
Furiosa: une saga Mad Max de George Miller et Mégalopolis de Francis Ford Coppola
ActualitésFestivalsHors compétition 2024
Publié le 17 mai 2024 par
A day at the Opera
Thunderbolt and lightning, very very frightening, dit la chanson de Queen. On avait peur, de fait, que l’orage gâche les premiers jours du festival. Le jeudi 16 mai, on s’est contenté de quelques bourrasques et d’une battle d’opéras entre vieux maîtres, se regardant en chiens de faïence d’un bout à l’autre de la journée. Matin : George Miller et Furiosa. Fin d’après-midi : Coppola et Megalopolis, qui a divisé les Cahiers. Grand écart impossible, impensable ? Pas dans le vortex festivalier, où l’adjectif « opératique », dont la critique use et abuse, sonne soudain juste en cette édition inaugurée par Napoléon en personne. Plus fort, plus grand, plus fou, c’était le mot d’ordre.
Furiosa, plus fou que Mad Max: Fury Road, ce miracle de 2015 dont l’affiche décrétait « seuls les fous survivent » ? En tout cas pas moins opératique, donc, et d’une puissance tout aussi hallucinante, cette fois moins due à la sensation d’un grand sauvetage artistique du blockbuster qu’à celle d’un coup de pinceau rageur jeté sur le Wasteland comme sur une toile enflammée, avec une énergie encore plus dépressionnaire. Arrachée à sa terre d’abondance, Furiosa traverse le désert et le champ, voudrait subsister et venger sa mère ; mais dans ce monde en lambeaux, des hommes puissants la traitent comme un outil ou une monnaie, avant qu’elle ne se rebiffe pour tracer sa propre route, sans piper mot, dans un vacarme de V8, de hululements guerriers, de clinquements et d’explosions de chevrotine. Une Eurydice muette donc, ainsi qu’une Médée en exil, bref, une héroïne d’opéra dont ne sortirait pas une seule vocalise – c’est le film qui se charge de déployer autour d’elle un concert de tôle et de rouille.
Mais où file Furiosa comme ça ?, lui demande un allié en cours de route. Nulle part, elle fonce à nouveau vers les enfers de Fury Road, éternel retour en arrière, droit dans le vide. Paradoxalement, l’exaltation qu’on retire du show provient de ce principe mélancolique : la course ne débouche sur aucun salut. Ou plutôt si : Furiosa bat les hommes sur leur terrain, mais pour mieux accéder à leur statut de fantoches keatoniens caracolant vers l’abysse, condamnée comme eux à viser des points de fuite jamais atteints, n’ayant que la folie pour survivre. Drôle d’empowerment, plus nihiliste que celui de Barbie et consorts, bien plus beau surtout dans son désespoir : une femme acquiert un corps d’action, mais pour mieux finir aux fraises avec l’équipe garçons. Car l’horizon chez Miller n’a pas d’envers, ne promet aucun « monde de demain » publicitaire. Rétif à toute notion de multivers, il tisse une mythologie sans aucune chance d’expansion, en accord avec l’idée d’un monde fini, foutu.
Le pont jeté vers l’autre opéra, celui de Coppola, c’est bien sûr cette attirance pour les ruines, cette fixette rivée sur la fin de toute chose. « Vous qui aimez les ruines… », dit son chauffeur à César Catilina, en le promenant à travers un New York éboulé façon Colisée. L’expansion du monde, c’est la grande affaire de César, double altéré de Howard Roark, héros architecte du Rebelle de King Vidor (adapté d’Ayn Rand). Architecte aussi, mais de l’effondrement, César incarne puis renverse le mythe du self-made man juché au sommet de sa tour – ce sommet, c’est surtout le crâne de Coppola, qui y fait tourbillonner une Amérique informe peuplée de magnats grotesques, hors de l’histoire effective, empire romain bloqué dans sa chute perpétuelle ; ici il est moins question de la fin du monde que du monde de la fin, où le collapse est banalisé, régulier : Apocalypse Now and Then. Au lieu de camper sur ses principes hyper-individualistes comme le Roark du Rebelle, César, ange noir en qui on pourra voir tous les Trump et les Musk de la Terre, traverse une crise, puis trouve l’amour, le vrai. Chamboulé, il ajuste son projet d’utopie urbaine d’inspiration libertarienne à un idéal humaniste, retrouvant l’espoir d’un lendemain possible par-delà sa petite personne – étrange compromis entre Ayn Rand et le progressisme, pas loin de la fable À la poursuite de demain de Brad Bird (remercié au générique de fin) et de son imagerie.
Mais Coppola, lui, vise moins la fable classique qu’il ne fait danser ce barda de références (Shakespeare, Sénèque le mythe politique de la « Cité sur la colline », etc) dans un opéra autodialectique évoquant l’œuvre d’un fou. Pas au sens où le film serait inintelligible : l’édifice Megalopolis tient debout, limpide et même lourdaud dans l’expression de son sujet – la fin d’un empire à l’intérieur d’un homme, la possibilité d’un recommencement. Fou, le film l’est de façon hélas programmatique (et c’est là peut-être où se joue la discorde autour de lui, y compris au sein de notre rédaction), parce qu’il fonce sciemment dans tous les murs qui séparent le grotesque du sublime, mais pas dans l’idée de produire une émotion trouble (qui n’arrive jamais, ou peu), ni d’inventer la vraie symphonie schizophrène qu’on aimerait voir. L’enjeu serait plutôt de refuser de trancher entre les différents pans de son œuvre : entre opus magnum et film malade, entre opéra à oscars et petit opéra-bouffe cormanien, Megalopolis condense ces facettes dans un seul et même bloc. Comme si l’angoisse de la fin, au fond, était plus forte ; comme s’il fallait rembobiner l’ensemble avant l’extinction définitive, pour tout emporter, tout sauver, dans un film conçu comme une arche de Noé dédiée à son propre cinéma. On n’a jamais autant parlé de « geste » au sujet d’un film si attendu, alors concédons-le : geste biblique, geste opératique, geste fou – mais dans le monde de la fin, seuls les fous survivent.
Yal Sadat
Anciens Numéros