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Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino

Hall d’entrée du cinéma L’Archipel à Paris.

Exploitation, distribution (1/2) : l’effet domino

ActualitésEnquête

Publié le 26 novembre 2025 par Romain Lefebvre

Avec -15 % de fréquentation depuis le début de l’année, les cinémas français font grise mine. Si le CNC a mis en place un plan d’urgence face à l’endettement de la petite et moyenne exploitation, la situation actuelle accentue les tensions au sein de l’exploitation et de la distribution.

Quiconque s’imagine l’exploitation et la distribution comme des métiers où l’on découvre des films avant de choisir librement et par passion lesquels on porte à la vue du public s’expose à une désillusion. La réalité est faite de négociations, dans des rapports de force où certains pèsent plus que les autres : en 2023, les trois premiers circuits d’exploitation concentraient 51 % des recettes, les six premiers distributeurs, 60 %, et les dix premiers films, 26 % des entrées.

Les déséquilibres du marché accentuent des problématiques qui, si elles ne datent pas d’hier, prennent aujourd’hui un tour particulier : l’accès des salles à certains films importants, et l’accès des distributeurs indépendants aux salles.

« La baisse de fréquentation de la grande exploitation est plus importante que celle des cinémas indépendants, qui se sont maintenus. Et la pénurie de l’offre américaine liée à la grève des scénaristes a créé les conditions systémiques pour que les multiplexes programment plus fortement des films art et essai », pointe Rafael Maestro, président de la branche de la petite exploitation à la Fédération nationale des cinémas français.

À une compétition accrue, principalement sur les films porteurs, s’ajoute un rapprochement dans la temporalité d’exposition : « Avant le numérique, les salles de continuation¹ avaient accès aux films en cinquième semaine, maintenant c’est plutôt en troisième. Et si les problèmes entre distributeurs ont toujours existé, ils se retrouvent maintenant entre exploitants », avance Martin Bidou, directeur des ventes chez Haut et Court (société de production et de distribution qui a acquis il y a quelques années deux salles à Paris et cinq en province).

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La course aux films porteurs

Alors qu’ils évoluaient sur des terrains éloignés, les grands groupes et les indépendants cultivent les mêmes plates‑bandes. S’il serait exagéré de parler d’un dérèglement total, le brouillage des lignes est particulièrement sensible dans des zones concurrentielles où différents types de salles coexistent. Là où certains films se répartissaient harmonieusement, l’on assiste régulièrement à une multiplication des copies : Sirât était par exemple visible dans trois salles différentes à Dijon et dans l’agglomération de Caen, ou dans deux salles à La Rochelle. Or cette multiplication dilue la fréquentation mais aussi les identités des salles, l’attribution d’un film par un distributeur répondant à des demandes immédiates sans tenir compte des lignes éditoriales de longue durée et des classements art et essai des salles qui peuvent rendre plus légitimes certaines demandes de films recommandés.

Ce phénomène côtoie de fait une tendance plus grave. Les distributeurs définissent leurs plans de sortie, mais la répartition des films entre les salles pose problème et l’hégémonie des circuits fait souvent pencher la balance en défaveur de l’indépendant.

L’exploitation de Dijon se partage entre deux multiplexes Pathé, une salle du groupe Cinéville, et une salle privée indépendante, L’Eldorado. Son codirecteur, Matthias Chouquer, explique : « Parce qu’ils ont en main les clefs d’accès à de nombreuses salles sur le territoire, les acteurs les plus puissants sont les circuits, suivis de quelques grandes ententes de programmation. Il est donc difficile pour un distributeur de leur refuser une copie ».

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À Caen, la situation est comparable : le Café des Images et le Lux, réunis dans le Groupement Associatif de Programmation, cohabitent avec une salle Pathé et un UGC. « Les circuits peuvent en venir à dicter aux distributeurs ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire dans les autres salles, en imposant par exemple l’exclusivité sur les trois premières semaines d’exploitation, ce qui nous empêche de montrer certains films en sortie nationale », affirme Gautier Labrusse, directeur du cinéma Lux.

Le positionnement stratégique de plus en plus prononcé d’un circuit comme UGC sur les films art et essai porteurs (mais aussi sur du répertoire, comme David Lynch) rend la programmation parfois erratique : à La Rochelle, La Coursive n’a obtenu Anatomie d’une chute qu’après une requête auprès de la Médiatrice, tandis que L’Eldorado n’a pas eu accès à Vingt dieux malgré une médiation.

