
Cinéma pakistanais : fauché mais vivant
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Publié le 18 septembre 2025 par
REPORTAGE. Porté par des réalisateurs passionnés et engagés, le cinéma indépendant pakistanais cherche à faire entendre sa voix. Mais face à l’absence de financements et d’infrastructures, ces films comptent essentiellement sur des initiatives individuelles et privées pour exister.
C’est un signal fort pour le cinéma indépendant pakistanais. Pour la première fois, un court métrage pakistanais, Karmash, une errance hallucinée en noir et blanc du dernier héritier de sa tribu dans une ville en agonie, a intégré la Quinzaine des cinéastes lors de l’édition 2025 du Festival de Cannes. De quoi attirer l’attention sur le cinéma de cette République islamique de 250 millions d’habitants, dont la visibilité à l’inter- national est souvent éclipsée par l’industrie cinématographique florissante de son voisin indien.
Ces dernières années, les films pakistanais ont gagné en présence dans les festivals internationaux. En 2022, Joyland (lire Cahiers nº 793), une chronique familiale audacieuse réalisée par Saim Sadiq, a remporté la Queer Palm et le Prix du Jury Un certain regard à Cannes. Sélectionné par Islamabad pour représenter le pays aux Oscars, le film, suscitant la controverse, a toutefois été temporairement interdit de projection, sous la pression des milieux conservateurs. L’année suivante, In Flames, un réquisitoire fantastique contre le patriarcat, du réalisateur Zarrar Khan, a marqué le grand retour du Pakistan à la Quinzaine des cinéastes après plus de quarante-trois ans d’absence.
Film au travail sonore d’une grande finesse et imprégné d’une atmosphère surnaturelle, Karmash se distingue par sa grande économie de moyens. Réalisé sans maison de production ni marketing, avec un budget dérisoire d’environ 150 euros, il a été conçu en deux semaines d’écriture, tourné par une équipe de six personnes avec une caméra empruntée. « On a compté sur l’hospitalité des gens », confie Aleem Bukhari, son réalisateur de 28 ans. Basé à Hyderabad, ville du sud du pays située hors des réseaux artistiques, le jeune cinéaste, qui tient également la caméra, ne dispose d’aucun relais au sein de la diaspora. Une exception dans un paysage où la majorité des films pakistanais visibles à l’international sont portés par des personnes souvent binationales ou issues de classes sociales favorisées. Mais il redoute que cette sélection n’enclenche rien. Il développe un projet de long métrage nécessitant davantage de moyens, et donc la recherche d’un producteur. Le manque de soutien public, de financement et d’infrastructures est une frustration partagée parmi les cinéastes.
Une longue latence
Dans les années 1980, les réformes islamistes du général Zia-ul-Haq ont mené à l’interdiction de nombreuses formes artistiques, signant l’arrêt de mort d’une industrie cinématographique jusque-là florissante, avec plus de 100 films produits par an et près de 900 salles dans les années 1960-70. Depuis, la production n’a cessé de décliner, avec moins d’une vingtaine de films réalisés annuellement ces dernières années. En 2019, l’interdiction des films indiens, qui jouaient un rôle clé dans la fréquentation des salles et, indirectement, dans la relance de la production locale, a de nouveau mis un coup d’arrêt au secteur. Il ne reste aujourd’hui qu’une cinquantaine de salles dans tout le pays, où dominent blockbusters américains et films commerciaux. L’investissement public reste marginal, alors que le budget national alloué à la culture a été amputé de 18 % pour l’année 2025-2026. Autre contrainte : la censure, qui traque ce qui pourrait heurter les valeurs islamiques ou paraître politiquement sensible.
« Il n’existe aucun écosystème pour le cinéma indépendant : pas d’institut public de cinéma, ni de syndicat ou de salles dédiées aux films d’auteur, déplore Jawad Sharif, réalisateur de documentaires primés, dont Indus Blues, qui explore les musiques traditionnelles en voie de dispa- rition. On projette nos films dans des espaces communautaires, parfois avec notre propre projecteur… » À 38 ans, il réalise des publicités et des vidéos d’entreprise pour financer son art. « Le cinéma commercial peine déjà à survivre, alors que dire du cinéma indépendant ? », soupire-t-il.
Système D comme diaspora
Comme Sharif, les jeunes cinéastes se débrouillent avec les moyens du bord : travail alimentaire, tournages avec smartphones, financement participatif et entraide. Mais cette créativité de survie a ses limites. « Combien de fois peut-on s’autofinancer ? », questionne Sahnawaz Bangash, 28 ans, récemment diplômé du prestigieux National College of Arts (NCA) de Lahore. Il a financé ses premiers films en filmant des mariages.Aujourd’hui consultant en microfinance, il attend des fonds pour poursuivre un long documentaire à Karachi.
Mais banques, chaînes de télévision et sponsors restent frileux à l’idée de financer des films d’auteurs aux acteurs inconnus. L’absence de traités de coproduction avec l’Europe complique encore la donne. Pour Annam Abbas, productrice de In Flames et réalisatrice de documentaires, le principal obstacle reste la distribution : « Cela a été très difficile pour nous de trouver un distributeur pakistanais pour In Flames… » À ses yeux, seule la création d’un réseau de distribution régional pourrait offrir une solution viable. « Mais pour cela, nous avons besoin de la solidarité indienne », précise-t-elle. Les tensions diplomatiques avec l’Inde ferment l’accès à un espace régional essentiel, alors que la majorité des bureaux régionaux des grandes maisons de production se trouvent en Inde, où les cinéastes pakistanais ne peuvent ni se rendre ni distribuer leurs films. Le passeport pakistanais, classé parmi les plus « faibles » au monde, constitue également un frein majeur à l’accès des cinéastes aux plateformes internationales.
Pour contourner ces obstacles, des initiatives privées émergent, comme le Chalta Phirta Documentary Festival, festival itinérant, ou le Art Divvy Film Festival, dédié au cinéma indépendant. « L’objectif est de faire grandir une communauté de cinéphiles, mais aussi d’encourager les sponsors », commente Zahra Khan, directrice artistique de Art Divvy.
La diaspora joue elle aussi un rôle moteur. En 2023, le réalisateur Mohammed Ali Naqvi, basé entre les États-Unis et le Pakistan, a ainsi fondé le Crescent Film Collective, une plateforme destinée à offrir une visibilité internationale aux talents pakistanais, notamment au Festival de Cannes, où le pays ne dispose d’aucun pavillon officiel.
Même du côté des autorités, une volonté de réinvestir le cinéma se fait désormais sentir. En avril 2025, Maryam Nawaz Sharif, cheffe du gouvernement du Pendjab, a annoncé la création d’un comité pour structurer un véritable écosystème cinématographique dans la province la plus peuplée du pays. Mais les cinéastes restent pour le moment sceptiques, pointant un manque de transparence dans l’attribution des fonds publics et craignant une instrumentalisation politique de la culture.
En attendant, garder sa motivation est difficile : « Même quand on reçoit des prix… que se passe-t-il ensuite ? En général, rien », déplore Jawad Sharif. Un constat amer qui résonne comme un appel urgent : il est temps que le monde du cinéma élargisse son regard, et son soutien, aux talents du Pakistan, pour que leurs films ne restent pas confinés dans des disques durs.
Ondine de Gaulle
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