
Exploitation, distribution (2/2) : garder l’équilibre
ActualitésEnquête
Publié le 4 décembre 2025 par
Quelles initiatives peuvent juguler les tensions du secteur que nous pointions dans le dernier numéro ?
Lire aussi : “Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino“
Dans un paysage marqué par une nouvelle tendance à la concentration et un clivage entre circuits et indépendants, acteurs publics et privés, il faut ajouter aux rapports de force décrits le mois dernier d’autres pratiques venues perturber le rythme institué des sorties hebdomadaires, causant des déprogrammations sauvages qui peuvent toucher une catégorie de films auparavant épargnée.
Comme pour Gladiator 2 ou Sonic 3, 2024 aura vu se multiplier des avant-premières massives le week-end, avec parfois plusieurs séances dans un même établissement. Le cas Kaizen, destiné aux plateformes mais projeté sur 1 000 écrans un vendredi, aura également mis en avant le risque de dévoiement du mécanisme de visa exceptionnel, les programmateurs n’hésitant pas à s’asseoir sur la législation qui limite le nombre de séances « hors film » à 500.
En réponse à ces excès, le CNC a créé un comité de concertation distributeurs-exploitants se réunissant tous les quinze jours. Ce dernier a rendu le 17 juillet une première recommandation de bonnes pratiques : annoncer les avant-premières deux semaines à l’avance, ne pas les organiser le samedi, les limiter à une seule séance par établissement, etc.

Recommandations ou régulation ?
Alors qu’un nouveau cycle de discussions porte sur l’exposition des œuvres et les tensions en zones concurrentielles, le président du CNC Gaëtan Bruel s’est félicité lors du dernier congrès de la Fédération nationale des cinémas français que les échanges du comité aient su « laisser les rapports de force à la porte ».
Un esprit malin pourrait y voir une once de volontarisme, ou un lien logique avec la composition du comité : les acteurs du cinéma de recherche ont, de fait, été laissés à la porte (le plus petit distributeur convié est Jour2Fête) tandis qu’y siègent, venus de Metropolitan Filmexport et de Warner, les présidents de la Fédération nationale des éditeurs de films et du Syndicat franco-américain de la cinématographie. Soit deux organisations qui avaient exclu au sortir du Covid de participer à une concertation qui aurait permis d’éviter la loi de la jungle en déterminant collégialement un calendrier des sorties. Ce passage du refus à la participation marque une évolution et témoigne du fait que les difficultés touchent de plus en plus d’acteurs. La capacité de chacun à jouer collectif et à s’accorder sur des niveaux de contraintes reste cependant soumise à caution.
Si le CNC veut croire à l’autorégulation du secteur, l’échec relatif d’autres dispositifs nourrit les doutes sur l’efficacité d’une instance bornée à de simples recommandations. « À l’instar des engagements de programmation, les outils de régulation existants sont peut-être insuffisamment exigeants ou appliqués de manière insatisfaisante », avance Hugues Quattrone, délégué général du Dire (Distributeurs indépendants réunis européens).
Permettant d’imposer aux circuits ou aux ententes de programmation à fort pouvoir de marché national une part minimum de séances dévolues à des cinématographies européennes et peu diffusées, à des films de petits ou moyens distributeurs, et de limiter la multidiffusion, les engagements de programmation constituent un levier pour atténuer les difficultés d’accès des indépendants aux grandes salles.
Or ce garde-fou pâtit de faiblesses : le niveau des engagements est fixé par les exploitants eux-mêmes (qui les soumettent à l’homologation du CNC), et ceux-ci ont jusqu’à présent été peu contrôlés et sanctionnés en cas de non-respect (de nombreux groupes s’en sont dispensés entre 2019 et 2025 et auraient dû être interdits d’exercer). De nouvelles lignes directrices publiées en mai traduisent une volonté de renforcement, mais sans qu’il y soit directement question de ce que suggérait le dernier rapport d’activité de la Médiatrice du cinéma : adapter les niveaux d’exigence en fonction des situations monopolistiques des salles et de l’éventuelle présence de salles art et essai dans leur zone.
Destiné aux distributeurs, un mécanisme d’engagements de diffusion vise quant à lui à améliorer l’accès des salles à certains films, mais il est lui aussi peu contrôlé et se concentre sur l’accès des salles situées dans des agglomérations de moins de 50 000 habitants à des films art et essai diffusés au-delà de 175 copies en première semaine (avec le potentiel effet pervers d’accroître la diffusion des films les plus porteurs).
« Nous défendons l’idée d’un engagement qui encadrerait certaines pratiques excessives des distributeurs en limitant le nombre de semaines et de séances exigibles », précise Hugues Quattrone. L’affinement nécessaire des pratiques pourrait passer par plusieurs types et échelles d’initiatives. La petite exploitation propose aux distributeurs d’expérimenter une exposition des films porteurs plus étalée dans la durée.

