
Dix ans après le 13-Novembre : Entretien avec Sylvie Lindeperg
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Publié le 8 novembre 2025 par
Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, l’historienne Sylvie Lindeperg, qui a suivi les neuf mois du procès filmé « V13 », publie un essai interrogeant la nature de cette archive audiovisuelle de la justice et son dessein à l’heure des grands procès du terrorisme. Elle revient sur l’héritage trouble de la loi Badinter qui, en visant une impossible neutralité, met les victimes au centre du cadre et les accusés hors champ, érige le juge en metteur en scène et le Parquet national antiterroriste en scénariste.
Dans quelles circonstances avez‑vous suivi le procès V13 ?
J’ai été invitée à rejoindre l’équipe ProMeTe, un groupe de recherche constitué d’une vingtaine de juristes, politistes, sociologues, anthropologues du droit qui avaient pour ambition de documenter le procès in vivo. Ils avaient tous, contrairement à moi, une fine connaissance de la justice antiterroriste et étaient rôdés à l’expérience de terrain. Ils m’avaient surtout demandé d’analyser le rôle des images à V13, aussi bien celles qui seraient produites pour les Archives nationales que celles qui seraient mobilisées dans l’enceinte judiciaire.
J’ai abordé ces images, et le récit qu’elles portent, à travers une focale historique longue, convaincue que ce procès avait en commun avec d’autres jugements que j’avais étudiés – ceux de Nuremberg ou d’Eichmann notamment – de déborder le strict cadre du judiciaire pour accomplir des enjeux d’ordre politique, mémoriel, moral.
Car il m’est vite apparu que ce procès mettait en tension des desseins contradictoires. D’un côté sa vocation de vitrine de l’État de droit et de la démocratie, de l’autre la manifestation de certaines torsions du droit qui caractérisent la justice antiterroriste. V13 devait concilier l’affichage vertueux du procès « exemplaire » avec un verdict « pour l’exemple » qui répondait à une forte demande sociale. Ce procès-vitrine a aussi été le miroir de nos ambivalences.
C’est pourquoi vous avez adopté une approche « archéologique » plutôt qu’une chronique ?
Michel Foucault écrit que l’archéologie, discipline des monuments muets, a longtemps tendu vers l’histoire, mais que l’histoire tend désormais vers l’archéologie comme « description intrinsèque du monument ». C’est la position que j’ai adoptée en abordant V13 comme « monument » – ce procès est entré tout vif dans la légende judiciaire. Mais je l’ai fait, pour la première fois, dans une position d’observatrice.
Michel de Certeau rappelle que l’historien arrive toujours après-coup : c’est à partir des traces de ce qui n’est plus, une empreinte de pied sur la plage déserte, qu’il confronte l’intelligible à la perte. À V13, j’ai été confrontée au contraire à l’événement en train d’advenir et placée en amont des archives qui se fabriquaient sous mes yeux, l’enregistrement vidéo étant diffusé sur les écrans de la salle d’audience. J’ai pu mesurer in situ les écarts entre le procès « réel » et ce que l’archive filmée transmettra à la postérité.
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L’équipe ProMeTe a-t-elle été consultée par la justice pour concevoir ce dispositif de tournage en amont du procès ?
Nous avons d’abord été en contact avec le ministère par l’intermédiaire de la représentante des Archives nationales pour réfléchir à un dispositif de production en direct des métadonnées du procès. C’était indispensable pour circuler dans un flux vidéo dont la masse s’annonçait colossale. Au fil de l’audience, nous avons aussi pu faire remonter certaines observations sur le filmage et obtenir quelques légers aménagements.
Reste que l’évolution de loi Badinter va plutôt dans le sens d’un dessaisissement des usagers des archives. En 1985 avait été mise en place une commission consultative composée d’historiens, de journalistes, d’archivistes qui, aux côtés de magistrats, devaient se prononcer sur « l’intérêt historique » d’enregistrer tel ou tel procès. Ce lieu d’échange qui aurait pu s’étendre avec profit aux formes du filmage a été supprimé en 2013. En mars 2019, une autre loi a renforcé les pouvoirs du ministère public dans la prise de décision : elle stipule que l’enregistrement est désormais acquis de droit s’il est demandé par le Parquet national antiterroriste dans les affaires de terrorisme et de crimes contre l’humanité. Parallèlement, l’acte d’archivage semble céder le pas au geste de communication. En 2010, la mission de superviser les tournages est d’ailleurs passée de l’administration générale de la chancellerie vers le département d’information et de communication. La loi Badinter revendiquait la « neutralité » du tournage. Ces enregistrements nous offrent surtout l’image que l’institution judiciaire veut transmettre d’elle-même.
