
Monsieur Scorsese de Rebecca Miller
ActualitésCritique
Publié le 26 novembre 2025 par
De tous les cinéastes américains, Scorsese est le plus généreusement pédagogue. Chez lui, faire du cinéma procède de deux mouvements. Mouvement avant (le travelling avant est l’un de ses effets signature) : étoffer l’histoire du cinéma de ses propres films. Mouvement arrière : retraverser sans cesse l’histoire, transmettre, expliquer ce qui fait la beauté d’un film et du médium.
Dans cette veine, on lui doit le magnifique diptyque formé par Voyage à travers le cinéma américain (1995) et Voyage à travers le cinéma italien (1999). La beauté des deux films, leur caractère inédit, tient de leur teneur intimement méditative : quand Scorsese contemple son art, il tombe rapidement sur lui-même et fait de celui qui écoute son confesseur.
La série documentaire de Rebecca Miller vient conclure le diptyque et en faire une trilogie : il est temps pour le cinéaste de voyager à travers son propre cinéma. Preuves à l’appui, Monsieur Scorsese démontre que son œuvre ne se laissa jamais détourner de son caractère méditatif. On pourrait, certes, dire cela de tous les cinéastes du Nouvel Hollywood, mais Scorsese fut le cinéaste le plus intransigeant avec cette idée – au risque du plantage, du scandale, cultivant jusqu’au bout sa mésentente avec l’industrie. Par ce caractère, qu’il doit à son mentor John Cassavetes, il appartient (avec Coppola) à la frange la plus adulte du Nouvel Hollywood – contre George Lucas et Spielberg.
En cinq épisodes d’une heure, Monsieur Scorsese restera le film le plus complet, le plus émouvant qu’on ait pu réaliser sur un cinéaste. Cela tient à sa longueur, l’amplitude de son geste, la disponibilité des proches et des collaborateurs, et celle du cinéaste lui-même. Tout y passe : la famille, les amis d’enfance, les mariages, les enfants, la colère et la dépression, son addiction à la cocaïne, son rapport au catholicisme. À rebours de la réserve qui entoure la vie des illustres noms d’Hollywood, Scorsese cherche à perdre le contrôle de l’image qu’il produit de lui-même. Que cela vienne du plus catholique des réalisateurs fournit un bout d’explication : quand l’homme parle ou filme, il se confesse.

Dans le rôle de la psy-prêtre, Rebecca Miller empoigne la vie privée de l’artiste sans fausse pudeur, avec témérité, contournant complètement l’écueil de la vulgarité. On ne sait pas comment le dire, mais le film aurait été tout autre s’il avait été réalisé par un homme. Car derrière la pudeur de l’artiste qui ne veut pas parler de sa vie intime, il y a souvent autre chose : considérer que cette vie-là, où se loge le commerce avec les femmes (mère, filles, épouses, amies) n’a pas d’intérêt pour expliquer l’artiste – or, c’est faux. Là encore, on pense à Cassavetes : parler de soi en tant qu’homme, c’est forcément parler des femmes autour de soi. Derrière la pudeur, une forme de mépris du privé (féminin).
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Miller l’atomise et égalise tout : de la place est faite autant pour DiCaprio que pour les trois filles de Scorsese, ses ex-femmes, son épouse atteinte de la maladie de Parkinson, et bien sûr Thelma Schoonmaker à sa table de montage, qui surplombe le récit dans la position de l’ange gardien analytique. Monsieur Scorsese, ce serait une sorte d’Hitchcock/Truffaut, où on aurait intégré la parole d’Alma Reville et de toutes les actrices.
La série est aussi un contrepoint à la filmographie, campant ce « point de vue de la femme » qui borde cette grande méditation sur l’homme américain du XXᵉ siècle qu’est l’œuvre scorsesienne. Un point de vue tellement retenu par les digues du masculin, qu’il nous revient ici, comme un torrent.
Murielle Joudet
MONSIEUR SCORSESE (MR. SCORSESE)
États-Unis, 2025
Réalisation : Rebecca Miller
Image : Ronan Killeen
Son : Robert Bluemke
Montage : David Bartner, Thelma Schoonmaker
Musique : Jamie Lawrence, Michael Rohatyn
Production : Expanded Media, Round Films, LBI Entertainment, Moxie Pictures
Durée : 5 épisodes entre 52 minutes et 1h04
Diffusion : Apple TV+
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