
Actualités, Festival Il Cinema Ritrovato, Festivals
Eau de Bologne
FESTIVAL. La 38e édition du plus grand festival de films restaurés a eu lieu dans une Bologne particulièrement fraîche et humide, loin des torpeurs estivales qui la caractérisent : un climat parfait pour redécouvrir des oeuvres suédoises et japonaises, mais aussi pour se perdre dans les méandres des Alpes post‑nazies.
Parfois un festival (ce qui, en l’occurrence, veut dire plus de 300 films) peut se résumer à un seul plan. Cette image est pourtant très loin de celle, magnifique, de Catherine Deneuve aux côtés d’Anne Vernon sur le seuil de la bijouterie Dubourg dans Les Parapluies de Cherbourg, choisie pour l’affiche de la 38e édition d’Il cinema ritrovato, dont la restauration du film de Demy a été l’un des événements qui a attiré le plus de spectateurs. Il s’agit du visage en noir et blanc d’Ingrid Bergman, bouleversée par l’étreinte de l’enfant dont elle s’occupe dans Visage de femme (1937), film-phare du cycle consacré au Suédois Gustaf Molander sous le titre « Le cinéaste des actrices ». Ce visage, auparavant défiguré et surtout cruel (Joan Crawford va l’incarner quatre ans plus tard pour George Cukor dans Il était une fois), se dévoile finalement dans toute sa fragilité. Molander concentre ainsi cette perméabilité que Bergman aura par la suite, malléable au fil des rôles et des scènes – et donc inépuisable. Un aperçu donc de l’histoire du cinéma capturé dans un instant, soit la définition même de l’esprit du festival. Des huit titres que comporte cette rétrospective, Visage de femme est sans doute le plus célèbre, avec la plus que décente première adaptation d’Ordet (1943) pour laquelle Victor Sjöström avait choisi Molander comme metteur en scène et qui est d’ailleurs visible en ce moment sur Netflix (en compagnie de cinq autres réalisations du Suédois, dont une, La Femme sans visage – 1947 – était également présentée à Bologne). Celle de Molander était seulement l’une des nombreuses rétrospectives monographiques, dont deux consacrées à des actrices : Delphine Seyrig, suivant un fil biographique de Qui donc a rêvé ? (Liliane de Kermadec, 1965) à Golden Eighties (Chantal Akerman, 1986), et Marlene Dietrich. En ce qui concerne les cinéastes, en plus de celles de Pietro Germi et d’Anatole Litvak, les restaurations des films de Kozaburo Yoshimura sont devenues un rendez-vous incontournable des festivaliers, prêts à redécouvrir ce cinéaste perdu quelque part entre les grands maîtres du cinéma classique japonais, dont il est l’apprenti, et une modernité qu’il annonce discrètement et presque malgré lui. L’origine de cette contradiction trouve peutêtre sa source à Kyôto, où une bonne partie de son oeuvre se déroule, ville-symbole d’une tradition japonaise que le cinéaste confronte en permanence aux forces d’une évolution sociale, culturelle et économique du monde qu’il filme. Rivière de nuit (1956), à la lumière de sa sublime restauration, semble le plus abouti de ses films. On y suit les péripéties d’une modiste qui conçoit des kimonos avec un goût profond pour cet artisanat familial, doublés d’une vision audacieuse de l’art traditionnel de la teinture. La façon dont elle garde son indépendance en s’occupant directement des échanges avec les points de vente et en assumant une histoire d’amour avec un homme marié la confronte à une impasse existentielle que Fukijo Yamamoto incarne avec une dignité inébranlable, héroïque. Daltonien selon les biographes, Kozaburo Yoshimura articule pourtant tout un réseau chromatique, des tonalités des habits à celles du soleil couchant dans la très belle scène de rencontre adultère des protagonistes, comme si les couleurs dialoguaient avec les émotions et les frustrations des êtres occupant l’espace. Son respect d’un découpage clair et bien ficelé offre un équilibre stylistique étonnant, comme si ses élans formels dignes d’Antonioni trouvaient une terre d’accueil dans l’harmonieuse efficacité du classicisme. Mais c’est dans le plus irrégulier Les Habits de la vanité (1951) qu’une scène totalement déconnectée de la trame (une balade à vélo de la protagoniste et d’une amie) cristallise avec une violence sèche ce que le propos du cinéaste comporte de terrible : tandis que la caméra panote sur Kyoto, le dialogue célèbre la beauté d’une ville « qui n’a pas été bombardée, et c’est dommage, car elle aurait ainsi perdu la fierté qui l’empêche de se détacher de ses traditions ».
