Actualités, CritiqueColumbo de Richard Levinson et William Link
Mais qui bruisse depuis le fond du plateau, se prenant les pieds dans le projecteur tout en faisant « chut » le doigt sur la bouche (« Requiem pour une star », 1973) ? C’est le célèbre lieutenant Columbo qui mène l’enquête, quitte à faire tache dans le décor. Son allure maladroite et foutraque laisse supposer trop rapidement au meurtrier, toujours issu de la haute société californienne (et par mépris de classe bien souvent), qu’il sera vite débarrassé de ce guignol de policier. Mais Columbo n’est pas un guignol, il fait le guignol – nuance. Car s’il peut souvent en sortir un oeuf dur, ce qu’il n’a pas dans sa poche, c’est son oeil. Et il y a toujours un détail qui le dérange, au-delà du fait qu’il dérange lui-même l’entourage de la victime et s’en excuse en permanence. On jubile, car comme un enfant qui voit tout depuis le début et crie avec joie la réponse à Guignol, nous avons vu le crime et sa préparation, et suivons le lieutenant à la recherche du « détail qui tue », jusqu’à ce qu’il assène le dernier coup de bâton. Columbo ne lâche rien, ressasse et devient harassant par ses gesticulations comiques. Columbo sort, revient et son bien connu « Juste une dernière chose… » tombe. Comme les va-et-vient d’un pantin dans le théâtre de marionnettes, il multiplie les entrées et sorties de champ, quitte à se cacher derrière une porte ou une plante verte, et d’en sortir tout à trac. Une attitude qui fait se muer au fil de l’épisode la condescendance souriante du meurtrier en une crise de nerfs autoritaire. L’homme à l’imperméable trouble les codes et les classes, désarme (et ne porte pas d’arme) et, par là même, fait justice.
Qu’il surgisse littéralement du décor tient au fait que les épisodes se déroulent souvent sur scène, de théâtre ou de cabaret, et dans des studios, de télévision ou de cinéma (ceux d’Universal en particulier). La série naît à l’intersection de la fin d’un cinéma de série B et de l’émergence du Nouvel Hollywood : elle accueille aussi bien le jeune Steven Spielberg (réalisateur du premier épisode) que des stars vieillissantes d’un âge d’or révolu : Ida Lupino, Myrna Loy, Anne Baxter ou Janet Leigh… À travers le lieutenant, c’est aussi Peter Falk qui glisse dans la coulisse. Falk, acteur chez Ray, Capra ou Cassavetes (qui joue dans « Symphonie en noir », 1972), reste indissociable de Columbo, jusqu’à être reconnu comme tel dans le cinéma de Wim Wenders (Les Ailes du désir, 1987).
C’est un art de la mise en scène venu du grand écran dans le petit, sur quatre décennies. Et Columbo est finalement celui qui tire les ficelles hors champ. Débonnaire, il laisse le ou la coupable faire son cinéma et s’extasie parfois de la comédie qu’on vient de lui jouer. Mais c’est bien lui qui met tout en scène et déjoue celle du crime presque parfait jusqu’à ce que l’assassin trébuche, vacille. Ce « “comment ça marche ?” y devient un spectacle en soi », écrivait Daney. Véritable Monsieur Loyal de l’enquête, Columbo est le maître de la piste. Roulement de tambour, il salue après le générique (« Ombres et lumières », 1989) : tada !
Anna Bruno
L’intégrale de Columbo est disponible en DVD, (Universal Picture HomeEntertainment) et en édition Blu‑ray (L’Atelier d’images).
par Anna Bruno