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Drôle de mariage à Venise

FESTIVAL. Propositions déroutantes, durées atypiques et pas de côté de la part d’auteurs attendus : la 81e Mostra de Venise aura au moins eu le mérite d’intriguer. Le critique chargé de faire un compte-rendu d’un festival se retrouve toujours dans la situation un peu artificielle de devoir tisser des liens entre différents films qui ont parfois très peu à voir entre eux. Cette année à Cannes, où la compétition était jonchée de mastodontes boursouflés, le symptôme sautait aux yeux (lire Cahiers nº 810). À la Mostra, le constat est bien plus vague tant la compétition est irrégulière et disparate, et il faut un peu plus creuser pour définir un sentiment général. Disons que domine l’impression que les noms d’auteurs auxquels on s’était accroché en lisant le programme n’ont pour la plupart pas été là où on les attendait, et que les promesses s’avérèrent assez déconcertantes. C’est comme si les cinéastes étaient, en ne nous le cachant pas, en train de se remettre en cause, ou de se chercher ailleurs – bon signe –, sans vraiment se trouver – déception régulière. Cela passe généralement par l’affirmation d’un pas de côté, parfois assumé jusqu’à la contradiction ou le paradoxe, et qui prend souvent la forme de l’insertion d’un « corps étranger » qui vient changer la donne. L’exemple le plus frappant est Joker : Folie à deux de Todd Phillips, qui sort ce mois-ci (sur lequel nous nous attardons plus longuement pages 52-53). Disons simplement ici qu’il se caractérise par une façon de ne rien faire de ce que l’on pour- rait attendre de lui en tant que suite du premier Joker, au point de sembler chercher à retourner ce précédent film comme un gant en y développant mons- trueusement deux éléments qui n’y étaient qu’embryonnaires ou étouffés : la comédie musicale et l’amour. On retrouve une comparable torsion par l’amour dans Queer de Luca Guadagnino, où le cinéaste se maintient dans le sentimentalisme adolescent qui le caractérise même lorsqu’il adapte William Burroughs. Il y dépeint l’écrivain américain en amoureux transi au milieu d’un Mexique à l’exotisme suranné, tout en démontrant la faiblesse de son imaginaire dès qu’il s’agit de figurer les hallucinations provoquées par la drogue. On pense à son maître, Bernardo Bertolucci, mais pas à ce qu’il avait de meilleur : Queer est un peu le Un thé au Sahara de Guadagnino, avec tout ce que cela implique. d’académisme chic et de papier glacé publicitaire. Autre pas de côté, mais très loin de Joker : La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar, qui a obtenu le Lion d’or. C’est le premier long métrage que le cinéaste espagnol tourne loin de son pays et dans une autre langue que la sienne (son court western Strange Way of Life, produit en Espagne et tourné à Almería, étant en quelque sorte un faux film américain), et avec un casting totalement anglo-saxon, principalement constitué de Julianne Moore et Tilda Swinton. Almodóvar filme très peu New York, on sent que ça ne l’intéresse pas beaucoup ; cela donne un film très enfermé, pour ne pas dire corseté. Le pari est de voir ce que devient le feu du mélodrame almodóvaresque si on le déplace dans un décor américain tout en le plongeant dans le flegme britannique (c’est Swinton qui donne le ton). D’une certaine manière, c’est peut-être le film le plus « parfait » et ciselé d’Almodóvar, mais est-ce cela que l’on aime chez lui ? Ce qu’il gagne ici en tenue et netteté de trait, il le perd en étrangeté et fantaisie. Difficile de ne pas être à un moment donné ému par l’histoire de ces deux amies qui se retrouvent après des années alors que l’une d’elles est en phase terminale de cancer, mais domine surtout une impression de froideur. D’autres y ressentiront la force de la retenue, cela dépend peut-être de l’humeur. Dans El affaire Miu Miu (Giornate degli autori), le court métrage de Laura Citarella, incontestablement l’un des meilleurs films vus ici, l’idée de la réalisatrice est précisément de jouer sur l’insertion d’un élément absolument extérieur et étranger dans son cinéma artisanal et son territoire géographique, la ville de Trenque Lauquen dans la Pampa argentine : en l’occurrence, le mannequin d’une marque de luxe (lire page 68). Tandis que dans The Brutalist de Brady Corbet (sortie le 12 février), film imparfait, bancal, mais le plus surprenant de la compétition (il a remporté le Lion d’argent du meilleur