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Héros limite – Entretien avec Jean Boiron-Lajous

Entretien avec Jean Boiron-Lajous © Noa Grandguillot

Héros limite – Entretien avec Jean Boiron-Lajous

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Publié le 9 octobre 2025 par Fernando Ganzo

Le réalisateur de Hors-Service a conçu son troisième long métrage à l’image du décor qui abrite les six anciens salariés de la fonction publique qu’il filme : comme un lieu où la mise en scène permet à la parole de trouver sa force et sa contradiction.

Hors-service réussit subtilement à éviter le piège du « film à sujet », tout en exposant avec transparence la souffrance du burn-out et la décadence des services publics français. Comment avez-vous trouvé cet équilibre ?

Dès le départ, je voulais faire un film très interventionniste qui ne se contente pas d’aller filmer les gens dans leur réalité. L’idée était de rejoindre ces solitudes et d’en faire émerger une parole qui ne viendrait pas isolément, mais parallèlement à des actions. Quand on est seul face à une caméra, on ne parle pas de la même façon que dans un hôpital désaffecté en train d’exécuter des gestes, surtout quand la parole est provoquée par une rencontre.

Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films

de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films

 

Peut-être par son allure de décor de fiction, ce lieu offre avec votre caméra quelque chose de protecteur aux personnages, est-ce que c’était une recherche consciente ?

Il y avait une volonté de faire les choses avec beaucoup d’attention. Mais je voulais être très prudent avec cette notion de « soin » très à la mode. Il ne fallait pas que ça nous empêche d’accéder en même temps à la colère et à la beauté, dans le sens cinématographique, de ces personnes.

On sent une volonté d’établir des conditions qui permettent ensuite aux personnes filmées se relayer entre elles, que le film se fasse un peu entre elles.

Pour chaque scène, on avait beaucoup réfléchi à qui participe, dans quel décor, et avec quel éventail de sujets possibles. Il y avait donc beaucoup de contrôle au départ. Mais une fois à l’intérieur de la scène, l’équipe se faisait la plus discrète possible. Il y avait quelque chose de cérémonial. Les six personnes filmées étaient convoquées comme des acteurs sur une fiction, et même si en dehors du tournage ils communiquaient énormément, une fois devant la caméra ils oubliaient qu’ils étaient vus et ils disaient d’autres choses. Là il y avait une perte de contrôle de ma part, certainement.

Hors-service de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films

de Jean Boiron-Lajous (2025). © Les Alchimistes Films

Est-ce que vous avez été particulièrement surpris de certaines choses ?

Oui, y compris lors de passages qui ne sont pas restés dans le montage final. Il y a évidemment le moment de bascule, les craquages. Je pense au facteur, surtout. J’ai parlé avec lui ensuite : C’est comme s’il avait eu besoin de craquer devant la caméra pour laisser une trace de sa souffrance et de celle de ses collègues. Mais surtout, j’ai vu progressivement l’élaboration d’une pensée qui dépassait celle que j’avais pu anticiper. Je pense par exemple au moment où l’ancienne juge, l’ancienne prof et l’ancien flic commencent à échanger sur la notion de normalité et qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas préféré être plus ordinaires, se limiter à suivre des ordres. Il se produit alors ce qui m’intéressait : le paradoxe, la complexité. Car ce sont les moments de discussion contradictoires qui créent de véritables scènes.

Lire aussi : “Cahier Critique : Hors-service de Jean Boiron-Lajous

Ces échanges vont aussi à l’encontre de certains stéréotypes.

Je me suis vraiment posé la question de la représentation des travailleurs et travailleuses du public dans le cinéma français. Soit, dans la comédie, elle est cantonnée à la figure du fonctionnaire flemmard qui ne fait rien, soit, dans des drames réalistes, à la figure du héros, du médecin qui se bat contre tout l’hôpital et contre le monde entier pour sauver un de ses patients. Je pense à État limite de Nicolas Peduzzi que j’ai beaucoup aimé, et à certaines saisons d’Hippocrate qui, même avec certains défauts, étaient très intéressantes là-dessus. C’est parce que ces films existent que je me suis permis de faire un contrepoint, de dire qu’il n’y a pas d’un côté les héros qui résistent, de l’autre les faibles qui partent, puis ceux qui ne font rien, mais que ce sont les mêmes personnes. Puisque le système dysfonctionne, on est obligés de devenir des héros du quotidien pendant un temps jusqu’à… ce qu’on voit dans mon film : la démission, la souffrance, l’arrêt maladie de longue durée.

 

Propos recueillis par Fernando Ganzo au téléphone le 6 octobre.

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