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Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche – Le Ventre et le Flingue

Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche (2025).

Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche – Le Ventre et le Flingue

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Publié le 3 décembre 2025 par Marcos Uzal

Pour qui se souvient du vitalisme et de l’ardeur de Mektoub, My Love : Canto uno, il y a des risques que ce Canto due paraisse en deçà, d’autant que ce nouvel opus est presque symétriquement construit en miroir du précédent. Or c’est là que réside son intérêt : le Canto due est le reflet inquiet, pour ne pas dire mortifère, du Canto uno.

Exemple le plus flagrant : l’un des moments les plus mémorables du Canto uno était la séquence de la mise-bas de la brebis, épiphanie photographiée par Amin (Shaïn Boumedine) ; au même endroit, dans Canto due, Ophélie (Ophélie Bau) ramasse des agneaux morts de maladie en précisant à Amin : « Ne t’inquiète pas, ce ne sont pas ceux que tu as pris en photo. » Autre effet de miroir obscur : le premier film s’ouvrait sur des plans d’Amin roulant à vélo au petit matin, on le revoit ici dans des plans très proches filmés à la nuit tombante. D’autres éléments donnent ainsi l’impression de passer de l’aube au crépuscule, de la vitalité à la morbidité.

Ce sentiment si fort de l’instant, qui explosait dans la longue montée de sève que constituaient les 3h30 d’Intermezzo, est ici remis en cause par l’impatience, l’incertitude, le malaise qui s’installent dans toutes les scènes, où les personnages parlent de partir, rêvant d’un ailleurs, d’une autre vie. Mais chez Kechiche, qui est un naturaliste au sens fort – c’est-à-dire qu’il s’intéresse avant tout à ce qui advient par le corps, au désir physique, aux pulsions et fonctions animales –, cette dimension crépusculaire et mortifère relève beaucoup plus du physiologique que du psychologique ou du romanesque. Ici on danse peu, on se baigne moins, le rapport à la nourriture est presque malsain – on est passé de la mer à la piscine, de la faim à la boulimie. Ce malaise général est en grande partie dû à l’entrée en scène de deux nouveaux personnages, juste évoqués dans Canto uno : l’actrice Jessica Patterson (Jessica Pennington) et son mari producteur Jack (André Jacobs).

On les découvre dans une formidable séquence où ils forcent, avec la douceur de ceux qui ne doutent pas de leur pouvoir, le personnel du restaurant tenu par la famille d’Amin à leur préparer un couscous alors que les cuisines sont déjà fermées. Ces riches touristes américains arborent une condescendance dont Camélia (Hafsia Herzi) arrivera à tirer profit, car Jack lira le scénario d’Amin grâce à elle. Le projet plaît au producteur, qui propose alors au jeune homme de le financer à Hollywood. Il pourrait être un personnage d’Adieu Philippine ou Maine Océan : un impresario d’opérette, tocard mais séducteur qui promet un rêve ayant au moins le mérite d’ouvrir une perspective, de réveiller l’enthousiasme. Mais nous ne sommes pas dans un film de Rozier, et chez Kechiche cet homme est immédiatement chargé d’une certaine violence. Ce milliardaire possessif incarne à la fois le pouvoir de classe, d’origine et de genre. Quant à sa femme actrice, on sent immédiatement en elle une dépression provoquée par les astreintes de son métier et le contrôle de son mari sur sa vie.

Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche (2025).

d’Abdellatif Kechiche (2025).

Ce qui paraîtrait lourd et clicheton sur le papier passe là encore par l’incarnation. L’actrice se rebelle en laissant parler son corps : au régime, elle répond par la boulimie et à la fidélité par la grivoiserie. Dans les relations que ce couple établit avec Amin, son cousin Tony (Salim Kechiouche) et le reste de la famille (au restaurant) se dessine une différenciation entre le rapport physique à la vie et au monde des Américains et des Maghrébins. Kechiche ne craint pas ce genre de jeux avec les stéréotypes parce que pour lui ils ne relèvent pas de l’idée mais quasiment de l’expérience scientifique : c’est une question d’épiderme, d’estomac, de souplesse du corps. En se goinfrant de couscous, en se baladant nue au soleil, et en se laissant séduire par Tony jusqu’à faire l’amour avec lui sur une musique orientale, Jessica s’abandonne à la volupté méditerranéenne contre le puritanisme et l’uniformisation hollywoodienne. C’est ce que raconte à sa manière le scénario écrit par Amin : l’histoire d’une femme robot tombant amoureuse d’un mortel, soit une machine accédant au sentiment de la chair. Et pour Kechiche, il n’y a pas loin entre une actrice formatée et un robot.

Le rêve hollywoodien d’Amin et son projet de science-fiction romantique peuvent ressembler à une blague tant ils paraissent loin de Kechiche, mais à travers l’intrusion de ces « corps étrangers » dans son film, le cinéaste se confronte lui-même au cinéma américain. Après avoir en quelque sorte plongé le corps de l’actrice américaine dans le bain méditerranéen, vient la réponse du mari trompé : il ne pique pas une crise comme un macho du Sud, mais sort son pistolet en silence comme un cow-boy. Le film se déplace alors quelque part entre le psychodrame à la Cassavetes et le thriller halluciné à la Ferrara. Cette partie désarçonne, mais c’est assez passionnant de voir ainsi Kechiche laisser son cinéma être contaminé par un autre, et précisément pour filmer la crise que finit par produire la rencontre improbable entre deux mondes.

Lire aussi : “Retour au Festival de Locarno de Mektoub My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche

La phrase d’Ophélie citée plus haut sur les agneaux dit aussi que ce qui se passe dans ce Canto due n’est pas exactement une conséquence directe du Canto uno, pas le crépuscule de son soleil ou la mort de sa vitalité. Les animaux morts ne sont pas ceux que l’on a vus naître, et le Canto due est peut-être plus une virtualité de ce qui se déploie dans le premier qu’une suite ou une conclusion. C’est ce que produit l’apparition de personnages précédemment hors champ, comme de nouvelles cartes venant reconfigurer le jeu – le couple d’Américains et Clément, le petit ami d’Ophélie. Mais aussi les dilemmes qui donnent à ce film une saveur plus mélancolique, plus suspendue dans l’incertitude du temps : avorter ou garder l’enfant, partir à Paris ou à Los Angeles…

Et c’est ce que suggère de manière assez vertigineuse, quasi resnaisienne, la reprise de la scène de la plage d’Intermezzo : cet épisode intermédiaire nous montrerait-il ce qui adviendrait si Amin et Tony étaient partis danser plutôt que de rester avec les Américains – dancing/no dancing ? On rêve maintenant de voir les trois épisodes à la suite, ne doutant pas que l’expérience serait sidérante.

Marcos Uzal

MEKTOUB, MY LOVE : CANTO DUE
France, 2025
Réalisation Abdellatif Kechiche
Scénario Abdellatif Kechiche, Ghalya Lacroix
Image Marco Graziaplena
Montage Luc Seugé, Alex Goyard
Son Andrea Caucci, Léo Caresio, Hugo Rossi, Karim Toukabri
Décors Marcello Di Carlo, Michel Charvaz
Interprétation Shaïn Boumedine, Jessica Pennington, Salim Kechiouche, Andre Jacobs, Ophélie Bau, Dany Martial, Delinda Kechiche, Alexia Chardard, Hafsia Herzi
Production Bling Flamingo, Quat’sous films, Pathé Films, Why Not Productions, Goodfellas
Distribution Pathé Films
Durée 2h19
Sortie 3 décembre

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