
Maryam Tafakory : Remonter le voile
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Publié le 6 mai 2025 par
ENTRETIEN. Lors de la 44ᵉ édition de Cinéma du réel, l’artiste visuelle iranienne Maryam Tafakory présentait une performance et accompagnait pour la première fois en France son oeuvre, composée à ce jour d’une dizaine de courts métrages et d’installations, qui élargissent le territoire du film-essai conjugué au féminin.
D’un plan à l’autre, différents rideaux, tous d’un blanc transparent, s’agitent au gré du vent. Le dernier à apparaître se fait sèchement tirer en jump cut par une femme entièrement voilée. Il suffit qu’un mot, « nu », se loge au coeur de l’image, tapuscrit en anglais et en farsi, pour que les plis du tissu domestique sèment une impatience sensuelle. Ce bref moment de Nazarbazi (2022), collage de Maryam Tafakory à partir de films iraniens produits entre 1980 et 2010, cristallise ce qui anime son travail. Depuis la réalisation de I Have Sinned a Rapturous Sin (2017), Tafakory remonte l’histoire du cinéma iranien par ses manques à l’image. Elle s’intéresse aux manières dont la censure a conditionné la mise en scène après la révolution islamique, alliant « interdictions tacites » et « formes dissimulées d’effacement systématique ». Elle confie volontiers : « Mon lien avec ces archives est empreint d’émotions contradictoires. C’est comme si j’étais dans une relation avec un amant qui m’a blessée à plusieurs reprises, mais que je ne parviens toujours pas à quitter. Ce sont des films avec lesquels j’ai grandi, dont je suis tombée amoureuse et qui m’ont trahie. Lorsque j’ai commencé à travailler avec ces archives, j’ai ressenti un malaise, non seulement envers la spectatrice que j’étais, mais aussi envers une génération façonnée par ces films. »
En une poignée de courts métrages, Tafakory met en oeuvre une fascinante poétique de dévoilement des tensions sociales et sexuelles dans le cinéma iranien, par des gestes de recouvrement. Le premier d’entre eux consiste à imprimer des bribes de texte au milieu de l’écran. Les mots de Tafakory, qui « commence chaque projet par l’écriture », se mêlent à ceux de ses maîtres à penser, parmi lesquels Forough Farrokhzad et Jacques Derrida. « Je ne veux pas qu’une voix extérieure raconte ces histoires. Je veux que le texte se fonde dans les images. Que les images qui ont été censurées “avouent” les histoires qu’elles ont niées et les réalités qu’elles ont déformées. Comment parler de ce qui ne peut pas être vu lorsque l’acte de parler constitue lui-même une prise de risque ? »
« Quand nos yeux touchent / est-ce le jour ou est-ce la nuit ? », questionne un rare intertitre dans Nazarbazi, coupant court au mouvement d’une femme dont les mains en gros plan cherchent à atteindre celles d’un homme. Remonter pour dévoiler et pour rapprocher : face à l’interdit étatique de filmer le toucher, le montage devient chez Tafakory une littérale reprise en main des gestes empêchés. Dans Mast-Del (présenté à la Quinzaine des cinéastes en 2023), l’expression du désir féminin est explorée au plus près de la peau de corps solarisés, tandis que le son du vent oriente les tâtonnements, souffle sourd qui déréalise l’érotisme. Razeh-Del (2024) complexifie la portée d’une voix intérieure en la dédoublant : deux écolières s’échangent des lettres pour concevoir des films impossibles, et avec leurs mots qui se relaient à l’écran, c’est un plus vaste élan de correspondances qui se met en place. Femmes voilées en miroir, multiplication de surimpressions : loin d’opacifier la surface de l’image, ces effets font jaillir des histoires féminines enfouies. Plutôt qu’une révision du cinéma iranien, Maryam Tafakory opère une « sur-vision » : avec les voix susurrées par son clavier, elle arrache les pages silenciées d’une histoire clandestine du cinéma. « Il y a des choses que je veux que les spectateurs voient et d’autres qui ne peuvent pas être vues, mais qui peuvent être ressenties et apprises. Ce qui a été laissé de côté est présent dans chaque image. Les traces sont partout si nos yeux apprennent à les voir. »
Claire Allouche
Propos recueillis par courriel, le 10 avril.
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