Actualités/

Protocoles du réel

© Cahiers du Cinéma

Protocoles du réel

ActualitésCritiqueFestival Cinéma du Réel

Publié le 6 mai 2025 par Élodie Tamayo

FESTIVAL. Si la 47ᵉ édition de Cinéma du réel, qui s’est tenue du 22 au 29 mars, se déroulait pour la première fois hors du Centre Pompidou, la compétition (37 titres sur une centaine au programme) continuait de donner une place conséquente à des gestes frayant avec l’art contemporain.

Le Centre Pompidou étant fermé pour travaux, Cinéma du réel se tenait cette année dans plusieurs salles du Quartier latin. Or la sortie de l’institution soulignait, par contraste, la culture muséale de la manifestation. La compétition comptait près d’un tiers de films d’artistes travaillant au seuil du cinéma, de l’exposition et de l’installation. Le programme – international et intergénérationnel (la jeune garde y côtoie des figures installées) – couvrait bien des formes plurielles, tant en matière de format (court et long), que de support (argentique et numérique) et d’approches (film de voyage, portrait, autofiction, etc.). La provenance socioculturelle des cinéastes se révélait plus homogène : issus d’écoles d’art internationales, de grandes universités telles que Columbia, Duke et Harvard, ou représentés par de prestigieuses institutions comme le MoMA. De cette ligne éditoriale se dégagent en particulier des films à dispositif dont il s’agit d’interroger les méthodes, entre risque du vase clos et création de vases communicants.

Certains films proposaient de mettre en boîte le réel au sein d’un diagramme formel plus ou moins strict. Ces projets abstraient le réel en une somme d’objets à manipuler et agencer, à la manière dont les sciences expérimentales reproduisent des univers depuis leur laboratoire pour tester hypothèses et paramètres. Little Boy, du vétéran de l’avant-garde James Benning, repose sur un principe de miniaturisation de l’espace et du temps, au gré d’une frise de type « avant/après ; cause/conséquence ». Avant : une succession de mains (jeunes puis vieillissantes) peignent des maquettes de modélisme ferroviaire sur des chansons populaires. Après : chaque miniature finie est exposée en plan fixe sur un extrait de discours politique (d’Eisenhower à Clinton). Ce protocole jalonne l’histoire du pays et l’existence du cinéaste. Peu coercitif, le montage joue entre des éléments aux liens peu explicités, aux échos plus ou moins perceptibles. L’absence de clefs pour lire ce faisceau d’indices culturels s’avère pourtant frustrante. Evidence de Lee Anne Schmitt propose un dispositif plus didactique pour brosser le paysage idéologique des États-Unis. Fille d’un employé de l’Olin Corporation, elle documente l’impact de cette entreprise de produits chimiques et de munitions. Sur sa table de travail s’accumulent les pièces à conviction : objets, livres, lieux. Autant de traces de la pollution matérielle et immatérielle générée par cette industrie qui a dissimulé ses méfaits environnementaux, mais aussi financé des réseaux néoconservateurs durant des décennies. Sans hiérarchiser entre archives privées et publiques, la réalisatrice interroge la résonnance entre ces superstructures politiques et les schèmes intimes, entre distance et engagement à la première personne. On regrette toutefois le caractère itératif du montage et sa voix off monocorde qui donne à ce film-essai des accents de cours magistral.

D’autres oeuvres cherchaient à confronter leur programme à plus d’aléas, en le frottant aux dissonances du collectif et au « facteur humain ». Ainsi de deux films qui éprouvent la plasticité de leur matériau initial, à partir des figures de Médée et de Don Quichotte. Recherche Médée de Mathilde Girard (psychanalyste, cinéaste et écrivaine, collaboratrice de Pierre Creton) soumet le texte d’Heiner Müller, Médée- Matériau, à un réseau de proches. Ce protocole de lecture sert de maillage pour tisser leurs sensibilités face au personnage de Médée et rendre compte des mutations actuelles du désir et des modèles familiaux (dans le couple ou en dehors, avec ou sans enfant, selon un prisme féministe ou queer). Dans l’étau d’un format 4/3, l’entre-soi glisse vers l’entrée en soi, pour tenter des modes d’adresse et d’énonciation capables de faire entendre ces voix, avec leur violence et leur douceur.

Stimulant documentaire picaresque, Je suis la nuit en plein midi de Gaspard Hirschi transporte Don Quichotte (Manolo Baez, performeur équestre et hommecentaure), affublé d’un Sancho Panza à scooter tuné (Daniel Saïd) dans Marseille. Au fil de son errance, le film documente l’effet de son propre protocole. La réaction des populations ou des forces de l’ordre raconte un certain rapport à l’urbain, aux frontières, aux clôtures. Les lieux habituellement inaccessibles de la ville – des ensembles résidentiels sécurisés aux quartiers nord – s’entrouvrent par la fiction, suscitant des interactions tour à tour épiques (Don Quichotte combattant des pelleteuses), cocasses, tendres ou tendues. En retour, le chevalier solitaire, cette forteresse impénétrable à la psyché solipsiste, se cogne au réel, l’interpelle et le somme de lui livrer des clefs de notre présent.

Élodie Tamayo

Partager cet article

Anciens Numéros