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Bette Davis, excédent bagage

© Cahiers du Cinéma

Bette Davis, excédent bagage

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Publié le 3 juillet 2023 par Charlotte Garson

RETROSPECTIVE. Jusqu’au 9 juillet, le Fema La Rochelle propose un parcours en neuf films à travers la filmographie fournie de l’héroïne d’Ève.

Des neuf films de la rétrospective, Une femme cherche son destin d’Irving Rapper mérite à lui seul le voyage. Ce mélodrame de 1941 s’appelle d’ailleurs en VO Now, Voyager, d’après un poème de Walt Whitman au titre magnifique, « The Untold Want », le désir non-dit, expression qu’on est tenté d’associer à l’actrice de Chut, chut, chère Charlotte de Robert Aldrich. Chut, mais Davis commence au début du parlant, et dira dans ses mémoires que c’est la nécessité d’apprendre et de comprendre son texte qui a permis à elle et à d’autres « pas beaux » (dont elle fait la liste : Katharine Hepburn, James Cagney, Humphrey Bogart) d’être attirés à Hollywood. Est-ce un hasard si les acteurs de cette liste ont des yeux énormes, voire globuleux comme les siens ? C’est comme si la stylisation du masque muet, avec eux, sortait de ses gonds, paradoxe puisque l’apparition de dialogues aurait dû atténuer la surexpressivité. À l’accusation d’en faire trop, Bette Davis répondait qu’elle évoluait parmi d’autres acteurs atones, d’où un effet trompeur d’excès.

L’actrice de La Vieille Fille (Edmund Goulding, 1939) et de La Lettre (William Wyler, 1940) captive surtout par un autre paradoxe : ses yeux immenses et ses lourdes paupières ont beau attirer le regard, ils n’éclipsent jamais l’entièreté de son corps, de sa gestuelle impérieuse, bouillant d’un souci de mettre en travail toutes ses ressources physiques. Anne-Capucine Blot, dans le bref parcours biographique qu’elle lui consacre chez Capricci¹, relève cette capacité apprise grâce aux cours de la chorégraphe Martha Graham, et qui permet tôt à Davis de « tomber gracieusement des escaliers » dans une pièce mise en scène par Cukor où elle décroche un petit rôle, avant une suivante avec le même metteur en scène intitulée, en un augure significatif, Excess Baggage. C’est déjà tout son corps qui faisait que Jezebel, la jeune aristocrate du Sud de L’Insoumise de Wyler (1938), aïeule cachée de Carrie, s’entêtait à porter une robe cramoisie au bal des débutantes, quitte à perdre son fiancé (« On est en 1852, pas au Moyen Âge ! »). Son dépit amoureux met le feu à la ville dans un final où la fièvre jaune mêle à l’histoire d’amour un drame du confinement.

Jezebel, le personnage, paie cher le refus de la robe blanche, par fierté et par féminisme ; Bette Davis a eu cette même insistance, ce désir de lutter contre le système des studios mais de l’intérieur (elle perd un procès contre la Warner, qui la réintègre quand même) : amère victoire, amère défaite – même combat. Mieux vaut aller jusqu’au bout de ses pulsions, comme il fallait, après le muet, dépasser le masque en ajoutant une couche de fard – jusqu’à la hagploitation devenue un sous-genre dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1963). Quinze ans avant la poupée ridée d’Aldrich, sa Rosa Moline de La Garce (King Vidor) est à peine moins excessive. Femme de médecin, cette Emma Bovary du Wisconsin échoue à garder son amant, dont elle est tombée enceinte. Sans que ce ne soit dit, elle semble mourir à la fin d’un avortement clandestin. Un personnage de jeune bonne indienne qui jure comme une charretière crée un malaise autant à cause du jeu redface de l’actrice, que parce qu’elle s’offre en double à Rose Moline, résurgence d’un passé américain mal mis sous le tapis, en un alliage âcre entre oppression collective et frustration sexuelle. La fin de La Garce saisit aussi par la temporalité ductile de l’agonie de Rose. Alitée, elle décide de partir tout de même, de quitter son bled, « cercueil où on a l’impression d’attendre d’être enterrée », cherche l’horaire du train vers Chicago et ses sandales noires, les plus sexy, se maquillant de travers avec 40º de fièvre, en une coda expressionniste du film qui montre la petite ville comme une fournaise allumée par elle, fumée et vapeurs, corps en surchauffe.

Bouger jusqu’au bout, partir, quitte à ramper, à mourir sur le quai d’une gare, à ne plus avoir l’énergie d’une Karenine pour se jeter sous un train : c’est de cette endurance-là, « pas belle », qu’est aussi faite la carrière de Davis. D’où la beauté d’Une femme cherche son destin, certes moins faisandé : l’effet-Cendrillon qui animera dans la génération suivante les « Audrey Hepburn films » (Sabrina, Ariane, Vacances romaines) y est ici abordé avec une précision triviale, au sourcil près : la Charlotte Vale de Davis, chez Rapper, a les sourcils trop fournis, des lunettes et un chignon trop strict, et Now, Voyager montre dans le détail sa métamorphose de chenille en papillon, révélant sans le dire rien d’autre que la fabrication d’un film, la starification d’un visage. Maîtresse d’un homme marié à une femme malade, Bette Davis doit se résoudre à une amitié amoureuse. Elle lui lâche, devant un ciel nocturne : « Ne demandons pas la lune, nous avons déjà les étoiles » ) : réplique d’une insauvable mièvrerie si elle avait été jouée par d’autres qu’elle. Les étoiles, stars, en effet, les spectateurs les ont, et semble-t-elle leur dire, c’est déjà beaucoup. Ce plaidoyer pour sa propre longévité au firmament hollywoodien sera à n’en pas douter au centre de la table ronde à laquelle participera le 4 juillet Murielle Joudet, dont l’essai La Seconde Femme² affichait en bandeau la citation célèbre de Davis « la vieillesse, c’est pas pour les mauviettes ». Dans un texte signé dans le catalogue du Fema, Joudet écrit que l’actrice avait le don d’« augmenter la quantité d’énergie qu’un film est en mesure d’accueillir ».

Charlotte Garson

¹ Bette Davis, fatiguée d’être moi, Capricci, Stories, 2023.

² La Seconde Femme, Premier Parallèle, 2022

 

Rétrospective Bette Davis au Fema (30 juin-9 juillet), La Rochelle. www. festival-larochelle.org/

À lire également :

Livres. La Seconde Femme de Murielle Joudet, par Charlotte Garson, Cahiers du cinéma n°790 (2022)

Article. Bette Davis à cru par Cyril Beghin, Cahiers du cinéma n°618 (2006)

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