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À Toulouse, retour aux pays natals

FESTIVAL. Du 21 au 30 mars, la 37ᵉ  édition de Cinélatino consacre un focus aux cinéastes issus des peuples originaires d’Amérique latine. L’infatigable travail d’une poignée de festivals, parmi lesquels Brésil en mouvements depuis 2005 en Île-de-France et le Ciné Alter’Natif à Nantes depuis 2009, nous ont permis d’accompagner un changement de paradigme majeur de ce siècle: la naissance et le déploiement d’un cinéma réalisé par des cinéastes autochtones, le plus souvent au sein de leurs communautés respectives. Ces films déjouent, vengeance historique, le piège ethnographique qui fit trop souvent des mal nommés «Indiens» des objets filmés. Ils investissent le cinéma comme une forme expressive, dans la continuité des cosmovisions ancestrales des peuples en question, déboussolant les repères des cinéphiles. La programmation « Regards et voix indigènes » conçue par le festival Cinélatino cette année s’approche de communautés autochtones situées au Mexique, au Chili, au Pérou, au Brésil et en Guyane française en huit longs métrages et une séance de courts. En traversant l’ensemble, un premier étonnement survient : comme l’espagnol et le portugais sont des idiomes lointains ! Dans Bajo sospecha : Zokunentu (2022), la voix de son réalisateur, Daniel Díaz Oyarzún, Mapuche chilien, ne manque pas de dire à ce sujet: « Aujourd’hui, la langue [le mapudungun, ndlr] est un chemin de reconstruction. Beaucoup d’entre nous n’ont nulle part où revenir, ni dans le temps, ni dans l’espace. Vivre une autre langue est la seule manière d’habiter cet immense dépouillement. » L’éloquence de la langue filmée vient ainsi susciter un territoire qui précède l’image. Elle soutient les liens communautaires au présent, tout en invitant à remonter les temporalités précoloniales. Les phonèmes imageants percent comme survivance indigène face au projet d’effacement sanguinaire mené au cours des processus de colonisation. Réhabiter la langue originelle, redonner un visage humain aux siens : ces deux mouvements vont de pair avec une clarté sagement colérique dans Bajo sospecha : Zokunentu. L’art du portrait filmé, dans la continuité des peintures de l’oncle du cinéaste, Bernardo Oyarzún, annihile la violence du délit de faciès dont les descendants de Mapuches sont encore les victimes, au cours de ratonnades policières ou par le racisme ordinaire. Deux titres de 2023 se centrent patiemment sur les élans d’une communauté : l’extraordinaire La Transformation de Canuto coréalisé par le cinéaste Mbyá Guarani Ariel Kuaray Ortega avec le réalisateur et anthropologue brésilien Ernesto de Carvalho (lire Cahiers nº 807) et Kinra de Marco Panatonic. Tourné presque intégralement en quechua, ce premier long métrage péruvien accompagne le déracinement d’Atoqcha, qui doit quitter son hameau montagneux pour suivre des études d’ingénierie dans la ville de Cuzco. Panatonic sculpte son film par un fort ancrage terrestre, exacerbé par des plans-séquences fixes qui honorent la durée des rituels. Ses personnages font sans cesse corps avec leur environnement, laissant émerger des bas-reliefs paysagers. S’il y a beauté du lieu, ce n’est pas par exaltation champêtre mais bien au nom d’un quotidien communautaire, dont la temporalité est guidée par les nuances saisonnières. Quand Atoqcha, récemment diplômé, décide de rentrer au village, se donne à entendre avec lui l’écho plus ample des horizons des cinémas autochtones d’Amérique latine : dans des sociétés empreintes de colonialité, la terre mère demeure le territoire d’avant, parlée en guarani ou aymara. Claire Allouche
par Claire Allouche
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Nicolás Guillén Landrían, à la barbe de Fidel

