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Berlin, à mots couverts

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Berlin, à mots couverts

ActualitésFestivalsLa Berlinale

Publié le 8 avril 2025 par Romain Lefebvre

FESTIVAL. Pour apaiser les craintes à la suite du départ de Carlo Chatrian, la première Berlinale dirigée par Tricia Tuttle s’est voulue rassurante quant à son ambition artistique et politique. Mission réussie ? À l’image d’une météo unissant neige et soleil, cette 75ᵉ édition était faite de contrastes.

On reconnaîtra le discernement du critique au fait qu’il s’est dispensé de prendre des notes sur un seul des films en compétition vus : le lauréat du prix suprême, Dreams. À partir d’un récit de premier amour fait par une adolescente, le Norvégien Dag Johan Haugerud y travaille l’écart entre le réel et son élaboration littéraire, mais son intelligence ne se départit jamais d’un certain confort esthétique et social, entre session de lecture et de thérapie, boule à thé et pull en laine. Plus que dans le ronronnement de cet Ours d’or, dans des films repliés sur des enjeux familiaux (What Marielle Knows de Frédéric Hambalek, If I Had Legs I’d Kick You de Mary Bronstein, Mother’s Baby de Johanna Moder) ou sortis d’une éprouvette cinématographique (La Tour de glace de Lucille Hadžihalilovic), la liberté et l’ouverture se trouvaient dans les images filmées au portable ou basse définition (tendance floue) de Radu Jude et Hong Sangsoo. Autour de la rencontre du poète Donghwa et de la famille de sa petite amie, le dernier opus de l’inépuisable Coréen scrute les interactions sociales tout en s’inclinant doucement vers une dimension conceptuelle. À commencer par la voiture et la moustache du poète, attributs et attitudes sont sans cesse commentés, tandis qu’un jeu de répétitions, de glissements et de retournements se met en place sous le découpage en huit chapitres. Il y a en effet loin de la première impression à la dernière, et What Does That Nature Say to You, avec son titre en forme de question sans point d’interrogation, s’amuse avec minutie de la variabilité et de la partialité des jugements. Les caractères y sont définis et changeants, la nature à la fois admirée et hostile. Partageant avec Hong Sangsoo un art du plan-séquence (imbibé de whisky plus que de thé), Richard Linklater investit à sa manière le hiatus entre le réel et ses habits de paroles.

Adaptant avec Blue Moon une pièce mettant en scène Lorenz Hart (formidable Ethan Hawke) le soir de la première triomphale d’Oklahoma!, composé par son ancien partenaire Richard Rodgers, Linklater donne au métier de parolier un tour existentiel. S’enivrant d’alcool et de paroles incisives, Hartz, déclinant petit homme (la mise en scène joue des contrastes physiques), manie le langage comme l’instrument jouissif d’une inflation imaginaire. Si l’abattage linklaterien contraste avec le tempo hongien aéré, les films trouvent chacun une harmonie complexe : le premier est à la fois plus comique et plus mordant que ses précédents, et Blue Moon aussi savoureux que mélancolique.

Traversées présentes et futures

El Mensaje, de l’Argentin Iván Fund (Prix du jury), privilégie le silence. Appuyé sur le don télépathique permettant à la jeune Anika de communiquer avec les animaux, la grâce du film tient au parti pris de résorber tout questionnement sur la vérité de ce pouvoir et sur le passé des protagonistes qui en font commerce pour s’en tenir à l’observation de l’itinérance quotidienne du trio formé par Anika, sa mère et son beau-père. Dans un rapport ambivalent à son titre, El Mensaje creuse le lien des individus aux autres (humains et non-humains), alliant recherche de sens et sensibilité aux formes pures (à l’image d’une danse lumineuse d’insectes), profondeur de l’invisible et immanence des corps. The Blue Trail de Gabriel Mascaro (Grand Prix du jury) propose aussi une autre trajectoire mâtinée de fantastique, mais moins épurée. Le regard porté sur la fuite de la septuagénaire Tereza le long de l’Amazone est plus haut en couleur. De lavage en massage, jusqu’à une danse avec une autre aînée et amie, il séduit par son attachement désirant au corps. En situant son action dans un futur dystopique mais pas si lointain où le gouvernement brésilien décide du déplacement des personnes de plus de 75 ans dans des « colonies », il apporte également un élan politique rassérénant. Laissant derrière soi travail et famille, Tereza contraste avec le trentenaire d’Ari de Léonor Serraille dont l’anxiété face à l’état du monde trouve une réponse dans la paternité. Quitte à se pencher sur le désespérant état du monde, autant en rire. Kontinental’25 de Radu Jude (lire Cahiers no 816), mise à jour d’Europe 51, scrute la crise d’une huissière, Orsulya, après le suicide d’un homme exproprié. Contrairement à ce qui se passe chez Rossellini, la conscience de la déshumanisation et d’un nationalisme ambiant échoue ici à transformer le personnage. Dans un enchaînement de rencontres en longs plans fixes, Orsulya se cherche à travers des discussions qui tournent à vide. S’il ne faut pas trop attendre de la fin du monde, c’est que les individus ont définitivement perdu le sens de l’histoire, que le cinéaste laisse pourtant transparaître dans les vues de la ville transylvaine de Cluj qui ponctuent son film, montrant la violente métamorphose urbaine en cours et la coexistence des époques. Kontinental 25 se compose en pot-pourri lucide où se nouent l’immobilier, la politique et la morale.

À la veille d’élections allemandes marquées par une avancée de l’extrême droite, le festivalier a pu se tourner vers quelques documentaires des sections parallèles pour mieux appréhender les racines de ce contexte national. Entre archives et présent, le split-screen de Pride & Attitude de Gerd Kroske ausculte ainsi une cicatrice historique : les paroles de femmes de l’ex-RDA employées dans les industries minières et chimiques évoquent le tournant de la réunification, la fierté pionnière et l’imaginaire du progrès collectif heurtés par le chômage et la division. En accompagnant pendant quatre ans les familles des victimes de crimes racistes commis à Hanau en 2020, Das Deutsche Volk de Marcin Wierzchowski confronte le besoin de transmission d’une mémoire et de valeurs (notamment par la construction d’un monument) à la retenue des institutions juridiques et politiques. Soucieuses de ménager les responsables en place et les électeurs, celles-ci s’adaptent au statu quo plutôt que d’assumer de justes décisions. De quoi se rappeler que la politique, affaire de parole, relève aussi de la manière dont on se saisit en actes d’un espace et d’un temps, que ce soit dans un film, un festival, ou dans le réel. Espérons donc que la prochaine Berlinale, selon les mots de Radu Jude, «ne s’ouvre pas sur Le Triomphe de la volonté ».

Romain Lefebvre

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