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Artistes, vos papiers !

Editos

Publié le 30 septembre 2025 par Marcos Uzal

Dans Le Monde du 12 septembre, Michel Guerrin évoque un rapport du ministère de la Culture daté du mois de mai tentant de répondre à une question épineuse : « Les musées, théâtres, salles de concert ou festivals, quand ils sont financés par de l’argent public, doivent-ils présenter en priorité des créateurs français ? » Guerrin évoque l’hypothèse de quotas : « [Martin Bethenod, l’auteur du rapport] propose que [les oeuvres] qui sont achetées chaque année par le Centre national des arts plastiques soient 100 % made in France (la moitié actuellement) et que le Centre Pompidou présente 40 % ou 60 % d’expositions d’artistes de l’Hexagone. » Il y a là une ambiguïté dangereuse entre un projet économique légitime – que les fonds publics servent à vivifier la création française – et une question politique douteuse : obliger nos musées à privilégier la culture nationale. Le risque est la remise en cause d’une conception internationaliste de l’art qui a longtemps fait de la France une terre d’accueil des artistes étrangers, apatrides ou exilés, tout en s’en nourrissant. Dans le même ordre d’idées, le Centre national du livre a récemment cessé d’accorder ses subventions à des éditeurs francophones qui ne sont pas implantés en France, ce qui remet en cause la vision de la francophonie comme territoire débordant les frontières. Et concrètement, cela porte un coup fatal à l’économie de certaines petites maisons d’édition, tel Yellow Now en Belgique, connue de tous les cinéphiles et publiant de nombreux auteurs français. Face à ce rétrécissement général, on peut craindre que notre fameuse exception culturelle française devienne de plus en plus une préférence nationale, et que cela prépare le terrain à l’extrême droite, dans le sillage du démantèlement de la culture opéré en Italie ces dernières années ou de la vision essentiellement patrimoniale prônée par le Rassemblement national en guise d’anti-programme culturel.

Certains, dont l’association Ciné-Palestine, ont appelé au boycott du film d’un réalisateur israélien exilé en France : Oui de Nadav Lapid, qui donnerait « une image légitime à un système colonial » (Libération du 17 septembre). Or, Lapid est devenu persona non grata en Israël où beaucoup de techniciens et acteurs ne veulent plus travailler avec lui pour ne pas se « griller » dans leur pays (lire notre entretien du mois dernier, no 823). Rappelons également que des membres du gouvernement israélien ont eux aussi tenté d’empêcher la projection de Oui, à travers une lettre ouverte adressée aux organisateurs du Festival de Jérusalem. Les ennemis politiques de Lapid doivent se frotter les mains s’ils constatent que certains des opposants français de Netanyahu veulent censurer celui qu’ils rêveraient de priver de passeport et de faire taire. Lapid ne vit plus en Israël depuis quelques années, mais en France. Il reste israélien parce qu’il filme depuis ce qu’il sait et connaît, sans faire semblant d’être autre chose. Or, Oui crie précisément le déchirement qu’il y a à provenir d’une nation que l’on considère comme un pays ennemi. Quel cruel contresens que de le ramener à sa nationalité ou à son incapacité à filmer Gaza. Puisqu’il se réclame de George Grosz, et en reprenant nous-même une analogie historique pernicieuse : c’est comme si l’on avait reproché à cet artiste antinazi d’être allemand et complice des bourreaux pour les avoir représentés eux plutôt que leurs crimes. De tels raisonnements théoriques et autoritaires naissent des oppositions paradoxales, où l’on commet la grave erreur de se tromper d’ennemi.

Quel est le lien entre ces deux faits très différents ? Qu’est-ce qui les raccorde ? La crainte de la mise à mal de la portée internationaliste de l’art au nom de l’idéologie. Et que des extrémistes de bords opposés soient d’accord sur un point : l’artiste doit servir (une nation, une cause) ou se taire. Or, quel est le seul film qui parle aujourd’hui, sans détours ni pincettes, du danger d’une société où ne subsisterait qu’une culture nationaliste niant jusqu’à la souveraineté de l’artiste ? Oui de Nadav Lapid.

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