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Locarno ou la science des contrastes

FESTIVAL. Assumant son grand écart entre cinéma d’auteur pointu et vitrine glamour de l’industrie, la dernière édition du festival tessinois a proposé du 7 au 17 août une moisson d’œuvres stimulantes. Pari gagné pour la 77e  édition de Locarno, dont le directeur artistique, Giona A. Nazzaro, assume crânement sa mission de prospecteur sans cesser de rappeler que le festival est « prisé tant par les spectateurs que par l’industrie du cinéma ». Les têtes de gondole Jane Campion, Irène Jacob ou Alfonso Cuarón ont donc glissé cet été sous le soleil plombant du lac Majeur, où la (Shahrukh) khanmania fait toujours recette. Les classiques parfois méconnus d’une Columbia centenaire étaient proposés sur le principe d’une «jam session », selon l’expression du curateur Ehsan Khoshbakht, « emprunté » à Il Cinema Ritrovato. Plus roborative encore fut la moisson de nouveautés, d’abord repérées au sein d’une compétition internationale de dix-sept films, d’une remarquable densité, où brûlait le Fogo do vento, premier long métrage de la portugaise Marta Mateus, dont la beauté sidérante transfigure le temps des vendanges pour convoquer à partir des récits de ses protagonistes des paradigmes antiques et des figures de résistance plus modernes. Oliveira n’est pas loin, Pedro Costa (d’ailleurs coproducteur) non plus, mais la richesse du film ne saurait se réduire à l’influence de ses maîtres. C’est pourtant à la réalisatrice d’un autre premier film qu’est revenu le Léopard d’or. Toxic de la Lituanienne Saule Bliuvaite repose sur une intrigue plus conventionnelle : deux jeunes villageoises se montrent résolues à martyriser leurs corps pour devenir mannequins. Si le scénario n’échappe pas à une certaine complaisance dans le sordide, le vérisme de l’interprétation produit paradoxalement une fascination hallucinée pour le parcours des protagonistes. L’autre film lituanien de la compétition, Prix de la Mise en scène, Drowning Dry de Laurynas Bareiša, tire sa force plus intrigante du portrait parallèle de deux couples dont les faux-semblants explosent à l’occasion d’un week-end familial à la campagne. À cette tragique mécanique du désaccord correspond une narration plutôt audacieuse par ses ellipses qui précèdent une répétition en miroir de ses propres séquences. En comparaison, le Prix du Jury apparaît monolithique : avec Mond, la cinéaste austro-kurde Kurdwin Ayub emprisonne le spectateur autant que les trois sœurs d’une riche famille jordanienne qu’une prof de MMA tente de sauver. Trois autres portraits de femmes convainquaient davantage. Luce des Italiens Silvia Luzi et Luca Bellino impose avec aplomb la présence vocale d’un interlocuteur qu’on ne verra jamais. Salve Maria de l’Espagnole Mar Coll joue sur un autre registre, sapant avec obstination les derniers clichés attachés à la maternité. Dans le documentaire Green Line, enfin, Sylvie Ballyot met en scène, figurines à l’appui, la quête de Fida, qui arpente et cartographie le Beyrouth disloqué des années 1980. Il serait pourtant injuste de limiter Locarno à ces talents émergents. Bien que quasiment absents du palmarès – si l’on excepte une mention spéciale pour Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing –, certaines figures bien identifiées ont offert une palanquée de titres remarquables. Alors que Hong Sangsoo livrait avec By the Stream l’une de ses œuvres les plus abouties, jonglant au fil des conversations avec des thématiques très diverses, Ben Rivers, magnifiant dans Bogancloch le petit monde d’un ermite des forêts écossaises, a présenté le film le plus ingénument poétique de l’année. Cent mille milliards de Virgil Vernier joue, jusque dans la composition de son image argentique, sur le contraste entre l’humilité de ses personnages et le miroir aux alouettes de Monaco, microcosme où ils espèrent en vain contempler leur reflet. On salue enfin le retour de Christoph Hochhaüsler avec La mort viendra, polar francophone tordu, et, hors compétition, le diptyque de Bertrand Mandico en split-screen, Dragon Dilatation. Il y côtoyait un Radu Jude expérimental, Sleep #2, qui capture la quintessence du pop art en remontant des images de la EarthCam attachée 24h/24 à la tombe d’Andy Warhol. Création sans caméra, répétition, réemploi: le nouveau court de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, La Fille qui explose, dont les images synthétiques sont générées via un moteur de jeux vidéo, nageait dans les mêmes eaux, témoignant que Locarno, pour reprendre le titre que le duo y présentait l’an passé, n’est pas loin d’être aussi the Best Secret Place.               Thierry Méranger
