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Albertina Carri : que peut un corps ?

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Albertina Carri : que peut un corps ?

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Publié le 8 mai 2025 par Ariel Schweitzer

ENTRETIEN. Invitée du festival Cinélatino à Toulouse (21-30 mars), qui lui a consacré une rétrospective, la cinéaste Albertina Carri construit depuis plus de vingt ans une filmographie qui se détache dans le cinéma argentin par son profond engagement.

 

TRAUMA

« Mes parents ont été assassinés en 1977 par des agents de la dictature argentine. Je n’avais que 4 ans. C’est un fait structurant de ma vie, même si, à mes débuts, j’ai essayé de m’en éloigner car il s’agit d’un traumatisme. Ils étaient tous deux des intellectuels de gauche et activistes politiques. Leur absence m’accompagne intimement dans mon quotidien, dans mes engagements politiques et dans ma pratique artistique. J’ai déjà consacré deux documentaires, Los Rubios (2003) et Cuatreros (2016) à l’analyse du militantisme politique de la génération de mes parents, et je compte revenir sur ce thème dans le futur. »

PREMIERS MODÈLES

« J’ai grandi à la campagne, près de la nature et des animaux. Il n’y avait pas de salle de cinéma, mais il y avait en revanche beaucoup de livres. Ma première formation est donc littéraire, et la littérature demeure encore ma grande passion. Quand j’ai découvert le cinéma durant mes études universitaires, j’ai naturellement envisagé ce médium comme une nouvelle manière d’écrire, c’est-à-dire comme un moyen d’expression très personnel. J’ai alors découvert les films de Buñuel, et j’ai été immédiatement séduite par leur dimension “amorale” et leur vision perturbante de la bourgeoisie. Après sont venus les grands cinéastes modernes italiens : Antonioni, Visconti et Pasolini, qui comptent encore énormément pour moi. »

GENRES

« Je m’intéresse beaucoup aux formes cinématographiques ou télévisuelles dominantes, qui sont l’expression des modes de pensée hégémoniques. Dès mon film Gémeaux (2005), variation sur la télénovela latino-américaine, j’ai commencé à m’intéresser au potentiel subversif des genres populaires. Dans Las hijas del fuego (2018), ainsi que dans mon dernier film, ¡Caigan las rosas blancas! (2025), c’est l’univers du porno et son imaginaire que j’explore. Le but est toujours de politiser le genre, que ce soit au niveau des rapports de classes, des genres ou de la sexualité, afin de le transformer en outil de réflexion critique. »

CORPS

« Je pense toujours à la formule de Spinoza : Que peut un corps ? J’envisage la présence du corps dans mes films à travers la notion d’extractivisme – la manière dont le corps est formé, conditionné, exploité dans un système de domination économique, en l’occurrence le capitalisme. Je m’intéresse aussi beaucoup aux corps invisibles, ceux que l’on n’a pas l’habitude de voir dans le système de représentation dominant – ces corps “trop gros” ou “pas assez beaux” que je place souvent au centre de mes films, y compris dans mes “pornos”, et qui deviennent effectivement des sujets politiques. »

RÉFLEXIVITÉ

« Dans une époque marquée par l’extension d’univers visuels et de champs de représentation, à l’heure où des images “réelles” sont produites par des intelligences artificielles, il me semble essentiel d’intégrer cette nouvelle réalité dans un champ critique. C’est la raison pour laquelle pratiquement tous mes films contiennent cette dimension réflexive, au niveau de l’analyse des codes de genre ou des moyens de production. »

CINÉASTE QUEER

« J’ai un peu de mal avec cette manière d’enfermer les gens dans des catégories préétablies, comme dans des catalogues. Mais j’assume cette définition car, dans un pays aussi patriarcal, machiste et violent que l’Argentine, elle est nécessaire. »

LA CRISE

« Le séisme en Argentine est généralisé et brutal. Ce n’est pas seulement le cinéma qui est menacé, mais des domaines industriels fondamentaux comme la métallurgie. Bien que j’évolue en marge des courants dominants, je fais partie de ce “nouveau cinéma argentin” qui, en vingt ans, a réussi à s’imposer sur le plan national et international. Cette génération est dans le viseur du nouveau gouvernement, qui l’accuse d’avoir détruit le cinéma national, ce qui est absolument faux. Comme mon dernier film a été produit avant l’arrivée de Milei au pouvoir, je ne peux pas encore mesurer l’impact de cette attaque sur mon travail, mais je crains le pire. Il faut dire aussi qu’on est nombreux à résister, et on ne compte pas baisser les bras. »

 

Propos recueillis par Ariel Schweitzer à Toulouse, le 28 mars.

Interprète : Julie Amiot-Guillouet

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