Parmi les polémiques qui ont récemment entaché la campagne d’Emilia Pérez pour les Oscars, celle qui concerne sa représentation du Mexique est particulièrement intéressante. L’inconséquence politique du geste d’Audiard est d’autant moins à prendre à la légère que la réaction au Mexique ne se manifeste pas que dans quelques éditoriaux ou critiques ; elle a provoqué la colère jusque dans des salles de cinéma. Pour résumer ce qui est reproché au cinéaste, citons Artemisa Belmonte, dont la mère et trois oncles ont disparu en 2011 à cause de la narco-violence, et qui est à l’origine d’une pétition contre le film : « Les acteurs chantent et dansent sur la violence et la corruption dans notre pays, sur la cruauté des trafiquants de drogue, et même sur la façon dont ils se débarrassent des corps de leurs victimes. » On pourrait lui répondre que ça n’est qu’un film, et que la narco-violence n’est pas le sujet d’Audiard, ce que fait Michel Guerrin dans un éditorial publié dans Le Monde le 7 février : « On fait un sale procès à Jacques Audiard, tant Emilia Pérez ne dit rien du Mexique, de la même façon que la série Emily in Paris ne dit rien de la capitale. » Sauf que 30 000 morts et 100 000 disparus par an ce n’est pas tout à fait le même sujet que les stéréotypes sur Paris ou la proverbiale mauvaise humeur de ses habitants. Guerrin oublie un autre élément essentiel, c’est que le Mexique n’est pas du tout la France en termes de représentation : il y a dix mille autres images de Paris que celle d’Emily in Paris chaque année sur les écrans, mais bien peu du Mexique. Cette domination par l’image – où les stéréotypes redoublent l’invisibilité – participe bien sûr d’autres dominations, notamment celle des États-Unis dont le président est extrêmement hostile au Mexique, qu’il réduit précisément à sa violence.
Le risque, pourrait-on nous opposer, serait de n’attendre du cinéma qu’une représentation réaliste et documentée. Mais ce n’est pas l’imaginaire en soi qui est remis en cause dans ces critiques du film d’Audiard. On sait combien l’opératique ou l’exotisme ont été des éléments essentiels de l’histoire du cinéma à l’heure de filmer des contrées lointaines. Mais nous ne sommes plus en 1930, où l’on pouvait encore rêver à des territoires éloignés, parfois vierges de cinéma, dont remontaient des images pétries de fantasmes coloniaux. Et surtout, le vrai exotisme était formaliste : il se nourrissait d’esthétiques et d’imaginaires étrangers, dans une réinvention qui n’était pas juste une appropriation, mais qui relevait d’une vraie connaissance et d’une fascination (Gauguin ou Sternberg, par exemple). Un cinéaste est encore travaillé par cette question : Miguel Gomes, dans Tabou et Grand Tour, en particulier. Il est l’antithèse d’Audiard, parce que l’exotisme est pour lui une sorte de moteur poétique qu’il va mettre à l’épreuve dans le voyage. Il sait que ce n’est pas en allant au Mozambique ou en Birmanie qu’il cessera d’y être étranger, mais il assume ce jeu entre la rêverie romanesque de l’ailleurs et la réalité des lieux. C’est toute la différence entre le cliché, qui s’accapare, réduit et aveugle, et une forme de déterritorialisation de l’imaginaire, qui fraye des voies inconnues, ne demande qu’à se perdre.
Dans sa défense d’Audiard, Guerrin pousse sa démonstration jusqu’à accuser les Mexicains offensés par Emilia Pérez de patriotisme : « Ce procès [en appropriation culturelle] se double désormais d’une dimension identitaire, voire nationaliste. » Pénible raccourci où la colère d’une population n’est pas perçue dans son sens politique, pourtant précisément exprimé, mais à travers un procès d’intention qui retourne l’offense en douteuse agression. À propos de patriotisme, on pourrait mettre en face de ce prétendu nationalisme tous les articles et messages de professionnels de la profession ou d’hommes politiques exprimant la fierté pour la France qu’Emilia Pérez soit nominé à tant d’Oscars. Ce cocorico pour quelques statuettes n’est-il pas quelque peu indécent face à l’état de la culture dans notre pays ? La gloire à Hollywood d’un seul film, quoi qu’on en pense, ne pèse absolument rien face au scandale des coupes budgétaires catastrophiques récentes (100 millions d’euros en décembre) ou de celles qui s’annoncent, et les nombreux emplois, lieux culturels et festivals qui s’en trouvent menacés. Vraiment pas de quoi être fiers.