réalisateur), le « corps étranger » qui crée tensions et contradictions est un architecte brutaliste juif hongrois, László Toth (pure invention du cinéaste), rescapé des camps de concentration, émigrant dans l’Amérique profonde de l’après-guerre. Ce film trop long (plus de 3h30, avec une seconde partie moins convaincante que la première) et tourné en 70mm semble d’abord se présenter comme une fresque un peu pompeuse à la Paul Thomas Anderson, mais il se resserre vite sur un point passionnant : qu’arrive-t-il à un artiste moderne européen dans les États-Unis des années 1950 ? En repartant de zéro, Toth éprouve différents rapports de classes, avant d’être reconnu par un homme qui est l’exact inverse de lui : un milliardaire inculte mais qui s’attache à l’architecte au point de lui commander la construction d’une chapelle. À travers ce choc culturel où se rejoignent, dialoguent et s’entre- croisent deux besoins d’art très différents, l’un ancré dans l’avant- garde et la vieille Europe, l’autre dans l’Amérique capitaliste, se rejoue rien de moins qu’une part de l’histoire politique et artistique du XXe siècle. En termes de contrepoint et scindage, Takeshi Kitano fait un choix radical dans Broken Rage (hors compétition, bientôt visible sur Amazon Prime.) en racontant deux fois le même récit selon deux humeurs et tonalités contraires : d’abord comme une histoire de yakuzas, nette et tranchante, puis comme un film comique, où rien ne se passe comme prévu. Ce film très libre et parfois hilarant est non seulement le meilleur du cinéaste japonais depuis longtemps, mais aussi un condensé de tout son cinéma doublé d’un traité de burlesque. Il est interrompu deux fois par des échanges de messages de spectateurs qui s’interrogent sur ce qu’ils sont en train de voir, certains se demandant s’il n’est pas le symptôme d’une décadence du cinéma ! Broken Rage aura ainsi été le film, il en faut toujours un (l’an passé àVenise c’était Hit Man de Linklater), qui nous aura aidé à rire de la médiocrité de tant d’autres. Toutes sections confondues, peu de sentiment de révélation parmi les premiers ou seconds films découverts cette année à la Mostra. Prédomine surtout un « world cinéma » calibré pour le bon goût critique, si bien que même des films venus de ter- ritoires très lointains (on taira les titres, par politesse) peuvent nous apparaître avec une dépri- mante sensation de déjà-vu, celui du travail de bon élève, de la bonne recette appliquée. Un film se distinguait néanmoins, parmi ceux que j’ai pu voir : No Sleep Till Night (Semaine de la critique), premier long métrage d’Alexandra Simpson. Tout le récit se déroule pratiquement en une seule nuit dans une petite ville de Floride que menace le passage d’un ouragan. Quelque part entre Typhoon Club de Somai et Toute une nuit d’Akerman, la réalisatrice s’attarde sur des individus, des duos ou des groupes qui traversent la nuit à leur manière, dans de longues discussions, des rencontres furtives ou l’attente silencieuse. Le film prend, au fur et à mesure qu’il fait exister à partir de tous ses fragments une forme de communauté, unie par la nuit et l’incertitude de ce qui arrive. Marcos Uzal
par Marcos Uzal
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Venise : la beauté prend l’eau

La 80e édition du Festival de Venise, du 30 août au 9 septembre, fut une nouvelle fois l’occasion, faute de voir beaucoup de bons films, d’étudier les symptômes du cinéma mondial, en particulier l’uniformisation et l’étouffement des auteurs opéré par les plateformes. Regard sur quelques « cas » de la sélection officielle. Pas étonnant que le Jury de la Mostra présidé par Damien Chazelle ait attribué le Lion d’or à Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos, qui synthétise deux grandes tendances observées cette année. La première, c’est celle de films qui font tout pour qu’on leur accole une épithète politiquement indiscutable. Ainsi, Lánthimos chausse les plus gros sabots possibles pour que personne n’oublie une seconde qu’il se veut « féministe ». Mais l’histoire d’une femme, Bella Baxter (Emma Stone), ramenée à la vie par une sorte de docteur Frankenstein qu’elle appelle Dieu (Willem Dafoe) et qui lui redonne un cerveau et une éducation, puis ramenée à l’intelligence et à la conscience par la pratique convulsive du plaisir que lui procurent les hommes, est-elle si féministe ? La question ne serait pas importante si l’argument n’avait pas été