
Cannes : IA pas photo
Cannes : IA pas photo
C’est un éléphant dans la pièce qui bouscule la raison d’être du cinéma, voire agite la menace de son remplacement. On l’appelle « l’Entité » dans Mission: Impossible – The Final Reckoning, programmé au début des festivités : il s’agit bien sûr de l’intelligence artificielle. Elle a rôdé comme un spectre d’un bout à l’autre du festival, s’invitant dans les films et les débats institutionnels accueillis un peu partout sur la Croisette.
The Final Reckoning l’érige en déesse destructrice à même de faire la pluie, le beau temps et surtout l’hiver nucléaire – n’eût été l’intervention pétaradante de Tom « Ethan Hunt » Cruise. Alors que s’amorce la dernière ligne droite de l’édition 2025, un autre objet présenté hors-compétition boucle la boucle en convoquant à son tour l’IA – de façon moins directe, et plus franco-française : La Venue de l’avenir de Cédric Klapisch, avec entre autres Suzanne Lindon et Vincent Macaigne. On a les Ethan Hunt qu’on mérite.
Quel est cet avenir qui vient ? Celui de la France, rien de moins. Klapisch le médite poétiquement, pâquerette à l’oreille, en plongeant paradoxalement dans le passé artistique du pays. Un groupe de lointains cousins issus de milieux variés hérite d’une vieille maison normande : occasion de se replonger dans la vie de sa propriétaire originelle, Adèle Vermillard (Suzanne Lindon), une aïeule campagnarde montée dans le Paris artistique de 1895. Là encore, après Partir un jour et le calamiteux Connemara (adaptation de Nicolas Mathieu par Alex Lutz), la France recolle les morceaux éparpillés de son identité.
Mais il s’agit aussi de l’avenir du cinéma, et des techniques qui viennent le bouleverser. Au centre du récit se trouve un cinéaste en herbe englué dans des commandes peu gratifiantes, au point de se demander si le médium possède bien un avenir. La biographie de son ascendante lui tend un miroir : la jeune femme découvre la photographie dans une ère où nombre de jeunes gens modernes prédisent la mort de la peinture. Un jeune peintre joué par Paul Kircher se voit raillé par son ami photographe (Vassili Schneider), qui lui répète que son art « ne sert plus à rien ». Mais puisque l’on est en 1895, c’est bientôt le cinématographe qui vient arbitrer leurs chamailleries, en permettant des spectacles plus révolutionnaires encore. Voilà le tout-numérique convoqué en creux, tandis que le film adopte une position digne d’un congrès de la tech organisé par l’Élysée : n’ayez crainte, chers artistes, les outils du futur avancent main dans la main avec le patrimoine ; face à l’algorithme, le cinéma demeurera. Mieux : l’un et l’autre cohabiteront, tels le pinceau et la photo. Orchestrant cette fable où défilent les figures du patrimoine culturel français, Klapisch se pose en réconciliateur des âges et des images.
Il y a pire que cette conception mièvre de la technique : son pendant pessimiste et ringard. Entre Mission: Impossible et La Venue de l’avenir, le sujet s’est invité dans Dalloway de Yann Gozlan (Séances de Minuit). Gozlan regarde le problème avec les lunettes de l’algo-anxiété : une romancière (Cécile de France) tente d’écrire son prochain livre au sein d’une résidence artistique où l’assiste un chatbot vocal au timbre familier (Mylène Farmer). Découvrant que l’ordinateur la surveille pour mieux lui dérober son talent, elle entame un bras de fer sournois contre l’IA, cette fausse amie. Dystopie, vraiment ? Les enjeux semblent familiers et même déjà datés, si bien que cette collection de clichés censés rendre compte de l’incertitude ambiante se condamne à la péremption immédiate. Dalloway, ou les dérives de Chat GPT expliquées à nos grands-mères mortes.
Là où certaines œuvres non-cannoises pensent l’IA au point d’en faire une matière filmique (cf. le travail d’Ismaël Joffroy Chandoutis ou encore Who Said Death is Beautiful? de Ryo Nakajima, présenté au dernier festival d’Annecy), le cinéma visible ici galope à la remorque de la technologie. Malgré la nature cartoonesque de son scénario, peut-être est-ce encore Mission: Impossible qui pose le mieux le problème. Certes, le numérique avale l’humanité, mais le spectacle tient ici à une promesse : c’est bien le corps de Tom Cruise, et non un avatar généré par une machine, qui se cramponne pour de vrai aux fuselages des avions afin d’aller court-circuiter l’apocalypse annoncée. Et si le meilleur moyen de cohabiter avec l’IA n’était pas de chercher à voir plus loin qu’elle, mais de revenir à des fondamentaux cinématographiques vieux comme Buster Keaton ?
À lire également :
Anciens Numéros