Films au foyer
Cette violence de l’Histoire, le programmateur Olaf Möller a tenté de la regarder en face dans l’étonnant cycle « Dark Heimat » : au début des années 1950, l’Allemagne et l’Autriche raffolent des films de terroir dont le coeur est la question du foyer, la vie à la campagne, les moeurs locales, tendance qui culminerait dans les très populaires Sissi. Présentés avec audace et humour par Möller, critique pas avare d’anecdotes et de subtilités historiques et politiques de l’époque, ces films proposent un voyage étrange dans deux pays où toute idéalisation est devenue impossible mais obligés de renouveler l’imaginaire collectif après l’apocalypse nazie. Derrière ces oeuvres peu nobles, on devine parfois la frustration de tout un art peinant à exister mais industriellement poussé à le faire, premières pierres d’une reconstruction que la série Heimat d’Edgar Reitz chroniquera des décennies plus tard. L’étonnant Die Frau am Weg d’Edouard von Borsody (1948) est un bon exemple de cette déchirure fautive hantant tout un peuple : bergère des montages rêvant de la culture et des mondanités de la ville, la femme du titre, en rentrant de la vente d’une brebis, croise un train transportant des juifs. Après la sidération (d’une réalité qu’elle semblait deviner), elle en abritera un, au grand dam de son mari, garde forestier médiocre obsédé par l’obéissance aux règles et la hiérarchie. C’est dans la distance entre un espoir impossible (car conjugué au passé : celui de ne pas se tromper d’utopie) représenté par la femme et la très banale banalité du mal qui se cache derrière le principe d’efficacité de son mari (sans doute le personnage le plus intéressant – et interprété par le meilleur acteur, Otto Woegerer) que le film devient le microscope privilégié d’un temps insaisissable. Si la fraîcheur et la pluie ont rendu étranges les très populaires séances en plein air de la Piazza Maggiore (et celles, plus secrètes et magiques, du projecteur au charbon de la Piazzetta Pier Paolo Pasolini), elles en ont été d’autant plus inoubliables, comme celle de La Prisonnière du désert en 70 mm, l’écran géant fondant en trompe-l’oeil le paysage de Monument Valley dans les briques rouges de Bologne. À l’image du Modernissimo, la salle souterraine Art déco récemment restaurée, le festival italien offre le privilège de retrouver le visage du cinéma, changeant mais toujours sincère. La ville devient pour un temps un lieu de rencontre avec des figures amicales familières, comme Bernard Eisenschitz, qui avait choisi le très émouvant Le Lutteur et le Clown et de Boris Barnet (1957) pour présenter son ouvrage sur le cinéaste russe (Éditions de l’oeil). Le festival se souvenait cette année des camarades disparus comme Adriano Aprà, David Bordwell, Edgardo Cozarinsky, Carl Davis et Giuliano et Vera Montaldo, à qui il était dédié. Sa capacité d’attrait parmi les jeunes cinéphiles européens nous rappelle cette leçon de l’art : c’est dans son passé qu’il trouve inévitablement son avenir. Olena Honcharuk (Centre national Dovzhenko de Kiyv) ne cachait pas sa douleur en présentant Andriech, tout premier long métrage du géorgien Sergueï Paradjanov (1954), présenté au sein de la rétrospective des films ukrainiens du cinéaste, conçue en temps d’invasion. La magie enfantine du film donnait au festival son plus beau message : l’espoir d’une lumière à retrouver après les nuages de la guerre.
Fernando Ganzo

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Il Cinema Ritrovato, 37e édition
La 37e édition d’Il Cinema Ritrovato a une fois de plus transformé Bologne en paradis cinéphile peuplé de restaurations récentes, films des premiers temps et rétrospectives puisant dans les recoins de l’histoire du cinéma. Avec, pour fil conducteur versatile, la filmographie imprévisible de Rouben Mamoulian.
Mécréant Mamoulian
Ayant fourni au grand classicisme hollywoodien une appréciable fournée de séries A entre 1929 et 1957, Rouben Mamoulian (1897-1987) est un auteur paradoxal : non seulement cet innovateur formel ne reconduit, de film en film, aucun style reconnaissable, mais il ne semble pas croire à ses histoires. Ses débuts sont soignés : pour Aimez-moi ce soir (1932), ne trouvant aucun scénario à son goût à la Paramount, il élabore le film à partir de la composition musicale, débutant sur une délicieuse symphonie urbaine où les bruits de petits artisans parisiens s’agrègent en une ritournelle transclasse à l’énergie communicative ; Résurrection (1934), adapté de Tolstoï, s’ouvre sur un panthéisme paysan à la Dovjenko tandis que Docteur Jekyll et Mr. Hyde (1931) est resté célèbre par son incipit en plans subjectifs… L’allure décousue de ses films donne l’impression de suivre en direct l’intérêt fluctuant du cinéaste pour telle ou telle séquence. Mamoulian multiplie aussi les pas de côté ironiques à la fin d’un plan, qui dédramatisent, changent la tonalité de la scène : dans Aimez-moi ce soir, le tour de chant de la princesse qui rêve à l’homme idéal est stoppé net par l’échelle d’un prétendant basculant sur son balcon ; le docteur Jekyll, observant un rossignol sur un arbre, psalmodie tout guilleret l’Ode au rossignol de Keats (« Tu n’es pas né pour mourir… »), tandis qu’un chat s’approche de l’oiseau et le tue… amorçant la transformation du lettré en Hyde.
