
Locarno ou la science des contrastes
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Publié le 11 octobre 2024 par
FESTIVAL. Assumant son grand écart entre cinéma d’auteur pointu et vitrine glamour de l’industrie, la dernière édition du festival tessinois a proposé du 7 au 17 août une moisson d’œuvres stimulantes.
Pari gagné pour la 77e édition de Locarno, dont le directeur artistique, Giona A. Nazzaro, assume crânement sa mission de prospecteur sans cesser de rappeler que le festival est « prisé tant par les spectateurs que par l’industrie du cinéma ». Les têtes de gondole Jane Campion, Irène Jacob ou Alfonso Cuarón ont donc glissé cet été sous le soleil plombant du lac Majeur, où la (Shahrukh) khanmania fait toujours recette. Les classiques parfois méconnus d’une Columbia centenaire étaient proposés sur le principe d’une «jam session », selon l’expression du curateur Ehsan Khoshbakht, « emprunté » à Il Cinema Ritrovato. Plus roborative encore fut la moisson de nouveautés, d’abord repérées au sein d’une compétition internationale de dix-sept films, d’une remarquable densité, où brûlait le Fogo do vento, premier long métrage de la portugaise Marta Mateus, dont la beauté sidérante transfigure le temps des vendanges pour convoquer à partir des récits de ses protagonistes des paradigmes antiques et des figures de résistance plus modernes. Oliveira n’est pas loin, Pedro Costa (d’ailleurs coproducteur) non plus, mais la richesse du film ne saurait se réduire à l’influence de ses maîtres. C’est pourtant à la réalisatrice d’un autre premier film qu’est revenu le Léopard d’or. Toxic de la Lituanienne Saule Bliuvaite repose sur une intrigue plus conventionnelle : deux jeunes villageoises se montrent résolues à martyriser leurs corps pour devenir mannequins. Si le scénario n’échappe pas à une certaine complaisance dans le sordide, le vérisme de l’interprétation produit paradoxalement une fascination hallucinée pour le parcours des protagonistes. L’autre film lituanien de la compétition, Prix de la Mise en scène, Drowning Dry de Laurynas Bareiša, tire sa force plus intrigante du portrait parallèle de deux couples dont les faux-semblants explosent à l’occasion d’un week-end familial à la campagne. À cette tragique mécanique du désaccord correspond une narration plutôt audacieuse par ses ellipses qui précèdent une répétition en miroir de ses propres séquences. En comparaison, le Prix du Jury apparaît monolithique : avec Mond, la cinéaste austro-kurde Kurdwin Ayub emprisonne le spectateur autant que les trois sœurs d’une riche famille jordanienne qu’une prof de MMA tente de sauver. Trois autres portraits de femmes convainquaient davantage. Luce des Italiens Silvia Luzi et Luca Bellino impose avec aplomb la présence vocale d’un interlocuteur qu’on ne verra jamais. Salve Maria de l’Espagnole Mar Coll joue sur un autre registre, sapant avec obstination les derniers clichés attachés à la maternité. Dans le documentaire Green Line, enfin, Sylvie Ballyot met en scène, figurines à l’appui, la quête de Fida, qui arpente et cartographie le Beyrouth disloqué des années 1980. Il serait pourtant injuste de limiter Locarno à ces talents émergents. Bien que quasiment absents du palmarès – si l’on excepte une mention spéciale pour Jeunesse (Les Tourments) de Wang Bing –, certaines figures bien identifiées ont offert une palanquée de titres remarquables. Alors que Hong Sangsoo livrait avec By the Stream l’une de ses œuvres les plus abouties, jonglant au fil des conversations avec des thématiques très diverses, Ben Rivers, magnifiant dans Bogancloch le petit monde d’un ermite des forêts écossaises, a présenté le film le plus ingénument poétique de l’année. Cent mille milliards de Virgil Vernier joue, jusque dans la composition de son image argentique, sur le contraste entre l’humilité de ses personnages et le miroir aux alouettes de Monaco, microcosme où ils espèrent en vain contempler leur reflet. On salue enfin le retour de Christoph Hochhaüsler avec La mort viendra, polar francophone tordu, et, hors compétition, le diptyque de Bertrand Mandico en split-screen, Dragon Dilatation. Il y côtoyait un Radu Jude expérimental, Sleep #2, qui capture la quintessence du pop art en remontant des images de la EarthCam attachée 24h/24 à la tombe d’Andy Warhol. Création sans caméra, répétition, réemploi: le nouveau court de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, La Fille qui explose, dont les images synthétiques sont générées via un moteur de jeux vidéo, nageait dans les mêmes eaux, témoignant que Locarno, pour reprendre le titre que le duo y présentait l’an passé, n’est pas loin d’être aussi the Best Secret Place.
Thierry Méranger
Anciens Numéros