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Pagaille à Grenoble

© Cahiers du Cinéma

Pagaille à Grenoble

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Publié le 10 mai 2025 par Charlotte Garson

CINÉMATHÈQUE. Inspirée par le lancement en 2022 par la direction du Patrimoine du CNC des « Oubliés du cinéma » où chacun mettait en valeur ses trouvailles, la Cinémathèque de Grenoble a inauguré les 9 et 10 mai sa propre manifestation, « Grosse pagaille ». Ces projections de films rares constituent la partie émergée d’un travail de conservation que la baisse générale des budgets culture risquerait de mettre en péril.

Il est peu fréquent qu’une cinémathèque ose faire état, et même étalage, de sa propre « pagaille » : les programmes de curiosités sont habituellement présentés comme l’ouverture d’une « malle aux trésors ». Mais Anaïs Truant, directrice de la Cinémathèque de Grenoble depuis fin 2023 après quelques années comme administratrice, garde de ses débuts dans l’exploitation art et essai un goût du concret qui préfère à la métaphore du coffre aux merveilles celle du « chantier sans fin ». Des enjeux de conservation qui urgent dans cette micro-institution associative de cinq salariés créée en 1962, Truant ne cache pas le caractère sisyphéen, mais s’enthousiasme que le jeune attaché aux collections arrivé il y a peu, Tillyan Bourdon, pousse le caillou avec une joie partagée par la modique équipe, au sein de laquelle ce poste n’existait plus depuis quatorze ans. Quand Bourdon nous fait visiter une remise attenante au bâtiment où les étagères reposent sur un sol en terre battue, le mot « pagaille » perd un peu de son ludisme enfantin, et l’on comprend l’orientation nouvelle dont parle la directrice, axée sur « les collections : un recentrage pas révolutionnaire, mais vital ». Michel Warren, fondateur du lieu sous la houlette d’Henri Langlois, mettait comme son mentor l’accent sur la valorisation, en particulier via le Festival du film court en plein air, le plus vieux (47 ans) encore en activité de ce métrage. Délocalisant les Journées du court métrage de Tours, ses prémisses sont documentées en 1973 et 74 par un film d’Atteyat Al-Abnoudy visible sur la plateforme Henri, Deux festivals à Grenoble (1974), où l’on voit parmi une foule qui se presse à la Maison de la Culture aussi bien Jean-Pierre Beauviala que Jean Rouch.
Si le rayonnement esthétique et politique de la Cinémathèque est attesté par de telles manifestations, du côté des collections, l’inventaire présentait… Aussi l’inventaire présentait-il un retard de mise à jour à l’arrivée de Bourdon, qui, sur les quelque 8 500 copies argentiques, signale notamment deux cents boîtes d’éléments originaux tournés par Raoul Ruiz à la Maison de la Culture de Grenoble, où il fut cinq ans durant artiste associé (l’opéra-rock Régime sans pain, 1985, présenté le 10 mai en copie 16 mm par la chercheuse Olga Lobo Carballo, transforme Grenoble en « Principauté de Rock-en-Vercors » sous le règne de Jason III). La revisitation des fonds a aussi permis de faire numériser les bobines vinaigrées de vues de l’emblématique Tour Perret de Grenoble en 1930-31, ou encore de repérer quelques copies nitrates (inflammables donc à stocker en sécurité), où l’attaché aux collections aurait identifié deux bobines d’un serial muet allemand rare de 1920, Nirvana de Fritz Bernhardt.

Chics prototypes

Actuel président de la Cinémathèque,Vincent Sorrel résume : « On avait l’impression que déposer des éléments ici était le meilleur moyen de ne jamais les retrouver… » Cet enseignant-chercheur spécialiste du documentaire et lui-même cinéaste (son court métrage Par des voies si étroites sera aussi projeté à « Grosse pagaille ») sait de quoi il parle : il s’est attaqué ces dernières années avec Vanessa Nicolazic et Nicolas Tixier à un projet qui a pris une ampleur insoupçonnée, « Aaton, de l’usine à films au paysage de l’invention ». Cette exploration-préservation des caméras, outils et archives de la dernière usine de caméras mécaniques au monde, fondée par l’inventeur Beauviala, rachetée en 2013 puis définitivement liquidée en 2024, s’ancre dans les collections de Grenoble, où la tradition relie industrie, politique et création. « Contrairement aux autres cinémathèques régionales qui travaillent sur l’image amateur, précise Vincent Sorrel, celle de Grenoble s’est plutôt nourrie de films institutionnels. Cela lui donne une identité spécifique, qui dépasse le local et a eu pour conséquence qu’ici, on a beaucoup filmé les institutions. Ce n’est pas un hasard si la période grenobloise de Jean-Luc Godard, au milieu des années 1970, a corres- pondu avec son envie de faire de la télévision et de lancer un pro- jet de cinéma municipal avec des séances vidéo à 1 franc. » Mais si les cinémathèques ont (aussi) vocation à conserver les appa- reils, ceux-ci posent des pro- blèmes à une structure de taille réduite : « Comment classer les outils, les produits nécessaires à l’entretien des caméras, ou encore les films-tests pour des prototypes, surtout ceux de Beauviala, qui, au lieu d’utiliser banalement des mires, faisait déraper le test vers le film de famille ou la vue Lumière dans Grenoble ? » Sorrel et ses acolytes, aidés d’un architecte, ont numérisé en 3D les locaux vidés fin 2024 pour pouvoir garder l’empreinte de la pensée
très spatiale de Beauviala, sa « poétique de la technique » fondée sur « des lieux de passage avec des points de vue », et ont élaboré une carte de la ville qui per- mettra de visionner ces images à l’aide de QR codes disposés sur les lieux. En parallèle, l’artiste Armin Linke a photographié les archives, et le Musée dauphinois intègre plusieurs appareils dans sa collection. Mais la valorisation la plus émouvante, c’est peut-être cette autre initiative : début 2024, Alfred Cros, ancien mécanicien chez Aaton, a fait don d’une Aaton 16 dépourvue de numéro de série parce que faite uniquement de pièces imparfaites destinées au rebut. « On l’a remise en route, raconte Sorrel, et on a filmé Cros en train de la démonter et de la remonter, pour conserver aussi ce savoir-faire. Elle est un peu bruyante, mais elle fonctionne ! »

Charlotte Garson

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