Les circuits appuient ces captations des films sur l’idée que les salles indépendantes constituent une concurrence déloyale en raison de tarifs moins élevés. Or non seulement la politique tarifaire est libre en fonction du droit de la concurrence, mais constitue aussi pour des salles remplissant des objectifs culturels un levier d’accessibilité pour le public.

Une étude récente commandée par le Syndicat des cinémas de proximité auprès du cabinet Hexacom sur les agglomérations de plus de 200 000 habitants (hors Paris) tend par ailleurs à montrer que la perte de public de la grande exploitation n’est pas corrélée à un transfert vers la petite exploitation. Le syndicat Uniciné réunissant les circuits a déjà discuté la méthode, mais l’hypothèse d’un essoufflement du modèle des multiplexes n’est pas à exclure.

Façade du cinéma L’Eldorado à Dijon.

Façade du cinéma L’Eldorado à Dijon.

Tout le monde attend tout le monde

La pression des circuits sur les distributeurs peut se conjuguer à celle des distributeurs sur les salles. Avoir en magasin un film porteur permet d’imposer ses conditions : une salle n’y aura accès qu’en acceptant un nombre important de séances, selon la pratique du « plein programme.² » Cet usage est particulièrement ancré à Paris où les salles se surveillent entre elles et imposent au distributeur de programmer en miroir : deux salles différentes avec un même film devront avoir le même nombre de séances. Enlever une séance à l’une peut ainsi offrir un prétexte à l’autre pour déprogrammer le film.

Ces exigences censées offrir une meilleure visibilité aux films et aplanir la concurrence instaurent en fait une uniformisation problématique, comme l’observent Emmanuelle Lacalm et Margot Merzouk, coprogrammatrices de L’Archipel à Paris : « Les films très diffusés prennent la place des autres et créent un encombrement. D’un côté on observe que des distributeurs nous appellent aujourd’hui alors qu’ils avaient avant une sortie assurée à l’UGC Ciné Cité Les Halles, au MK2 Beaubourg (les deux salles parisiennes les plus fréquentées de l’art et essai) ou au Luminor. De l’autre, on a aussi plus de mal à accéder aux “locomotives” nécessaires pour préserver la diversité. On voit de plus en plus de films qui sortent aux Halles et sont repris au MK2 Beaubourg, ce qui prive les indépendants de ces entrées essentielles. »

Chacun se trouve ainsi pris dans un effet domino, comme le décrit Jonathan Musset, distributeur chez Wayna Pitch : « les programmateurs des salles importantes n’ont pas intérêt à s’engager trop tôt avec les distributeurs. Qui, eux, n’ont pas intérêt à s’engager tôt avec les petites salles : si un distributeur veut travailler avec MK2 ou UGC, il doit garder une certaine place et ne pas placer le film ailleurs trop vite. Finalement, comme les gros attendent, tout le monde attend tout le monde, ce qui crée un manque de visibilité et une tension folle ».

« Le danger de la concentration sur certains films, c’est qu’on les repère tout de suite comme ceux qui vont marcher, et se met alors en place une sorte de formule magique – les programmateurs se transforment en IA », regrette Luc Lavacherie, programmateur de La Coursive à La Rochelle. Ces automatismes compriment la diversité : la vie des films tend à se raccourcir avec des entrées concentrées sur les premières semaines, les films labellisés Recherche voient leurs plans de sortie se réduire.

Attisé par la crise, ce tableau amène des questions : quels mécanismes existent pour contenir ces logiques ? Quel sens profond donner au partage entre circuits et indépendants, acteurs privés et publics, quand leurs salles se partagent les mêmes films ? En attendant des réponses, il ne fait pas bon être le dernier des dominos.

Romain Lefebvre

¹ Par opposition aux salles qui obtiennent des films en sortie nationale, une salle de continuation les diffuse dans un second temps.
² Le « plein programme » définit un nombre maximum de séances par semaine pour un film et varie selon le nombre d’écrans des salles.

Propos recueillis à Paris, en visioconférence et par téléphone entre le 22 septembre et le 1er octobre.
Suite de l’enquête le mois prochain.

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