Concentration, extension
L’incertaine poursuite d’un équilibre vertueux se déroule dans un contexte où les circuits sont portés à s’inscrire dans une logique industrielle de concentration récemment illustrée par les prises de capital du groupe CMA-GGM dans Pathé (à hauteur de 20 %) et de Canal+ dans UGC (34 %, avant un potentiel rachat en 2028). Laissant entrevoir une intégration verticale, l’inquiétude suscitée par ce dernier rapprochement porte sur deux points : le risque de voir se réduire le spectre des films programmés dans les salles UGC et celui de leur instrumentalisation idéologique sous l’impulsion de Vincent Bolloré.
Le président du directoire de Canal+, Maxime Saada, s’est voulu rassurant aux dernières Rencontres cinématographiques de l’ARP en affirmant qu’il était dans l’intérêt du groupe de programmer de la diversité et que Canal+ n’avait pas de « prisme politique ». Si la logique commerciale suppose en effet de penser la programmation en fonction du public, le Groupement national des cinémas de recherche a produit lors de rencontres organisées en janvier une analyse statistique basée sur des chiffres du CNC qui compare la programmation du Majestic et du Métropole à Lille avant et après son rachat par UGC en 2019.
Le passage de la ville sous monopole du circuit a signifié entre 2019 et 2023 une baisse de moitié du nombre de films programmés (-47 % pour le Métropole, -56 % pour le Majestic). L’appréciation de la « diversité » reste donc relative et doit être mise à l’épreuve des faits, tout comme l’absence de prisme politique doit être considérée à l’aune de décisions de programmations.
Comme celles d’autres circuits, les salles UGC se sont dernièrement mises à programmer des films proposés par le très catholique distributeur Saje, contribuant au succès récent de Sacré-Cœur, après avoir déprogrammé en juin Kneecap à la suite de la polémique entourant l’un des membres du groupe qui affichait son soutien au Hezbollah. Si Canal+ a par exemple soutenu La Petite Dernière, il avait aussi coproduit avec le Puy du Fou Vaincre ou mourir, si bien que le rachat pourrait impliquer le renforcement de certaines dynamiques.
La prudence est donc de mise face à des acteurs dont le pouvoir se renforce en même temps que leur poids. Dans le paysage actuel où une partie des salles indépendantes parisiennes est devenue tributaire de la part des entrées réalisées à travers lui, l’abonnement UGC illimité constitue à la fois un levier d’attractivité et un moyen de pouvoir : il permet au circuit de capter une partie du public art et essai, mais aussi d’exercer une coercition, comme l’a montré l’an dernier l’imposition de lourds remboursements à plusieurs salles pour des usages jugés abusifs de la carte. Au positionnement accru sur l’art et essai porteur s’ajoutent des phénomènes partagés par d’autres grands groupes : l’investissement de l’éducation à l’image et du cinéma itinérant. Gaumont a lancé son kit d’éducation « Alice et Léon font leur cinéma » et Canal+ le camion CinéMo proposant des séances gratuites.
Si elles semblent relever de la bonne nouvelle, ces initiatives brouillent les lignes entre missions éducatives et intérêts commerciaux : tandis que la force de frappe économique (CinéMo a aussi reçu de l’aide publique) permet de grignoter un terrain occupé de longue date par des acteurs culturels associatifs, les corpus se trouvent limités aux catalogues des entreprises.

L’indépendance : tout un programme
Déléguée générale de l’association Ciné 32 à Auch, programmatrice de ses deux salles du Gers et co-présidente du groupe Inédits de l’Afcae, Sylvie Buscail souligne : « Il y a un danger à dire que tout se vaut. La question de l’éditorialisation est complexe : un circuit de 18 salles peut aller vers l’art et essai, mais son travail n’a pas le même objectif. Les associations qui programment les salles ont besoin d’un budget à l’équilibre mais n’ont pas le même enjeu de rentabilité. Politiquement et éthiquement, cela fait une différence. »
Ancien directeur du Reflet Médicis à Paris, Jean-Marc Zekri rappelle que les indépendants se distinguent historiquement par un lien de proximité, tout en notant une évolution : « Il y a quinze ans, les postes de directeur et de programmateur étaient distincts, mais ils tendent aujourd’hui à être réunis. La programmation est parfois confiée à une entente et non à un programmateur propre à une salle. D’un autre côté, les circuits se calent sur des modèles mis en place par les indépendants, avec des “films cultes” ou, par exemple, la “séance du directeur” à l’UGC Ciné Cité des Halles. »
Face à ces stratégies d’événementialisation qui contribuent à rendre indistincts des types d’animations qui diffèrent néanmoins, la capacité de porter des propositions singulières est primordiale pour que « l’indépendance » conserve un sens et serve une vitalité future.
« On met les exploitants face à une demande paradoxale : il faut à la fois que ça marche et que l’on maintienne une curiosité. On peut craindre dans ces conditions que les salles qui tiennent une ligne exigeante soient peu à peu diluées dans le marché, et il faut aussi réfléchir à de nouvelles pratiques en accord avec la responsabilité des programmateurs d’entretenir un certain rapport au cinéma », avance Luc Lavacherie, programmateur de La Coursive à La Rochelle.
Lors du congrès de la FNCF, le directeur de CGR, Laurent Desmoulins, a posé une question : le CNC ne pourrait-il pas influer sur la production de films répondant davantage aux attentes des spectateurs d’aujourd’hui ? Il existe ainsi un désir de conformer les œuvres à un goût supposé de spectateurs profilés et ciblés par les données et les études de marché.
Une approche historiquement portée par les salles indépendantes estime qu’il convient de programmer les œuvres à même d’entretenir le goût et le sens critique d’un public épaulé de passeurs.
« Banquiers et industriels s’arrachaient les cheveux à essayer de produire en série des répliques de modèles à succès, à essayer de mettre de l’ordre dans ce chaos. Ils n’y sont jamais parvenus, et n’y parviendront jamais. Le cinéma est une dichotomie insoluble où s’opposent et se mêlent l’art et les affaires : l’art étant à long terme le cheval gagnant sur lequel il faut miser. » Voilà une citation de Frank Capra à inscrire à l’ordre du jour d’un prochain congrès.
Quant aux politiques publiques, il leur appartient plus que jamais de ne pas engraisser le mauvais cheval.
Romain Lefebvre
Propos recueillis à Paris, Saint-Ouen et par téléphone entre le 24 septembre et le 8 octobre.
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