par Thierry Meranger
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Locarno : zones d’inconfort

À l’écoute des propositions les plus radicales, la 76e édition du festival suisse a présenté cet été une sélection internationale particulièrement stimulante et exigeante. C’est l’intransigeance plus que la quête opportuniste d’une diversité de bon ton qui semble, à Locarno, avoir présidé au choix des dix-sept titres d’une compétition internationale de haute tenue. Giona A. Nazzaro, directeur artistique pour lequel « l’éclectisme est une forme de conformisme », revendique ainsi le choix de films qui requièrent la participation active du spectateur en offrant une proposition de cinéma originale, parfois extrême. C’est cette intrépidité qui a permis de mettre en valeur des oeuvres longues et fréquemment déroutantes, dont l’emblème pourrait bien être El auge del humano 3 de l’Argentin Eduardo Williams. Bâti autour de vues à 360° captées à l’aide d’une caméra à huit objectifs, il se présente comme une succession de plans séquences à l’intérieur desquels les choix de cadre ont été faits au moment du montage, en suivant le regard du cinéaste explorant ses rushs avec des lunettes 3D. D’un segment à l’autre se joue le plus souvent un total dépaysement, même si les protagonistes des non-récits qui s’enchaînent semblent constituer un unique groupe babélien que l’on retrouve en divers lieux du monde et aux confins du fantastique. Presque sage apparaît en regard, au fil de ses 215 minutes d’enquête hypnotique, obsessionnelle et non concluante, le dernier Lav Diaz, Essential Truths of the Lake. Mettant à nouveau en scène le lieutenant Papauran, anti-héros torturé de Quand les vagues se retirent, le Philippin, sans rien céder de son époustouflant formalisme, livre sans doute son film le plus explicitement politique, accablant la présidence de Duterte, qui s’est achevée en 2022. C’est avec une même ampleur – 183 minutes – et une exigence esthétique comparable – reposant elle aussi sur un noir et blanc très hiératique – que se déplie le second volet de Nuit obscure de Sylvain George, titré Au revoir ici, n’importe où (après Feuillets sauvages en 2022). Le documentaire se joue, comme ses protagonistes, des frontières de Melilla, enclave portuaire espagnole dans le territoire marocain, étape du passage vers l’Europe. Convainc, d’une séquence à l’autre, le choix de la durée et de la distance qui révèle tout autant l’empathie que la dangerosité de l’entreprise. Face à ces films fleuves parfois éprouvants ont émergé parallèlement quelques fictions dont l’âpreté reposait d’abord sur l’énergie de leurs actrices. C’est le cas du remarquable Animal de Sofía Exárchou, portrait inconfortable et passionnant d’une danseuse de club de vacances interprétée par Dimitra Vlagopoulou. L’actrice grecque partageait légitimement le prix d’interprétation non genré avec Renée Soutendijk, ancienne égérie de Paul Verhoeven (Spetters, Le Quatrième Homme), impériale dans le vénéneux Sweet Dreams d’Ena Sendijarevic, qui voit l’univers colonial indonésien des Pays-Bas s’effondrer à mesure que se démasque la fantoche vacuité de ses représentants. S’ajoute à ces portraits féminins celui de l’héroïne de N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude (lire Cahiers nº 801). Favori de nombreux festivaliers, le film a été coiffé au poteau par un objet plus consensuel bien que tout aussi surprenant : Critical Zone d’Ali Ahmadzadeh (aujourd’hui interdit de sortie en Iran), qui renouvelle à sa façon – éminemment subversive – le genre persan qu’est devenu le « film de chauffeur ». Encore faut-il remarquer qu’en dépit de la performance du créateur multicartes Amir Pousti (coréalisateur de Flatland en 2017) en dealer-soigneur arpenteur des bas-fonds de Téhéran, c’est le rôle d’une hôtesse de l’air, interprétée par une autre artiste, Shirin Abedinirad, qui permet au film de faire résonner les cris libérateurs qui électrisent son finale. Dans ce contexte de furie et de fureur, c’est à des films – souvent francophones – issus d’autres sélections qu’est revenue la mission de présenter un cinéma plus serein. La révélation de l’opus ultime d’un Paul Vecchiali testamentaire et bouleversant, Bonjour la langue, semblait accompagner le bel hommage au miroir rendu par Barbet Schroeder à un ami peintre, Ricardo et la Peinture (qui sort le 15 novembre). Le très pertinent La Voie royale de Frédéric Mermoud (sorti en France le 9 août), questionnant la poursuite d’études à l’ère Parcoursup, trouvait sa consécration avec une projection nocturne Piazza Grande tandis que Camping du lac d’Éléonore Saintagnan, Prix spécial du jury de « Cinéastes du présent », faisait entendre une nouvelle voix, qui, entre celles d’Eugène Green et Sophie Letourneur, révèle une vraie-fausse candeur jubilatoire et militante. Thierry Méranger Article à retrouver dans le n° : 802 Page : 55