sur toutes les lèvres à propos d’un film bien moins subversif que roublard. On pourrait lui opposer Priscilla de Sofia Coppola (qui a valu à Cailee Spaeny la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine), biopic de Priscilla Presley auquel fut au contraire reproché une certaine torpeur, un manque d’engagement. C’est que la réalisatrice américaine n’affiche rien en faisant le portrait d’une femme qui s’ennuie (son grand sujet). Elle n’éprouve pas le besoin de faire d’Elvis un salaud pour montrer combien Priscilla est victime d’un système où la femme est reléguée au foyer, décrivant une tristesse proprement féminine sans forcer le sens. Indigestion de farces L’autre tendance dont Pauvres créatures est un parfait exemple est le recours à la farce en guise de brûlot politique. La bouffonnerie commence par la forme. Le film de Lánthimos croit parodier les films fantastiques américains des années 1930 mais son esthétique (qui passe du noir et blanc à la couleur) n’est qu’une patine dénuée de tout sens de la lumière et des contrastes, sombrant dans une imagerie d’une grande laideur (à coup de fisheyes ostentatoires et de décors numériques immondes dans la seconde partie). Sur cet aspect, c’est The Palace de Roman Polanski qui décroche la timbale, à un point de bêtise et de laideur qui mit quasiment fin à la polémique sur la présence du film au festival (hors compétition). Avant le passage à l’an 2000 défile dans un grand hôtel suisse une galerie de grands-bourgeois aux visages refaits, surmaquillés, incarnations grotesques d’une décadence fantasmée par un cinéaste hautainement détaché du monde. Le ton farcesque, qui tombe pitoyablement à plat, dénote un grand mépris pour ses personnages et, pire encore, pour ses acteurs, Fanny Ardant ou Mickey Rourke notamment, ce dernier filmé comme un vieux clown monstrueux. La misanthropie a remplacé la mise en scène. Avec El Conde de Pablo Larraín (Prix du scénario), produit par Netflix, les choses ne sont pas si graves, mais la fable est infusée du même ton sarcastique. Augusto Pinochet devient le descendant d’une longue lignée de vampires à laquelle appartiendraient d’autres grands despotes de l’histoire qui auraient voyagé dans le temps et la géographie sous différentes personnalités, dont Margaret Thatcher, la narratrice… Là encore, la parodie commence par le saccage de la forme : ce noir et blanc Netflix pseudo-expressionniste, grisâtre et laid. De plus, le passage par l’outrance est totalement contreproductif d’un point de vue politique, puisque la blague potache consistant à dire que toutes les formes d’oppression et de tyrannie depuis des siècles s’expliqueraient par une généalogie maléfique est le meilleur moyen d’éviter de parler véritablement de politique et d’histoire. Têtes de gondole Autre symptôme vénitien : la politique de la signature, qui fit notamment que des films de Polanski, Allen (hors compétition avec Coup de chance, lire Cahiers nº 801) et Besson (en compétition avec Dogman, lire page 43) purent se côtoyer comme au temps d’avant #MeToo. Alberto Barbera, le directeur artistique du festival, s’expliqua en affirmant que l’argument cinématographique primait, sauf que ces trois films allant du médiocre au nul furent parmi les pires du programme. Par ailleurs, Venise accueillant des films de plateforme dans sa sélection officielle, elle en fait le plein à chaque édition, et répond à la même logique que Netflix ou Amazon : beaucoup de noms prestigieux pour bien peu de cinéma, pervertissement mortifère de la politique des auteurs. La présence de deux grandes figures du cinéma américain des années 1990-2000 – Michael Mann et David Fincher – dénotait ainsi une certaine fatigue. Ferrari, retour de Mann après huit ans d’absence, est un projet qui date de trente ans. Il s’attache au moment où Enzo Ferrari, à l’été 1957, organise des courses pour démontrer la supériorité de sa marque, qui devient alors aussi une machine de mort. La tonalité tragique que tente d’insuffler Mann ne prend pas, et les quelques rares plans ou choix de montage qui rappellent ce qu’il eut parfois de singulier ne font que souligner combien il semble ici contraint, y compris lorsqu’il s’agit de filmer les courses automobiles dans des scènes où l’on ne sent ni l’espace, ni les distances, et à peine la vitesse. Le cas de Fincher est plus intéressant. Après son Mank manqué, il revient au thriller avec The Killer (produit par Netflix). Un tueur à gages