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Sans filet

Editos

Publié le 1 septembre 2025 par Marcos Uzal

On ne comprend toujours pas pourquoi un film aussi impressionnant, stimulant, actuel que Oui ne se soit pas retrouvé en compétition à Cannes, alors que l’on sait qu’il en a été question pendant un temps, avant qu’il ne soit repêché tardivement par la Quinzaine des cinéastes. Difficile de ne pas penser que les raisons sont politiques, au moins par frilosité, peur des remous. Quoi qu’il en soit, ce fut à mon sens, au moins d’un simple point de vue cinématographique, une erreur de la part d’un festival aussi important. Car, qu’on l’aime ou non, voici un film qui place très haut les ambitions et possibilités du cinéma. Il se trouve par ailleurs que, s’il a de quoi rendre mal à l’aise, il n’est en rien inconséquent, irresponsable, bêtement provocateur d’un point de vue politique, les réactions hostiles qu’il a pu susciter jusqu’à présent en Israël relevant d’ailleurs surtout du procès d’intention, et souvent de la part de responsables politiques qui ne l’ont pas vu.

Pendant que Oui nous enthousiasmait à l’autre bout de la Croisette, la Palme d’or est revenue à Un simple accident de Jafar Panahi, en salles le 1er octobre, qui me semble en être l’antithèse : un cinéma politique proprement dosé, procurant un petit frisson culpabilisant sans vraiment déranger. Là où Lapid se confronte violemment à une réalité concrète et brûlante, Panahi choisit la parabole ouverte, une fable universelle qui nous en dit finalement bien peu sur l’Iran actuel – Aucun ours, son précédent opus, était autrement plus singulier et pertinent. J’évoque dans mon compte-rendu du festival Nouvelles Vagues de Biarritz (p. 60) un premier film iranien, The Crowd de Sahand Kabiri, qui, tout en partant lui aussi d’un « simple accident » révélateur, me paraît en montrer bien plus sur l’état de ce pays que le film de son aîné, ne serait-ce qu’en s’intéressant à une jeunesse iranienne rebelle assez peu filmée (précisons au passage qu’à ma connaissance, ce film n’a toujours pas de distributeur en France).

Un autre film en compétition à Cannes, et qui sort ce mois-ci, a fait fureur là-bas : Sirât d’Oliver Laxe. Même s’il est très différent du film de Panahi, j’y vois une comparable manière de rester vague en jouant avec des question graves (la guerre, le terrorisme) au nom de l’ouverture allégorique, de la suggestion métaphorique. Même le désert marocain où a été tourné le film est maintenu dans une abstraction où des mines antipersonnel font office de truc de prestidigitateur, alors que l’on sait combien cette région du monde reste un lieu conflictuel. Le désert de Oui, entre Tel-Aviv et Gaza, est quant à lui chargé d’histoire, gorgé de sang, tremblant sous un feu bien réel et traversé avec effroi. Il en va de même pour les corps des personnages : ceux de Laxe restent soumis à leur dimension métaphorique, et ils sont même sacrifiés au nom de cela, alors qu’au contraire ceux de Lapid désamorcent par leur présence même tous les possibles discours théoriques, symboliques ou politiques auxquels on pourrait les réduire. On en revient à l’inusable précepte de Godard : « Ne pas faire des films politiques, mais faire politiquement des films. » Dans Un simple accident et Sirât, la dimension politique ou pseudo-spirituelle (le gloubiboulga new age de Laxe sur le dépassement de soi) est contenue dans le scénario, comme intention, programme, et ce calcul préalable inclut de ne pas relier tous les points pour laisser au spectateur de quoi y projeter ce qu’il veut, voire de planer (le côté « hypnotique » qui semble fasciner les admirateurs de Sirât, dont certains critiques de notre rédaction). Dans Oui, la dimension politique n’est qu’affaire de filmage et de dépense physique – à chaque plan on sent que tout s’est joué au tournage, sans filet.

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