par Thierry Meranger
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FESTIVAL. Locarno, sans dieux ni maîtres

Pour sa première programmation affranchie des entraves pandémiques, Giona A. Nazzaro, directeur artistique du Locarno Film Festival, à la barre depuis 2021, a souhaité légitimement marquer les esprits. Si la quasi-absence de cinéastes illustres en compétition – caractéristique évidente de ce millésime – a pu d’abord suggérer que la manifestation suisse faisait de nécessité vertu face à l’ambition prédatrice de Cannes et de Venise, la sélection internationale a révélé son vrai panache au fil des jours de canicule aoûtienne. Une belle poignée de films hors normes, orageux voire provocants, a émergé au sein d’un concorso de 17 longs où seule une minorité de titres faisait plus pâle figure. Nazzaro a déclaré faire la part belle, au sein d’un « espace ouvert et inclusif » aux « œuvres émergeant en dehors des canons connus ». Force est de constater que ce sont d’abord les réalisatrices – dont trois encore peu repérées jusqu’ici – qui ont accompli ce vœu avec le plus d’acuité. Ann Oren, Israélienne travaillant à Berlin, signe avec Piaffe le film le plus « inclusif » et hypnotique du lot : à partir d’une intrigue tanguant entre le fantastique surréaliste et la chronique clinique, la cinéaste opère une fusion fascinante qui dépasse celle des genres pour se placer dans un interrègne célébrant les noces de l’humain, de l’animal et du végétal. Parallèlement, à mesure que la protagoniste, qui est une foley artist, semble peu à peu devenir la chevauchée qu’elle bruite, s’articule et s’expérimente une réflexion sur l’interpénétration de l’image et du son qui revisite Blow Out sous l’influence de Cronenberg et des frères Quay. Aussi radicale, sur une tout autre voie, la Brésilienne Julia Murat (à qui l’on doit entre autres Les histoires n’existent que lorsque l’on s’en souvient, 1991) prend à bras le corps dans Rule 34 les questions de maltraitance et de liberté sexuelle à partir d’un scénario qui croise en permanence, mais sans jouer de la transposition facile, réflexion politique distanciée et évocation intime. Le portrait de Simone (interprétée par une formidable actrice, Sol Miranda, par ailleurs opposante à Bolsonaro), étudiante en droit qui exhibe moyennant finances ses pulsions masochistes sur Internet, interroge sans cesse l’opportunité des règles – qu’il s’agisse de la loi ou des codes de la Toile –, la notion de libre arbitre et les limites de la transgression. Cérébral et d’une impudeur extrême, le film a été léopardisé par un jury – où officiaient notamment Alain Guiraudie et Laura Samani – qui a su goûter la pertinence de l’inconfort qu’il suscite. Dans un registre en apparence plus convenu, Tengo sueños eléctricos de la Franco-Costaricienne Valentina Maurel est, avec trois distinctions (réalisation et double prix d’interprétation), l’autre vainqueur de la compétition. Dans cette première fiction qui repose elle aussi sur la performance de ses acteurs (Daniela Marin Navarro et Reinaldo Amién Gutiérrez, effectivement idéaux), le couple fille-père vaut d’abord pour le contrepied scénaristique qui laisse sa chance jusqu’au bout à la figure dysfonctionnelle d’un homme violemment insupportable, mais toujours digne d’amour. Autre film fondé sur l’héritage d’une violence patriarcale indéfendable, l’infiniment plus subversif Bowling Saturne de Patricia Mazuy. Nous y reviendrons le mois prochain à l’occasion de sa sortie, mais nous avons du mal à imaginer quel autre défaut le jury a pu lui trouver à part celui d’être signé par une reconnue. Jouant sur une maîtrise extrême des codes des genres, plastiquement impressionnant, le film – très – noir révèle un Achille Reggiani saisissant entouré d’acteurs au diapason (Arieh Worthalter, Y-Lan Lucas, Leïla Muse) dont le ballet s’accommode