de haut vol y est balloté entre son désir de contrôle cynique et les imprévus humains faisant capoter ses plans. Comme son personnage, Fincher sait ici très bien faire ce qu’on lui demande, avec un grand professionnalisme, mais d’une manière trop mécanique. L’absence de risque se laisse gagner par une esthétique de série. Vu le même jour, le délicieux Hitman de Richard Linklater (hors compétition) semblait répondre à Fincher. Un policier de Houston s’y fait passer pour un tueur à gages afin d’enquêter sur ceux qui font appel à ses services. Le premier ressort de cette comédie est la façon dont le personnage ne cesse de prendre des airs ou de se déguiser pour ressembler à un hitman crédible, c’est-à-dire tel qu’on les connaît à travers le cinéma, Linklater se moquant au passage d’un certain virilisme hollywoodien. De la musique, enfin Seul grand film vu en compétition : Evil Does Not Exist de Ryûzuke Hamaguchi, qui a remporté le Lion d’argent. L’auteur de Drive My Car, cinéaste d’habitude urbain, se déplace ici à la campagne, autour de la construction d’un camping « glamour » prétendument respectueux de la nature mais qui pourrait avoir des conséquences graves sur la source locale et la vie d’habitants qui s’opposent à ce projet. Ce film, qui s’inscrit en faux contre l’exploitation capitaliste du besoin écologique et certains traits de la société japonaise, plonge progressivement dans une grâce étrange, où l’emportent les secrets et beautés de la nature (y compris de la nature humaine) et ceux de la musique d’Eiko Ishibashi, origine du film et principale matrice de son montage. Il était beau de retrouver enfin une émotion qui ne venait ni du scénario ni du « message » ni d’une excitation de nos bas instincts de spectateurs blasés de la vie et du cinéma, mais d’une forme qui redonnait soudain goût à tout. Marcos Uzal Article à retrouver dans le n° : 802 Pages : 53-54
par Marcos Uzal
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Festival. 79e Mostra de Venise : Grand Canal, petits ruisseaux

Une fois n’est pas coutume, le jury de la 79e Mostra, présidé par Julianne Moore, a su ne pas se laisser avoir par ces auteurs mastodontes dont le festival vénitien est friand – cette année : Darren Aronofsky, Alejandro González Iñárritu ou Andrew Dominik –, en récompensant une certaine tenue, esthétique autant que politique. Le Lion d’or à All the Beauty and the Bloodshed de Laura Poitras, documentaire sur Nan Goldin et son combat contre la famille Sackler, riche mécène et productrice d’un opioïde meurtrier, le Grand prix du Jury et Lion du futur à Saint Omer d’Alice Diop (lire page 38), et le prix spécial du Jury à Aucun ours de Jafar Panahi (lire page 40) ont effectivement su distinguer le haut du panier d’une compétition médiocre. Même le Lion d’argent du meilleur réalisateur attribué au film sans éclat de Luca Guadagnino, Bones and All (lire page 50) ne semblait pas si abusif tant sa sobriété nous reposait d’une esthétique de plateformes qui paraissait avoir contaminé la majorité des autres films de la sélection. Les pompiers et le jardinier Les films les plus vainement clinquants de l’année, dont trois seront diffusés sur Netflix, sont d’exemplaires symptômes de cette évolution : The Whale d’Aronofsky, White Noise de Noah Baumbach (qui déçoit après l’excellent Marriage Story), Bardo d’Iñárritu, Blonde de Dominik ou encore L’Immensita d’Emanuele Crialese ont en commun d’être arrimés à un personnage central, au charisme et à l’imaginaire duquel la forme est totalement soumise, au point de ne plus faire exister aucune altérité ou extériorité, tout en se complaisant dans des images mentales ou pseudo-oniriques qui ne font que mimer ou pomper des effets usés. Certes, The Whale est presque sobre pour un Aronofsky, la boursouflure étant essentiellement concentrée dans le corps de son personnage central, un professeur de littérature pesant 600 livres (soit plus de 272 kilos) et confiné chez lui en attendant la mort ; et les digressions de l’indigeste fourre-tout White Noise, d’après le roman de Don DeLillo, ménagent tout de même quelques belles parties lorsque Baumbach oublie de se prendre pour un virtuose. Mais Bardo, interminable autoportrait du cinéaste en documentariste tourmenté par son succès et ses origines, désespère en pillant Fellini d’une manière si bête qu’il n’engendre qu’une pompière baudruche d’introspection poético-surréalisante. Quant à Blonde, qui ne retient de