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Eau de Bologne

© Cahiers du Cinéma

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Publié le 12 septembre 2024 par Fernando Ganzo

FESTIVAL. La 38e édition du plus grand festival de films restaurés a eu lieu dans une Bologne particulièrement fraîche et humide, loin des torpeurs estivales qui la caractérisent : un climat parfait pour redécouvrir des oeuvres suédoises et japonaises, mais aussi pour se perdre dans les méandres des Alpes post‑nazies.

Parfois un festival (ce qui, en l’occurrence, veut dire plus de 300 films) peut se résumer à un seul plan. Cette image est pourtant très loin de celle, magnifique, de Catherine Deneuve aux côtés d’Anne Vernon sur le seuil de la bijouterie Dubourg dans Les Parapluies de Cherbourg, choisie pour l’affiche de la 38e édition d’Il cinema ritrovato, dont la restauration du film de Demy a été l’un des événements qui a attiré le plus de spectateurs. Il s’agit du visage en noir et blanc d’Ingrid Bergman, bouleversée par l’étreinte de l’enfant dont elle s’occupe dans Visage de femme (1937), film-phare du cycle consacré au Suédois Gustaf Molander sous le titre « Le cinéaste des actrices ». Ce visage, auparavant défiguré et surtout cruel (Joan Crawford va l’incarner quatre ans plus tard pour George Cukor dans Il était une fois), se dévoile finalement dans toute sa fragilité. Molander concentre ainsi cette perméabilité que Bergman aura par la suite, malléable au fil des rôles et des scènes – et donc inépuisable. Un aperçu donc de l’histoire du cinéma capturé dans un instant, soit la définition même de l’esprit du festival. Des huit titres que comporte cette rétrospective, Visage de femme est sans doute le plus célèbre, avec la plus que décente première adaptation d’Ordet (1943) pour laquelle Victor Sjöström avait choisi Molander comme metteur en scène et qui est d’ailleurs visible en ce moment sur Netflix (en compagnie de cinq autres réalisations du Suédois, dont une, La Femme sans visage – 1947 – était également présentée à Bologne). Celle de Molander était seulement l’une des nombreuses rétrospectives monographiques, dont deux consacrées à des actrices : Delphine Seyrig, suivant un fil biographique de Qui donc a rêvé ? (Liliane de Kermadec, 1965) à Golden Eighties (Chantal Akerman, 1986), et Marlene Dietrich. En ce qui concerne les cinéastes, en plus de celles de Pietro Germi et d’Anatole Litvak, les restaurations des films de Kozaburo Yoshimura sont devenues un rendez-vous incontournable des festivaliers, prêts à redécouvrir ce cinéaste perdu quelque part entre les grands maîtres du cinéma classique japonais, dont il est l’apprenti, et une modernité qu’il annonce discrètement et presque malgré lui. L’origine de cette contradiction trouve peutêtre sa source à Kyôto, où une bonne partie de son oeuvre se déroule, ville-symbole d’une tradition japonaise que le cinéaste confronte en permanence aux forces d’une évolution sociale, culturelle et économique du monde qu’il filme. Rivière de nuit (1956), à la lumière de sa sublime restauration, semble le plus abouti de ses films. On y suit les péripéties d’une modiste qui conçoit des kimonos avec un goût profond pour cet artisanat familial, doublés d’une vision audacieuse de l’art traditionnel de la teinture. La façon dont elle garde son indépendance en s’occupant directement des échanges avec les points de vente et en assumant une histoire d’amour avec un homme marié la confronte à une impasse existentielle que Fukijo Yamamoto incarne avec une dignité inébranlable, héroïque. Daltonien selon les biographes, Kozaburo Yoshimura articule pourtant tout un réseau chromatique, des tonalités des habits à celles du soleil couchant dans la très belle scène de rencontre adultère des protagonistes, comme si les couleurs dialoguaient avec les émotions et les frustrations des êtres occupant l’espace. Son respect d’un découpage clair et bien ficelé offre un équilibre stylistique étonnant, comme si ses élans formels dignes d’Antonioni trouvaient une terre d’accueil dans l’harmonieuse efficacité du classicisme. Mais c’est dans le plus irrégulier Les Habits de la vanité (1951) qu’une scène totalement déconnectée de la trame (une balade à vélo de la protagoniste et d’une amie) cristallise avec une violence sèche ce que le propos du cinéaste comporte de terrible : tandis que la caméra panote sur Kyoto, le dialogue célèbre la beauté d’une ville « qui n’a pas été bombardée, et c’est dommage, car elle aurait ainsi perdu la fierté qui l’empêche de se détacher de ses traditions ».