Le travail de la viande
C’est que Mamoulian se méfie des beaux discours. Le tout-puissant critique de corrida d’Arènes sanglantes (1941) est une girouette. Mieux vaut Miriam Hopkins, dans Becky Sharp (1935), qui balance par deux fois à la gueule de sinistres moralisateurs le livre qu’ils viennent de lui offrir. Au sein d’un système corseté par le Code de production, qui lui fera des misères, Mamoulian tourne sans y croire des scénarios conformes mais les écartèle entre facticité perverse et sensualisme animal. Isolant les jambes de ses actrices en de longs plans fétiches, ou filmant tout au long du Cantique des cantiques (1933) une statue taille réelle de Dietrich nue, les seins conquérants, Mamoulian, qui connaît bien l’excitation que provoquent les archétypes, oriente la trivialité des corps et celle des artefacts vers une même vulgarité sexuelle, qui fait tourner le spectacle hollywoodien en obscène exhibition.
Loin du découpage raffiné, érotique, de Lubitsch ou des dispositifs sadiques de Stroheim, Mamoulian ne sexualise pas les situations, l’ambiguïté ou le hors-champ : ce sont ses corps qui jouissent. Au début d’Arènes sanglantes, un jeune garçon s’éclipse une nuit du domicile maternel, traverse la ville, se dévêt aux abords d’un lac pour affronter, en slip et en secret, un taureau dans l’arène de son noble propriétaire. Mister Hyde, pour sa première sortie, pousse de petits cris de plaisir en lapant la pluie battante londonienne. Sa violence n’est que la levée du surmoi de l’hypocrite Jekyll, et va jusqu’à ébranler la minéralité du système de jeu hollywoodien : retour, dans les vices et sévices de Hyde, d’une animalité viscérale, refoulée. Dans La Reine Christine (1933), Garbo déroge à sa fonction royale en enfouissant son visage dans de la neige ou en se frottant contre les meubles d’une chambre au petit matin, pour y sentir les effluves infusés d’une nuit d’amour.
Mamoulian le mécréant, indifférent à la morale et au souci de tenir le fil d’une histoire de convention, n’est révolté que par la mort. Une histoire de viande : c’est le sujet d’Arènes sanglantes, ce film marxiste où la livre de chair du torero et du taureau (Mamoulian défend les animaux, évidemment) est réclamée par la cruauté du public autant que par le fatum dévolu au sous-prolétariat. En coulisse, dans l’ombre, la pauvre bête vaincue est découpée et distribuée aux nécessiteux affamés. Côté scène, le torero dans la lumière est excepté un temps de sa pauvreté, mais promis au même goût du sang pour des yeux avides. Le scandale, ce sont ces morts organiques que rien ne rachètera. Alors qu’il avait si bien filmé la rencontre entre l’ado et le taureau, passion et jeu enfantin de l’éros, Mamoulian se désintéresse des autres corridas et, accablé, ne filme plus dans les morts successives que les symboles qu’elles laissent, un rébus d’objets et des couleurs, la panoplie chatoyante d’une fiction de cette société délétère à laquelle il ne croit pas.
Pierre Eugène
Hommage au cinéaste iranien Bahram Beyzaie dans la riche section Cinemalibero
En 2021, nos a priori sur la décennie du cinéma iranien d’avant la révolution était ébranlés par la radicalité et la sensualité de L’Échiquier du vent de Mohammad Reza Aslani (1976, voir Cahiers n° 778). Mais si Aslani est un auteur à la filmographie éparse, Bahram Beyzaie fait figure de cas à part avec dix longs métrages réalisés avant son départ pour les États-Unis et dont deux ont pu être vu restaurés à Bologne : Gharibeh va meh (1974) et Cherike-ye Tara (1979). Une œuvre imposante et pourtant largement tenue secrète, à l’exception de Bashu, le petit étranger (1989). Grand incunable de son travail, Gharibeh va meh (aussi connu comme The Stranger and the Fog, 1974) conte l’apparition dans un village du bord de mer d’un certain Ayat (Khosrow Shojazadeh), amnésique et blessé lors d’une bataille dans un pays mystérieux. Les réalisateurs de la nouvelle vague iranienne (Ebrahim Golestan, puis Nasser Taghvai et Dariush Mehrjui) optaient pour des récits citadins afin de dénoncer la réalité socio-économique d’un pays sous le joug du Shah. Beyzaie, lui, occulte tout repère géographique et historique en laissant Ayat déambuler dans un monde aux allures autant postapocalyptiques que préislamiques. Les rituels accompagnés de percussions qui structurent la communauté sont d’ailleurs l’occasion pour le cinéaste de multiplier les costumes extravagants, variations sur un gabarit médiéval, sans volonté de réalisme ethnologique, lorgnant même vers une esthétique heroic fantasy.