du drame familial comme du slasher movie, en passant par le brûlot politique pas si éloigné d’une Règle du jeu trash et féminicide. L’histoire au purgatoire Face à ces tableaux contemporains au vitriol, c’est aux cinéastes hommes qu’est revenu le redoutable privilège d’interroger l’histoire. Doyen de la compétition, Alexandre Sokourov, sept ans après la présentation de Francofonia à Venise, a renoué dans Skazka/Fairytale avec son appétence pour la mise en scène des dictateurs et son goût pour l’expérimentation formelle. Le nouvel opus, qui se rapproche de l’animation, est davantage un codicille ironique qu’un nouveau chapitre de la trilogie du totalitarisme. Si Staline, qui a remplacé Lénine, côtoie désormais Hitler dans un improbable purgatoire où errent aussi Mussolini et Napoléon, Churchill, qui s’est substitué à Hirohito, fait aussi son apparition et sera le seul à pouvoir entrer au paradis. Alors que les images d’archives se répondent sur fond de gravures piranésiennes, c’est l’Europe entière qui, dans un vaste tableau diachronique, est invitée à s’interroger sur l’origine d’un mal dont le spectateur comprend sans effort qu’il a partout gangréné le présent. C’est un même dialogue entre les époques qui est à l’œuvre dans le puissant Naçao Valente/Tommy Guns du Portugais Carlos Conceição, que la révélation et la délivrance – par une femme – d’une escouade enlisée dans le conflit angolais, fait basculer dans le fantastique. Alors que ce surprenant deuxième long métrage s’éloigne bel et bien des « canons connus », il est difficile d’en dire autant d’Il pataffio de Francesco Lagi, piteuse farce médiévale qui cherche en vain la trace de L’Armée Brancaleone de Monicelli. La présence de ce Sacré Graal poussif interroge d’ailleurs sur l’apparente obligation d’accueillir en compétition un plus grand nombre de films italophones. La déception qu’engendre la découverte des Aventures de Gigi la loi va dans le même sens : Alessandro Comodin, avec son portrait docu-fictionnel et censément humoristique d’un agent de la circulation au volant de sa voiture de service, ne parvient à nos yeux à réitérer le petit miracle de L’Été de Giacomo qu’en quelques occasions trop tardives. Le film rejoint en cela Stella est amoureuse de Sylvie Verheyde dont la reconstitution autobiographique du Paris des années 80, sur fond de juke-box prévisible, ne s’éloigne pas – en dépit de la découverte sur grand écran de la jeune actrice Flavie Delangle, connue pour la série Skam – des sentiers les plus balisés, bien loin donc de l’abrasif Travolta et moi de… Patricia Mazuy, Léopard de bronze en 1993. Un mot enfin sur les incomparables projections en plein air de la Piazza Grande, dont l’éclectisme parfois discutable laisse entrevoir dans sa quête de la vox populi quelques titres dignes d’intérêt. Semret, premier long comme réalisatrice de la monteuse Caterina Mona, évoque avec subtilité à partir d’un scénario d’intégration classique une mère célibataire érythréenne qui veut devenir sage-femme à Zurich. Last Dance de Delphine Lehericey, imparable feel good movie, est l’occasion de (re)découvrir la chorégraphe La Ribot, au service d’une fiction rafraîchissante. L’apothéose nocturne fut néanmoins la projection sur la place de Mirage de la vie en copie 35 mm, en couronnement d’une rétro Sirk à laquelle l’inspiré Hope as in Despair de Roman Hüben apportait le témoignage crucial de l’épouse du seul maître véritablement révéré cette année sur les rives du lac Majeur. Thierry Méranger Article à retrouver dans le n° : 790 Page : 57
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Mélange des genres à Locarno

Le nouveau directeur artistique du festival de Locarno, Giona A. Nazzaro, a dû composer cette année avec les sélections de Cannes et de Venise pour imposer une programmation fidèle aux auteurs et ouverte aux jeunes cinéastes. Malgré la disparition de la section la plus aventureuse du festival, celui-ci accorde toujours une belle place au cinéma de genre et à des gestes audacieux. Fidèle à cet esprit, le cinéaste indonésien Edwin relate dans Vengeance Is Mine, All Others Pay Cash, Léopard d’or, l’histoire d’amour au long cours entre Ajo et Iteung en s’inspirant des films d’arts martiaux. Le sous-texte sexuel qui irrigue tant de films d’action s’invite ici au premier plan : la passion pour la bagarre du personnage masculin est explicitement liée à une impuissance mal assumée. La prouesse d’Edwin consiste à mêler bastons inventives