Actualités/

Jeunesse de Jean-Pierre Lefebvre au Festival du nouveau cinéma de Montréal

Q-Bec My Love de Jean-Pierre Lefebvre (1970).

Jeunesse de Jean-Pierre Lefebvre au Festival du nouveau cinéma de Montréal

ActualitésFestival du nouveau cinéma de Montréal

Publié le 3 décembre 2025 par Vincent Malausa

Des multiples entrées offertes par la 54e édition du Festival du nouveau cinéma de Montréal (dont des rétrospectives liées à sa longue histoire nourrie de cinéma indépendant et underground), la plus émouvante fut cette année l’hommage rendu en sa présence au cinéaste Jean-Pierre Lefebvre.

L’œuvre conséquente (27 films) et sidérante de Jean-Pierre Lefebvre (né en 1941) est tombée dans un oubli relatif pour au moins deux raisons : d’une part, la disparition d’une majorité des films québécois sitôt leur carrière commerciale terminée (la Cinémathèque québécoise demeurant le seul lieu de conservation) ; d’autre part, le fait que ceux de Lefebvre furent tournés dans des conditions d’extrême précarité.

Le travail d’exhumation du patrimoine québécois par la jeune société philanthropique Elephant Films a permis cette année la redécouverte de quatre films, dont l’un demeurait invisible depuis sa sortie (Mon œil, « farce révolutionnaire et tragédie nationaliste », 1966).

Admiré en ces pages dès son premier film (Le Révolutionnaire, 1965), Lefebvre a accompagné la « révolution tranquille » et l’humeur politique tourmentée de la jeunesse québécoise des années 1960 de ses récits largement improvisés, à peine écrits, où les tableaux tour à tour graves, iconoclastes et burlesques (il cite volontiers Keaton et Tati) s’enchaînent à plusieurs vitesses : numéros en roue libre des comédiens fétiches du cinéaste (Raôul Duguay, Marcel Sabourin), saisissements proches du ciné-tract (les formules, disruptions sonores et mises en abyme qui jalonnent Mon œil et Q-Bec My Love, 1970) ou plaisir de la durée requalifiée selon les mots du cinéaste en « durée du plaisir » (les ivres plans-séquences de discussions entre les acteurs amateurs de Mon amie Pierrette, 1969, et les longues stases amoureuses d’Il ne faut pas mourir pour ça, 1967).

L’esprit de lutte qui mobilise les films de Lefebvre passe par une chaîne d’états de jeu et de sautes d’humeur. Affublés de costumes grotesques (colon, marine américain, patron libidineux, artiste beatnik) ou littéralement mis « à poil » (les horrifiantes scènes nudistes au bureau de Q-Bec My Love), les personnages incarnés d’un tableau l’autre par Raôul Duguay dans Mon œil ou Q-Bec My Love (où une jeune actrice symbolisant le pays se voit asservie à toutes les formes de pornographie de l’époque) oscillent entre hilarité et colère, violence et mélancolie, férocité et nausée.

Le Révolutionnaire de Jean-Pierre Lefebvre (1965).

de Jean-Pierre Lefebvre (1965).

Entre la frénésie carnassière d’un Mocky et le funambulisme poétique d’un Rozier, l’art politique de Lefebvre est avant tout un art du court-circuit : on y avance sur un fil toujours prêt à rompre (la malice presque immaculée d’Il ne faut pas mourir pour ça, qui repose entièrement sur les improvisations si gracieuses de Marcel Sabourin), et la plus facétieuse des saynètes peut s’y déployer en longue robinsonnade hallucinée – les aventures exotiques à quelques kilomètres de Montréal de Mon œil ou de Mon amie Pierrette.

Henri Langlois voyait dans ce dernier film, dit-on, quelques-uns des plus beaux plans de l’histoire du cinéma. C’est que ses images semblent revenues du muet, et qu’il y a dans le cinéma de Lefebvre une puissance sauvage, enfantine et libertaire qui rappelle à la fois Vigo et cette quête rimbaldienne d’un langage dégagé de tout système.

Lire aussi : “Le Canada à perte de vue à la Cinémathèque du documentaire

On ne s’étonnera guère que Lefebvre ait consacré l’un des plus beaux films qui soient au poète ardennais, Le Vieux Pays où Rimbaud est mort (1977) : si fuyante et si volante soit-elle, sa voix a déchiré le ciel du cinéma québécois par sa jeunesse et sa modernité.

Vincent Malausa

Partager cet article

Anciens Numéros