Désireux de s’intégrer, l’inconnu venu des eaux jette son dévolu sur Rana (Parvaneh Massoumi), une veuve hantée par le souvenir d’un mari disparu en mer. Rana lutte alors contre un rapprochement que lui impose un récit progressivement contaminé par le mythologique. Le danger aussi, d’abord induit par la simple présence d’un loup errant, finit par s’incarner en un individu gigantesque et mutique, vêtu entièrement de noir et arborant sur le haut du crâne un symbole obscur : Ayat sait qu’« ils » viennent le chercher. Le symbolisme et la construction savante de chaque plan condamneraient The Stranger and the Fog à un formalisme rêche, si Beyzaie ne dynamitait pas ses cadres par le mouvement et les éléments. L’influence de Tarkovski est perceptible dans la pose des personnages et leurs adresses à la caméra, mais c’est surtout vers Akira Kurosawa (tendance Les Sept Samouraïs) que se tourne le cinéaste iranien. Au sein d’un cimetière envahi par les pleureuses ou d’une forêt embrumée que n’aurait pas reniée la Hammer, chaque urgence, chaque conflit, est l’occasion de suivre les personnages via des longs travellings à la limite du figuratif et de les ensevelir sous des torrents d’eau, de feu et de boue. Dans une bataille finale contre les forces obscures, Beyzaie opte même pour le grotesque : jusqu’à l’épuisement, l’on crie et l’on tranche la chair des ennemis, comme pour enfin exorciser sa peur. Car The Stranger and the Fog est un film paranoïaque et prémonitoire de l’Iran postrévolutionnaire, inspiré selon Beyzaie par ses cauchemars les plus sombres.
Avec le personnage de la veuve discrète qui devient progressivement le centre du film, Beyzaie travaille à la féminisation de son cinéma. Doublement punie car femme et indépendante, Rana attire le respect autant qu’elle suscite jalousie et colère. Cette tendance voit son apogée dans Cherike-ye Tara (The Ballad of Tara, 1979) où Susan Taslimi incarne une veuve hantée par le fantôme d’un chevalier qui cherche à récupérer son épée. Harcelée autant par les vivants (son beau-frère voudrait l’épouser) que par les morts, Tara ose alors avancer au rythme de ses désirs. Un choc pour les censeurs de la toute jeune République islamique d’Iran (la seule projection officielle se tiendra en 1980 à Cannes) : la « ballade » secrète de Tara se déroule en parallèle d’une pièce de théâtre Ta’zieh, genre traditionnellement chiite dédié au martyre de l’imam Hussein. Au vu de l’enthousiasme provoqué chez les festivaliers par la découverte des deux films, gageons qu’une diffusion plus large de l’œuvre de Beyzaie lui permettrait d’enfin trouver sa place dans l’histoire du cinéma.
Vincent Poli
Redécouvertes : Bushman de David Shickele (1971) et les premiers films d’Elfi Mikesch
Situé dans le San Francisco de la contre-culture de la fin des années 1960, Bushman fait le portrait d’un jeune exilé nigérian ayant fui la deuxième guerre civile de son pays pour venir étudier la littérature américaine au sein d’une université californienne. L’intrigue est frugale : le jeune homme déambule dans les rues, parle avec ses amis, tous blancs, hormis une confidente noire qui disparaîtra bien vite. Le film oscille entre mésaventures et cours de fac, entrecoupés d’escapades à la campagne avec des amis bohèmes. Des micro-événements qui travaillent discrètement une même idée : même une communauté qui se libère n’intègre pas si facilement en son sein n’importe qui, et encore moins un parfait étranger, venu de loin.
Ce qui frappe avant tout, c’est le ton acerbe avec lequel le protagoniste livre ses pensées, en une belle digression poétique qui rythme tout le film. Entre souvenirs mélancoliques du Nigeria et observations sur l’Amérique et ses mutations, le héros constate que si la police et les institutions américaines sont racistes et « anti-hippie », les jeunes intellectuels blancs, selon des dynamiques plus retorses, ne le sont pas moins, réassignant constamment Bushman à sa place. La même année que Macadam à deux voies, David Shickele trace, avec moins de sécheresse, la même courbe que Monte Hellman : celle des laissés-pour-compte de « la révolution » qui ne savent plus dans quelle trajectoire s’inscrire, errant jusqu’à la consumation ou l’expulsion. C’est la force de Bushman : dévoiler que tout geste militant lucide produit inévitablement une forme d’amertume.
Le film évite le didactisme du tract, via une forme similaire à celle explorée par Robert Kramer dans Route One/USA : il mêle les véritables réflexions de l’acteur (Paul Eyam Nzie Okpokam) à celles de son personnage, dont les pensées « scénarisées » sont là uniquement pour les rehausser. Lorsqu’à la fin, l’acteur, après avoir été accusé à tort d’un attentat à la bombe, est expulsé vers le Nigeria, le réel retranche la fiction du film tout comme le héros retire le costume du personnage, dans un geste qui laisse pantois.
