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Entretien avec Mica Levi : Comme un saut au ralenti

La Zone d'intérêt de Jonathan Glazer

Entretien avec Mica Levi : Comme un saut au ralenti

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Publié le 10 juillet 2025 par Alice Leroy

Grâce à ses collaborations avec Jonathan Glazer et Pablo Larraín entre autres, Mica Levi a commencé à construire un rapport matériel à la musique de film, au point de peut-être révolutionner la notion même de bande originelle.

Après trois albums avec The Shapes, vous avez composé votre première bande originale pour Jonathan Glazer à 27 ans. Comment s’est faite cette rencontre ?

Je pense que Jon voulait quelqu’un sans expérience préalable, qui n’ait pas d’exigences ni d’idées préconçues, et qui pratique des tarifs acceptables. Je me suis fait les dents sur un début de montage d’Under the Skin, suffisamment proche du résultat final pour que je puisse me familiariser avec la matière, le rythme et l’atmosphère. À moins de connaître très bien le réalisateur, il m’est difficile de travailler à partir du scénario, quand il n’y a pas encore de texture visuelle ou temporelle.

Vous venez d’une famille de musiciens et avez suivi une formation musicale. Quelle place a occupé le cinéma dans votre parcours ?

On regardait parfois des films, surtout à la télévision, mais je n’ai vraiment découvert le cinéma que bien plus tard. Si la musique expérimentale m’intéresse depuis l’adolescence, je n’ai pas rencontré à ce moment-là le cinéma expérimental. Après Under the Skin, c’est tout un monde cinématographique qui s’est ouvert à moi, proche de la musique et des groupes que j’aime.

À Venise, où Under the Skin a été présenté, Pablo Larraín vous a proposé de composer la musique de Jackie, un projet très lointain du travail de Glazer. Comment l’avez-vous abordé ?

Jackie Kennedy m’intéressait, j’ai passé un temps fou à la regarder porter ce tailleur rose au cours d’une vertigineuse recherche d’images. Cela m’a semblé tout à fait naturel de composer une musique qu’elle aurait pu écouter, et qui n’aurait pas complètement détonné avec l’époque. Je me la représentais comme une personne en état de choc, sous l’emprise de nombreux analgésiques, mais qui réussit à faire face, à part quelques débordements ici et là. J’ai essayé de trouver la traduction musicale de cet état.

Mica Levi, autoportrait.

Autoportrait réalisé par Mica Levi.

Vous avez ensuite collaboré avec Alejandro Landes pour Monos, sur des enfants dans la jungle colombienne.

Alejandro avait l’intention de rendre le film presque insituable, et la musique ne devait pas non plus correspondre à une époque ou à un lieu donnés. Plus que la dimension politique du film, j’ai aimé le fait que le genre d’un des personnages ne soit pas clairement défini, et peut-être même que ce personnage soit trans. Cet élément apparemment périphérique me semble raccorder le récit d’apprentissage au contexte d’une guerre d’enfants-soldats. Lorsqu’on m’a envoyé Monos, il était assez proche du montage final. Il y a plusieurs années, j’avais réalisé un sample en soufflant dans une bouteille, mais cet enregistrement était étrange parce qu’on y entendait aussi une nuée d’oiseaux piaillant soudain pendant l’enregistrement. Cette dimension techno-naturelle m’a semblé juste pour le film. J’ai travaillé à partir des vêtements et objets utilisés sur le tournage, une matière brute qui dénotait à la fois une vie réduite aux nécessités premières et marquée par les extrêmes.

Vous avez retrouvé Glazer à plusieurs occasions, notamment sur deux courts métrages tournés durant la pandémie, Strasbourg 1518 et le magnifique The Fall. Vous formez presque un duo, maintenant.

C’est comme si je partageais ma vie avec les films de Jon, un pied dans ce monde, un autre dans le sien. Ma méthode change, mais la liberté qu’il m’accorde reste, comme l’engagement total qu’il me demande : beaucoup de temps, aucune complaisance – et pas de peur.

La Zone d’intérêt marque une nouvelle étape de votre collaboration : de même qu’il y a un défi éthique et artistique à représenter les camps d’extermination, il y en a un à les mettre en musique et en sons.

