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Corée du Sud, les recettes d’une crise

Winter’s Night de Jang Woo-jin (2018).

Corée du Sud, les recettes d’une crise

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Publié le 18 septembre 2025 par Romain Lefebvre

REPORTAGE. Fortement polarisée, l’industrie du cinéma sud-coréen est en crise. À l’heure où une tendance à la concentration se dessine en France, se pencher sur ses causes pourrait se révéler instructif.

Que s’est-il passé entre l’orée des années 2000, quand le cinéma sud-coréen faisait surgir de la vague hallyu les films de Bong Joonho, Park Chanwook ou Lee Changdong, et aujourd’hui, où il traverse une crise dont l’un des symptômes était une absence de long métrage à Cannes ? Certes, il est tentant de répondre : une pandémie, la fréquentation des salles ayant décliné de plus de 40 % (123,3 millions de spectateurs en 2024 contre 226,68 en 2019). Mais la Covid ne suffit pas à expliquer un scénario dans lequel la grande polarisation de l’industrie joue un rôle important. Le marché sud-coréen est en effet dominé par cinq conglomérats intégrant production, distribution et exploitation. S’ils ont pu être vus comme des locomotives, l’emprise monopolistique de CJ Entertainment, Lotte Entertainment, NEW, Showbox et Plus M Entertainment alimente aujourd’hui un cercle vicieux où à la baisse de la fréquentation s’ajoute la menace d’une pénurie de l’offre.

Blockbusters à la peine

La désaffection du public et son orientation vers les plateformes ne sont en réalité ni mécaniques ni uniformes. Des trente-sept films à gros budget sortis l’année dernière par les grands groupes, seuls dix ont pu rentrer dans leurs fonds. Mais, comme le souligne Park Heeseong, du Kofic (l’équivalent coréen du CNC) : « Les films qui ont marché en salles dernièrement sont ceux qui offraient une vision originale, alliant dimensions commerciale et artistique. » Autrement dit, la crise conduit à remettre en cause la stratégie du blockbuster et à s’interroger sur le type de films capables de revitaliser l’intérêt pour le cinéma national. L’annonce de la création d’une nouvelle aide ciblant spécifiquement les films à budget moyen (entre 1,2 à 4,9 millions d’euros) traduit cette prise de conscience, qui évoque aux oreilles françaises les débats passés autour des « films du milieu ».

Cette aide pourrait cependant n’être qu’un pansement sur la jambe de bois de l’industrie. Comme le remarque Kwak Sinae, productrice de Parasite : « Dans un contexte où il est difficile de réduire les coûts, les producteurs évitent les risques en ciblant selon les budgets, les genres et les publics, et la voie artistique devient de plus en plus étroite. » La contraction des investissements en est la preuve : seuls quinze films commerciaux étaient annoncés par les majors pour 2025, contre plus de trente les années précédentes. Puisqu’une partie du budget du Kofic provient d’une taxe sur les entrées, cette crispation des grands groupes face aux difficultés fragilise l’ensemble du système et pourrait impliquer la diminution des ressources attribuées aux films émanant des petites et moyennes sociétés de production, alors que celles-ci peinent déjà à financer leurs projets. La crise est ainsi l’autre nom d’une double dépendance de l’industrie : envers les conglomérats d’un côté, et envers le Kofic de l’autre, dont on attend qu’il compense le déséquilibre du marché sans qu’il ait jusqu’à présent les moyens suffisants pour remplir ce rôle.