Quel était l’esprit de la loi Badinter ? Cette idée de neutralité n’était-elle pas d’emblée naïve ?
Il faut rappeler qu’elle a été votée en 1985 dans la perspective du procès Barbie. Depuis 1954, les appareils de prise de vue et d’enregistrement sonore étaient interdits dans les prétoires. Conscient de l’intérêt historique des archives judiciaires et convaincu que l’audiovisuel en offrait une vision plus sensible que les sténographies des procès, Robert Badinter a souhaité que la justice cesse d’être aveugle et muette sur sa propre histoire. Mais il était inquiet des dérives spectaculaires et du risque d’attenter aux droits des accusés – n’oublions pas qu’il était avocat de la défense.
Badinter rêvait donc, sans doute un peu naïvement, d’une archive objective, d’une caméra impartiale, sans parti pris de réalisation, qui documenterait le travail de la justice pour les historiens du futur. Mais ce voeu de neutralité a été converti en obligation de suivre le fil de la parole, sans grande réflexion sur les effets de sens produits par les cadrages et les positions de caméra. L’aboutissement de cette logique, ce sont des caméras automatisées, privées du regard humain mais porteuses d’un point de vue sur le procès : celui du commanditaire à défaut du réalisateur.

Quel était le dispositif de tournage dans le cas du procès V13 ?
Il y avait huit caméras. Toutes les positions et les valeurs de plan avaient été décidées à l’avance, l’entièreté du tournage était scénarisée, laissant le moins de latitude possible aux opérateurs. La circulation de la parole guidait les changements de plans. Quelques plans de coupe ont néanmoins mis en valeur la qualité d’écoute du président pendant les dépositions des victimes.
Les parties civiles étaient filmées avec délicatesse, toujours en plans serrés pour éviter le moindre parasitage dans l’arrière-plan. Mais ce cadre protecteur a eu pour inconvénient de faire disparaître le travail corporel de la parole et l’écoute presque sacrée des témoignages en salle d’audience. C’est ce moment de communion nationale que révèle l’enregistrement du procès Eichmann. Pour rendre compte de cette catharsis, le réalisateur Leo Hurwitz a tourné ses caméras vers la salle et filmé les visages de spectateurs israéliens bouleversés. L’enregistrement vidéo de V13 a par ailleurs relégué les accusés dans le hors-champ.
Par exemple, pendant les premières semaines du procès, les plans d’ensemble de la salle étaient systématiquement décadrés pour exclure le box des accusés. Ce choix a produit un effacement de la dimension pénale du procès au profit de sa dimension morale et mémorielle et il a déréglé l’égalité des parties devant l’image. Il faut ajouter que les techniques audiovisuelles ont renforcé le pouvoir de police du président. Le juge Périès avait la maîtrise du son car c’est lui qui ouvrait et fermait les micros. Il lui est arrivé de refuser la parole à des avocats en maintenant leurs micros fermés ; leur discours était inaudible dans le fond du prétoire, n’était pas retransmis dans les salles annexes ; il est perdu pour les archives. Les caméras étant par ailleurs guidées par l’ouverture des micros, ces mêmes avocats n’ont pas non plus été filmés. Il ne reste donc rien de leurs interventions.
Vous parlez des autres salles du tribunal, parce que le procès y était retransmis en direct, autre particularité.
L’unité de lieu et de temps, principe de la justice comme du théâtre classique, a été pulvérisée par le morcellement de la scène judiciaire et la création d’une webradio pour les parties civiles qui diffusait les débats avec 30 minutes de différé. Les salles de retransmission réservées au public étaient très éloignées du prétoire, dont les places étaient réservées aux victimes.
J’allais fréquemment dans la salle de presse des Criées car les journalistes avaient obtenu l’installation de deux écrans supplémentaires qui transmettaient les vues de deux caméras fixes, dont une dirigée sur le box. Je pouvais donc faire un montage mental du film en y insérant les plans d’écoute des accusés. Mais ces images n’ont pas été enregistrées.
