
Linda Williams : émotions
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Publié le 9 mai 2025 par
HOMMAGE. Avec Laura Mulvey, Mary Ann Doane, Carol J. Clover, B. Ruby Rich, Kaja Silverman,Teresa de Lauretis et d’autres encore, Linda Williams a ouvert la voie aux théories féministes du cinéma. Elle est morte le 12 mars, à 78 ans.
C’est à Paris que Linda Williams disait avoir découvert le cinéma, notamment américain, quand au terme d’une année de voyage en stop à travers l’Europe elle s’était engagée comme fille au pair pour gagner l’argent qui lui permettrait de prolonger un peu son séjour. Soir après soir, elle se rendait à la Cinémathèque, alors installée au Palais de Chaillot. Quelque temps plus tard, en 1975-1976, elle reviendrait suivre l’enseignement de Christian Metz, délaissant ses études de littérature comparée pour une thèse sur le cinéma surréaliste. Publié en 1981, Figures of Desire: A Theory and Analysis of Surrealist Film substituait à l’admiration béate pour la liberté et la spontanéité de Buñuel et consorts une approche méthodique, au plus près de la matière et de la structure des films. Si les concepts et les références paraissent aujourd’hui lointaines (Metz donc, ainsi que Lacan), un enjeu se forme que Williams ne cessera de reprendre, de reformuler – cette dialectique de la présence et de l’absence, de la révélation et de la dissimulation, par laquelle le dispositif cinématographique se fabrique un corps érogène et nous touche. La publication en 1989 de Hard Core: Power, Pleasure and the “Frenzy of the Visible” fait de Linda Williams la spécialiste mondiale du cinéma pornographique. C’est néanmoins dans une perspective plus large qu’elle avait entamé cette réflexion sur les « genres corporels ». Un article charnière édité à l’été 1991 par la revue Film Quaterly, « Film Bodies: Gender, Genre and Excess », comparera ainsi les structures et les effets du porno à ceux du film d’horreur et du mélodrame.
Le sperme rejoint le sang et les larmes, comme autant de preuves de la puissance d’affection du cinéma. D’autant plus lucide qu’elle ne prétend pas à la neutralité,Williams s’étonnait elle-même dans la seconde préface à Hard Core du glissement qu’elle avait ressenti face à un corpus aussi polarisant. Émue par certaines œuvres alors qu’elle s’y croyait insensible, elle s’interrogeait sur la place que pouvait prendre cette « vulnérabilité » dans l’écriture même. Dans Screening Sex (son seul essai à avoir été traduit, partiellement, en français par Pauline Soulat et moi-même, pour les éditions Capricci), elle contestait la frontière culturelle et politique entre pornographie et érotisme pour mieux voir comment le cinéma nous ouvre à notre propre sensualité. Au début des années 1990, deux événements judiciaires amèneront Williams à étendre ses recherches au-delà du cinéma, et à concevoir le mélodrame comme un mode structurant l’imaginaire populaire états-unien : d’une part, l’acquittement des policiers blancs ayant tabassé Rodney King, un homme noir ; d’autre part, celui d’O.J. Simpson, un homme noir accusé du meurtre de son épouse blanche. Mouvements croisés de victimisation et de diabolisation, corps blancs et noirs voués tantôt à la souffrance, tantôt à la surpuissance, frontière sans cesse retracée entre les « races » par l’alternance de compassion et de ressentiment étaient analysés dans Playing the Race Card (2001), que Linda Williams considérait comme son livre le plus important. Consacré à la série de David Simon, On the Wire (2014) montrait comment le mélodrame pouvait s’allier à une description réaliste. Suivant la leçon de Roland Pryzbylewski, elle distinguait « hard eyes » (la surveillance policière, le panoptique – Foucault l’aura toujours accompagnée) et « soft eyes », manière de déchiffrer une situation par une approche plus subtile, plus incarnée, plus intime. Linda Williams avait le regard doux.
Raphaël Nieuwjaer
Anciens Numéros