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Claudia von Alemann, féminisme en famille
Du 22 au 31 mars, le festival Cinéma du Réel organise, à la suite de la Deutsche Kinemathek, une rétrospective de l’œuvre de Claudia von Alemann en sa présence.
Travaux expérimentaux, films documentaires et de fiction… En cinquante ans de cinéma, la réalisatrice féministe Claudia von Alemann aura placé l’amitié au cœur de l’engagement politique. En 1966, alors élève d’Alexander Kluge et d’Edgar Reitz à l’École d’Ulm, elle réalise un premier film de cinq minutes, Einfach, dans lequel elle convoque une bestiole cinématographique bien connue : le personnage burlesque. Le sien casse, fait tomber des objets, se confronte à l’adversité du monde comme les autres somnambules du muet. Mais celui-ci est une femme, et joue des coudes dans l’univers du slapstick resté très masculin. Le programme, adossé à ces figures d’êtres maladroits, secrètement animés par une éternelle quête informulée, est déjà esquissé : les films de Claudia von Alemann, jusqu’à son plus récent réalisé en 2016 (La Femme à la caméra – Portrait de la photographe Abisag Tüllmann), feront retour sur leur propre médium, et exploreront les moyens qu’il offre pour aménager une place aux femmes, à leurs désirs, à leurs revendications et à leur corps, au-delà du seul enregistrement documentaire de leurs témoignages.
Jeune diplômée, l’une des premières dans la RFA de l’époque à avoir reçu une formation spécifique de cinéaste, Alemann est retenue à Paris en mai 1968. Participant aux États généraux du cinéma, elle réalise Ce n’est qu’un début, continuons le combat, dans lequel étudiants, ouvriers et cinéastes (parmi lesquels Jean-Luc Godard) débattent, à l’issue de projections clandestines de films tournés au cœur de la lutte, du pouvoir contre-informatif du cinéma. Par la suite, la réalisatrice continue d’inscrire son travail dans la vie politique des années 1970, lorsqu’elle filme les cofondateurs du Black Panther Party en exil dans Kathleen et Eldrigde Cleaver à Alger (1970), recueille les témoignages d’ouvrières métallurgistes dans …Ce qui importe, c’est de le transformer (1972), ou s’intéresse au rôle joué par les femmes dans la guerre du Vietnam avec Par leurs propres moyens – Femmes au Vietnam (1971).
Mais le cinéma de Claudia von Alemann est surtout fait de portraits diffractés, peuplé de figures féminines engagées comme Germaine Greer, Ariane Mnouchkine, et surtout les pionnières du féminisme : Flora Tristan en France, Louise Otto-Peters, Louise Aston, Kathinka Zitz-Halein et Mathilde Franziska Anneke en Allemagne. Ces dernières ne sont pas représentées comme des héroïnes historiques dont on chercherait les traces objectives, mais comme des alliées oubliées que l’on invoque. Dans Le Voyage à Lyon (1981), sa première fiction, Alemann fait le portrait d’une jeune femme partie sur les pas de l’autrice, en 1844, d’Union ouvrière : Elisabeth ne dégotte aucune archive, mais enregistre des bruits que Flora Tristan aurait elle aussi pu entendre un siècle auparavant, manière intuitive de faire de l’histoire, plus imaginative que celle des universitaires mâles auxquels elle se confronte. Dans Le siècle prochain nous appartiendra (1987), diffusé à la télévision, une femme des années 1980, cheveux courts et long anorak kaki, voyage jusqu’aux salons des féministes allemandes du siècle romantique, dont les textes sont lus par des actrices en costume dans des décors peints, des cocons factices où les voix sont libres de s’entremêler. Elle reste immobile, mutique et douce aux côtés de celles qui revendiquent leur indépendance, échange parfois avec elles un regard complice. Version féminine du Bruno Ganz des Ailes du désir sorti la même année, dont elle partage l’attitude bienveillante et le pouvoir de susciter la parole, elle est la figure errante d’une sororité universelle. En 1988, dans Nuits claires, Alemann déclare : « Je fais du cinéma parce que j’aime bien le sentiment d’être en famille. » Documentaires et fictions se nourrissent ainsi d’amours et d’admiration, la réalisatrice s’entourant d’amies (Nuits claires, La Femme à la caméra), de sa mère et de sa fille (Ombres de la mémoire, 2000) ou de figures tutélaires (Le Voyage à Lyon, Le siècle prochain nous appartiendra). Or qui dit famille dit certes intimité, mais aussi lignée et longue descendance : les femmes de Claudia von Alemann sont d’une certaine façon à la recherche d’un passé digne, qu’un ange, un fantôme ou une cinéaste leur octroie.
Mathilde Grasset

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Nyon, à visages humains
FESTIVAL. Avec plus de 150 films montrés, Visions du réel, dont la 54e édition s’est tenue fin avril, demeure un centre majeur de défrichage de la création documentaire.
Pendant que de nombreux cinéastes venus des quatre coins du monde « pitchent » leurs projets auprès de professionnels de l’industrie, Lucrecia Martel, invitée d’honneur, répond aux questions du public dans une salle archi-comble. À quoi ressemblent ses scénarios pour solliciter des financements ? Après un soupir, suivi d’un sourire, Martel déclare : « C’est une torture ! C’est de la démence, penser qu’il n’y a qu’un seul système narratif, un conflit et un arc dramatique, pour raconter l’expérience humaine. Quand vous sortirez, faites ce jeu : écrivez ce qui vous traverse l’esprit, sans protagoniste et sans conflit. Des choses extraordinaires sont apparues chaque fois que je l’ai fait dans des ateliers. » Libérés d’un pitch asservissant et d’un personnage vampirisant : c’est sous ces auspices que les films les plus aventureux de cette édition travaillaient les éclats du réel. En accordant le Grand Prix aux deux premiers volets de While the Green Grass Grows de Peter Mettler, journal filmé inachevé à ce jour, c’est l’imprévisibilité du temps biologique que le jury a mise en lumière. Tandis que le cinéaste accompagne successivement ses parents dans leurs derniers jours, le film se laisse traverser par de miraculeux surgissements, manifestations de la nature et rencontres révélatrices.
Des premiers films donnaient eux aussi l’heureuse sensation de se fabriquer sous nos yeux, tout en questionnant l’évidence de la figuration humaine : le moyen métrage En attendant les robots du Belge Natan Castay et Para no olvidar, premier long métrage de la Suisso-Uruguayuenne Laura Gabay. Par l’entremise d’un personnage fictif, rémunéré un centime à chaque tête floutée sur Google Street View, Castay ne se contente pas de critiquer l’esclavage 2.0 d’Amazon Mechanical Turk, il donne un visage à ceux qui en effacent. Para no olvidar mobilise presque exclusivement des archives du père de la cinéaste, récemment décédé, datant du début de son exil, lorsqu’il quitta l’Uruguay dictatorial pour la Suisse. Cette correspondance entre les images en Super 8 d’un Uruguay idyllique et des cassettes audio envoyées par la famille restée au pays ne force jamais le sens. Respectueux des silences et des non-dits, c’est entre les lignes qu’elle déploie sereinement sa puissance politique, depuis le présent.
Claire Allouche
Article à retrouver dans le n° : 799
Page : 71
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