Actualités/

Borzage, l’heur suprême

L’Heure suprême de Frank Borzage (1927).

Borzage, l’heur suprême

Actualités

Publié le 18 septembre 2025 par Charlotte Garson

RÉTROSPECTIVE. Rendre à l’amour sa grandeur, make love great again : c’est ce que Frank Borzage s’est employé à faire avec douceur et obstination pendant quarante-huit ans. La Fondation Jérôme Seydoux-Pathé (Paris) projette trente de ses cent trois films, dont deux immenses mélodrames muets dans des versions récemment restaurées par le MoMA.

Est-ce parce qu’il est entré dans le cinéma en tant qu’acteur, après les théâtres itinérants de son adolescence, que Frank Borzage est rarement cité parmi les grands cinéastes hollywoodiens classiques ? Connu pour la douceur de sa direction, il était adoré de ceux qu’il a fait tourner. Deux westerns courts de la rétrospective le montrent acteur dans les premiers films comme qu’il a lui-même signés : « pèlerin » du Pilgrim (1916), il trouve du travail dans un ranch mais boude le dortoir pour camper dehors, son âne dans les bras ; riche héritier en rupture de ban et porté sur la bouteille dans Nugget Jim’s Pardner la même année, il tombe amoureux de la fille de l’orpailleur qui l’embauche mais se voit bientôt rappeler dans l’Est par son père. Entre le chercheur d’or, sa fille et lui, le montage orchestre une triangulation des regards d’une durée inédite, comme si Borzage, dès ses débuts, posait sa définition intuitive du cinéma : un art dans lequel la caméra mesure la distance entre deux êtres et son coût émotionnel. Quand ce ne sont pas de tels raccords-regards qui diffèrent le moment de la séparation, c’est un personnage de dos qui s’éloigne de l’aimé(e) : lui encore, campé sur la plateforme du train à la fin de Nugget Jim’s Pardner, ou bien, vingt-cinq ans plus tard, la mère qui, du train, voit sa fille emmenée par les nazis dans La Tempête qui tue.

Savoir partir et laisser partir se révèle parfois la clef d’une union retrouvée, mais pour qu’elle ait lieu, il faut faire l’image, comme dirait Beckett. Jamais moralistes, les mélodrames de Borzage font du cadre le responsable de cette cristallisation souvent chargée d’érotisme (Mary Duncan s’étendant nue devant l’aventurier vierge de La Femme au corbeau, 1929). Les amants n’ont d’avenir que s’ils gravent cette vision dans leur regard et acceptent qu’elle sera peut-être la dernière. Dans L’Heure suprême (1927), quand Chico (Charles Farrell) part à la guerre, il ne sait pas encore qu’il y perdra la vue, mais sur le seuil de la porte, de dos en amorce, il dit à sa fiancée : « Ne bouge pas, reste exactement là. Je veux remplir mes yeux de toi. »

Les films que Borzage tourne à la Fox avec le couple d’acteurs de L’Aurore de Murnau, Charles Farrell et Janet Gaynor, sont de fait ses chefs-d’œuvre. Un intéressant documentaire de l’historienne du cinéma Janet Bergstrom, montré en sa présence ce 19 septembre, évoque l’« héritage expressionniste » commun aux deux cinéastes. L’Heure suprême, ouvert dans les égouts de Paris où travaille Chico, chemine de séquence en séquence vers son loft qui surplombe la ville. Si ce mouvement ascensionnel est devenu la marque de fabrique de Borzage, il a trop souvent été pris pour une transcendance spiritualiste. Or Borzage est un esthète du concret : qu’il situe ses films à Paris, à Naples (L’Ange de la rue, 1928) ou au fin fond de l’Amérique rurale, la puissance du sentiment s’y arrime aux lieux et même aux objets. Dans le bouleversant L’Isolé (1929), Farrell, invalide de guerre en fauteuil roulant qui passe son temps à réparer les objets cassés, s’aper- cevra que la jeune paysanne qui lui rend visite régulièrement le « répare » lui aussi. Le matérialisme de Borzage le fait sensément passer par la Columbia pendant la Grande Dépression, et Ceux de la zone (1933) se situe à mi-chemin entre l’obsession chaplinienne de la faim (comment cuisiner sans four dans un bidonville new-yorkais ?) et le cynisme surmonté d’un Capra. Spencer Tracy y déambule en haut de forme sur la 5ᵉ Avenue, un plastron lumineux d’homme-sandwich clignotant sur le torse pour une marque de café – autant dire, l’incarnation du cinéma qui vient, prêt à se vendre mais déterminé à continuer à marcher, la tête haute et l’amour à son bras.

Charlotte Garson

Du 3 septembre au 7 octobre, Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, Paris. www.fondation-jeromeseydoux-pathe.com

Partager cet article

Anciens Numéros