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Les pieds dans le plat

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Les pieds dans le plat

ActualitésFestivalsHors compétition 2024

Publié le 15 mai 2024 par Marcos Uzal

À une cérémonie d’ouverture placée sous le signe des actrices (Camille Cottin présentatrice, Greta Gerwig* présidente du jury, Palme d’honneur à Meryl Streep remise par Juliette Binoche) a succédé un film d’ouverture centré sur la vanité des acteurs. Aux larmes de l’auto-célebration, ont ainsi répondu les rires de l’auto-dérision, Dupieux semblant se moquer gentiment de tout ce que la cérémonie fêtait au premier degré : la noblesse du métier de comédien, le combat contre le patriarcat, l’idéal d’un cinéma vertueux dans un monde plus heureux… Hier soir, face aux professionnels de la profession, Le Deuxième Acte mettait tellement les pieds dans le plat qu’il fit presque figure de happening. Et le choix en ouverture d’un film qui propose de prendre par l’humour les tensions très actuelles liées à l’intelligence artificielle, la crise économique, la cancel culture et #Metoo, n’est certainement pas anodin de la part de Thierry Frémaux.

Mais il serait réducteur de ne le voir qu’à travers cet angle très circonstanciel. Ayant d’abord découvert le film à Paris, j’ai ressenti combien cette coïncidence trop parfaite nuisait plutôt à la distance de Dupieux, rendant sa légèreté plus cruelle et son acidité plus sérieuse qu’elles ne le sont en vérité. On touche là à ce qui est peut-être la limite du film, mais aussi à ce que ce cinéaste est encore le seul à pouvoir faire grâce à son rythme de production : une manière de réagir presque « à chaud » à l’ici et maintenant du cinéma et de ce qui à travers lui passe de la société française. Mais vu partout ailleurs qu’en ouverture de Cannes, on ressent mieux ce que le rire jaune du Deuxième Acte cache de plus profond, et qui est une manière directe de reposer la question qui sous-tend toute la filmographie de Dupieux : où en est le cinéma avec la croyance ?

Cette critique de l’entre-soi pourrait n’être qu’un comble de l’entre-soi si elle ne laissait pas tant de place à ce qui intéresse au fond le plus Dupieux : le spectateur. Faisant directement suite à Yannick, il pousse ici encore plus loin l’idée que celui qui  regarde le spectacle est peut-être le dernier à y croire encore. Et la part méta du Deuxième Acte n’est ni une parodie ni réductible à une blague pour initiés, c’est-à-dire pas un recroquevillement du cinéma sur lui-même, mais plutôt une manière d’imaginer l’absurdité d’un art qui aurait oublié ses raisons d’exister, au point de n’être plus pensé que par des algorithmes et incarné par des acteurs blasés jusqu’au cynisme.

Mais un personnage incarne le contraire absolu de ce vide, et d’une manière assez singulière pour avoir la force d’une apparition, à la fois tragique et burlesque : un figurant mort de trac parce qu’il réalise enfin son rêve de participer à un film, tétanisé par le simple fait d’entrer pour la première fois dans un plan. Son surgissement (il est génialement interprété par Manuel Guillot) face aux quatre acteurs professionnels (Léa Seydoux, Vincent Lindon, Louis Garrel, Raphaël Quenard) bouleverse entre deux rires, car il est soudain celui que le cinéma émeut encore et pour qui exister face à une caméra reste une forme de miracle. Il est la réponse à ce que Dupieux craint et rejette le plus, dans sa pratique comme dans son imaginaire : la professionnalisation routinière, la maîtrise blasée. Au point que tout ce qui précède semble surtout fait pour nous amener à cet homme trop maladroit, trop ému, trop gros, trop marqué par la vie pour que le cinéma l’accepte encore. Et ce qu’il advient de lui, dans la cruauté de son rejet et la répétition même de ses actes (nous réservons la surprise à ceux qui n’ont pas vu le film) rend d’autant plus dérisoires les discussions précédentes sur le vrai et le faux, l’imaginaire et la réalité, qui ont toujours été des fausses pistes avec lesquelles Dupieux s’est amusé sans les prendre au sérieux, en bon descendant du surréalisme qu’il est.

Le vrai rire jaune du film vient de là : pas de l’amusement qui consiste à mettre un peu de sel sur les plaies du présent, mais de l’existence d’un être souffrant et complexe au bout d’une hilarante traversée du vide dans un théâtre de marionnettes.

* Qui est bien entendu également réalisatrice.

 

Marcos Uzal

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