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Harutyun Khachatryan, l’Arménie intranquille

Return of the Poet de Harutyun Khachatryan (2006).

Harutyun Khachatryan, l’Arménie intranquille

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Publié le 9 octobre 2025 par Romain Lefebvre

Du 9 octobre au 30 novembre, la Cinémathèque du documentaire à la BPI permet de découvrir au MK2 Bibliothèque (Paris) les films d’Harutyun Khachatryan, cofondateur du festival Golden Apricot et figure du cinéma arménien.

Face à la prédominance des sujets ou des personnages, la découverte des films d’Harutyun Khachatryan rappelle que la pratique du documentaire commence par une attention singulière portée à la vie quotidienne. Tournés dans un bidonville d’Erevan et dans le village de Géorgie où le cinéaste né en 1955 a grandi, Kond (1987) et White Town (1988 – le programme indique les titres internationaux) font ainsi éprouver le plaisir d’observer le réel à travers un regard pénétrant, variant les positions et usant de zooms pour saisir la beauté glacée d’un paysage autant que des détails, démarches et gestes des corps, talons sur un sol gelé, chiens au milieu des rues.

Resserré autour d’une famille forcée de s’installer dans un village reculé, Return to the Promised Land (1991) montre parfaitement que l’acuité du cadre s’augmente d’un art de la mise en relation. Des chevaux hennissent tandis que le père répare un tracteur, des cochons s’agitent pendant que l’on aide une vache à vêler. Héritant des théories soviétiques, le montage décentre les figures principales, et les individus souvent étrangement immobiles se voient rapportés à un milieu concret et à leur communauté.

L’œuvre compte de nombreux fragments d’intérieurs où photos et objets divers constituent de véritables traits de caractère en même temps que les indices d’une culture. Return of the Poet (2006), qui suit une statue du poète arménien Jivani, alterne entre des plans du visage de l’effigie et des paysages. Une poétique de l’imprégnation qui culmine dans la finesse de l’entrelacs sonore, les dialogues cédant la place aux bruits, aux chants et à des nappes musicales.

Déchirures de l’Histoire

L’ambiance est aussi empreinte d’une histoire nationale marquée par les occupations et partitions territoriales, les déplacements de population, le traumatisme du génocide de 1915. La destruction et la mort surgissent au cœur de Kond via des archives trouvant un écho dans celles qui, au début de Return to the Promised Land, montrent les pogroms commis dans le Haut-Karabagh. Ouvert au son d’hélicoptères et à la vue de baraques fumantes, Border (2009) redistribue et multiplie les lignes de fracture où passe la violence en s’attachant à une bufflone sauvée d’un marécage et emmenée dans une ferme. Ce décentrement étonne, mais la mise en avant du regard-témoin de l’animal s’accorde à la façon dont Khachatryan cherche moins à figer le sens ou forcer sa propre opinion (il filme des chasses et des découpes de viande qui font partie d’une culture) qu’à transmettre une intranquillité.

Sorte d’inventaire désespéré de la misère de l’Arménie postsoviétique, Documentarist (2003) effectue un retournement réflexif à travers la mise en scène d’un personnage de documentariste. Il montre qu’un regard qui prétend enregistrer le monde depuis l’extérieur n’est en réalité pas hors scène, et qu’il peut infliger une violence aux personnes filmées comme au spectateur.

The White Town d'Harutyun Khachatryan (1988).

d’Harutyun Khachatryan (1988).

Dans les portraits d’exilés tournés sur une vingtaine d’années que sont Endless Escape, Eternal Return (2014), Deadlock (2016) et Three Graves of the Artist (2022), la parole jusque-là parcimonieuse devient profuse, témoignant d’un rapport troublé à la patrie qui, loin de la terre, se construit dans la tête. Filmant des espaces souvent précaires et exigus, Khachatryan approche des mondes intérieurs où la lucidité et la spiritualité côtoient la perte des liens et le fantasme de vie dans la nature ou dans le Royaume de Dieu.

Hayk, ancien homme de théâtre à la personnalité forte, déclare qu’en quittant l’Arménie pour la Russie, il s’est dissous. Dans leurs décentrements, les films de Khachatryan donnent forme à des existences à la fois profondément liées à leur pays et dispersées comme des cendres au vent de l’Histoire, étirées entre le mouvement des êtres et la fixité des tombes où s’opère le retour à la terre.

Romain Lefebvre

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