Hugues Perrot
Mikesch en zig-zag
Si l’histoire du cinéma l’a éclipsée derrière une carrière plus reconnue de chef opératrice (pour Werner Schroeter, Heinz Emigholz ou Rosa von Praunheim), la première partie de l’œuvre cinématographique d’Elfi Mikesch (née à Judembourg en 1940) constitue un territoire brillant et profond que ce bref cycle composé de restaurations récentes de la Deutsche Kinemathek a permis d’explorer. Les écarts entre les films, dont un roman-photo (Execution. A Study of Mary, 1979) ou un court très stylisé en noir et blanc tourné dans un train (Die blaue Distanz, 1983), peuvent dérouter, mais un principe unit chacune de ces cinq œuvres fascinantes : sa façon de trouver sa maîtrise dans l’arbitraire, le répétitif, le temps du hasard. Composant ses montages avec la même créativité qu’un collage frénétique, Mikesch trouve souvent un équilibre entre beauté, humour, critique et poésie. Ich denke oft an Hawaii (1978), son premier film et le moins méconnu, puise dans la monotonie de la vie d’une adolescente qui vit en province avec son frère et une mère écrasée par son travail de femme de ménage, pour en construire une forme de célébration amère de l’évasion domestique. Macumba (1982), via le personnage de romancière de Magdalena Montezuma, amène la fantaisie du roman noir qu’elle écrit à un récit circulaire et irréductible, dissolvant le narratif dans une forme d’émulsion littéraire et cinématographique. Mais c’est le documentaire (forme qui restera majoritaire dans toute son œuvre) Was soll’n denn machen ohne den Tod? qui bouleverse particulièrement : les portraits croisés de plusieurs résidents d’une maison de retraite de Hambourg se présentent autant comme un témoignage privilégié des proximités des abîmes de la mort que comme une célébration des évolutions de la chair, de la peau et de l’esprit en tant que parties intégrantes de la vie : un film fait « non pas pour les vieux mais pour les jeunes, pour qu’ils se lient d’amitié avec leur avenir », selon Mikesch.
Fernando Ganzo
Article à retrouver dans le n° : 801
Pages : 61-63

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Écrans mixtes : partenaires particuliers
Au milieu des fictions d’empowerment, deux films plus discrets du festival Écrans mixtes intéressent en ce qu’ils analysent, de biais, une certaine masculinité, dite « toxique », devenue ici étrange et artificielle. Un Varón, du Colombien Fabián Hernández (sorti le 15 mars dernier), fiction à l’ancrage documentaire, suit un petit dealer à Bogotá forcé de rouler des mécaniques, troublé en mineur par ses désirs bourgeonnants. Deserto particular (Brésil, 2021) d’Aly Muritiba, consacre son lent début au quotidien d’un flic licencié pour violences, un bras dans le plâtre et un vieux père sénile sur l’autre, maintenant sa fiction de masculinité défaillante. Plaquant tout à la recherche de son coup de foudre internet, cette femme de sa vie qui se révèlera être un garçon, il s’ouvrira à un abîme de plus.
Dans un focus sur la Movida, Los placeres ocultos (1977) et El diputado (1978), du méconnu Eloy de la Iglesia (1944-2006), exposent le scandale de jeunes corps éclatants, leur nudité franche, racoleuse, politique. Dans ces grands succès publics réalisés après la mort de Franco, lorsque la censure espagnole vacille puis disparaît, la sexualité marginale décille toute identité établie, créant des courts-circuits interclasses, recomposant couples et familles, ouvrant sur de drôles de modes de vie (utopiques, car ça finit mal). Une rétrospective à la Cinémathèque française est prévue cet été.
L’invitation faite à Terence Davies permettait de voir Bénédiction (2022), déjà présenté à la Viennale en 2021 (voir Cahiers n° 782), mais encore sans distributeur français. Ce biopic du poète Siegfried Sassoon (1886-1967) fascine par sa retenue et son épure, le léger glacis qui immobilise ses personnages en scrutant sur leurs visages jeunes, puis fatigués, toute sorte de drames de l’expression (avec quelques étonnants morphings où ils vieillissent pendant un quart de tour de caméra, leur âge s’enroulant autour d’eux). La langue musicale, élégante et witty (en un mot : poétique), de la bonne société britannique alterne avec d’éloquents silences, tout comme les images d’archives de la Grande Guerre font contrepoint aux intérieurs cotonneux de la fiction. On y avance sur une ligne continue fondant les altérités les unes dans les autres, une lancinante sonate de Vinteuil où se lovent les passions mélancoliques.
Pierre Eugène
Article à retrouver dans le n° : 797
Pages : 73

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Festival “Il cinema ritrovato” : L’éclair Fregonese
Argentin de naissance, Hugo Fregonese commença sa carrière dans son pays avant d’être appelé à Hollywood dans les années 50 puis de tenter sa chance en Europe. La rétrospective bolognaise (presque tous ses films importants étaient projetés), révélait un cinéma qui traverse les genres et les pays, du western au film noir, de l’Amérique du Sud à Marseille, un cinéma aiguisé comme les Fuller les plus vifs. Sa mise en scène nerveuse, à la lumière tranchante, fait aussi une grande place au son. Deux exemples : dans Le Souffle sauvage (1953), la folie qui s’abat sur la femme frustrée d’un baron du pétrole (interprétée par Barbara Stanwyck) arrive d’abord par le bruit, métronomique et angoissant, du bras mécanique du puits de pétrole. Dans Black Tuesday (1954), film de siège, c’est un son encore plus abstrait mais tout aussi régulier qui rythme l’angoisse des assaillis. Cette rumeur diffuse de machine n’est même plus reliée au hangar qui sert de décor à l’assaut ; c’est un pur geste de mise en scène.
