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Berlin, à mots couverts

FESTIVAL. Pour apaiser les craintes à la suite du départ de Carlo Chatrian, la première Berlinale dirigée par Tricia Tuttle s’est voulue rassurante quant à son ambition artistique et politique. Mission réussie ? À l’image d’une météo unissant neige et soleil, cette 75ᵉ édition était faite de contrastes. On reconnaîtra le discernement du critique au fait qu’il s’est dispensé de prendre des notes sur un seul des films en compétition vus : le lauréat du prix suprême, Dreams. À partir d’un récit de premier amour fait par une adolescente, le Norvégien Dag Johan Haugerud y travaille l’écart entre le réel et son élaboration littéraire, mais son intelligence ne se départit jamais d’un certain confort esthétique et social, entre session de lecture et de thérapie, boule à thé et pull en laine. Plus que dans le ronronnement de cet Ours d’or, dans des films repliés sur des enjeux familiaux (What Marielle Knows de Frédéric Hambalek, If I Had Legs I’d Kick You de Mary Bronstein, Mother’s Baby de Johanna Moder) ou sortis d’une éprouvette cinématographique (La Tour de glace de Lucille Hadžihalilovic), la liberté et l’ouverture se trouvaient dans les images filmées au portable ou basse définition (tendance floue) de Radu Jude et Hong Sangsoo. Autour de la rencontre du poète Donghwa et de la famille de sa petite amie, le dernier opus de l’inépuisable Coréen scrute les interactions sociales tout en s’inclinant doucement vers une dimension conceptuelle. À commencer par la voiture et la moustache du poète, attributs et attitudes sont sans cesse commentés, tandis qu’un jeu de répétitions, de glissements et de retournements se met en place sous le découpage en huit chapitres. Il y a en effet loin de la première impression à la dernière, et What Does That Nature Say to You, avec son titre en forme de question sans point d’interrogation, s’amuse avec minutie de la variabilité et de la partialité des jugements. Les caractères y sont définis et changeants, la nature à la fois admirée et hostile. Partageant avec Hong Sangsoo un art du plan-séquence (imbibé de whisky plus que de thé), Richard Linklater investit à sa manière le hiatus entre le réel et ses habits de paroles. Adaptant avec Blue Moon une pièce mettant en scène Lorenz Hart (formidable Ethan Hawke) le soir de la première triomphale d’Oklahoma!, composé par son ancien partenaire Richard Rodgers, Linklater donne au métier de parolier un tour existentiel. S’enivrant d’alcool et de paroles incisives, Hartz, déclinant petit homme (la mise en scène joue des contrastes physiques), manie le langage comme l’instrument jouissif d’une inflation imaginaire. Si l’abattage linklaterien contraste avec le tempo hongien aéré, les films trouvent chacun une harmonie complexe : le premier est à la fois plus comique et plus mordant que ses précédents, et Blue Moon aussi savoureux que mélancolique. Traversées présentes et futures El Mensaje, de l’Argentin Iván Fund (Prix du jury), privilégie le silence. Appuyé sur le don télépathique permettant à la jeune Anika de communiquer avec les animaux, la grâce du film tient au parti pris de résorber tout questionnement sur la vérité de ce pouvoir et sur le passé des protagonistes qui en font commerce pour s’en tenir à l’observation de l’itinérance quotidienne du trio formé par Anika, sa mère et son beau-père. Dans un rapport ambivalent à son titre, El Mensaje creuse le lien des individus aux autres (humains et non-humains), alliant recherche de sens et sensibilité aux formes pures (à l’image d’une danse lumineuse d’insectes), profondeur de l’invisible et immanence des corps. The Blue Trail de Gabriel Mascaro (Grand Prix du jury) propose aussi une autre trajectoire mâtinée de fantastique, mais moins épurée. Le regard porté sur la fuite de la septuagénaire Tereza le long de l’Amazone est plus haut en couleur. De lavage en massage, jusqu’à une danse avec une autre aînée et amie, il séduit par son attachement désirant au corps. En situant son action dans un futur