J’ai travaillé avec Jon et Paul Watts, le monteur, tous les jours pendant un an, en essayant plusieurs idées et approches musicales. Comme pour Under the Skin, une intuition première a trouvé sa place dans la bande-son auprès d’idées qui ne sont apparues qu’après une année de laborieux efforts et d’étroite collaboration. Dans l’instrumentation, j’ai pensé très tôt que les voix seraient importantes. Une autre idée de départ était le feedback de la guitare. Le film explore la nature humaine et des tendances qui sont aussi vieilles que le temps. La présence de l’électronique représente cette évolution, donc elle prend aussi des formes anciennes. Il était important pour Jon que les caméras aient une aussi haute définition que possible, pour rendre le film le plus réaliste et proche de nous, au lieu de le confiner aux livres d’histoire. Très tôt, il a proposé que l’approche musicale soit de la même facture, en très haute résolution en quelque sorte. J’ai tenté d’imiter les différents changements de focale, par exemple un zoom avant musical. J’ai opté pour une musique qui descendait et montait progressivement, et cette technique s’est avérée la clé du mouvement musical du film. Ces variations produisent une sensation étrange, car il est impossible de descendre ou de monter aussi lentement dans la vie réelle, c’est un peu comme si on essayait de sauter au ralenti. Cela ramène la bande-son à une modernité teintée de surréalisme.

Mica Levi, autoportrait

Autoportrait réalisé par Mica Levi

Aviez-vous l’impression que votre composition relevait aussi d’une éthique ?

Oui, parce que, finalement, La Zone d’intérêt est profondément engagé dans une exactitude historique, sans pour autant être réel. L’esprit doit être autorisé à accéder à un niveau de réalité différent, pour faire pleinement l’expérience du film. Jon et moi avons été inspirés par le peintre Philip Guston (1913-1980, ndlr), que notre ami Ryan Hawaii nous a fait connaître. Il s’agissait moins de regarder d’autres films que de nous laisser guider par le travail d’un peintre, ce que je trouve en général plus fécond dans la création d’un film.

Je crois que la musique de La Zone d’intérêt n’intervient pas dans le monde des personnages, et presque pas dans le film, elle flotte dans l’air, elle existe visuellement, presque exclusivement dans des situations abstraites, avec une couleur si saturée qu’elle s’aplanit, aussi éloignée de la réalité que les images thermiques, qui ne restituent que la chaleur corporelle. La partition apporte un point d’interrogation, une mesure de la distance entre l’abstraction et la banalité humaine ; elle vous mène au film (le noir), puis sous le film (les images thermiques), puis derrière lui (le rouge), vous fait repasser dessous (thermique) et vous en sort (le noir à nouveau).

Lire aussi : La parole et les cris, table ronde sur La Zone d’intérêt

Quand vous composez, travaillez-vous avec un instrument particulier ? J’ai lu qu’Harry Partch (1901-1974), un compositeur autodidacte qui fabriquait ses propres instruments, faisait partie de vos influences. Vos bandes originales, leurs variations microtonales, évoquent ce type d’approche.

Tous les instruments marchent, c’est la façon dont on en joue qui compte, mais je suis surtout proche des cordes, de la flûte traversière et des percussions, et sensible aux composantes particulières d’un film, qui peuvent m’emporter ailleurs, m’impressionner, me rendre un peu triste ou me faire réfléchir. J’aime que ça ne devienne pas trop cérébral, que les choses soient belles, vivantes.

Quand Nan Goldin m’a écrit pour Sirens et Memory Lost (lire Cahiers nº 817), c’était très émouvant pour moi. Je lui ai dit que son art avait été pour moi une boussole dans l’existence. Elle m’a fait visiter son exposition à la Tate Gallery et m’a parlé de la série de photos Memory Lost, ce qu’elle ressentait quand elle les a prises. Ce temps passé ensemble m’a été très précieux, à mon retour j’ai regardé les photos à nouveau et composé, et je lui ai aussi envoyé une improvisation préexistante pour piano, guitare et magnétophone avec CJ Calderwood que je pensais qu’elle aimerait, et qui, en effet, a été intégrée à l’œuvre – j’ai travaillé dans une liberté totale.

Entretien réalisé par Alice Leroy par courriel, le 17 juin.

 

 

 

 

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