Les personnages de Fregonese ne savent généralement pas ce qu’ils cherchent, mais ils trouvent toujours quelque chose : une communauté, avec ses codes et son fonctionnement particulier. Et plus celle-ci est étrangère au héros, plus il a de chances de s’y intégrer. C’est exemplairement le cas dans L’Impasse maudite (1950), polar dans lequel James Mason interprète un docteur à la solde d’un gangster, auquel il dérobe sans trop savoir pourquoi une mallette remplie de dollars. Au bras d’une femme agitée par le même besoin de prendre le large (Märta Torén), sa fuite le mène dans un village mexicain, où il se lie aux habitants et trouve une bonne raison de vivre et d’exercer sa médecine. Dans Mes six forçats (1952), un psychologue tente de démontrer l’utilité de sa discipline dans l’univers carcéral, mais assez vite sa science universitaire et ses tests de QI sont oubliés ; l’enjeu est d’accorder des individus appartenant à des sociétés hermétiquement séparées (la prison et la psychologie), pas de soumettre l’une à l’autre. C’est aussi ce qui arrive aux deux soldats anglais des Sept Tonnerres (1957), dissimulés dans un Marseille occupé par les nazis. L’objectif premier (rejoindre l’Angleterre) s’estompe à mesure que leur vie épouse les contours d’un Panier tout aussi folklorique que celui de Pagnol, mais filmé avec une impressionnante attention. Le joueur à la moralité douteuse d’Apache Drums (1951) devient le quasi leader de la résistance à un assaut apache, lors d’un huis clos dans une église qui, de la main du producteur Val Lewton, devient un sommet du cinéma de Fregonese. Dans Saddle Tramp (1950), enfin, c’est un cowboy vagabond, hippie avant la lettre, qui se retrouvera père d’une famille qui n’est même pas la sienne…
Car le transitoire peut devenir définitif, pour peu que les personnages soient sensibles à ce qui les entoure. C’est toute la lutte intérieure qui ébranle l’entrepreneur du pétrole interprété par Gary Cooper du Souffle sauvage, ou encore l’officier sudiste infiltré dans une petite ville du Vermont pour la détruire dans Le Raid (1954) : faut-il rester ou partir ? Doit-on demeurer fidèle à une résolution que l’on a prise, ou s’adapter aux nouvelles circonstances ? La question de la vocation est au cœur du cinéma de Fregonese : le métier de ses protagonistes (un psychologue, des militaires, un entrepreneur…) est d’avoir un plan, et c’est précisément ce dont les scénarios les forcent à se priver, ou à réexaminer. Question qui n’est qu’une formulation possible de celle, plus large, de la liberté, rarement posée de façon si sombre et si sèche que dans le sidérant Black Tuesday. Un mafieux patibulaire (Edward G. Robinson) s’échappe de prison avec ses complices quelques secondes avant son passage sur la chaise électrique. Les condamnés en cavale savent bien qu’ils ne font que différer leur mort, mais ce sera une mort d’hommes libres, l’arme à la main. La friction entre la cruauté de ce mafieux (personne qu’il ne soit prêt à sacrifier pour être libre) et la force de son plaidoyer anticarcéral donne au film quelque chose de troublant, et de plus subversif qu’il en a l’air : ce méchant radical, qui rejette les règles de la société, il se pourrait que Fregonese ne lui donne pas entièrement tort.
Louis Séguin
Article à retrouver dans le n° : 790
Page : 60

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Festival “Il cinema ritrovato” : Utopie bolognaise
FESTIVAL. La 36e édition d’Il cinema ritrovato s’est tenue à Bologne au début de l’été.
Qu’est-ce qui, du cinéma, est « retrouvé » à Il cinema ritrovato, qui se tient chaque début d’été à Bologne ? Probablement le rêve d’un cinéma tout entier fait pour tous, le contraire d’un élitisme du patrimoine. Un cinéma répandu sur la place publique, à commencer par la plus grande de la ville, la Piazza Maggiore, où sont organisées des projections nocturnes. Occasion rare de voir des milliers de spectateurs « de la rue », assis sur des chaises ou à même le pavé tiédi par le jour, le visage éclairé par le Nosferatu de Murnau, un mélo de Douglas Sirk ou encore l’unique long métrage de Charles Vanel, Dans la nuit (1929). Ce film assez méconnu passe pour être l’un des derniers muets en France, sorti dans l’indifférence en plein triomphe du parlant. L’histoire du mineur (Vanel) défiguré par une explosion et contraint de porter un masque terrifiant ne porte pas beaucoup plus loin qu’une déférence à la pompe hugolienne. Mais sa première moitié, dans laquelle s’étend une scène de noces magnifique, a l’audace formelle des grandes expérimentations de l’époque (Vigo et son Atalante ne sont pas loin) et la grâce des scènes champêtres de Delluc ou de Renoir.