dystopique mais pas si lointain où le gouvernement brésilien décide du déplacement des personnes de plus de 75 ans dans des « colonies », il apporte également un élan politique rassérénant. Laissant derrière soi travail et famille, Tereza contraste avec le trentenaire d’Ari de Léonor Serraille dont l’anxiété face à l’état du monde trouve une réponse dans la paternité. Quitte à se pencher sur le désespérant état du monde, autant en rire. Kontinental’25 de Radu Jude (lire Cahiers no 816), mise à jour d’Europe 51, scrute la crise d’une huissière, Orsulya, après le suicide d’un homme exproprié. Contrairement à ce qui se passe chez Rossellini, la conscience de la déshumanisation et d’un nationalisme ambiant échoue ici à transformer le personnage. Dans un enchaînement de rencontres en longs plans fixes, Orsulya se cherche à travers des discussions qui tournent à vide. S’il ne faut pas trop attendre de la fin du monde, c’est que les individus ont définitivement perdu le sens de l’histoire, que le cinéaste laisse pourtant transparaître dans les vues de la ville transylvaine de Cluj qui ponctuent son film, montrant la violente métamorphose urbaine en cours et la coexistence des époques. Kontinental 25 se compose en pot-pourri lucide où se nouent l’immobilier, la politique et la morale. À la veille d’élections allemandes marquées par une avancée de l’extrême droite, le festivalier a pu se tourner vers quelques documentaires des sections parallèles pour mieux appréhender les racines de ce contexte national. Entre archives et présent, le split-screen de Pride & Attitude de Gerd Kroske ausculte ainsi une cicatrice historique : les paroles de femmes de l’ex-RDA employées dans les industries minières et chimiques évoquent le tournant de la réunification, la fierté pionnière et l’imaginaire du progrès collectif heurtés par le chômage et la division. En accompagnant pendant quatre ans les familles des victimes de crimes racistes commis à Hanau en 2020, Das Deutsche Volk de Marcin Wierzchowski confronte le besoin de transmission d’une mémoire et de valeurs (notamment par la construction d’un monument) à la retenue des institutions juridiques et politiques. Soucieuses de ménager les responsables en place et les électeurs, celles-ci s’adaptent au statu quo plutôt que d’assumer de justes décisions. De quoi se rappeler que la politique, affaire de parole, relève aussi de la manière dont on se saisit en actes d’un espace et d’un temps, que ce soit dans un film, un festival, ou dans le réel. Espérons donc que la prochaine Berlinale, selon les mots de Radu Jude, «ne s’ouvre pas sur Le Triomphe de la volonté ». Romain Lefebvre
par Romain Lefebvre
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Berlin, politique de l’ursidé

FESTIVAL. Dans le contexte de la guerre en Israël-Palestine, la dernière édition de Carlo Chatrian comme directeur artistique de la Berlinale ne fut pas épargnée par les tensions, même si la sélection n’a pas manqué de prismes inattendus pour scruter le politique. À l’issue du festival, un communiqué officiel désapprouvant les gestes et paroles de soutien au peuple palestinien émis par certaines personnalités donna lieu quelques jours plus tard à une réponse de l’équipe sortante – victime de la décision du ministère de la Culture allemand de supprimer le poste de directeur artistique –, affirmant son attachement à la liberté d’expression. Au moins l’attribution de l’Ours d’or à Dahomey de Mati Diop semblait-elle mettre tout le monde d’accord. La cinéaste y agence différentes perspectives sur le retour au Bénin de vingt-six trésors pillés par la France. Abordées de façon purement documentaire dans leur matérialité tandis qu’on les prépare au voyage, les statues sont aussi dotées de voix androgynes qui se questionnent sur leur retour. Et lorsque l’exposition des trésors retrouvés est inaugurée en grande pompe, la cinéaste reste à distance pour filmer un théâtre aux enjeux sociopolitiques. Dans la dernière partie du film, son geste d’autrice se fait admirablement discret, relayant la façon dont