Actualités/

Il cinema ritrovato : lumières distantes

Avalanche de Mikio Naruse (1937).

Il cinema ritrovato : lumières distantes

ActualitésFestivalsIl cinema ritrovato

Publié le 11 septembre 2025 par Pierre Eugene

FESTIVAL. Du 21 au 29 juin dernier se tenait la 39ᵉ édition du festival Il cinema ritrovato à Bologne, occasion de plonger à nouveaux frais dans la mémoire infiniment ramifiée du cinéma.

À Bologne, fuyant la chaleur de plomb de la ville sous arcades, le festivalier pénètre dans les salles obscures comme dans une taupinière où chaque film, des antiques raretés aux fraîches couleurs des restaurations, tire son propre tunnel. Émotion, par exemple, à se replacer dans les pas de débutants : des multiples incunables des premiers temps au début de Von Sternberg, The Salvation Hunters (1925), qui fait le grand écart entre abstraction (cartons sentencieux) et théâtre de matières, cernant la fragilité des destinées humaines au milieu des éléments brassés par d’immenses machines portuaires. Ou l’étonnant Aysel, batakli damin kizi de Muhsin Ertugrul (1935), premier film turc parlant adapté de la première femme prix Nobel de Littérature (Selma Lagerlöf), mélodrame féministe plein de trouvailles visuelles, observant dans des paysages campagnards noyés de soleil une jeune sainte engrossée par son patron se défendre vaillamment au tribunal, se faire ostraciser puis épouser avec l’aide de sa rivale. Côté restauration, on retrouve en Vistavision 6K les shoots de couleur d’Artistes et modèles de Frank Tashlin (1955), avec son couple ambigu de garçons idéalistes (Jerry Lewis et Dean Martin) dégrossi par deux filles tapageuses (Shirley MacLaine et Dorothy Malone) qui décape, en des touches si pop et délirantes qu’elles tournent acides, le portrait d’une Amérique fifties déjà trop irréelle. Autre style chez Lewis Milestone, dont l’auteur de ces lignes, peu amateur de films de guerre qui constituent l’essentiel de sa filmographie, a découvert le délicieux The Garden of Eden (1928, muet), astucieuse comédie lubitschienne (fausses transparences et joyeux masques, jeux de mains et de lumières) sur une chanteuse ingénue et maline débutant dans la vie galante ; et recommande le bizarre Poney rouge (1949 ; adapté de Steinbeck), dont le démarrage boy-scout à la gloire de la vie au ranch (un gamin roux au père faiblard s’éprend de Robert Mitchum, puis monte un poney) vire en chemin de croix animalier, pour s’achever sur deux sidérants moments d’horreur naturelle.

Autres lieux, autres mœurs : les premiers parlants de Mikio Naruse étonnent par leur rythme soutenu et leur inventivité graphique en regard du silencieux retrait, à la langueur inquiète, des grands mélodrames posté- rieurs. Très scénarisés, volontiers bavards, ils posent des conflits familiaux où l’émancipation sincère des jeunes bute sur l’autel des valeurs traditionnelles, généralement magouillées. À l’instar du déroutant Avalanche (1937) abusant de flash-back, ou de l’inquiétude doucereuse d’Une fille dont on parle (1935), lointainement adapté de La Cerisaie de Tchékhov, les films procèdent par encerclements successifs, renvoyant après maints détours à une situation inextricable, à l’amertume ou à la mort. Les femmes sont les premières victimes de la veulerie des privilèges masculins, et Naruse leur accorde la place de la conscience sacrifiée. Comme dans Ma femme, sois comme une rose (1935) où Kimiko, pétillante jeune fille en chapeau melon, va chercher son père ayant abandonné le domicile familial pour une geisha, afin de le faire figurer à son mariage et de consoler sa mère délaissée. À la campagne, le rythme vif de la symphonie urbaine s’assagit devant l’horizon paisible des paysages. Kimiko découvre un dérisoire chercheur d’or détaché des réalités paupérisées de son nouveau ménage, tandis que la geisha, mère de deux enfants, se saigne pour envoyer de l’argent à sa première famille. Face à Kimiko, chef d’orchestre désillusionnée de ces êtres aux tempos dissonants, le specta- teur bolognais, éloigné dans le temps et l’espace, vibre aussi de sa propre discordance.

Pierre Eugène

Partager cet article

Anciens Numéros