Cahiers du cinema 826 décembre 2025

La déconquête

Editos

Publié le 2 décembre 2025 par Marcos Uzal

Le lecteur observera qu’un nombre important de films figurant dans nos tops 10 de l’année 2025 sortent ce mois-ci, dont deux qui se retrouvent dans le top général de la rédaction : L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho et Laurent dans le vent d’Anton Balekdjian, Léo Couture et Mattéo Eustachon. Cette fin d’année est en effet particulièrement riche en bons films, et l’on constate toujours que, des documentaires les plus « directs » aux fictions les plus labyrinthiques, toute proposition formelle inventive aide à voir et à penser le présent. Cette certitude est aussi le fil rouge de nos pages faisant le bilan de l’année, car nous ne cesserons de nous réjouir que la forme cinématographique (et pas seulement les scénarios) réponde à sa manière au chaos du monde et à la menace fasciste qui pèse sur lui. Et que cela nous donne matière à en parler, à débattre.

Rien que ce mois-ci, L’Agent secret nous plonge dans les méandres de l’histoire brésilienne de la seconde moitié du XXe siècle, à travers un récit et un montage qui en fouillent les secrets, sondent la mémoire confuse. De son côté, Histoires de la bonne vallée de José Luis Guerín parvient à filmer un quartier pauvre de Barcelone comme une communauté fordienne, non pas en la sublimant naïvement mais en prenant le temps d’y scruter l’humanité qui y survit à contretemps. À ceux qui prônent une idée culturellement uniforme de la France, au nom d’une mythologie xénophobe, on conseille aussi d’aller se promener sur les plages sétoises de Mektoub, My Love : Canto due d’Abdellatif Kechiche ou sur les pentes alpines de Laurent dans le vent, et de bien écouter et regarder ceux qu’ils y croiseront. C’est aussi à voir le paysage différemment que nous invitent les incursions dans le landart de L’Amour qu’il nous reste de Hlynur Pálmason, le rude arpentage de Reedland de Sven Bresser, ou encore les troublantes dérives fantastiques de L’Engloutie de Louise Hémon et de Que ma volonté soit faite de Julia Kowalski, deux films qui, avec Laurent dans le vent, donnent foi en un jeune cinéma français libéré de toute séduction hollywoodienne autant que des tics du mauvais naturalisme. Quant à Magellan du Philippin Lav Diaz, il nous montre la conquête de son pays au début du XVIe depuis la perspective des colonisés – non pas comme la « découverte » d’une terre mais comme son invasion –, tout en nous faisant ressentir la force des paysages, leur splendeur naturelle autant que leur puissance surnaturelle.

Tandis que la bêtise, la désinformation et le révisionnisme semblent gagner de plus en plus de terrain dans les polémiques truquées des débats télévisuels et les discussions de comptoir des réseaux sociaux, des cinéastes offrent encore de quoi penser l’histoire et la géographie dans des déplacements sensibles, des déterritorialisations et des visions historiques. Ils explorent ce qui est là plutôt que de fantasmer sur des mirages. Ils cherchent l’utopie dans la vie même et non à travers une idéologie autoritaire. Ils écoutent le murmure des sorcières qui connaissent les vertus des mauvaises herbes. Ils parcourent les terrains vagues, les zones, les marges de l’espace et du temps, à contre-courant des funestes retours au bercail. Ils s’enchantent des éparpillements métissés, loin des sinistres rassemblements nationaux.

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