chercheurs et étudiants s’emparent de l’événement et déplient la complexe question postcoloniale. Le concret et l’abstrait sont aussi merveilleusement entrelacés dans A Traveler’s Needs, autre récit de dépaysement, lumineux celui-ci, qui marque les retrouvailles de Hong Sang-soo avec Isabelle Huppert. L’actrice y incarne une Française en Corée, où personne ne connaît son passé, et qui, pour subvenir à ses besoins, se lance dans l’enseignement de sa langue. Comme souvent chez le cinéaste, l’aspect presque documentaire des longs passages dialogués exhibent leur portée philosophique par des artifices presque surnaturels, comme ces motifs qui se répètent de scène en scène. Un équilibre similaire entre simplicité et systématisme caractérisait Janet Planet, premier film de la dramaturge Annie Baker produit par A24. Lacy, 11 ans, que l’on suit le temps d’un été avec sa mère dans la campagne du Massachusetts, n’est pas sans rappeler certains personnages de Wes Anderson, avec sa perspicacité précoce, et si les plans-séquence d’Annie Baker sont d’une égale précision, ils misent plutôt sur une forme de dépouillement, où la cinéaste loge des gags inattendus et une sensibilité qui déjoue les lieux communs. Deux autres productions A24 s’avéraient stimulantes. Le troisième long métrage d’Aaron Schimberg, A Different Man, commence comme un rêve avant de se muer en cauchemar permanent à la Beau Is Afraid, qui tournerait autour de la question de l’envie plutôt que de la culpabilité. Atteint d’une maladie qui affecte dramatiquement sa physionomie, Edward change de vie lorsqu’un remède expérimental lui rend une apparence de normalité, jusqu’à ce que… Imprévisible, le récit suit sa propre logique jusqu’à l’irréel, mais, tandis que certains films A24 sombrent dans l’arbitraire, celui-ci tient le cap de sa fable. Quant au second long métrage de l’Anglaise Rose Glass (Saint Maud), Love Lies Bleeding (Berlinale Special Gala), il met en scène Kristen Stewart en tenancière d’une salle de gym aux prises avec un père mafieux (Ed Harris) et un beau-frère violent dans un Nouveau-Mexique eighties. Lorsqu’elle tombe amoureuse d’une culturiste (Katy O’Brian), l’alliance entre les femmes semble incarner un contrepouvoir aussi tonitruant que le sont leurs ébats. Si elle n’évite pas un certain fétichisme, cette variation queer et ensoleillée sur les codes du film noir reformule avec humour une angoisse obsédante : comment donc échapper aux « griffes du patriarcat » ? Dans son premier long L’Homme-Vertige (Forum), la Guadeloupéenne Malaury Eloi Paisley y apporte une réponse possible. Des portraits d’hommes en détresse, poignants mais jamais sensationnalistes, se dessinent à travers la relation que la cinéaste noue avec chacun dans le temps, dans les rues filmées sous un jour lugubre de Pointe-à-Pitre, malgré les affections des corps et des esprits qui menacent de les engloutir à chaque instant. Ces êtres à bout de souffle sont accueillis dans le film comme sur une arche qui voudrait les sauver du déluge, et y charrient les traces d’une Histoire impitoyable. Le regard empathique de la cinéaste semble alors énoncer la formule d’un autre monde possible. Les problématiques contemporaines s’imbriquent plus laborieusement dans Seven Veils d’Atom Egoyan. Mettant en scène Salomé, une directrice d’opéra perçoit des échos entre le récit et les traumas qu’elle a subis, tandis qu’un scandale au sein de son équipe pose les questions du consentement et de la responsabilité du cerveau en charge du spectacle. Moyen pour Egoyan de se confondre avec la protagoniste (il a luimême monté Salomé en 1996) de façon hasardeuse : tournant autour de défis moraux qu’il a sans doute rencontrés, il ose des analogies faciles avec le fameux opéra – la décapitation mise en musique par Strauss devient le jouet d’un symbolisme à couper au couteau, visant à installer un vague climat de grand jugement terminal. Un vétéran du même âge mais moins institué surgissait avec un geste plus malicieux de mise en boite du contemporain : Gakuryû Ishii (alias Sôgo Ishii) rend