
L’Aventura de Sophie Letourneur
Film d’ouverture de la 33ᵉ édition de l’Acid, L’Aventura de Sophie Letourneur faisait partie des films les plus attendus de 2025 par la rédaction des Cahiers du cinéma dans le numéro de janvier (Cahiers nº 816).
« J’ai conçu Voyages en Italie (sorti en 2023), L’Aventura, que je finis de monter avec l’aide de Yann Dedet, et un troisième volet, encore en écriture, Divorce à l’italienne, d’un seul bloc, à partir d’enregistrements personnels de 2016 avec mon compagnon et mes enfants. J’ai une méthode particulière : je tourne une maquette dans les lieux réels (la Sardaigne, cette fois) dans laquelle chacun des plans est joué avec d’autres personnes que les acteurs. Je monte ensuite ces rushes vidéo et je les resserre pour aboutir à un scénario dialogué.
Cela fait très longtemps que je voulais filmer des enfants, et en particulier cette espèce de monstre qu’est l’intimité d’une famille en vacances, sa fatigue, sa violence, sa cruauté : quasiment un trip psychédélique, une hallucination du quotidien. J’ai beau partir d’une matière personnelle, une fois remodelée elle devient tout autre chose qu’une archive : j’ai aujourd’hui une lecture différente des raisons qui m’ont amenée à faire ce film. C’est l’histoire d’un père (Jean-Fi, joué par Philippe Katerine) qui cherche constamment à échapper à sa place de père pour être un mec tout seul, ne serait-ce que cinq minutes pour garer la bagnole. Je joue la mère, ce qui me permet, comme dans Voyages en Italie, de diriger de l’intérieur: dans mon système d’oreillette, je m’entends donc moi-même, c’est comme un play-back pour un musicien.
Le tournage a été bref, ludique, en petit comité (deux personnes à la caméra, deux au son, quatre assistants), et avec des moyens modiques. Je l’ai moi-même co-produit avec L’Atelier de Production, sans obtenir l’avance sur recettes ou l’apport d’Arte. Peut-être ces guichets qui m’avaient aidée pour Voyages se sont-ils dit qu’une suite, c’est un peu la même chose. Or non : je viens des arts plastiques, j’aime fabriquer, trouver une nouvelle forme pour chaque objet. Même s’il raconte encore des vacances, L’Aventura est très différent formellement de mon film précédent, plus contemplatif. J’avais aimé la longue scène de lit dans Voyages, tournée en 35mm et qui contraste avec le reste filmé au caméscope – j’étais donc tentée de tout tourner sur pellicule, mais j’ai été convaincue par une super caméra numérique, la Sony Burano, et je suis très contente de l’image, et de la souplesse pour tourner avec les enfants. J’ai tourné en plans fixes, pour beaucoup serrés, et j’ai monté des champs-contrechamps selon le principe d’Énorme, en raccordant parfois documentaire et fiction, grâce aux parents du plus petit des deux enfants, Estéban, qui m’ont aidée pour chaque scène.
À partir des 70 heures de rushes, j’ai monté un premier “gros ours ” de 3h40, et même si j’ai l’habitude de monter seule, je ployais sous la complexité du sujet et ma proximité avec cette matière. Les nouveaux choix faits avec Yann Dedet sont allés vers des scènes moins découpées. Comme l’action n’est parfois pas dans le dialogue, alors que ça parle tout le temps, ça repose d’en faire un fond sonore, un flot. Yann a été sensible à l’activité physique de la mère et de la fille, la façon dont elles se parlent, se regardent, le “fond de leur tête” comme il dit. Il m’aide à trouver les durées qui permettent de garder une tension entre les plans de fiction et ceux filmés comme du documentaire, de conserver la force des affects. Avec des enfants, on peut facilement tomber dans le mignon ou le naturalisme. Comme Yann le remarque, c’est un film de montage pur, on pourrait y passer des années. »
Propos recueillis par Charlotte Garson à Paris, le 2 décembre 2024.
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