
Les solitaires de Judit Elek à La Rochelle
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Publié le 15 septembre 2025 par
FESTIVAL. Redécouverts début juillet au Fema La Rochelle, les premiers films de la Hongroise Judit Elek sortent en salles dans la foulée, avant une rétrospective organisée par la Cinémathèque du documentaire BPI au Forum des images à Paris (du 17 septembre au 23 novembre) puis d’une intégrale en DVD.
Pour qui se faufilait entre les grandes rétrospectives du Fema (Christian Petzold, Barbara Stanwyck, Claude Chabrol) – tristement amputé d’un jour à cause d’une baisse des subventions départementales –, il était possible de découvrir trois films de Judit Elek, figure méconnue du cinéma hongrois moderne. Deux courts métrages, Rencontre (1963) et Où finit la vie ? (1967), datent de ses débuts au Studio Béla Balázs, lieu d’émulation artistique et de relative liberté politique par rapport à la production officielle, où Elek fut la première à mélanger fiction et documentaire, en s’inspirant des techniques du cinéma direct. Dans le premier, elle s’appuie sur des non-professionnels (un ami écrivain et une infirmière) pour imaginer un rendez-vous galant dans les rues de Budapest, la contrainte de l’improvisation nourrissant l’impression d’une vraie première discussion, rigide, pleine de petits ratages. Les célibataires livrent un état des lieux de leur vie sentimentale, puis retournent à leur « tourbillon de solitude », une formule de l’homme qui pourrait servir de sous-titre à la rétrospective, tant le thème paraît insistant chez la cinéaste. Dans le second, se succèdent (dans un ordre qui les rend plus tolérables) un départ à la retraite synonyme de mort sociale et les débuts d’un adolescent comme apprenti dans une usine, deux portraits réconciliant sociologie et empathie, étude de cas et gravité existentielle.
À côté de ces trames prélevées à même le réel, la dignité mélancolique de l’héroïne de La Dame de Constantinople (1969), une femme âgée poussée à troquer son appartement spacieux, peut sembler un peu plus affectée. On pense à une Nouvelle Vague alternative, qui aurait filmé le grand âge plutôt que la jeunesse. Autour de son héroïne, Elek retrouve le hasard grâce à la foule, d’abord dans une véritable « foire au logement », puis lors d’une fête imprévue où le salon est envahi par un flot de visiteurs qui entrent là comme dans un moulin. Dans une capitale en manque de logements, les idéaux communistes ne peuvent pas faire long feu : l’accumulation de plans-séquences remplis à ras bord de figurants reflète une fatigue aussi sociale que physique.
Les photographies, bibelots et souvenirs de la « dame », qui tapissent les murs, annoncent un autre volet de l’œuvre, celui de la mémoire nationale, de ses déficits comme de ses trop- pleins. Pour le premier versant, on attend le cycle organisé par la Cinémathèque du documentaire de la BPI, qui permettra de découvrir, outre un récit autobiographique (L’Éveil, 1994), les documentaires plus tardifs que cette rescapée du ghetto de Budapest a consacrés aux Juifs de son pays. Le second s’incarnait déjà dans les fictions sorties cet été, à l’échelle de couples ou de familles englués dans un quotidien sans horizon. Dans l’envoûtant Peut-être demain (1979), deux amants tentent de sauver leur relation boiteuse, bientôt submergés par une cohorte de personnages secondaires sur lesquels la caméra s’attarde à égalité, dans une campagne décrépite. Les maisons de Judit Elek sont malades, ce que confirme La Fête de Maria (1984), où un décor en apparence plus luxueux sert, le temps d’une villégiature à la Tchekhov, à faire du XIXᵉ siècle le miroir du présent : « C’est ridicule de confondre son propre agacement avec l’émotion de la nation », y lance-t-on au cours d’un repas. Parions que cette confusion est au contraire savamment entretenue par la réalisatrice, habile à dissimuler l’esprit du temps sous une mélancolie un brin surannée.
Élie Raufaste
Anciens Numéros