justice avec The Box Man à un Tokyo sous-filmé, celui des rebuts et des clochards. On y suit les petits pas étranges d’un homme ayant rompu avec la société pour battre le pavé caché dans un carton, observant le réel grâce à la maigre ouverture creusée dans l’objet. À travers cette lorgnette aussi loufoque que prosaïque, Ishii absorbe l’humeur d’une ville plus concrète que la cité qu’il avait pourtant déréalisée sur un mode hystérique, en tant que pionnier du cyberpunk japonais (aux côtés d’un Shinya Tsukamoto) au temps de Burst City (1982) ou The Crazy Family (1984). Adaptant un roman de 1973, l’auteur densifie son personnage féminin pour donner une place « moins stéréotypée », selon lui, à la femme dans ce Tokyo où l’on traque « l’homme-boîte » sous les ponts rouillés ou le long de hangars interlopes (sans toutefois s’interdire une érotisation des corps dignes du pinku eiga). Autre preuve qu’il est possible de saisir l’évolution du Japon en le scrutant depuis le ras du bitume et les cartons, voire les cages à félins : Kazuhiro Sôda présentait un nouveau documentaire au pari insolite, Gokogu no Neko, qui éclaire un inframonde citadin en ne filmant que des chats errants chassés par les fonctionnaires chargés d’enrayer leur prolifération autour d’un sanctuaire, où leurs déjections déshonorent les divinités. D’un félidé l’autre, Soda radiographie un quartier pris entre trivial et sacré ; les chats sont la jonction entre ces deux dimensions, divisant l’humanité locale entre adeptes déifiant les animaux par leurs offrandes comestibles, et riverains favorables à l’éradication des petits démons kawaï. Et la caméra de plonger dans leurs cages pour capter cette tension avec une insistance volontiers perverse : enfermé avec les bêtes apeurées, le spectateur doit choisir entre le camp de la communauté humaine et celui des exclus à fourrure. Face à ces bribes de politique joliment terre-à-terre, futurologies et reconstitutions baroques n’étaient pas en reste. Mais si la SF French touch de Pendant ce temps sur Terre (sortie en salles le 3 juillet) était attendue de pied ferme depuis l’émergence de son auteur Jérémy Clapin (J’ai perdu mon corps et sa fantaisie morbide toute en animation), elle a laissé à désirer, l’intrication du live action avec le dessin animé donnant l’impression d’un film grossièrement coupé en deux. Quant à l’épouvante autrichienne du duo Severin Fiala-Veronika Franz, Des Teufels Bad, elle se vautrait dans l’examen pseudo-historique d’un tabou ayant coûté cher aux femmes dans l’Autriche rurale du XVIIIe siècle. Le suicide y étant prohibé, des campagnardes tourmentées se sont livrées à des meurtres d’enfants afin d’être envoyées au bûcher : autour de ces faits documentés, les autrices multiplient les appels du pied à l’imaginaire de la sorcellerie – revisité à l’aune du féminisme – tout en enfermant paradoxalement l’anti-héroïne dans un cliché doloriste qui, en montrant que le désir de porter un enfant peut aller de pair avec celui de s’en débarrasser, s’imagine ouvrir les yeux de son public. En matière de noirceur outrée jusqu’à l’hallucination, c’est le thriller qui s’est distingué. Les frères D’Innocenzo (America Latina) (dé)tricotent avec leur série Dostoïevski une enquête sur un tueur surnommé d’après le romancier russe. Sublime prétexte à une investigation du flic sur sa propre personne, pataugeant dans une introspection rivée sur sa nature de père défaillant mais aussi sur son intériorité au sens propre : ses traques nerveuses sont entravées par des accès nauséeux qui dictent à la mise en scène ses effets de houle, ses dérapages contrôlés et son danger d’implosion constante. Après Esterno Notte de Marco Bellocchio à Cannes 2022, Dostoïevski a redonné l’occasion à la télé italienne de prouver qu’elle pouvait, en se cramponnant tout une poignée d’heures au corps d’un pays littéralement et organiquement malade, offrir son point d’orgue à un festival de cinéma international. Olivia Cooper-Hadjian et Yal Sadat  
par La rédaction

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