
Juste un refrain
Editos
Publié le 23 juin 2025 par
Une vieille blague dit que Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru faire de la peinture. C’est Jean-André Fieschi, ancien critique aux Cahiers, qui me l’avait racontée. C’est bien une blague de critique, d’ailleurs, que d’aller chercher de la peinture chez Beethoven. En tous cas, il a fait du cinéma sans le savoir, notamment chez Duras (Le Camion) et Godard (Prénom Carmen). Ailleurs, ce n’est pas toujours sûr. Je me souviens que la première fois que j’ai entendu le deuxième mouvement de la Symphonie no 7 de Beethoven c’était dans Zardoz de John Boorman, et c’est ce que j’avais préféré dans le film. Ce mois-ci, on retrouve ce morceau dans Alpha de Julia Ducournau et, comment dire ? Il y fait moins du cinéma que de la pâte à modeler. Ainsi, parfois, on aurait besoin de réécouter certaines musiques seules dans le noir pour les laver des images cinématographiques ou publicitaires qui les encombrent. Je me souviens par exemple de mon émotion en entendant pour la première fois le Trio pour piano et cordes no 2 de Schubert, loin de Stanley Kubrick (Barry Lyndon) et Tony Scott (Les Prédateurs), et d’y sentir quelque chose de bien plus solaire que ce que leurs images funèbres créaient. Au cinéma, la musique classique est ainsi souvent utilisée avec une désinvolture écrasante. Le Boléro de Ravel, par exemple, ne se remettra peut-être jamais tout à fait des Uns et les Autres de Lelouch. Un ami mélomane m’a au contraire expliqué combien Kubrick, dans Eyes Wide Shut, avait libéré d’André Rieu la Valse no 2 de Chostakovitch en lui restituant son ironie initiale.
Quant aux chansons, Bonnie « Prince » Billy nous fait part dans ce numéro de la gêne qu’il éprouve quand il entend des morceaux qu’il aime au cinéma tant son rapport à ceux-ci l’éloigne du film. On peut avoir dans ces moments-là le sentiment qu’un cinéaste tente de nous voler une émotion produite par un autre artiste. Ainsi, je n’avais pas aimé entendre des chansons de Nick Drake dans La Belle Personne de Christophe Honoré, tant mon rapport à ce chanteur est intime. Ça m’embêtait fort de devoir être ému par « Fly » devant des plans de Léa Seydoux batifolant avec Louis Garrel dans un lycée bourgeois parisien (mais il m’avait eu, le salaud), comme si on me forçait à partager un émoi très personnel avec des inconnus.
Face à un film, il est au contraire plus beau d’être soudain emporté par une chanson qui ne nous aurait jamais autant touché ailleurs. Me vient immédiatement à l’esprit la scène du Règne animal où le père et le fils traversent une route en pleine forêt en appelant la mère mutante qui s’y cache, et que les « Maman ! » criés par l’adolescent se mêlent à « Elle est d’ailleurs » diffusé par l’autoradio. Non seulement le film accomplit alors le miracle d’émouvoir aux larmes avec Pierre Bachelet, mais c’est comme si cette chanson avait enfin trouvé sa raison d’être et avait été écrite précisément pour cette scène qui donne à son texte une tout autre dimension. Peu fan de Michel Jonasz, je n’ai pourtant pas oublié la magnifique utilisation de « Changez tout » dans Rien ne va plus de Chabrol, où l’on ressentait tout le rapport affectif du cinéaste à ce chanteur. Du côté de la comédie, mon plus grand étonnement fut sans doute de voir Albert Brooks écouter « Édition spéciale » de Francis Cabrel dans Broadcast News de James L. Brooks, et de chanter par-dessus la chanson en yaourt français !
Quant à l’actualité, si vous suivez les choix des Cahiers, vos principaux tubes de l’été devraient être « The Night » de Frankie Valli and The Four Seasons, qui était déjà au coeur de Journal de Tûoa de Miguel Gomes et que Christian Petzold utilise d’une très belle manière dans Miroirs No. 3, où la musique est si importante qu’il porte le titre d’un morceau de Ravel ; et puis, bien sûr, « L’Avventura » de Stone et Charden dont la joie estivale irrigue certainement plus la comédie presquehomonyme (à une lettre près) de Sophie Letourneur que le film d’Antonioni. Que dit la chanson (ici interprétée par Sophie Letourneur et Philippe Katerine) ? « Prends ta guitare, de quoi d’autre avons-nous besoin ? Que notre histoire ne tienne plus qu’en un refrain. » Se contenter que la vie ressemble à un refrain, voilà un beau programme pour l’été.
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