À Bologne règne aussi l’utopie babélienne d’une histoire du cinéma unifiée, parlant une seule langue grâce à laquelle les films communiqueraient entre eux. La richesse de la programmation et le hasard de l’agenda du festivalier permettent à ces rencontres d’advenir, les films prenant alors le spectateur à témoin des coïncidences entre eux, des signes qu’ils s’adressent mutuellement. Les petits prisonniers de Sciuscià (Vittorio De Sica, 1946) et ceux du film d’Hugo Fregonese Mes six forçats (1952, voir page suivante) sont pris dans la même urgence de recréer une société en dehors de la société. À plusieurs milliers de kilomètres et quelques décennies de distance, les circassiennes des Six Sœurs Dainef (vue Pathé de 1902) et celles de Thamp du réalisateur indien Govindan Aravindan (1978) font les mêmes acrobaties, comme si les unes prolongeaient le spectacle des autres. Dans le programme de comédies musicales allemandes produites entre 1930 et 1932, intitulé « L’ultima risata » (le dernier rire), le très beau Ich bei Tag und du bei Nacht (Ludwig Berger, 1932) met le dispositif cinématographique en abyme pour démultiplier le spectacle, trente ans avant Chantons sous la pluie (également projeté cette année sur la Piazza Maggiore). Quant au puits de pétrole d’Écrit sur du vent (Douglas Sirk, 1956), il s’érige en symbole d’une passion dévorante et d’une violence poisseuse, exactement comme celui du Souffle sauvage de Fregonese (1953).
Une autre rétrospective, plus courte que les autres (cinq longs métrages issus d’une filmographie particulièrement prolifique), se refermait au contraire sur sa propre singularité : celle consacrée à Kenji Misumi. Ce sentiment de pénétrer un univers clos est le fruit d’un alliage contradictoire dans les films de cet artisan efficace. Une volonté de mettre à jour des genres populaires comme le chambara, mais aussi le mélodrame, avec des visages et des corps contemporains, s’accompagne d’une recherche de précision esthétique minutieuse. La mise en scène, tout en retenue et subtilité, se frotte ici à une expression brûlante des émotions qui animent ses personnages d’écorchés vifs. Kiru (héros du film homonyme de 1962, l’un des trois de la «Trilogie de la lame»), garde du corps hors-pair dont la mère, coupable d’un assassinat politique, a été exécutée quand il était petit, subit une sidération inouïe quand une autre femme, elle aussi persécutée, se dénude entièrement pour combattre ses ennemis, exposant sa peau dans un même mouvement comme la plus puissante des armes et la plus émouvante acceptation de son sort. C’est en revanche la douleur et la générosité de deux sœurs tentant à tout prix de se préserver l’une l’autre de l’adversité qui baignent de larmes Namidagawa (1967). Une semblable atmosphère de bulle spatio-temporelle régnait sur la projection du très rare La Source (Cheshmeh, 1972), d’Arby Ovanessian. Cette adaptation d’un roman géorgien de 1935, conçue dans le but d’inventer, selon les mots du cinéaste, un temps cinématographique spécifiquement iranien, loin de toute grammaire étrangère, trouve sa poésie propre dans le rythme apaisé du montage et les années qui glissent de façon presque imperceptible mais inévitable au cours du récit.
Comme toutes les utopies, celle d’un cinéma de patrimoine ouvert au grand public ne se réalise pas toute seule. Après un début d’édition où le seul moyen d’accéder aux séances était de s’offrir une accréditation onéreuse, le festival a entendu, espérons pour longtemps, la demande du public de pouvoir acheter des billets à l’unité. Dans un contexte toujours plus difficile pour l’exploitation, cette question de l’accès aux salles est loin d’être accessoire. Sans spectateurs, les films ne se parlent plus.
Fernando Ganzo et Louis Séguin
Article à retrouver dans le n° : 790
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Cinema Ritrovato : déplacements, dégagements
Pour le festivalier du Cinema Ritrovato qui presse le pas sous les arcades entre deux films, la ville de Bologne a un air grisant de zootrope. Dans le cadre de ce festival dédié aux films rares et restaurés, impossible de tout voir, mais la tentation de jouer la carte de l’éclectisme et de la découverte.
Dans ce registre, il faut louer le programme consacré au Parallel Cinema indien, ce mouvement cinématographique en rupture de la fin des années 60. Ce qui frappe le spectateur d’ici et maintenant devant ces films, c’est un sentiment d’inédit déroutant, la perte de ses repères idéologiques, spatiaux, mais aussi le traitement sonore, les durées et les rythmes des plans. Avec Bhuvan Shome (1969), au noir et blanc surexposé, Mrinal Sen, un des instigateurs du mouvement, élabore une fable comique autant que mélancolique autour d’une relation entre une jeune mariée et le cadre d’une compagnie de chemin de fer parti à la chasse aux canards. On les suit désorientés dans des paysages hétérogènes : une savane embrouillée, une sorte de désert antonionien, une paisible maison de village, un lac peuplé de flamants roses et un ciel gris comme le sable. Dans ce film jouant des dissonances, la finesse brumeuse et malicieuse de la drague est brouillée par des aspects burlesques qui surgissent sans crier gare, un montage brutal et une bande sonore bruitiste. Un film encore plus sidérant de la sélection fut Khayal Gatha de Kumar Shahani (1989) – pourtant montré en remplacement d’une copie manquante. Sa mise en scène toute en déliés, avancées brèves et rondes jouant délicatement des bords du cadre, des rapprochements et des écarts entre les personnages, ne rend pas ce film splendide moins incompréhensible – de la même façon qu’un spectateur ne comprend rien à Sayat Nova de Paradjanov ou à La Mort de Maria Malibran de Schroeter, tout en percevant chaque aspect de leur art. Sensation délicieuse d’être déchargé de l’intelligible pour mieux sentir les possibilités synesthésiques ouvertes par ces allégories peuplées de personnages mythiques (amazones, roi, sorcières…), de musiques jouées devant la caméra avec des instruments invraisemblables, de chants et de chorégraphies hiéroglyphiques, en des séquences étonnamment brèves fondées sur des visions magiques : un pied mouillé, une sauterelle sur des cheveux noirs, une danse devant les gradations délicates d’un coucher de soleil (rose dissous dans le bleu), une disparition entre deux piliers dans la nuit.