Films au foyer

Cette violence de l’Histoire, le programmateur Olaf Möller a tenté de la regarder en face dans l’étonnant cycle « Dark Heimat » : au début des années 1950, l’Allemagne et l’Autriche raffolent des films de terroir dont le coeur est la question du foyer, la vie à la campagne, les moeurs locales, tendance qui culminerait dans les très populaires Sissi. Présentés avec audace et humour par Möller, critique pas avare d’anecdotes et de subtilités historiques et politiques de l’époque, ces films proposent un voyage étrange dans deux pays où toute idéalisation est devenue impossible mais obligés de renouveler l’imaginaire collectif après l’apocalypse nazie. Derrière ces oeuvres peu nobles, on devine parfois la frustration de tout un art peinant à exister mais industriellement poussé à le faire, premières pierres d’une reconstruction que la série Heimat d’Edgar Reitz chroniquera des décennies plus tard. L’étonnant Die Frau am Weg d’Edouard von Borsody (1948) est un bon exemple de cette déchirure fautive hantant tout un peuple : bergère des montages rêvant de la culture et des mondanités de la ville, la femme du titre, en rentrant de la vente d’une brebis, croise un train transportant des juifs. Après la sidération (d’une réalité qu’elle semblait deviner), elle en abritera un, au grand dam de son mari, garde forestier médiocre obsédé par l’obéissance aux règles et la hiérarchie. C’est dans la distance entre un espoir impossible (car conjugué au passé : celui de ne pas se tromper d’utopie) représenté par la femme et la très banale banalité du mal qui se cache derrière le principe d’efficacité de son mari (sans doute le personnage le plus intéressant – et interprété par le meilleur acteur, Otto Woegerer) que le film devient le microscope privilégié d’un temps insaisissable. Si la fraîcheur et la pluie ont rendu étranges les très populaires séances en plein air de la Piazza Maggiore (et celles, plus secrètes et magiques, du projecteur au charbon de la Piazzetta Pier Paolo Pasolini), elles en ont été d’autant plus inoubliables, comme celle de La Prisonnière du désert en 70 mm, l’écran géant fondant en trompe-l’oeil le paysage de Monument Valley dans les briques rouges de Bologne. À l’image du Modernissimo, la salle souterraine Art déco récemment restaurée, le festival italien offre le privilège de retrouver le visage du cinéma, changeant mais toujours sincère. La ville devient pour un temps un lieu de rencontre avec des figures amicales familières, comme Bernard Eisenschitz, qui avait choisi le très émouvant Le Lutteur et le Clown et de Boris Barnet (1957) pour présenter son ouvrage sur le cinéaste russe (Éditions de l’oeil). Le festival se souvenait cette année des camarades disparus comme Adriano Aprà, David Bordwell, Edgardo Cozarinsky, Carl Davis et Giuliano et Vera Montaldo, à qui il était dédié. Sa capacité d’attrait parmi les jeunes cinéphiles européens nous rappelle cette leçon de l’art : c’est dans son passé qu’il trouve inévitablement son avenir. Olena Honcharuk (Centre national Dovzhenko de Kiyv) ne cachait pas sa douleur en présentant Andriech, tout premier long métrage du géorgien Sergueï Paradjanov (1954), présenté au sein de la rétrospective des films ukrainiens du cinéaste, conçue en temps d’invasion. La magie enfantine du film donnait au festival son plus beau message : l’espoir d’une lumière à retrouver après les nuages de la guerre.

Fernando Ganzo

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