Du 15 au 24 mars, le festival toulousain Cinélatino met en lumière un documentariste virtuose, dont la reconnaissance en France est encore en germe. Cuba, début des années 1960 : une génération de cinéastes expérimente, dans le sillage de la révolution, des manières inédites de mettre en scène la réalité. Nicolás Guillén Landrían et ses pairs travaillent à partir d’un même médium, le noticiero, une forme d’actualité cinématographique qui circulait jusque dans les zones reculées du pays grâce à des cinémas itinérants. Les plus inventifs rapellent l’avant-garde soviétique des années 1920 : même expérimentation sur le montage, même visée éducative et propagandiste. Mais cette nouvelle vague de documentaristes, formée auprès de Joris Ivens notamment, s’abreuve d’abord à toutes les sources du cinéma moderne ; on tombe ainsi dans l’un des premiers noticieros du cinéaste, En un barrio viejo (1963), sur un extrait d’Umberto D de Vittorio De Sica, projeté dans un cinéma de quartier. En réalité, les films de Guillén Landrían font tache à l’intérieur de ce mouvement. Si on les compare à ceux, épiques et pamphlétaires, de Santiago Álvarez (patron des noticieros et castriste convaincu), on s’aperçoit que le « message », dans leur cas, tend le plus souvent à filer entre les doigts : les chocs formels n’y servent jamais une mise en ordre de la réalité. Chez ce neveu et homonyme du grand poète Nicolás Guillén, aucune grille de lecture, mais des idées fugaces qui enflent volontiers jusqu’au trop-plein. Son court métrage le plus célèbre, Coffea Arábiga (1968), sabote sauvagement le genre du film de vulgarisation scientifique en multipliant les effets de collage grinçants, de contrepoints musicaux, de décrochages absurdes. À la faveur d’un fondu enchaîné, des fleurs de caféier se superposent à la barbe de Fidel Castro : voilà le Líder Máximo changé en gourou hippie, sur fond des flûtes geignardes de « The Fool on the Hill » des Beatles. Exemple facile qui traduit mal, dans le cas de ce film, le vertige suscité par l’emboîtement des niveaux de discours, les frottements entre l’image et le texte. Même la satire ne va pas de soi. Son attitude d’électron libre vaudra tout de même au cinéaste d’être emprisonné pour « déviance idéologique » et maltraité dans un hôpital psychiatrique. Toute manifestation de la culture révolutionnaire passe donc au filtre de son regard de biais. Les grands événements bien sûr : voir Un festival (1963), qui traverse au pas de charge les cérémonies liées aux Jeux universitaires latino-américains, monte par-dessus la jambe un best of d’épreuves sportives, puis s’échoue sur un entretien avec un jeune homme triste, évoquant la répression subie par ses compatriotes vénézuéliens. Mais aussi le quotidien : dans ses premiers films, le tourbillon de la vie publique se trouve régulièrement stoppé par des accès de solitude, des instants non consacrés à l’effort communautaire. Même les séquences de liesse et de danse, qu’il affectionne, glissent souvent vers de petites fictions intimes et mélancoliques, uniquement suscitées par des regards caméra furtifs ou par une suite de plans soudain plus composés (une femme seule chez elle dans Los del baile, 1965, une autre surveillée par son mari dans Ociel del Toa, 1965). Les documentaristes actuels gagneraient à puiser dans son art de la recomposition intense et sans prudence de la réalité. Élie Raufaste
par Élie Raufaste
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Mémoires de feu à Cinélatino

La cinéaste mexicano-salvadorienne Tatiana Huezo était l’invitée d’honneur de ces 35es Rencontres de Toulouse. Son premier long métrage, El lugar más pequeño (2011), dévoilait une inquiétude du cinéma latino-américain contemporain : raviver depuis le présent la flamme mémorielle de communautés marginalisées. C’est l’absence permanente de synchronisation entre images et sons qui y manifeste l’impossible cicatrisation historique du Salvador : d’un côté, les récits des villageois de la Cinquera ayant subi de plein fouet la guerre civile ; de l’autre, une image cueillant avec fébrilité les détails d’une vie à nouveau vivable. Rejouer le destin de Carapirú, indigène awá-guajá, pour déjouer le manque de traces du massacre des siens : tel est le dessein de l’extraordinaire Serras da desordem (2006) d’Andrea Tonacci, montré dans le focus « Brésil, cinéma et politique ». Dans une oscillation entre couleur et noir et blanc, le film brouille les frontières entre réminiscence du passé et expérience du présent. Carapirú habite la reconstitution comme forme de résistance historique à deux titres : contre les génocides répétés des peuples autochtones et à la faveur d’un legs des cultures indigènes. Face au quasi-mutisme de Carapirú, ce sont les feux partagés avec sa communauté qui portent le secret des siècles passés. « Comment sera le futur pour un pays qui n’a jamais connu la paix ? », interroge la voix de Theo Montoya dans son premier long métrage, Anhell69, sous les traits d’un cadavre qui sillonne l’obscurité de Medellín. Prix SFCC de la critique pour la compétition fiction, ce film dialogue aussi avec le focus dédié au cinéma colombien contemporain. Au fil de témoignages crus d’amis gays âgés d’une vingtaine d’années, Anhell69 semble d’abord le dépositaire du désespoir de cette génération, consumée par la violence étatique et sociale. Face à la chape de plomb de cet omniprésent « no futuro », le film de Montoya cherche le salut du côté de la fiction. Dans la veine des appunti pasoliniens, le cinéaste remue les cendres du présent pour que jaillissent les lueurs d’un film à venir : une dystopie où la spectrophilie, attirance pour les fantômes, est réprimée par l’armée. Une brûlante étreinte des disparus comme forme de résistance. Claire Allouche Article à retrouver dans le n° : 798 Page : 79
par Claire Allouche

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