et humour loufoque, tout en préservant un sincère attachement à ses personnages qui rend son récit aussi divertissant que réellement émouvant. La magie s’invite également dans le récit, à travers l’intervention d’une créature insaisissable qui vient peser sur le destin des héros – et célébrer la liberté du geste cinématographique. Un semblable syncrétisme caractérise Holy Emy, présenté dans la section « Cineasti del presente ». Dans ce premier long imprévisible ancré dans la communauté philippine d’Athènes, deux sœurs cherchent leur voie, entre un travail dans une poissonnerie et des expériences mystiques qui les renvoient à leur culture d’origine. Le surnaturel devient presque imperceptible au sein de la vision poétique de la réalisatrice Araceli Lemos, qui rend à la chair sa fondamentale étrangeté. Également sous forme de récit initiatique, Petite Solange d’Axelle Ropert saisit avec une finesse extrême l’âge intermédiaire que constitue le début de l’adolescence, et l’intensité avec laquelle le personnage-titre perçoit les transformations de sa famille. La cinéaste s’extrait des nécessités de la dramaturgie pour laisser se déployer la puissance de certains instants, qui deviendront des souvenirs heureux ou cuisants. L’écriture méticuleuse des dialogues parvient de la même façon à restituer le poids que peuvent revêtir les paroles les plus banales. Ghassan Salhab touche lui aussi à l’intemporel dans The River : dans ce récit minimaliste, un homme et une femme qui s’aiment peut-être encore se cherchent dans une forêt déserte, alors que des bruits d’avions de chasse font planer le spectre d’une nouvelle guerre. En ce qui concerne, au contraire, les signes d’intelligibilité du présent, s’esquissaient deux tendances : l’une de films s’engouffrant dans l’atmosphère parano-complotiste du contemporain, l’autre de films portés vers des mondes parallèles, fables cosmiques ou science-fiction domestique rappelant les affinités génétiques du cinéma et des arts forains. Hommage à la tradition théâtrale chinoise, A New Old Play (Prix du Jury) compose ainsi une truculente fresque historique sur la vie d’une troupe de théâtre du Sichuan, contée depuis l’au-delà par un clown mélancolique. Toiles peintes et trucages artisanaux rendent aussi bien hommage au cinéma des premiers temps qu’au théâtre traditionnel chinois dans ce film de l’artiste Qiu Jiongjiong, emmené par une troupe qui lutte contre les avanies de la guerre ou du nouveau régime pour rester en scène. Mais le Robert-Houdin contemporain, usant du même génie artisanal, est sans nul doute Bertrand Mandico. Dans After Blue, il transpose l’univers fantasmatique des Garçons sauvages sur une planète lointaine dont l’atmosphère, délétère pour les mâles, a entraîné leur disparition. Western cosmique dans lequel les rôles traditionnellement attribués aux cowboys échoient aux femmes, After Blue est un peu la Gwendoline de Just Jaeckin qui se serait égarée dans Dark Crystal de Frank Oz. Aussi inventif dans sa réalisation, le premier long métrage de Chema García Ibarra, Espíritu Sagrado (Mention spéciale du Jury), dresse le portrait d’une petite bande de freaks portés sur la conspiration et l’ufologie, qui pourvoit son gourou violeur en jeunes victimes en croyant communiquer avec des aliens. Dans les rues d’Elche, la ville natale du cinéaste, les symboles ésotériques bourgeonnent comme autant d’indices d’une lubie partagée par les acteurs non professionnels. À l’opposé de ces épopées métaphysiques ou domestiques, Zeros and Ones d’Abel Ferrara, tourné dans une ville de Rome confinée, échoue à faire sens du présent, mais peut-être est-ce en cela qu’il reste le plus contemporain des cinéastes. Personne ne semble vraiment savoir ce qu’il fait dans ce faux thriller, ni les putes imperturbables, ni les Russes qui boivent de la vodka et font des blagues qu’eux seuls comprennent, ni même Ethan Hawke en militaire fatigué qui navigue à vue dans ce dédale de rencontres nocturnes. Le plus intéressant était encore les deux vidéos envoyées par l’acteur pour présenter le film, expliquant qu’il n’avait rien compris au scénario mais que celui-ci capturait quelque chose de l’inquiétude sourde du présent, nous laissant avec l’impression déroutante que Ferrara avait peut-être moins saisi l’époque que le monde ne s’était mis à ressembler à ses films. Olivia Cooper-Hadjian Article à retrouver dans le n° : 779  
par Olivia Cooper-Hadjian

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