Au moment de l’énoncé des verdicts, une panne technique a interrompu le flux de la retransmission, agissant comme un révélateur de la position totalement périphérique de ce tiers du procès qu’est le public : seules les personnes présentes en salle d’audience ont pu entendre les huit dernières minutes. Cette partie manquante de l’énoncé des sentences a été réenregistrée par la suite dans la salle vide pour « compléter l’archive ».
Cette conception de l’archive pose question : le président de la cour d’appel, qui avait autorisé le filmage, lui avait assigné la mission de « démontrer devant l’histoire » la manière dont une justice démocratique fait face à la barbarie. C’est comme si l’archive avait pour fonction de porter ce récit édifiant et que le travail de l’historien n’était plus nécessaire.
Si la règle de « neutralité » interdit le montage dans le film pour l’archive, les images produites devant la cour, en particulier celles des scènes de crime, ont fait l’objet d’un montage méticuleux.
Là encore, il y a un paradoxe. Ce procès pour terrorisme a révélé une double peur des images qui n’est certes pas illégitime : que les photographies des scènes de crimes heurtent la sensibilité des victimes, et qu’elles soient récupérées pour des usages de propagande – rappelons que certaines photos du Bataclan se sont retrouvées dans le film de revendication de Daesh. Une association de parties civiles a obtenu, très tardivement, qu’un débat ait lieu sur l’opportunité ou non de montrer ces images et d’entendre l’enregistrement audio de l’attaque du Bataclan dont 22 secondes seulement avaient été diffusées à l’audience.
Lors du débat, un avocat de la défense a contesté le principe d’une sélection parmi les pièces du dossier d’instruction et que celle-ci soit opérée par les parties civiles. Leurs avocats et la cour ont écarté les images les plus choquantes et celles sur lesquelles des corps étaient identifiables.
Le paradoxe est donc que les photos les plus terribles pouvaient être vues sur internet mais qu’elles n’ont pas été montrées dans l’enceinte de justice. C’est un renversement radical.
Le président du procès de Nice, qui était venu à plusieurs audiences de V13, a d’ailleurs pris la décision de montrer dans son intégralité la vidéosurveillance de l’attaque du camion sur la promenade des Anglais, considérant que c’était une pièce essentielle du dossier. Il me semble surtout important de pouvoir construire un regard sur ces images, en les accompagnant plutôt qu’en les sélectionnant ou en les tronquant. Mais les présidents de cour sont placés devant des choix difficiles car l’institution judiciaire, qu’il s’agisse de filmage ou de preuves, semble avoir peu réfléchi à la nature et au rôle des images.
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L’anti-modèle de l’application actuelle de la loi Badinter, ce serait donc Leo Hurwitz ?
Hurwitz fait figure d’exception si l’on exclut les régimes totalitaires qui ont fait appel à de grands cinéastes pour filmer leurs procès, mis en scène pour pouvoir être filmés. Hurwitz n’était lié par aucun cahier des charges, il a pu choisir librement sa grammaire cinématographique.
C’était à la fois un grand documentariste et un ancien réalisateur de CBS qui maîtrisait parfaitement les règles du direct. Le film qu’il a tourné à Jérusalem est un mélange improbable entre les grands court dramas hollywoodiens, le cinéma soviétique et le feuilleton télévisé. Mais son regard unique crée l’unité de ces dramaturgies dissemblables.
Au procès de Nice, je me suis posé rétrospectivement la question du cadrage de V13 et des frontières entre le réel et le virtuel : j’ai vu fréquemment des avocats de la partie civile inattentifs se ressaisir dès qu’ils apparaissaient à l’image et, inversement, des accusés qui, n’étant jamais filmés, avaient le sentiment d’être hors du champ de la scène judiciaire elle-même.
Incontestablement, un ou une cinéaste qui aurait filmé ces états d’abandon aurait produit une lecture du procès moins lisse, plus dérangeante, plus subjective. Mais cela n’aurait pas obéré le travail de l’historien. En l’état, l’éradication proclamée de la subjectivité du réalisateur n’équivaut pas à une absence de point de vue : c’est bien celui de l’institution judiciaire qui émane de ces images.
Propos recueillis par Charlotte Garson et Alice Leroy à Paris, le 6 octobre.
Archéologie d’un procès. Juger les attentats du 13 novembre 2015. Verdier, Sciences humaines, 2025.
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