Marylin que ce qu’elle ne fut jamais – ni la femme meurtrie, ni l’actrice regardée, mais une pure image de papier glacé –, c’est la nouvelle étape d’un démantèlement esthétique et idéologique d’Hollywood et de son histoire, réduits à une imagerie que l’on croit dénoncer en la fabriquant de toutes pièces (lire page 58). Au milieu de tant de miroirs déformants tournés vers le passé, seuls les films de Diop et de Panahi semblaient effectivement se confronter au présent. Ce fut aussi le cas d’un film montré hors compétition, pour cause de Lion d’or d’honneur attribué à son réalisateur : Master Gardener de Paul Schrader. Il prolonge la veine de First Reformed et The Card Counter, issue du séminal Taxi Driver : un homme tenaillé entre la rédemption d’un passé violent et la violence qui l’entoure. Ici ce n’est ni la prêtrise ni le jeu qui servent à canaliser la colère, mais l’horticulture. Avant d’être jardinier, Navel Roth fut un suprémaciste blanc, prêt à tuer pour la cause, et voici que fuyant ce passé il tombe amoureux d’une femme noire à qui il enseigne l’art floral. On voit à nouveau combien Schrader n’a pas peur de regarder en face la brutalité de son pays, et même son fascisme larvé. Il inscrit l’histoire indélébile du protagoniste, et à travers lui celle d’une nation, à même la peau, sur ses tatouages. Questions politiques et mise en scène s’entremêlent alors : comment choisir de se mettre nu, et de quelle manière, devant une femme aimée lorsque l’on a sur le corps une croix gammée qui n’est plus que le signe de crimes à expier ? Rencontres Pour avoir des nouvelles fraîches du présent, il fallait comme souvent aller surtout chercher dans les sections parallèles, en particulier les Giornate degli Autori. C’est là que l’on a trouvé ce souffle essentiel à la survie d’un art : de jeunes cinéastes filmant la jeunesse de leur pays. Dans l’attachant Lobo e Cão, la Portugaise Cláudia Varejão suit une communauté queer dans l’île de São Miguel, aux Açores, prise entre l’aspiration de chacun à la liberté intime et les traditions, sans que les deux ne s’opposent forcément, notamment quand les apparats du folklore rappellent ceux du dancefloor. Stonewalling de la Chinoise Ji Huang et du Japonais Ryuji Otsuka, plonge dans une Chine contemporaine très peu vue au cinéma. À travers Lynn, femme de 20 ans qui fait croire à son petit ami qu’elle a avorté tout en décidant de garder son enfant, se dessine le portrait d’une jeunesse désemparée dans un pays pétri de contradictions. Mais ce n’est pas qu’un film à sujet : la froide modernité de cette société se révèle surtout dans son rythme et ses cadres qui nous font concrètement éprouver l’oppression des lieux, la gêne des corps. La plus belle révélation des Giornate fut The Maiden, premier long métrage du Canadien Graham Foy. Centré sur un groupe d’adolescents, il semble proposer des variations autour de figures du cinéma de Gus Van Sant : couloirs de lycée, errances entres amis, sentiments effleurés, puis la mort qui surgit sans crier gare. Mais loin de n’être qu’un exercice de style ou d’admiration, il prend progressivement une dimension plus fantomatique, empreinte d’une mélancolie lancinante. Nous avons gardé le meilleur pour la fin : Trenque Lauquen de Laura Citarella, présenté dans la sélection Orizzonti, fut ce que l’on vit de plus excitant à Venise cette année. La réalisatrice fait partie du collectif argentin El Pampero Cine, qui produit des films formidables depuis vingt ans en totale indépendance, dont un seul est parvenu dans les salles françaises : La Flor de Mariano Llinás, film-monde de treize heures (Cahiers nº 753). On retrouve dans Trenque Lauquen un comparable goût des histoires à tiroirs et des paysages de la province de Buenos Aires. Trenque Lauquen est le nom de la ville qui sert d’écrin à un fascinant nœud de récits : tout part d’une femme disparue, recherchée par deux hommes, qui enquêtait elle-même sur une autre femme, une écrivaine morte des décennies plus tôt, ainsi que sur un événement surnaturel survenu dans la ville… Ce tissage narratif est heureusement irracontable, et cela faisait un bien fou de voir un film s’adonnant au plaisir infini de la fiction à partir de très peu, non pas pour édifier un sens, mais pour la joie et l’émotion de l’enquête, c’est-à-dire de l’exploration et de la rencontre. Marcos Uzal Article à retrouver dans le n° : 792
par Marcos Uzal

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