Dans un tout autre registre, le festival projetait une belle restauration du célèbre Ventres glacés (Kuhle Wampe oder : wem gehört die Welt ?) de Slatan Dudow (1933), coécrit et supervisé par Brecht, qui eut moult démêlés avec la censure, avant et après Hitler. Pendant la crise, une famille sans ressources, dont le fils, au chômage, vient de se suicider, est obligée de déménager. Elle erre tandis que la fille, enceinte et délaissée, trouve sa place dans un groupe sportif communiste. La beauté de ce film tient à son absence volontaire d’efficacité narrative, laissant les contradictions se résoudre dans la durée, dialectiquement. À la fin, un groupe de jeunes sportifs entassés dans une rame de métro à l’arrêt défendent leurs convictions face à des hommes mûrs, bourgeois, désengagés ou cyniques, mais sans jamais faire masse. Chacun garde sa singularité, dessinant un réseau d’énergie étoilé, juvénile et souriant. Frappe surtout, malgré la présence de nombreuses chansons mobilisatrices (la marque de fabrique de Brecht), la force du silence, notamment lors de la scène de suicide. Martin Koerber, précise le directeur des collections de la Deutsche Kinemathek (qui a restauré le film), racontait qu’il ne s’agit pas d’une absence de son mais bien d’un silence enregistré (on entend d’ailleurs le discret bruissement de la caméra). Matérialistes jusqu’au bout, les auteurs ont donné au tournage une égale importance à la musique rassembleuse et à l’épais mutisme de la solitude.
L’émancipation marquait aussi le cycle « Cinemalibero : féminin, pluriel », bâti autour de l’œuvre de Sarah Maldoror (voir Cahiers n° 766) et de la récente restauration de Sambizanga par L’Image retrouvée et la Film Foundation. Ce programme de premiers films de femmes associait dans une séance trois magnifiques courts documentaires : Aldeia dos rapazes de Bárbara Virgínia (1946), seule réalisatrice portugaise sous la dictature de Salazar, qui filme un orphelinat de garçons écrasé par le soleil, la disparité d’enfants à l’énergie tantôt joueuse, tantôt canalisée, parfois criminelle (un gamin fout le feu pour pouvoir sonner la cloche des pompiers), souvent pensive. Sans que l’on sache de quel côté penche l’autrice (qui filme longuement un garçon déguisé en fille), le film laisse une impression contradictoire de bienséance et de sourde révolte. Suivaient Ignoti Alla Città de Cecilia Mangini (voir Cahiers n° 774) et Una isla para Miguel de Sara Gómez (1968), première réalisatrice cubaine, autour d’une île dédiée au redressement moral de jeunes délinquants, interrogeant les garnements crâneurs, dragueurs, louvoyants et leurs tuteurs locaux un peu raides, rassurés par le bréviaire communiste et son éthique du travail. On voit s’ébattre des têtes de linottes en baignade et le procès populaire d’un gamin de 14 ans qui a jeté des pierres sur les oiseaux, sans que le film tente de faire coïncider vraiment la vie insolente qu’il capte avec les intertitres littéraux d’exemplarité.
Découvrir des films issus d’autant de passés et de géographies différentes implique de lâcher un peu de lest sur la mystique de l’objet « achevé » (les œuvres antérieures aux années 40 sont souvent incomplètes, ratiboisées par les distributeurs d’alors, censurées…) pour mieux discerner la situation des films dans le temps et l’espace. Ainsi, Murder in Harlem d’Oscar Micheaux (1935, restauré par le George Eastman Museum et la Cineteca de Bologne), réalisateur pionnier du Black cinema, pourtant réputé, paraît lénifiant : caméra statique, découpage mou, redites et dialogues explicatifs ânonnés par les acteurs. Mais quand ceux-ci regardent par deux fois dans les yeux du spectateur (noir, comme eux, à l’époque, puisqu’il s’agit d’un film ségrégué), lorsqu’il est question d’emprisonnement arbitraire, et que l’on entend le jazz qui s’y joue, on comprend que ces défauts viennent peut-être d’une convention incommode et qu’ils n’ont jamais eu la leur. Un des mérites de ce festival foisonnant se trouve là : nous plonger impénitents dans un environnement d’une altérité intacte, recommencée, engageant toute perception à la modestie. Proposition de slogan, avec l’homophone d’Oscar, Henri Michaux : « J’ai lavé le visage de ton avenir ».
Pierre Eugène
Article à retrouver dans le n° : 779
Page : 54
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