Actualités/

Drôle de mariage à Venise

© Cahiers du Cinéma

Drôle de mariage à Venise

ActualitésFestivalsMostra de Venise

Publié le 7 octobre 2024 par Marcos Uzal

FESTIVAL. Propositions déroutantes, durées atypiques et pas de côté de la part d’auteurs attendus : la 81e Mostra de Venise aura au moins eu le mérite d’intriguer.

Le critique chargé de faire un compte-rendu d’un festival se retrouve toujours dans la situation un peu artificielle de devoir tisser des liens entre différents films qui ont parfois très peu à voir entre eux. Cette année à Cannes, où la compétition était jonchée de mastodontes boursouflés, le symptôme sautait aux yeux (lire Cahiers nº 810). À la Mostra, le constat est bien plus vague tant la compétition est irrégulière et disparate, et il faut un peu plus creuser pour définir un sentiment général. Disons que domine l’impression que les noms d’auteurs auxquels on s’était accroché en lisant le programme n’ont pour la plupart pas été là où on les attendait, et que les promesses s’avérèrent assez déconcertantes. C’est comme si les cinéastes étaient, en ne nous le cachant pas, en train de se remettre en cause, ou de se chercher ailleurs – bon signe –, sans vraiment se trouver – déception régulière. Cela passe généralement par l’affirmation d’un pas de côté, parfois assumé jusqu’à la contradiction ou le paradoxe, et qui prend souvent la forme de l’insertion d’un « corps étranger » qui vient changer la donne.

L’exemple le plus frappant est Joker : Folie à deux de Todd Phillips, qui sort ce mois-ci (sur lequel nous nous attardons plus longuement pages 52-53). Disons simplement ici qu’il se caractérise par une façon de ne rien faire de ce que l’on pour- rait attendre de lui en tant que suite du premier Joker, au point de sembler chercher à retourner ce précédent film comme un gant en y développant mons- trueusement deux éléments qui n’y étaient qu’embryonnaires ou étouffés : la comédie musicale et l’amour. On retrouve une comparable torsion par l’amour dans Queer de Luca Guadagnino, où le cinéaste se maintient dans le sentimentalisme adolescent qui le caractérise même lorsqu’il adapte William Burroughs. Il y dépeint l’écrivain américain en amoureux transi au milieu d’un Mexique à l’exotisme suranné, tout en démontrant la faiblesse de son imaginaire dès qu’il s’agit de figurer les hallucinations provoquées par la drogue. On pense à son maître, Bernardo Bertolucci, mais pas à ce qu’il avait de meilleur : Queer est un peu le Un thé au Sahara de Guadagnino, avec tout ce que cela implique. d’académisme chic et de papier glacé publicitaire.

Autre pas de côté, mais très loin de Joker : La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar, qui a obtenu le Lion d’or. C’est le premier long métrage que le cinéaste espagnol tourne loin de son pays et dans une autre langue que la sienne (son court western Strange Way of Life, produit en Espagne et tourné à Almería, étant en quelque sorte un faux film américain), et avec un casting totalement anglo-saxon, principalement constitué de Julianne Moore et Tilda Swinton. Almodóvar filme très peu New York, on sent que ça ne l’intéresse pas beaucoup ; cela donne un film très enfermé, pour ne pas dire corseté. Le pari est de voir ce que devient le feu du mélodrame almodóvaresque si on le déplace dans un décor américain tout en le plongeant dans le flegme britannique (c’est Swinton qui donne le ton). D’une certaine manière, c’est peut-être le film le plus « parfait » et ciselé d’Almodóvar, mais est-ce cela que l’on aime chez lui ? Ce qu’il gagne ici en tenue et netteté de trait, il le perd en étrangeté et fantaisie. Difficile de ne pas être à un moment donné ému par l’histoire de ces deux amies qui se retrouvent après des années alors que l’une d’elles est en phase terminale de cancer, mais domine surtout une impression de froideur. D’autres y ressentiront la force de la retenue, cela dépend peut-être de l’humeur.

