur détruit, celui, tenace, qui nous oblige à accepter que ce que l’on voit ce sont des personnages, plus que des corps et des êtres dont la seule existence sera toujours plus forte que toute construction cinématographique à laquelle ils pourraient participer. Tayler Taormina nous rappelle que la plus belle force d’une œuvre de fiction est d’être humble devant la vie filmée, en la laissant se glisser entre les plans, et ici de la façon la plus directe : grâce à d’autres plans déjà existants.
Dans Algo nuevo, algo viejo, algo prestado, Hernán Rosselli fait de cette démarche le principe d’une fiction sidérante. Une jeune femme évoluant dans le milieu clandestin des loteries truquées, sorte de petite mafia familiale, s’interroge sur un passé que des images d’archive et une voix off tissent comme une maille où documentaire et fiction semblent tout simplement indémêlables. Si ce que le présent du film raconte est de toute évidence une fiction, la vérité tout aussi évidente des images d’archives où l’on voit la protagoniste Maribel petite, sa mère plus jeune et son père encore vivant, mais aussi d’autres personnages à un autre moment de leur vie, articule un constant aller-retour entre l’entité des choses, le vrai et le faux, le passé et le présent, qui frappe à chaque fois d’une émotion qu’il serait impossible de créer dans n’importe quelle autre forme artistique. C’est d’ailleurs à cette spécificité cinématographique que la tenace musique du film, faite de versions « midi » de divers morceaux de Bach (du Clavier bien tempéré à la Passion selon saint Matthieu), et donc banalisés, semble renvoyer : le sacré est ici redescendu sur terre car les images par définition sont crues, sinon désagréables (la vie illégale de la famille Felpeto se voyant ainsi privée de toute forme de vision romantique). Par le jeu de Maribel, la voix off faite de vrai/faux souvenirs fait pencher du côté de la fiction, parallèlement aux scènes au présent qui font évoluer la trame : plus le film avance, plus la protagoniste s’enfonce dans un secret de son passé dont la résolution détruit toute possibilité d’équivoque et tout avenir pour la famille. Le film comme Maribel sont ainsi libérés de cette camisole de force du montage et peuvent enfin respirer. La construction est si fine, si précise, que Rosselli réussit à résoudre la plus grande question qui se pose aux récits argentins contemporains (qui en sont conscients, voir La flor ou Los delincuentes) : comment finir un film.
Fernando Ganzo
Anciens Numéros