Indépendants à la marge

Le festival de Jeonju constitue un rendez-vous important pour les acteurs du cinéma indépendant, et essaie lui-même de contribuer au financement de films à travers les prix du Jeonju Cinema Project. Les échanges avec les cinéastes dans les travées du festival permettent de faire état d’une difficulté accrue et du caractère prévisible de la crise. Auteur des Gens du bidonville et d’autres succès dans les années 1980, Bae Changho caractérise sans ambages un basculement : « Les producteurs respectaient la créativité ; mais avec les grosses entreprises, le réalisateur est un prestataire, le pouvoir est entre les mains des investisseurs.» Marqué par la nécessité de créer sa propre société pour continuer à tourner des œuvres personnelles comme My Heart (1999) ou La Route (2005), son parcours souligne la peine qu’ont actuellement de nombreux cinéastes à s’intégrer à un système qui, du scénario aux projections tests, soumet la production à des évaluations quantitatives où chaque scène est notée sur une échelle de 1 à 10. Les résultats récents montrent que le public n’est pas dupe de la normalisation à l’œuvre dans cette recherche de la recette du succès.

Respectivement auteurs de Winter’s Night (2018) et de Mimang (2024), Jang Woojin et Kim Taeyang font partie de ces cinéastes qui ont fondé leurs propres sociétés mais sont confrontés à un système d’aides publiques relativement fermé du fait de la forte concurrence et du manque de fonds privés (pour être soutenu, il faut sou- vent avoir déjà trouvé la moitié de son budget). La faisabilité économique prime, et les choix se portent sur les scénarios dramatiques. « Les comités veulent des gens qui meurent, pas qui perdent leur portable », résume Jang Woojin, dont le cinéma ouvert à l’improvisation et jouant de la temporalité entre difficilement dans ce moule. « Mon prochain film se fera avec des fonds propres, l’investissement d’une boîte privée, et j’espère compléter le financement àl’étranger », confie Kim Taeyang.

Distribution bouchée

Si l’étape de la production est longue et incertaine, l’exposition des films indépendants est souvent réduite. Soutenu par le Kofic et distribué par l’indépendant Indiestory, un film comme Lucky Apartment (2024) de Kangyu Garam est sorti dans quarante salles, pour environ 15 000 entrées. La polarisation est frappante dans l’exploitation : sur 3 296 écrans, 93,3 % sont situés dans des multiplexes et seuls soixante-huit sont classés art et essai. « Entre trois cents et cinq cents longs métrages indépendants sont réalisés chaque année, mais seuls environ un tiers sortent en salles, et ils disparaissent rapidement », déclare Park Lim, d’Indieground, structure fondée en 2020 pour essayer de pallier ce défaut de diffusion. Chaque année, l’association constitue un catalogue de quatre-vingt- dix films visibles en ligne, et elle a récemment contribué à une campagne incitant les salles indépendantes à conserver les films à l’affiche huit semaines d’affilée. Les salles indépendantes peinent à absorber toute l’offre, et les grands groupes ne font que peu de place au cinéma indépendant : la politique des quotas ne concerne en Corée que la nationalité des films, pas le type de production.

Si l’on entend souvent parler du risque économique lié à certaines productions audacieuses, la crise sud-coréenne renseigne sur le risque pris à long terme par une industrie nationale quand celle-ci s’adosse trop exclusivement à quelques piliers : celui d’une baisse de créativité et d’un déclin général. Que ces bases s’effritent, et tout s’effondre. Le modèle de production autosuffisant d’un Hong Sangsoo suscite l’envie de nombreux jeunes cinéastes. Mais ils savent qu’il a été facilité par l’exposition de ses premiers films, produits classiquement.

Le directeur de la Korean Film Archives, Kim Hongjoon, pointe également le manque structurel d’éducation à l’image, rappelant que l’émergence des grands auteurs doit beaucoup au terreau culturel des années 1980 et 90, période de lancement de magazines cinéphiles et des études de cinéma à l’université. « Les cinéastes émergents des années 1990 n’avaient pas forcément plus de talent, mais ils étaient là au bon moment au bon endroit. » Beaucoup espèrent un rebond des politiques publiques dont une action en faveur de la diversité pourrait créer un nouveau moment favorable.

Romain Lefebvre

Propos recueillis à Jeonju et à Séoul entre le 2 et le 14 mai. Merci à Sung Moon et à Minyoung Park.

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