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La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania : La conjuration des larmes

La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025)

La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania : La conjuration des larmes

ActualitésCritique

Publié le 26 novembre 2025 par Romain Lefebvre

Avant la voix de Hind Rajab, c’est celle de sa cousine qu’entend Omar (Motaz Malhees), depuis le centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien. Choqué par la mort de la jeune femme survenue à l’autre bout du fil, il reçoit une silhouette noire à accrocher à son bureau, dans l’attente de pouvoir identifier la défunte et d’ajouter son portrait à un tableau recouvert des photos d’autres personnes tuées pendant un appel.

Contre la déshumanisation du traitement médiatique, Kaouther Ben Hania met d’emblée en scène l’importance de poser des voix et des visages sur les morts de Gaza. Le point de vue est également situé : ce ne sera pas celui, insoutenable, de la victime, mais celui des secours qui reçoivent la souffrance de l’autre à distance, depuis leurs bureaux en Cisjordanie.

Pour composer avec cette distance, le film opère la suture entre l’enregistrement documentaire de la voix de Hind Rajab et la reconstitution fictionnelle. Il surimprime ici la courbe sonore et un personnage, laisse là une moitié d’écran noire s’emplir de paroles tandis que l’autre moitié montre l’écoute. Dans ce partage audio/visuel, la victime reste invisible et le visage mis sur sa voix est d’abord celui des acteurs. Animés de compassion et de colère (jusqu’aux larmes et au nez qui coule), ils aimantent l’identification du spectateur. Le huis clos de La Voix de Hind Rajab n’est pas minimaliste. Changements de mise au point brutales, jeu avec les reflets des parois vitrées, Ben Hania multiplie les effets pour imprimer un battement à l’image et mettre en scène les dynamiques relationnelles au sein de l’équipe du Croissant-Rouge (chacun atteindra un point de crise).

Au terme d’une dispute entre Omar et Mahdi (Amer Hlehel), coordinateur des secours, leur collègue Rana (Saja Kilani) plaque la photo de Hind Rajab sur une vitre pour leur redonner le sens des priorités. Or le film mérite lui-même ce type de rappel. S’emparant d’un document aussi délicat que la voix d’une petite fille morte, le film aurait pu y trouver un garde-fou éthique : il choisit plutôt de convertir l’impuissance réelle en efficacité dramatique, et utilise l’aura de l’enfant comme un blanc-seing. Loin d’ébrécher la fiction par l’incursion du réel, Ben Hania convoque l’archive pour certifier conforme la reconstitution quand elle dédouble la voix de la véritable Rana en la superposant quelques secondes à celle de l’actrice qui l’interprète, ou quand une main brandit au premier plan un téléphone portable qui diffuse la vidéo d’origine, modèle d’une scène qui se déroule au second plan.

La Voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania (2025).

de Kaouther Ben Hania (2025).

Dans cette mise en scène qui porte l’attention sur la performance filmique plus que sur la situation, le semblant de réflexivité n’ouvre à aucune distanciation mais scelle l’appartenance du film à un régime de représentation réaliste dont l’ambition première est de coller au référent, en se prévalant de faits réels. En jouant l’ascenseur émotionnel, le suivi du parcours de l’ambulance pousse ainsi le malaise à son comble, faisant revivre au présent de la fiction un événement dont le spectateur connaît par avance la fin tragique.

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Dans la bataille des imaginaires, parce qu’il mobilise autour d’une voix palestinienne les moyens de la fiction, La Voix de Hind Rajab peut être perçu comme un contrepoint attendu aux films partageant la conscience troublée des soldats et citoyens israéliens. Ce binarisme ne tient qu’à condition de ne pas considérer la façon dont les récits, en cadrant les souffrances, déterminent des façons de se sentir concernés. Entre la figure de la victime et l’impuissance des secours, le film sollicite essentiellement une capacité à être affecté, imbibé d’une croyance au cinéma comme vecteur d’empathie. Dommage que cela signifie envisager la voix d’une fillette de 6 ans comme une matière première dont faire jaillir par l’ingénierie du thriller psychologique les larmes d’un public en position d’en retirer un exorbitant bénéfice moral : s’identifier avec des secouristes palestiniens et, dans la communion des pleurs et des applaudissements, se rassurer sur son appartenance à une humanité commune.

Romain Lefebvre

LA VOIX DE HIND RAJAB (SAWT AL-HIND RAJAB)
Tunisie, France, 2025
Réalisation, scénario : Kaouther Ben Hania
Image : Juan Sarmiento G.
Montage : Qutaiba Barhamji, Maxime Mathis, Kaouther Ben Hania
Montage son : Elias Boughedir
Musique : Amine Bouhafa
Interprétation : Motaz Malhees, Saja Kilani, Amer Hlehel, Clara Khoury
Production : Tanit Films, Mime Films, JW Films, RaeFilm Studios
Distribution : Jour2fête
Durée : 1h29
Sortie : 26 novembre

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