Dans El affaire Miu Miu (Giornate degli autori), le court métrage de Laura Citarella, incontestablement l’un des meilleurs films vus ici, l’idée de la réalisatrice est précisément de jouer sur l’insertion d’un élément absolument extérieur et étranger dans son cinéma artisanal et son territoire géographique, la ville de Trenque Lauquen dans la Pampa argentine : en l’occurrence, le mannequin d’une marque de luxe (lire page 68). Tandis que dans The Brutalist de Brady Corbet (sortie le 12 février), film imparfait, bancal, mais le plus surprenant de la compétition (il a remporté le Lion d’argent du meilleur réalisateur), le « corps étranger » qui crée tensions et contradictions est un architecte brutaliste juif hongrois, László Toth (pure invention du cinéaste), rescapé des camps de concentration, émigrant dans l’Amérique profonde de l’après-guerre. Ce film trop long (plus de 3h30, avec une seconde partie moins convaincante que la première) et tourné en 70mm semble d’abord se présenter comme une fresque un peu pompeuse à la Paul Thomas Anderson, mais il se resserre vite sur un point passionnant : qu’arrive-t-il à un artiste moderne européen dans les États-Unis des années 1950 ? En repartant de zéro, Toth éprouve différents rapports de classes, avant d’être reconnu par un homme qui est l’exact inverse de lui : un milliardaire inculte mais qui s’attache à l’architecte au point de lui commander la construction d’une chapelle. À travers ce choc culturel où se rejoignent, dialoguent et s’entre- croisent deux besoins d’art très différents, l’un ancré dans l’avant- garde et la vieille Europe, l’autre dans l’Amérique capitaliste, se rejoue rien de moins qu’une part de l’histoire politique et artistique du XXe siècle.

En termes de contrepoint et scindage, Takeshi Kitano fait un choix radical dans Broken Rage (hors compétition, bientôt visible sur Amazon Prime.) en racontant deux fois le même récit selon deux humeurs et tonalités contraires : d’abord comme une histoire de yakuzas, nette et tranchante, puis comme un film comique, où rien ne se passe comme prévu. Ce film très libre et parfois hilarant est non seulement le meilleur du cinéaste japonais depuis longtemps, mais aussi un condensé de tout son cinéma doublé d’un traité de burlesque. Il est interrompu deux fois par des échanges de messages de spectateurs qui s’interrogent sur ce qu’ils sont en train de voir, certains se demandant s’il n’est pas le symptôme d’une décadence du cinéma ! Broken Rage aura ainsi été le film, il en faut toujours un (l’an passé àVenise c’était Hit Man de Linklater), qui nous aura aidé à rire de la médiocrité de tant d’autres.

Toutes sections confondues, peu de sentiment de révélation parmi les premiers ou seconds films découverts cette année à la Mostra. Prédomine surtout un « world cinéma » calibré pour le bon goût critique, si bien que même des films venus de ter- ritoires très lointains (on taira les titres, par politesse) peuvent nous apparaître avec une dépri- mante sensation de déjà-vu, celui du travail de bon élève, de la bonne recette appliquée. Un film se distinguait néanmoins, parmi ceux que j’ai pu voir : No Sleep Till Night (Semaine de la critique), premier long métrage d’Alexandra Simpson. Tout le récit se déroule pratiquement en une seule nuit dans une petite ville de Floride que menace le passage d’un ouragan. Quelque part entre Typhoon Club de Somai et Toute une nuit d’Akerman, la réalisatrice s’attarde sur des individus, des duos ou des groupes qui traversent la nuit à leur manière, dans de longues discussions, des rencontres furtives ou l’attente silencieuse. Le film prend, au fur et à mesure qu’il fait exister à partir de tous ses fragments une forme de communauté, unie par la nuit et l’incertitude de ce qui arrive.

Marcos Uzal

Partager cet article

Anciens Numéros