
Confusion chez Confucius et Mahjong d’Edward Yang
ActualitésCritique
Publié le 12 août 2025 par
À l’occasion de la rétrospective Edward Yang au Fema La Rochelle (du 27 juin au 5 juillet) et à la Cinémathèque française (Paris, du 9 au 14 juillet), les films Confusion chez Confucius et Mahjong sont ressortis en salle le 16 juillet dernier.
Au sein de la nouvelle vague taïwanaise, Edward Yang diffère de ses compatriotes et étonne par une ambition « à l’européenne » : un volontarisme d’auteur, théâtral et verbeux, satirique et circonspect, où chaque film se donne comme un relevé analytique de la société taïwanaise, sur le mode de l’expérience de laboratoire, de la cybernétique, du jeu de société et de la bédé. Ancien étudiant d’informatique et dessinateur reconnu (voir le livre Le Cinéma d’Edward Yang par Jean-Michel Frodon réédité par les éditions Carlotta en juin 2025), Yang assume, particulièrement dans Confusion chez Confucius et Mahjong, un univers de cases qui fait un peu penser au Resnais des années 1980-90, qui croquait ses personnages pour mieux tracer leurs desseins, et les distribuait dans ses films comme les pions d’un grand jeu d’échecs (à tous les sens du terme). Mais si Resnais visait le « film cerveau » de la mémoire et des pulsions, Yang investit, en regard du boom économique de Tapei, la programmation politique des désirs.
Dès le départ, Confusion chez Confucius prend son spectateur de vitesse. Dans ces scénettes introduites par des cartons lapidaires et coupées à ras de dialogues, trop de personnages, et trop peu de temps pour les « saisir ». Une screwball stressée, saturée de palabres, aux mailles serrées comme un vêtement trop étroit, qui observe se débattre en plans fixes (magistralement composés), sur fond de bureaux vitrés flottant sur la ville, de restaurants à la mode, de trajets en voiture ou de logements riches ou modestes, un petit cercle incestueux de l’art et des affaires qui donne le tournis : une patronne de maison d’édition cernée par la faillite, subventionnée par le riche héritier qu’elle doit épouser à la place de sa soeur, présentatrice télé l’ayant délaissé « par amour » pour un auteur de best-sellers dépressif devenu ermite, accumulant les pamphlets impubliables sur la corruption morale de la société après avoir renié ses premiers succès, qu’un théâtreux d’avant-garde devenu bouffon à la mode souhaiterait adapter…
Les personnages ne cessent de s’interroger sur les émotions et leurs valeurs marchandes (« Tu ne disais pas qu’argent et émotions étaient interchangeables ? »), sans se rendre compte que le cynisme ne paie pas : chacun, concentré sur son apparence, ses éléments de langage et son plan de réussite perso, sociale et amoureuse, court-circuite aveuglement celui des autres. La faillite pointe dans le dos, et la mise en scène de s’ingénier à jouer des cloisons, des arrière-plans et des transparences de l’architecture moderne pour montrer la séparation de tous avec tous par le plafond de verre d’un « faux plus réel que la réalité » (comme l’énonce un carton). Pour casser la chaîne des petits pouvoirs, il faudra démissionner, caler, faire demi-tour, répondre au scrupule de conscience que c’est en arrière que quelque chose ne va pas. Très loin en arrière : dans les valeurs hiérarchiques d’un confucianisme contrefait, machiste et publicitaire, qui confond vie publique, politique et privée. Les poses mises en pause, Yang et ses personnages abandonnent le démonstratif et son ironie tragique et gagnent en empathie.
Après ce bal des vanités upper class, Mahjong déploie un autre jeu, une série de complots au sein d’une société marginale de pigeons, de magouilleurs et de prostituées – moins prétentieuse, mais qui organise tout autant sa propre irréalité. Dans cette autre fable sur l’incommunicabilité, la parole joue de nouveau le rôle de fausse monnaie. Si l’homogénéité sociale de façade des artistes et financiers induisait l’hypocrisie, dans l’univers interlope de Taïwan, machine à différences où chacun est pour l’autre un étranger, la traduction – aisément falsifiable – règne en maître. En fera les frais une jeune Française innocente et égarée (Virginie Ledoyen) qui débarque par amour pour rejoindre son Anglais en fuite, et qui, délaissée, est prise en charge par un gang de petites frappes. Mais le régime de fabulation de la troupe des mauvais garçons manipule aussi un coiffeur homo, une pute de luxe, un salaryman… Dans cette économie de la gagne en forme de trompe-la-mort, qui renverse l’effet et la cause, on simule des accidents de voiture pour justifier de fausses prévisions astrologiques, on invente des fantômes pour effrayer et on en traque d’autres par vengeance. Mais au fil des entourloupes, toutes ces fictions qu’on (se) raconte, à force de dédoublements et de répétitions, finissent par tourner de l’oeil. Et la mort, tant de fois verbalisée s’inscrit alors comme la seule réalité matérielle, un silencieux point final, glaçante addition aux burlesques quiproquos du début. L’insolvabilité des causes (les modèles paternels) et des effets (les mirages de richesses) laisse démunis ceux pour qui « les sentiments, ça bousille le cerveau » et craignent de se laisser embrasser, mais sort du jeu deux innocents qui, trimballés tout du long à leur corps défendant, ont gagné à s’aimer en se rapprochant sans trop dire.
Pierre Eugène
Anciens Numéros